Des fiançailles salvatrices
5. Prétendant
Tomoéda, comme tout village japonais dirigé par un noble, disposait d’une tour de guet et d’une barricade renforcée. Le seigneur Kinomoto avait fait appel aux meilleurs architectes de la région. Il n’avait pas été avare sur la protection de sa demeure et de ses gens. Les barricades étaient réalisées en pierre et en bois. Une plateforme y avait été aménagée pour que les archers pussent tirer aisément en cas de siège.
Le château de Tomoéda était surélevé par rapport au village. Grâce à la montagne et à la topologie du terrain, il fut facile pour les architectes de réaliser cette structure imprenable. L’ancien seigneur était fier de sa demeure. Il savait que la construction savante de sa résidence était l’objet de convoitise de certains nobles à la cour. Fujitaka Kinomoto subissait les railleries de ses pairs à la capitale à cause de son origine modeste. Il s’en moquait. Sa famille était en sécurité et c’était tout ce qui comptait. Et puis, la richesse d’un homme ne dépendait pas de sa fortune. Il existait des choses beaucoup plus précieuses que l’argent dans ce monde.
L’homme à la mine patibulaire méditait sur les paroles pleines de sagesse de son ancien maître. Il songea qu’il avait raison. Cependant, on ne pouvait pas vivre d’amour et d’eau fraîche. Certaines personnes cherchaient à s’accaparer de ce qu’on avait mis des années à construire. Et son devoir était de protéger ces biens précieux. Se préparer au combat était parfois la meilleure tactique pour obtenir la paix.
Le jeune homme scrutait l’horizon depuis la tour de guet. Armée d’un regard dur et d’un visage renfrogné, l’inquiétude rongeait ses entrailles. Il aurait aimé ressentir l’impassibilité qu’il semblait exposer extérieurement. Il utilisa sa longue-vue une nouvelle fois. Son regard arpentait le chemin sinueux menant au village, la lisière de la forêt et même se perdit sur les montagnes avoisinantes. Il tiqua devant l’inefficacité de sa recherche.
Sa maîtresse n’était toujours pas rentrée. Et le jour déclinait déjà. Bientôt, les ombres créées par ce soleil couchant envahiraient le territoire. Le ciel serait trop sombre d’un côté et trop aveuglant de l’autre pour pouvoir surveiller ainsi les alentours.
Ce n’était pas cela qui contrariait le plus le militaire. S’il devait être honnête avec lui-même, c’était la présence de ce morveux aux côtés de la jeune demoiselle qui le rendait si nerveux. Il n’aimait l’arrogance du jeune guerrier. Il aimait encore moins la manière peu conventionnelle avec laquelle il était revenu dans la vie de la demoiselle.
Soudain, des pas se firent entendre dans les escaliers derrière lui. Le soldat se retourna, prêt à en découdre en cas d’attaque ou bien à réprimander l’audacieux qui osait interrompre sa surveillance. Il resta coi devant le nouvel arrivant. Ce dernier lui offrit son plus beau sourire. Le guerrier pouvait deviner des yeux rieurs derrière ces grandes lunettes. Cette simple présence bienheureuse l’apaisait et fit redescendre d’un cran son attitude belliqueuse.
Yukito s’en aperçut en s’appuyant contre le rebord à côté du guerrier. Il fit mine de ne pas remarquer les sourcils froncés de son ami Toya. Lui aussi, il s’inquiétait pour Sakura mais sa venue à la tour de guet n’était pas l’absence de la jeune demoiselle. Le majordome détestait lorsque son ami se faisait du sang d’encre. Il connaissait la fragilité de son âme. Son besoin de tout contrôler naissait de cette angoisse, de cette peur de ne pouvoir protéger personne. La mort du précédent maître n’avait pas calmé ses tourments intérieurs.
- Le coucher de soleil est magnifique ici, n’est-ce pas, maître Kirono ? questionna-t-il d’un air nonchalant.
Sa voix était telle un murmure anodin. Il ne posait pas LA question. Toya le remercia silencieusement pour son tact et sa délicatesse. Cet homme était décidément un trésor de patience. Le guerrier acquiesça de la tête.
-Yukito, appelle-moi Toya. Je préfère quand nous sommes seuls. Pour répondre à ta question : oui, ce coucher de soleil est vraiment beau.
Il ponctua sa phrase par un soupir. Ses yeux se perdirent dans l’horizon. Yukito observa ces longs cils noirs ombrager le regard de son ami. Un silence lourd s’imposa entre les deux hommes. Toutefois, Yukito gardait son éternel sourire. Il connaissait par cœur le fil de ses pensées et la raison de sa contrariété. C’était toujours la même en réalité.
