La remarque de trop
Lucie ouvrit les yeux. Elle se trouvait sur le seuil d'un café et eut un vague sentiment de déjà-vu. Au moment où elle se retournait pour regarder la terrasse elle sut où elle était. Ce café … Lucie posa instinctivement une main sur sa nuque. Rien. On lui avait tiré dessus à cet endroit.
Elle s'en souvenait mais c'était il y a longtemps déjà. Pourtant elle entendait encore la voix de Caïn qui l'appelait, qui lui demandait de revenir. Elle sentait Julie aussi tout près. Lucie perçut le bruit d'une voiture , elle se rappela de celle qui l'avait percuté. Il était venu. Elle n'avait pas su quoi faire. Il ne devait pas savoir pour le bébé. Elle avait voulu s'éloigner, l'éloigner mais elle était trop loin maintenant.
- Fred ?
- Oui ?
Elle se retourna. Il était juste derrière elle, à ses côtés comme la dernière fois. Le café devint soudain moins oppressant. Il lui souriait et l'accompagna à l'intérieur pour qu'ils s’assoient à une table tranquille.
- Alors quels sont tes derniers secrets ?, plaisanta-t-il.
- Je ne serais pas partie ce matin-là si tu t'étais contenté de me dire « bonjour ».
- C'est ma faute maintenant ,
- Si j'avais eu des jambes je t'aurais retenu.
C'était aussi Caïn qui avait dit cela pourtant son vis-à-vis n'avait pas remué des lèvres. La voix parvenait de derrière eux. Lucie jeta un coup d’œil par dessus son épaule mais ce qu'elle aperçut la força à pivoter complètement. Là, juste devant elle se tenait un autre Caïn. Pourtant elle eut besoin de presque une minute pour le reconnaître.
Elle se leva et s'approcha de lui. Il la dépassait d'au moins une tête et baissait les yeux vers elle pour la regarder comme amusé, avec un sourire en coin qui, dans d'autres circonstances, l'aurait fait rougir. Malgré les évidences frappantes elle tourna autour de lui, ne parvenant pas à croire que l'homme qu'elle observait se tenait debout. La table qu'elle occupait auparavant était vide.
- Qui êtes-vous ?
- Mais enfin, c'est moi … Frédéric Caïn, le meilleur flic de ton SRPJ. À tes ordres.
Lucie l'écoutait parler en faisant des signes de négation avec sa tête et en se reculant légèrement. Caïn fit un pas en avant et lui saisit le bras.
- Je peux te retenir maintenant, déclara-t-il avec un sourire.
D'un geste il l'avait rapproché de lui, presque collés l'un à l'autre. « Je peux te faire danser », disait-il en s'illustrant par quelques pas entraînants et gracieux. « Je pourrais même te porter jusqu'à Marseille » ajouta-t-il en la soulevant comme si elle ne pesait rien. Lucie le gifla et si le choc se lisait sur son visage était un bon indicateur, il en fut plus que surpris.
- Rendez-moi Fred.
- Lucie c'est moi.
Elle le détailla des pieds à la tête sans pouvoir cacher une moue de ce qui ressemblait à du dégoût. L'homme face à elle le vit et parut sincèrement blessé mais Lucie ne parvint pas à s'en émouvoir. Il ressemblait tant à Caïn sans vraiment l'être qu'elle en était perdue. Elle s'extirpa de sa prise et courut vers l'extérieur.
Il la rattrapa alors qu'elle venait de traverser la route. Il lui prit le bras et sans réfléchir Lucie le repoussa. Ce faux Caïn perdit l'équilibre et tomba à la renverse avant de disparaître sous une voiture qui passait juste à ce moment-là. Il s'en tira comme si rien ne s'était passé mais la regarda avec stupeur.
- Lucie qu'est-ce que tu as fait ? Je ne sens plus mes jambes. C'est ta faute.
- C'est ta faute, répéta une voix d'homme.
Lucie se retourna. Elle connaissait cette voix malgré les années qui étaient passées, elle l'aurait reconnu partout. La même soutane. Le même sourire angélique. Le même sang coulant de la tempe. De son côté, Lucie fut prise d'un sentiment de trahison aussi mordant que toutes ses années auparavant. Elle en ressentit un tel haut-le-cœur qu'elle se plia en deux. Le visage qu'elle avait connu dans son enfance se changea pour devenir celui de Pasquet. Lucie prit ses jambes à son cou.
- C'est ta faute !
Sans réfléchir elle enfourcha une moto qui attendait là et s'enfuit le plus loin possible. Elle quitta rapidement la ville et prit une route sinueuse qui montait en serpentant.
- Lucie ! Attention !
Cette dernière tourna la tête pour chercher Caïn du regard, juste assez longtemps pour sortir de la route. Lucie plana un instant avant de s'écraser. Elle ne sut plus où était le haut du bas mais elle ne sentit rien. Tout devint noir.
Quand elle rouvrit les yeux elle était à l'hôpital. Une infirmière l'aida à s'installer dans un fauteuil roulant en lui expliquant le plus gentiment du monde qu'elle ne marcherait plus. Lucie s'agitait mais effectivement, elle ne parvenait pas à bouger le moindre orteil. Elle se démena pour sortir de sa chambre et avant même d'atteindre les portes de l'hôpital elle avait les bras en compote.
Soudain tout fut plus facile. Quelqu'un la poussait. Elle se tortilla pour voir de qui il s'agissait et son cœur rata un battement en voyant Franck Carsenti toujours sa coulée de sang morbide sur le visage.
- Et bien alors petite sœur, on voit des fantômes ?
Il l'emmena jusqu'à la falaise où il était mort. Là-bas quelqu'un était allongé comme si le rocher eut été la surface la plus confortable du monde. En s'approchant elle vit qu'il s'agissait de Caïn. Il leva les yeux vers elle en souriant.
- C'est plus drôle quand c'est dans l'autre sens, hein ?