La remarque de trop
La première fois que Lucie entrouvrit les yeux sa chambre était noire. Elle n'entendit que le son des moniteurs se manifestant au rythme de ses battements de cœur et de ses respirations. Tout son corps était lourd et douloureux alors même qu'elle ne bougeait pas. Elle ne resta pas éveillée 5 minutes avant de rendormir.
La deuxième fois c'est la lumière qui la frappa en premier. Les sons étaient les mêmes mais la pièce n'était plus vide. Lucie ne pouvait pas le voir mais elle le sentait. Il y avait une masse chaude sur son bras. Elle fit un effort surhumain pour lever légèrement la tête et regarder plus bas.
Caïn était installé là. Le fauteuil collé au lit il s'était endormi appuyé contre elle, une main serrant la sienne. Lucie aurait voulu l'appeler, dire quelque chose mais les mots restaient bloqués dans sa gorge. Après tous ses efforts dérisoires elle retomba dans le sommeil.
Dans la semaine qui suivit elle se réveilla plusieurs fois, le jour ou la nuit indifféremment. Chaque fois elle essayait de rester plus longtemps consciente, de bouger ses doigts, ses orteils. Elle parvenait à tout faire, dans les moindres mesures de sa santé fragile, tout sauf parler. Quelque chose semblait bloquer dans sa cage thoracique.
Lucie ne pensait trop à rien. Elle n'envisageait pas encore la suite, son seul but pour l'instant était de faire savoir qu'elle allait bien et sortir de ce lit. L'odeur d’antiseptique lui était devenue insupportable mais elle savait que Caïn ouvrait la fenêtre quand il venait car, outre les moments où elle était réveillée, elle avait aussi des périodes de semi-conscience durant lesquelles elle ne percevait que les sons sans pouvoir ouvrir les yeux.
C'était un mardi que Lucie s'éveilla encore et retrouva Caïn endormit. Elle bougea sa main pour venir lui caresser la joue mais elle ne parvint pas à le réveiller. Pourtant ce petit geste suffit à son capitaine pour qu'il comprenne et demande l'examen complet de ses électroencéphalogrammes. Là les médecins trouvèrent effectivement la trace de ses épisodes de conscience.
Les fois suivantes Lucie vit une infirmière. Cette dernière la releva un peu et la rassura. Après son accident sa voix pourrait avoir besoin de quelques temps avant de revenir. Elle lui expliqua avec patience qu'après un tel coma elle aurait besoin de temps pour se remettre complètement.
Elle ne revit Caïn que quelques jours plus tard. À peine eut-elle levé une paupière qu'elle rencontra son regard. Il souriait.
- Salut toi.
Lucie ouvrit la bouche comme pour parler mais fut contrainte à rester muette. Caïn pourtant sembla y comprendre quelque chose. Il dénoua une écharpe qui était fixée autour de lui. Lucie ne l'avait pas remarqué les fois d'avant. Sa respiration resta comme coincée dans ses poumons quand elle vit émerger une petite tête brune. Caïn la prit et la retourna vers elle.
- Dis bonjour à ta maman Julie.
La-dite maman ne put empêcher ses yeux de s'emplir de larmes. Elle le regretta puisque le profil de sa fille devenait complètement flou. Caïn s'approcha pour lui éponger les yeux et poser Julie sur son ventre. Il aida Lucie à la tenir. Cette dernière ne semblait pas vouloir s'arrêter de pleurer. Caïn en riait. Lucie ne savait plus quoi penser. Sa fille avait tant grandi qu'elle la reconnaissait à peine. Et surtout elle lui trouvait une ressemblance telle avec Caïn que même toute la mauvaise foi du monde ne l'aurait pas effacé.
- Ça fait 6 mois. Le temps commençait à se faire long.
Lucie aurait sûrement dû réagir un peu plus à l'annonce qu'elle avait perdu la moitié d'une année mais en ce moment elle voulait simplement profiter de la sensation des cheveux bruns courts de son bébé procurait sous ses doigts. Caïn avait totalement disparu. Rien ne comptait plus que l'enfant. Elle voulait en retenir tous les traits, s'imprégner totalement de ce qui fut son nourrisson mais qui maintenant allait bientôt avoir un an.
La présence de Julie permit à sa mère de rétablir une vie par cycle. Caïn venait toujours aux mêmes heures. Lucie se réveillait pour voir sa fille jusqu'à reprendre un rythme jour/nuit normal. Les étapes de verticalisation et de reprise de nourriture furent autant d'obstacles à la remise en autonomie de Lucie. Malgré qu'elle se soit réveillée les dommages dûs à l'accident étaient encore très importants.
Elle ne parlait toujours pas mais savait exprimer sa joie lorsque Julie la désignait par « ma » ou « mama ». Caïn était une nouvelle fois impressionnée par la petite qui se réadaptait à sa mère comme si elles s'étaient quittées la veille. Certes le capitaine l'avait emmené tous les jours voir sa mère mais tout de même.
Lucie était à la fois heureuse comme jamais de retrouver son enfant et frustrée d'être à peine capable de la tenir dans ses bras et même lorsqu'elle eut repris assez de force pour le faire cela restait bien trop peu à son goût. Elle n'aurait jamais pensé que boire, manger, se tenir assise puisse représenter un tel défi. Mais elle avait le chance de voir chaque jour ses progrès sur la veille.
Caïn passait la plupart de sa journée sans rien dire dans un coin de la pièce pour la laisser avec Julie. Il les regardait en souriant ou scrutait le dehors. Parfois il lisait un livre ou dormait un peu. C'est dans ces moments-là que Lucie était presque contente de ne pas pouvoir parler. Elle n'aurait certainement pas su quoi dire.