Le majordome se pencha en avant, profitant du vent tiède de ce printemps prometteur. Il sentit ses cheveux gris s’ébouriffer. Il aima ce moment de liberté, cette bouffée d’oisiveté que lui proposait cette attente.
Le mutisme de son ami ne le dérangeait pas. Toya n’était pas quelqu’un de loquace. De ce fait, cette volonté de peu communiquer ne devait pas être interprétée comme une attaque. C’était juste sa manière d’être. Pourtant, Yukito ressentit le besoin d’y mettre un terme pour le bien-être de Toya.
-Elle est grande à présent. Et elle sait se défendre : c’est toi qui le lui as appris.
Toya soupira de nouveau, marquant sa contrariété grandissante.
-Je le sais, ce n’est pas ce qu’il me dérange. Elle est avec lui ! Le gars de la ville s’est assuré que le gamin la colle pour sa sécurité.
Yukito pouffa. Il cacha son hilarité soudaine de son poing. Décidément, son ami n’avait pas changé.
-Ce qui doit se faire se fera, reprit le majordome. Et puis, c’est ton frère d’arme. À lui aussi, tu lui as enseigné l’art du combat. Ne l’oublie pas. Qu’as-tu à craindre de lui ?
-Qu’il fasse d’elle une femme…
Un nouveau silence. Les mots flottèrent entre eux.
Chacun se perdit dans ses réflexions. Yukito songeait que cela serait une bonne chose si Sakura pouvait s’épanouir. Toya, au contraire, se refusait à voir partir la petite fille qu’il avait aidé à élever. Les deux hommes n’avaient pas besoin d’ouvrir la bouche pour débattre de leur point de vue. Au sourire de Yukito, Toya avait compris que ce dernier pensait que, si cela arrivait, c’était dans l’ordre des choses. Malgré tout, il ne pouvait empêcher son visage de grimacer.
Le majordome tapota la main du guerrier posée sur le rebord. Il ne dit pas un mot, se contentant de sourire aussi bien avec ses yeux qu’avec sa bouche. C’était une expression apaisante et sincère qui toucha le maître d’armes. « Tout ira bien » semblait-il prédire avec une tranquillité assurée.
-Merci Yukito, souffla-t-il.
-Pourquoi ? Je ne fais qu’admirer le coucher de soleil avec toi.
-Tu en connais la raison : d’être toujours à mes côtés durant les moments les plus durs, de me soutenir. Je ne remercierai jamais assez le ciel d’avoir croisé ta route.
Toya déposa une main sur l’épaule de son compagnon. Il se tourna vers lui et le força à faire de même. Yukito, comme à chaque fois que le maître d’armes agissait ainsi, ne réagissait pas. Il se laissait manipuler, trop heureux de cette proximité soudaine. Il sentit le rouge lui monter aux joues. Toya ancra ses yeux noirs dans les iris argentés de son ami qui sentait quelque chose remuer en lui. Délicatement, Toya prit ce visage doux entre ses mains.
-Yukito, je sais que…
-MAÎTRE KIRONO !!!! hurla un soldat en contre-bas. Un cavalier arrive par l’entrée ouest !
La magie de l’instant se brisa à cause de cette interruption. Les deux hommes se dévisagèrent, incapables de bouger, de s’écarter l’un de l’autre et en même temps de persévérer dans cette démarche.
Finalement, Toya lâcha le majordome. Il s’appuya contre la rambarde pour répondre au garde. Il signala à celui-ci qu’il ne tarderait pas à arriver. Avant de partir, il jeta un dernier regard vers le jeune homme.
-Cette conversation n’est pas terminée. Nous la reprendrons plus tard, quand nous aurons le temps.
Le majordome baissa la tête sans mot dire en signe de confirmation. À présent seul dans la tour de guet, il défit son masque avenant. Une expression déconfite et émue remplaçait son sourire innocent. Son cœur battait la chamade. Il s’imposa le calme avant d’aller à la rencontre du nouvel arrivant. Au fond de lui, il devait s’avouer qu’il avait hâte de continuer cette conversation.
« Qu’est-ce qu’il m’a pris de lui parler de la sorte ? »
Shaolan dirigeait sa monture qui marchait d’une allure calme et tranquille.
Un peu plus tôt, en sortant de la forêt et s’apercevant de l’heure tardive, Shaolan avait convaincu un fermier de lui prêter son cheval.
Sakura n’avait pas été d’accord, arguant qu’elle était parfaitement capable de marcher. Ce n’était pas l’était physique de la demoiselle qui inquiétait le garde. Il connaissait parfaitement les ressources et les capacités de la dame Kinomoto. Il ne désirait pas non plus l’humilier en sous-entendant une faiblesse chez elle. Il déplorait simplement de ne pouvoir tenir la promesse faite au sire Hiragisawa sur l’heure de leur retour. Shaolan avait juré qu’ils rentreraient avant la tombée du jour et il entendait bien tenir parole. Un cheval était donc nécessaire à la réussite de cette entreprise.
