Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 30 : Chapitre 30 - Pour de meilleurs lendemains - Partie 2
16748 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 4 mois
Chapitre 30 - Pour de meilleurs lendemains - Partie 2
Des cris, des larmes, du sang, la laideur des visages agonisants, et cette haine débordante à souiller les cœurs les plus purs. Des crimes perpétrés par centaines, sans jugements, sans morale, avec la certitude pour chacun de lutter pour une raison. Dans cette atrocité perpétrée, ce carnage sanguinolent, la raison n'existait pourtant plus. Ne subsistait que la survie, cette lueur de vitalité suspendue à un fil, ce presque rien auquel tous s’accrochaient désespérément.
Dans la mêlée, peu importaient la dextérité ou la maîtrise. Plus rien n'était maîtrisable, ni les coups ni les esquives. Ne restaient que cette peur débordante, dévorante jusqu'au bout des ongles, et cette volonté farouche de s’éterniser toujours plus loin dans le flot ininterrompu du sablier. La guerre, Leina la haïssait de tout son être, mais plus que la guerre, elle abhorrait la violence absolue, la déraison, la trahison de tout ce que l'homme devait porter en lui de lumière et d'intelligence. L'évolution clouée au pilori de cette ode à l'instinct primitif, supplantant, annihilant toute conscience rationnelle. Cette humanité se cachant sous le voile du progrès ne lui inspirait que mépris, et un désespoir profond.
Elle, à la différence des autres, ne portait pas d'armes. Elle n'aurait pas su quoi en faire, quoi en tirer, parce qu'elle refusait d'arracher une vie, même menaçante pour l'ordre du monde. D'autres s'en chargeraient à sa place, sans doute plus doués pour ça. Pourtant, il existait un domaine dans lequel elle excellait. Une compétence en adéquation avec ses propres valeurs, qu'elle exerçait à bras le corps.
-Tiens bon ! intima Leina à l'homme agonisant au sol. Ça va aller. Tout va bien se passer.
Un énième mensonge, trahi par l'intensité d'un regard falsifié et d'un sourire forcé. Elle posa ses deux mains sur la poitrine du condamné, et puisa en elle l’énergie nécessaire à l'apaisement de sa souffrance. Le corps aux viscères éparpillées cessa de gesticuler. Le visage du défunt arborait une sérénité retrouvée à l'heure du trépas. Encore un parmi la multitude, et toujours ce même scénario. Dans cette boucherie, rares étaient les âmes qu'elle parvenait à extraire à la faucheuse. Pas le temps de s’appesantir sur ses échecs, d'autres attendaient d'être secourus.
Lorsqu'elle se redressa, un vertige la fustigea sur place. Ses oreilles bourdonnèrent, et son sens de l'équilibre vacilla. Paupières closes, elle se figea un court instant, assez pour étaler toute sa vulnérabilité et servir de proie au premier venu. Son cœur débordait de sa poitrine, alerté par l'irruption d'une présence dans son sillage, suivi d'un glapissement bref. En ouvrant les yeux, elle constata avec effroi qu'à ses pieds gisait le corps d'un soldat de l'Empire, dépourvu de sa tête.
Confrontée à ces visions d'horreur en chaîne, elle réprima son aversion, et ses jambes la portèrent au-delà de ses limites, en quête d'un idéal bafoué par l’intransigeance de la réalité. Les victimes défilaient, toujours plus nombreuses. Dans l'impossibilité de toutes les traiter, elle allait devoir concéder à des choix draconiens, s'affranchir du sort des condamnés pour s'occuper de ceux ayant encore une chance de survivre. Ce dilemme moral lui était insupportable, pourtant, face à l'urgence, il apparaissait comme la seule solution envisageable.
Déterminée, elle parcourut le champ de bataille, et prodigua toute l'étendue d'une magie qu'elle ne maîtrisait pas complètement. Quelquefois avec succès, souvent en vain, mais toujours avec cette abnégation sans faille. À droite, à gauche, plus en amont, les gémissements l'alertaient de toutes parts, et à chaque fois, elle redoutait de reconnaître l'un des siens, une connaissance, un ami, son mari.
...Alex… souffla-t-elle désespérément.
Dans ce tourbillon de haine, ce déchaînement de soufre et de plaies béantes, elle l'avait perdu de vue. Il se tenait à ses côtés, à la protéger, puis l'instant d'après, plus rien. Éprise de la crainte irrépressible de le retrouver parmi les victimes, elle dut se résoudre à balayer cette vision cauchemardesque de ses pensées pour ne pas s'effondrer. Une balle siffla à son oreille, mais un corps encaissa l’impact à sa place avant de disparaître, comme si de rien n’était. Encore une fois, la mort l'avait appelée de ses vœux, mais elle n'y répondit pas, sauvée par le caprice d'un destin qui s’évertuait à la préserver d'une fin tragique.
Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait la présence d'un ange veillant sur elle. Depuis le début de sa chevauchée, elle aurait dû périr à de multiples reprises, terrassée par le feu ou par le fer, mais à chaque fois, on s'était interposé. Cette chance, il lui fallait la mettre à profit, car elle savait que ça ne durerait pas. Une blessure par balle, à trois heures. Elle devait tenter le coup. Le mage avait délaissé son bâton et se tenait l'abdomen en grimaçant de douleur.
...Laissez-moi faire ! insista-t-elle en posant les mains sur sa blessure. Accrochez-vous.
La concentration, le désir, les paroles récitées dans sa tête, et enfin cette vibration dans ses veines. La balle s'extirpa de ses entrailles et la plaie cicatrisa aussitôt, baignée d'une lumière vive. Les cris firent place à l'apaisement, puis à la reconnaissance.
-Merci ! souffla-t-il, avant de saisir son arme et de repartir au combat.
Heureusement, les points vitaux furent épargnés. Une chance qui en appelait d'autres. Il fallait juste qu'elle se relève, qu'elle persévère dans son entêtement à sauver encore et toujours plus de vies. Trop de supplices, de lamentations auxquels elle se devait d'apporter une réponse, mais son corps était à bout, épuisé par ce transfert d’énergie qui drainait son élan vital jusqu'à saturation. Elle savait les forces inégales, pour autant, le désespoir la percuta de plein fouet lorsque les cadavres démembrés se cristallisèrent dans sa rétine. Sous ses mains et ses genoux, s'étendait une terre rouge, abreuvée de sang, et elle refusait d'en faire partie. Pas maintenant, pas dans ces circonstances.
…Sarah, murmura-t-elle au bord de l'inconscience.
Ses jambes se redressèrent lentement, esquissant quelques pas mal assurés. Dans sa démarche désordonnée, des déchaînements de mouvements et de sonorités l'accompagnaient, indistincts, jusqu'à ce qu'un bruissement métallique n'élargisse son champ de vision. Un soldat, couvert de blessures, s'effondra à ses pieds, révélant sa véritable apparence sous un déferlement d'arcs électriques. Un cyborg, et pas n'importe lequel. Elle comprenait enfin la raison de sa survie. Cet ange veillant sur elle, c'était son père, par l'entremise de cette chair à canon infiltrée parmi les alliés.
Trop épuisée pour soutenir quelque colère que ce soit, elle scruta son périmètre proche jusqu'à ce que son cœur s'embrase. À quelque pas, la vision de son mari luttant pour sa vie, et celle de Giles allongé à ses pieds, la fit tressaillir. Elle aurait voulu crier, courir pour leur prêter main forte, mais sa cadence n'était pas celle espérée. Lorsqu’Alex parvint à repousser le soldat, le soutien de quelques alliés lui permit de se soustraire à la mêlée et de se précipiter vers l’observateur. À quelque mètre, elle put lire toute l'étendue de sa détresse sur son visage marqué par le sang et la sueur.
...Alex… l'interpella-t-elle, à peine audible.
Il leva la tête, pantois, bouleversé par cette apparition qu'il n'espérait plus.
-Leina ! marmonna-t-il, incrédule, avant de la serrer dans ses bras. C'est bien toi, je ne rêve pas…
Ses mains parcouraient fébrilement son visage sans expression. Il la considéra un court instant, puis la serra si fort qu'elle semblait n’être qu’un pantin désarticulé entre ses bras tremblants.
...Mon Dieu, j'ai eu tellement peur. J'ai pensé que... Non, tu es là...Je...
Il bafouilla.
...J'ai tenté de te protéger, mais j'ai été embarqué dans la masse. J'ai bien cru que … peu importe, tu es là...
-Giles, expira-t-elle du bout des lèvres en repoussant instinctivement son mari pour rejoindre le corps inerte de son mentor, son père adoptif, son père.
Érigés en rempart autour d'eux, les fantômes de Sirk veillaient à les préserver de la dévastation, essuyant eux-mêmes des dommages que leur corps robotiques leur permettaient d'encaisser. Leina considéra, à bout de force, la plaie suintante sur le thorax du vieil homme.
-Il s'est sacrifié, murmura Alex avec regret. Il s'est jeté sur eux pour me sortir de ce merdier. Il en a eu deux, mais... ça n'aurait pas dû se passer comme ça. C'était moi qui étais censé... Et merde.
Les larmes affluèrent, sans qu'elle ne puisse les réprimer. L'expression figée, l'absence de souffle, elle passa en revue le corps inerte à l’affût du moindre signe susceptible de lui apporter un peu d'espoir. Elle n'en trouva aucun. Pourtant, hors de question d'abandonner, que tout se finisse aussi brutalement. Ses pensées turbinèrent, et dans une panique productive, elle dénicha un moyen de tout réparer. Seule la magie était capable de miracle. Après tout, elle avait pu sauver tant d'inconnus grâce à elle, alors pourquoi pas l'être aimé ?