Il s’en était mordu les doigts dès qu’il avait compris dans quel traquenard il s’était lui-même mis.
Il était mal à l’aise au contact du corps de sa compagne contre le sien. Sakura, placée devant lui, lui tournait le dos et ne s’était pas retournée de tout le trajet. À chaque mouvement, il sentait le doux fessier de la demoiselle glisser un peu plus contre son entre-jambe de manière involontaire. À plusieurs reprises, elle s’était repositionnée sur le devant de la selle mais elle ne pouvait empêcher la gravité d’user de son attraction sur son corps.
Les cheveux couleur miel lui chatouillaient le nez et apportaient ce doux parfum de cerisier. Les bras du guerrier, tenant les rênes, étaient maintenus de part et d’autre de ce corps menu. Il aurait suffi d’un rien pour qu’il l’emprisonnât contre lui. De temps en temps, le dos féminin heurtait sa poitrine virile, faisant naître des envies de possession.
Cette position était une véritable torture pour le samouraï qui s’était juré de ne pas tomber sous le charme de la régente.
Sakura était plongée dans ses pensées. Elle était malheureuse de l’attitude de son ancien amant. Elle était en colère aussi. Il l’avait humiliée dans la forêt. Il avait tenu des propos insultants. Elle s’était sentie véritablement méprisée. Depuis, elle ne desserrait pas les dents.
Shaolan fut soulagé de constater qu’ils approchaient du domaine. Bientôt, ils seraient l’un et l’autre libérés de cette douce torture.
Dans un coin de son esprit, Shaolan ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir. Il savait qu’il avait été trop loin. Il se réprimandait mentalement depuis qu’il avait prononcé ces mots irrespectueux. Il aurait aimé dire quelque chose, s’excuser peut-être ou demander… Quoi ? De lui pardonner ? De s’amender ? Impossible ! Ses desseins tomberaient à l’eau dans ce cas. Il devait se montrer inflexible dans ses choix. Il serra les rênes en s’ordonnant d’être fort pour elle.
Il arrêta la monture une fois les portes du domaine franchies. Dans la cour, il descendit aisément de la selle. Sakura admira secrètement son aisance dans le geste. Maintenant le cheval d’une main, Shaolan proposa l’autre à la maîtresse des lieux afin de l’aider à descendre. Sakura l’ignora dédaigneusement. Le jeune homme sentit l’aura glacée émaner de la jeune femme et savait qu’il l’avait hautement mérité. Il ne put empêcher son cœur de se tordre face à cette froideur.
Tout en caressant la bête d’un geste apaisant, il se tourna vers la demoiselle qui rassemblait ses affaires accrochées à la selle. Il rencontra son regard dur sans une once d’étincelle. Il inspira et prit son courage à deux mains.
-Sakura… Je … J’aimerais…
-Comment oses-tu prononcer mon prénom ? Désormais, pour toi, je suis la dame Kinomoto, siffla-t-elle d’un air mauvais.
Shaolan accusa le coup. Il était rare que Sakura s’exprimât ainsi. Il n’avait pas été prêt à être devant cette facette de sa personnalité.
-Oui ! Évidemment ! Enfin, j’aimerais te dire… non, vous dire que…
-Enfin, vous voilà ! les interpela une voix autoritaire. Savez-vous l’heure qu’il est ? Une dame de votre rang ne devrait pas partir sans escorte durant toute une journée.
Dans sa tentative de s’excuser, Shaolan n’avait pas remarqué l’arrivée des deux hommes. Toya Kirono, suivi du fidèle Yukito, venait à leur rencontre. À son humeur, les deux jeunes gens surent qu’ils allaient passer un sale quart d’heure. Sakura avait beau être la régente du domaine, elle se sentait telle une enfant devant le maître d’armes.
-Je suis désolée, Toya, commença-t-elle. Mon absence prolongée a causé du tort aux villageois. Beaucoup se sont blessés ou bien sont tombés malades, et sans mes soins, certains cas se sont aggravés. Je ne suis pas que l’héritière du domaine de Tomoéda, mon devoir va au-delà de cela. Et je suis prête à l’assumer malgré tes réprimandes.
Toya ne pouvait pas être plus fier de sa protégée. Il voyait naître en elle la grande dame de demain, l’héritière légitime de son défunt maître. Sakura ne sut rien de cette fierté car son interlocuteur conservait une apparence impassible.
-Vous avez d’autres devoirs plus importants à effectuer ici-même, ma dame.
Toya écarta Shaolan en se plaçant entre eux. Il n’échappa pas au jeune homme le regard meurtrier qui lui était adressé de la part de son ancien mentor.
-Et vos malades n’auraient pas dû vous retarder autant. Seuls les dieux savent ce que vous avez fait. Bref, passons ! Le seigneur Hiragisawa désire vous entretenir au plus vite ainsi que vous seigneur Read.
Sakura releva la tête dignement.
-Bien ! Nous allons sur-le-champ à sa rencontre. Où se trouve-t-il actuellement ?
-Dans la salle du conseil, répondit un Yukito bienveillant.
-Quoi ?! Dans ma salle du conseil ?! Mais il se croit tout permis celui-là.
Sans qu’aucun ne réagit, ils virent une Sakura énervée pénétrer dans le bâtiment d’un pas rageur. La dame ne remarqua même pas les servantes qui s’inclinaient à son passage. Elle était chez elle. Cette demeure lui appartenait. Comment un noble venu d’on ne sait où osait faire sien SA propriété ? Faisait fi de son apparence délaissée, Sakura ouvrit en grand les portes de sa salle du conseil.
Au même moment, le jeune loup prit la bride de son cheval et le guida vers l’écurie. Rapidement, un écuyer vint à sa rencontre pour le délester de son bien. Le jeune homme s’apprêtait à céder les rênes quand il aperçut un drôle d’équipage. Une voiture richement décorée à la toile de soie ainsi que des chevaux magnifiques stationnaient dans les box employés à cet effet.
« Je ne me rappelle pas que Sakura possédait un tel équipage. »
Il ne s’inquiéta pas davantage de l’étrangeté de leur présence. Il se hâta de rejoindre la dame Kinomoto. Il se doutait qu’il devrait également assister à cette conversation.
Le Seigneur Read pénétra dans la salle du conseil, celle-là même où Sakura les avait reçus la veille. Eriol était juché au même endroit que Sakura mais il n’avait pas la même prestance que cette dernière. Il portait un magnifique yukata bleu nuit brodé d’argent au motif d’œillets.
À son entrée, le seigneur lui sourit béatement, réduisant ses yeux à deux minuscules fentes inexpressives. Quant à Sakura, elle se tenait non loin d’Eriol, les bras croisés, la mine soucieuse. Elle ne disait mot. Elle semblait scruter le seigneur, prête à lui rétorquer quelque chose. Shaolan sentit qu’il avait manqué certainement le plus intéressant. Il salua son « maître » et attendit que ce dernier prît la parole.
-Ah, Sire Read ! Je me désespérais de vous voir revenir avant la nuit. Je venais d’entretenir ma pupille d’un sujet important. Mais elle ne semble pas ravie par mon intervention.
-Effectivement, seigneur, le coupa-t-elle, je ne suis pas ravie. Vous auriez dû mieux me tenir informée des récentes invasions problématiques sur MES terres. Et j’aimerais aussi vous parler d’un sujet qui m’importe au plus haut point. Je vous rappelle que je fais office de médecin dans ce domaine. A l’avenir, j’aimerais un peu plus de liberté dans mon travail.
-Laissez-moi aussi vous rappelez que vous êtes la régente de ce domaine. Si vos gens ont besoin de soin, engagez quelqu’un qui pourra leur accorder tout le temps nécessaire.
-Pourquoi seigneur ? Je n’ai aucune occupation pressante pour le moment. Vous gérez apparemment mes biens et mes hommes, dit-elle en grinçant les dents. Vous allez bientôt vous charger de ces brigands qui occupent les alentours. Qu’ai-je à faire sinon m’occuper de mes gens ?
-Si c’est de l’occupation que vous recherchez, j’ai ce qu’il vous faut. Faites entrer notre invité, s’il vous plaît.
Sakura frissonna à cet ordre. Un invité ! Chez elle ! Et sans que son autorisation ne fût donnée. Elle ne regarda pas l’invité qui s’avançait dans la pièce à cette invitation. Elle foudroya le seigneur Hiragisawa assis à SA place qui continuait de sourire béatement. Elle serra les poings. Une rage sourde grondait en elle. Elle ferma les yeux et se força à expirer lentement. Une dame se devait d’être distinguée en toute circonstance.
Enfin, elle se tourna vers celui qui faisait résonner ces pas dans la pièce. Sakura ne put s’empêcher d’en avoir le souffle coupé.
Le nouvel arrivant était un jeune homme légèrement plus âgé qu’elle. À la richesse de ses vêtements, à l’assurance de sa démarche, au sourire large et brillant qu’il présentait, Sakura sut que c’était un noble. Il possédait le corps athlétique de ceux qui avaient le temps de s’entraîner mais pas le regard aguerri de ceux qui avaient connu le champ de bataille. Ses petits yeux se rétrécirent quand il vit l’objet de sa convoitise. Un sourire suffisant de conquérant s’afficha sur son visage. Il ne retint pas son regard concupiscent sur le corps de la fleur de cerisier.
Shaolan, tout comme les autres personnes présentes dans la pièce, vit cette appétence dans ces iris marron. Le guerrier eut une bouffée de jalousie et de colère. Il connaissait ce type de noble. Il en avait rencontré un certain nombre à la cour de l’empereur : superficiels, hypocrites, imbus d’eux-mêmes et surtout irrespectueux de tout ce qui ne touchait par leur personne. Shaolan détestait l’irrespect et la suffisance qui les habitaient quand ces nobles s’adressaient aux autres. À cet instant, il ne supportait pas ce manque évident de considération envers sa dame.
La dame en question était bouche bée devant cette apparition. Elle était partagée entre la beauté de cet homme inconnu et son attitude de conquérant à son égard. Elle n’était pas un trophée. Elle n’était pas un objet. Elle était une personne, l’héritière de ce domaine et non un territoire à envahir.
Du coin de l’œil, elle vit le visage empourpré et les sourcils froncés de son ancien compagnon de jeu. Elle sourit intérieurement sentant naître en elle un plan, une vengeance. Shaolan n’aimait pas la concurrence apparemment et elle allait s’en servir.
Le jeune noble s’inclina et prononça ses respects à la jeune régente. Sa révérence était grâcieuse. Eriol en fut satisfait. Cela se ressentit dans sa voix.
-Je vous présente votre auguste voisin : le seigneur Hideki Miyuko.
-Oh ! Seigneur Miyuko, veuillez me pardonner, dit Sakura avec une voix mielleuse qui contrastait avec la rage exprimée quelques minutes auparavant. Je ne vous avais pas reconnu. La dernière fois que je vous ai vu, nous n’étions encore que des enfants.
-C’est vrai, dame Kinomoto. Je suis ravi de constater que nous avons chacun épanoui de la meilleure des façons. Vous êtes plus belle que jamais.
Sakura sourit en serrant sa tunique crasseuse. Elle ignorait si cet homme était sincère ou s’il se moquait de sa tenue inappropriée. Elle décida de jouer les ingénues pour l’instant afin de mieux le jauger plus tard. Elle n’avait jamais apprécié Hideki plus jeune. Peut-être que l’enfant arrogant et cruel de ses souvenirs avait mûri et était devenu un homme avisé.
-Il a eu vent de ma venue, reprit Eriol en désignant le nouvel arrivant de sa main aux multiples bagues. Il s’est présenté à moi dans le courant de cet après-midi. Il souhaiterait que je lui accorde votre main.
-Vraiment ? questionna Sakura en levant un sourcil interrogateur.
-Dame Kinomoto, une union entre nos deux familles serait bénéfiques pour chacun. Nous pourrions augmenter la production de nos champs grâce à un échange de main d’œuvre. Je vous offrirai également protection et prospérité. Mon nom est respectable et honorera votre famille…
-Je n’ai pas encore dit oui, le coupa le seigneur Hiragisawa.
Le seigneur s’interrompit, étonné du ton tranchant de ce noble venu de la capitale. Eriol le toisa, un large sourire aux lèvres qui n’atteignit pas ses yeux. Le jeune homme sentit une aura glaciale se dégager de cet homme soi-disant avenant. Il déglutit, gardant le silence.
-Cependant, continua Eriol, je n’ai pas refusé non plus. J’attends que les conflits au sein du domaine soient résolus avant de proclamer officiellement mon désir de voir marier la demoiselle ainsi que mon choix. Jusqu’à cette décision finale, le seigneur Miyuko résidera ici, sous votre toit, afin de vous faire librement la cour comme se veut la tradition. Vous m’avez réclamé une occupation la voici : vous ferez en sorte que notre invité se sente comme chez lui. Et ne doutez pas qu’il sera sûrement le premier d’une longue liste de prétendants.
Sakura s’apprêtait à refuser cette obligation. Qui était-il pour décider ainsi des invités à loger sous son propre toit ? Puis, ses yeux captèrent un geste à ses côtés. Elle se permit de jeter un coup d’œil à la « bombe » à côté d’elle.
« Bombe » était réellement le mot juste. Le visage de Shaolan se colorait de plus en plus. Ses cils ombrageaient ses yeux chocolat, cherchant à cacher le tumulte qu’ils renfermaient. Sa bouche n’était plus qu’une fine ligne tant ses lèvres étaient pincées. Sakura devina un léger tremblement au niveau de ces poings serrés. Cependant, le seigneur loup ne fit aucun commentaire. Tête baissée, il se résignait à subir la conversation en témoin extérieur.
Ce fut de son plus beau sourire enjôleur que Sakura se tourna vers son voisin. Elle se baissa en signe de respect. Quiconque dans la pièce aurait pu entendre le charme et la cajolerie dans sa voix lorsqu’elle lui parla. Shaolan la dévisagea comme si il la voyait pour la première fois.
-Ce serait un très grand honneur de vous offrir le gîte, seigneur Miyuki. J’ignore si ma demeure vous siéra comme il se doit. En tout cas, je ferai tout pour que cet endroit ne soit qu’agrément et plaisir pour votre personne. Je vais m’en assurer personnellement, ajouta-t-elle avec un clin d’œil coquin.
Durant cette présentation des faits, Eriol s’approcha du trio avec son éternel sourire aux lèvres. Il semblait enchanté par la bonne disposition de la demoiselle.
-Et bien, je suis heureux de votre dévouement ma chère. Et vous, seigneur Read, qu’en pensez-vous ?
Le seigneur en question avait cessé de trembler de rage. La confusion gagnait son esprit devant tant de bonne volonté de la part de cette fleur de cerisier. Le guerrier observait sa bien-aimée. Elle s’était comportée avec nonchalance et une pointe de séduction. Il n’avait jamais vu cet aspect chez elle, même avec lui. Sakura était une jeune femme magnifique, au charme naturel. Elle n’avait pas besoin de genre de stratagème pour attirer le regard d’un homme.
Ce type l’intéressait-il vraiment ? Son teint se décolora : d’écarlate, il devint blême.
-Seigneur Read ? l’interpella une nouvelle fois Eriol Hiragisawa.
Il tourna son visage ahuri vers son seigneur. Il se questionna soudainement sur sa présence en ces lieux. Pourquoi lui demandait-on son avis ? Il n’était point le décideur dans cette histoire. Il méritait d’être puni pour ses erreurs passées ; il en était conscient. Il s’étonna lui-même d’être incapable de subir davantage cette épreuve. Il se dit qu’il devait lâcher prise, arrêter de revendiquer silencieusement quelque chose qu’il a abandonnée depuis des années.
Mais au fond de lui, tapi dans les ténèbres de son cœur, un monstre d’égoïsme en voulait plus. Cette fleur lui appartenait. Son parfum devait s’infiltrer dans les pores de sa peau. Ce sourire et ce bonheur devaient être de son fait.
Il inspira longuement. Il ne devait pas céder à cette bête qui le consumait de l’intérieur. Il n’avait d’autre choix que de résister à cette belle tentation. Il avait fait ce choix en toute connaissance de cause.
-Si ce seigneur est respectable et que ses intentions sont honorables, pourquoi ne pas laisser ces deux jeunes gens apprendre à mieux se connaître, dit-il d’une voix éteinte.
Sakura fut déçue de sa réaction. Elle espérait autre chose sans pour autant dire quoi exactement.
-Je suis ravi que vous vous rangiez de mon avis, jubila Eriol. Mais, comme vous le savez sûrement, un homme courtisant une jeune femme ne peut pas rester seule avec elle. Ils ont besoin d’un chaperon. Et c’est vous que j’ai choisi pour remplir ce rôle.
-Mo… Moi ! Mais seigneur, je suis ici pour m’occuper de vos hommes pas pour chaperonner une jeune demoiselle. Je ne possède pas les compétences pour ce poste. Demandez-moi de combattre, d’exécuter des manœuvres.
-Et c’est justement la raison pour laquelle je vous ai choisi. Vous saurez comment dissuader tout prétendant aux mains baladeuses et les maîtriser sans les blesser. Quant à mes hommes, soupira-t-il, j’ai grand besoin d’exercices, dit-il d’un air affecté. Une petite expédition à cheval me fera le plus grand bien. Je pourrai partir l’esprit tranquille si vous vous chargez de ma pupille.
Shaolan ouvrit la bouche. Il voulait riposter mais il se trouva à court d’arguments. Il se rappela son rôle et son rang dans cette affaire. S’il poussait la conversation, il aurait pu se dévoiler trop agressif. Il n’eût d’autres choix que d’acquiescer silencieusement.
-Parfait ! Ma jeune amie, et si vous montriez ses appartements à ce jeune homme. La nuit est à présent tombée et le seigneur Miyuko doit être fatigué par ce long voyage.
-Oui, seigneur, avec un très grand plaisir ! fit-elle en accompagnant ces mots d’une grâcieuse révérence.
Sakura s’avança au-devant de son voisin. Elle appela une servante et lui intima de préparer des appartements. Ensuite, elle se tourna, des étincelles dans ses yeux de jade.
-Je vous propose de prendre une collation en attendant que la chambre soit prête.
-Vous m’accompagnez ?
-Pourquoi pas. Cette journée m’a épuisée. J’ai besoin d’étancher ma soif. Je vous conduis au petit salon. Nous en profiterons pour faire plus humble connaissance.
Elle lui indiqua le chemin de la main, l’invitant silencieusement à le suivre. Hideki en profita pour la complimenter de nouveau. Sakura ne put retenir un petit rire cristallin.
Shaolan les regarda partir avec une pointe de tristesse dans le cœur. Il espérait sincèrement que cet homme pourrait la rendre heureuse. Lui, il l’avait suffisamment fait souffrir comme cela et peu importait la douleur qu’il devait s’infliger.
Il sentit une main se posée sur son épaule, il se tourna vers un regard bienveillant et moqueur.
-Les jeux ne sont pas encore faits. Parfois, il faut sacrifier sa dame pour prendre le roi.
-Pardon ?
-Le sacrifice de la dame. C’est un de mes coups préférés aux échecs, un jeu occidental. Maintenant filez : votre pantalon est couvert de boue. Vous devriez aller vous changer.
Rouge de confusion, Shaolan se baissa avec respect. Ces mots étaient réellement étranges et dénués de sens. Il parvint à surmonter cet instant déstabilisant. Quand il referma les portes du conseil, il laissa un homme sûr de lui et en aucun cas frivole.
Sakura ne prononça pas un mot depuis sa sortie de la salle du conseil. Elle réfléchissait aux derniers événements : sa tournée, les brigands, Shaolan… Cette journée avait été riche en émotions diverses. Pourtant, ses pensées étaient dirigées vers le jeune homme de son cœur. Il s’était tu. Un autre homme se présentait devant eux pour obtenir sa main et il s’était tu. Comment devait-elle interpréter son mutisme ? Ses expressions étaient si éloquentes quant à son envie d’intervenir et de remettre à sa place ce prétendant.
Sakura secoua la tête. Son humeur était trop romantique. Elle cultivait un espoir inexistant. Shaolan avait tourné la page sur leur histoire. Il ne servait à rien de ressasser un avenir qui ne verrait certainement jamais le jour.
Hideki observa la jeune fille. Il admira ses sourcils en aile de papillon se froncer légèrement. Sa beauté n’en était pas gâchée ; au contraire, cela donnait un air plus profond aux expressions de son visage. Il devina les tourments de son esprit.
-Qu’y a-t-il, ma douce dame ? osa-t-il demander.
Surprise d’avoir été prise en flagrant délit, Sakura chercha à camoufler sa gêne. Elle cacha ses mains sales derrière son dos. Elle voulait se mettre à son avantage si elle désirait attiser la jalousie d’une certaine personne.
-Oh rien, je… je réfléchissais.
Le seigneur Miyuko sourit. Il la trouvait de plus en plus adorable.
-Excusez-moi. Je suis réellement indiscret. Je ne devrais pas vous poser cette question. C’est pourtant évident qui est l’objet de vos pensées.
-Je ne comprends pas, rétorqua une Sakura au cœur battant et rougissante. Vos paroles me semblent sombres. Pourriez-vous approfondir les votre de pensées ?
-Vous pensez à votre père, n’est-ce pas ?
Sakura s’autorisa à respirer de nouveau, soulagée de la méprise de son voisin.
-C’est bien normal de le pleurer encore maintenant, continua le jeune homme. C’était un homme bon et attentionné envers son peuple.
-Vous connaissiez mon père ?
-Bien sûr ! Il m’est arrivé de l’apercevoir lorsqu’il nous rendait visite au domaine. Toutefois, vous avez hérité de la beauté de votre mère. Je retrouve le vert de ses yeux dans les vôtres.
Sakura baissa la tête et réprima une larme. Elle était toujours peinée lorsqu’on lui parlait de sa mère. Cette dernière était décédée d’une maladie inconnue lorsqu’elle était enfant. Son visage était un souvenir flou dans sa mémoire d’enfant. Petite, elle aimait contempler les rares portraits qu’elle avait d’elle. Elle aurait aimé la connaître un peu mieux, lui confier ses secrets de jeune fille, se réfugier dans ses bras. Elle n’avait jamais connu la complicité entre une mère et sa fille et elle le regrettait.
-C’est triste ce qui est arrivé à cette femme de renommée. Mourir si jeune en laissant derrière soi sa fille unique. Enfin, vos parents sont réunis dans la mort à présent.
Cet homme avait l’art de retourner le couteau dans la plaie. Sakura coula un regard vers lui tandis qu’ils marchaient dans le couloir. Son visage exprimait l’innocence même. Son indélicatesse n’était due qu’à son ignorance et non à une volonté de la blesser. Silencieusement, Sakura lui pardonna cette erreur.
-Oui. Père est enterré à ses côtés, comme il le désirait. Il n’a jamais cessé de l’aimer…
Soudain, Sakura se sentit mal. Toute cette nostalgie avait eu raison de cœur. Elle aurait aimé laisser libre cours à son chagrin. Elle avait besoin de s’en aller, de quitter cet homme lui rappelant tant d’horribles souvenirs.
-Je vous prie de m’excuser mais je dois partir.
Sakura interpella une domestique qui s’inclina respectueusement.
-Cette demoiselle va vous conduire au salon des invités. Je vais rapidement en cuisine m’assurer qu’on vous envoie une collation. Je vais me changer afin de vous accueillir comme il se doit dans une tenue plus appropriée.
Sakura le salua respectueusement. Elle abandonna son invité aux mains de la servante.
Elle courut dans le sens opposé. Elle entra dans le bureau de son père plongé dans la pénombre. Elle aurait dû allumer une bougie afin de s’éclairer. Elle n’en eut pas envie. Elle se déplaça telle une aveugle dans la pièce emplie de souvenirs.
Elle s’approcha du portrait de son père. L’émotion fit trembler ses épaules. Devant cette vision figée de l’être perdu, elle avait l’impression d’entendre sa voix, de sentir sa présence, qu’une caresse l’encourageait de tenir bon dans ce chaos qu’était devenu sa vie. Elle s’écroula contre le mur en pleurant. Dans ses hoquets, elle fit coulisser la paroi derrière elle.
Sakura s’en étonna. Elle frotta de sa manche les larmes sur son visage. Elle fit des exercices de respiration, espérant calmer son chagrin. Les bruits qu’elle émettait étaient disgracieux. Elle n’en avait cure. Elle remercia ce mur de s’être ouvert ce qui lui permit de la distraire de sa tristesse soudaine.
Elle se leva et poussa le mur. Ce qu’elle découvrit était un véritable trésor pour la jeune fille qu’elle était. Sous ses yeux, oublié du monde, un coffre poussiéreux attendait qu’on l’ouvrit depuis un certain temps.
La jeune fleur de cerisier repoussa une mèche derrière son oreille, humidifia ses lèvres et entreprit d’ouvrir son trésor. À l’intérieur, elle découvrit les kimonos de sa mère, tous plus beau les uns que les autres et un portrait magnifique de Nadeshiko. Elle put admirer comme jamais ces yeux émeraude. C’étaient les mêmes que les siens. Elle eut une pensée pour son apparence. Ses yeux avaient-ils rougi ? Qu’aurait dit cette mère au sourire étincelant de son aspect ?
-Maman, murmura-t-elle tout en caressant du bout des doigts ce visage immortalisé sur la toile.
Elle serra le portrait contre son cœur.
Soudain elle aperçut une chose illicite, incompréhensible. Un tout petit coffret au fond du coffre. Elle posa le cadre à ses pieds et prit le coffret. Il était cadenassé et elle ne possédait pas la clé.
-Je chercherai demain, à la lumière du jour.
En se tournant vers le tableau du bureau, elle interrogea du regard l’expression emplie de mystère de son père.
-Que m’as-tu laissé père ? Que caches-tu encore ?
C’était bien connu : les morts ne parlent pas. Ils sèment des secrets au fil de leur vie, espérant que les vivants pardonnent leurs erreurs passées…
Au milieu de la nuit, un cavalier masqué sortit du domaine de Tomoéda. Il pénétra dans la forêt jusqu’à un campement minable faiblement éclairé. Le cavalier marcha tranquillement dans le campement. Il voulait être discret. Sous le couvert des arbres, caché dans la pénombre, il appela dans un souffle le nom d’un homme. L’homme en question, qui était le chef des brigands, sortit de sa tente sale et puante.
-C’est vous maître ? demanda-t-il sur le même ton de conspirateur.
-Oui ! Je suis venu te voir à propos de notre affaire. J’ai appris que tu avais échoué. Que la peste soit sur toi !
-Je suis désolé mon seigneur, s’excusa l’homme en baissant la tête, je vous jure que cela ne se reproduira plus. Dites-nous quand et où nous devons frapper et nous capturerons cette gamine.
-Non, mes plans ont changé. Je ne désire plus l’enlever. J’ai décidé que sa mort me serait plus rentable.
Mot de l'auteur
Merci de m'avoir lue. Passez une bonne semaine.