Elle posa ses mains sur sa poitrine comme le vecteur de sa propre vie qu'elle déploya avec l’énergie du désespoir. Alex avait beau lui répéter que c'était inutile, que dans son état, elle risquait d'y perdre la vie, mais déjà les voix dans sa tête prirent l'ascendant sur tout le reste. La jeune sorcière récita avec plus de ferveur les mots en latin. Son sang bouillonnait de l'intérieur. Le flux circulait et s'extirpait du bout de ses doigts pour illuminer la blessure d'une lumière vive. Sous ses yeux, les tissus se recomposèrent. De cette plaie, il ne resta bientôt que la trace du sang versé. Parvenue au bout du processus, elle s'écroula, rattrapée à bout de bras par Alex. Leurs regards se croisèrent et il comprit aussitôt. Il s'approcha de Giles et le verdict tomba, cinglant et impitoyable.
-Je suis navré, murmura-t-il en secouant la tête, conscient d'annihiler ses dernières espérances.
-Non !
À la frontière de l'inconscience, son regard s'assombrit, et ses larmes se cristallisèrent en une encre d'ébène. La colère s'infiltra en elle, pernicieuse et dévorante. L'aura destructrice enveloppa sa silhouette, ternissant ses cheveux et ses yeux d'une noirceur impénétrable, tandis que des veines saillantes striaient son visage, défiguré par la haine. L'atmosphère exhalait une pression malsaine et suffocante.
Démuni et effrayé, Alex observa le ciel s’alourdir de particules électriques. Sa stupéfaction n'eut d'égale que la promptitude d'une réaction dépourvue de raisonnement. Poussé par l'élan du cœur, il se dressa face à elle et l'étreignit avec fermeté.
-Ne fais pas ça, l'implora-t-il. Ne deviens pas cette chose.
Les paroles glissèrent sur elle, dénuées de poids.
...Leina, regarde-moi ! cria-t-il désespérément, alors qu'autour de lui les alliés cédaient du terrain, submergés par la force du nombre. Tu n'es pas comme ça. Ne te laisse pas engloutir, ou tu le regretteras jusqu'à la fin de tes jours.
Incapable de bouger, prise dans l'étau d'une poigne accrocheuse, elle s’apprêtait à libérer cette puissance débordante sur le point d'exploser. Plus rien ne comptait, à défaut de ce besoin viscéral d'assouvir ses penchants destructeurs, seule arme capable d'engloutir son incommensurable tristesse. Mais lui ne l'entendait pas ainsi.
...Regarde-moi, insista-t-il en espérant briser son apathie.
Sans réaction de sa part, il la gifla, attisant en elle les brasiers d'un déclic perçu dans ce petit éclat gris bleu subsistant dans cet abîme sans fond.
...Écoute-moi... Je sais ce que tu ressens parce que je l'ai vécu. Willow aussi a succombé, mais toi, non... Il n'est pas trop tard.
Sans attendre, il se glissa derrière son épaule, et la força à fixer le corps du défunt.
...Ne détourne pas les yeux. Tu sais, au fond de toi, qu'il n'aurait jamais voulu ça pour toi. Tous les sacrifices consentis, tout cet amour… Tu étais sa fierté, tout comme tu es la nôtre, à Sarah et à moi.
Les germes du doute s'immiscèrent, contrastés de colère et de souffrance. Dans cette confusion psychique, une voix la guida à travers l'obscurité. Cette petite étincelle dans cette infinie noirceur fit, à elle seule, toute la différence, et elle s'y cramponna éperdument.
-Comment je pourrais si Willow n'a pas pu résister ? Je... je t'en prie, Alex, ne me laisse pas.
-Tu vas y arriver ! affirma-t-il en pivotant son corps pour la contraindre à soutenir son regard. Tu réussiras parce que j'en ai la certitude, maintenant. Tu es plus forte qu'elle.
La résistance des soldats de l'ombre atteignait ses limites. Un à un, les protecteurs s'écroulaient, et à tout moment les lignes alliées menaçaient de rompre. Pourtant, Leina avait sa propre lutte à mener. Elle haïssait la guerre, la folie des hommes, et plus encore, son incapacité à influer sur le cours des évènements. Elle s'était juré, en participant à cette bataille, de privilégier la vie sur la mort. Vaine utopie que celle-ci, mais un espoir subsistait malgré tout. La limite se voulait ténue entre la chute et l'ascension, mais elle n’était pas seule.
Cet homme au pouvoir fascinant fit pencher la balance, et elle se laissa entraîner dans ce halo de lumière, dispersant autour d'elle les derniers résidus de ténèbres. L'apaisement se substitua à la violence, l'harmonie au chaos, l'amour à la haine, et l'illumination à l'obscurité. Au contact de sa femme, Alex sentit une énergie bienfaitrice parcourir tout son être. Riley, Gunn, Kteal, tous les soldats alliés éprouvèrent à leur tour les effets de cette stimulation revigorante.
À l'émergence de ce phénomène, la peur changea de camp. Les faibles devinrent les forts, et la résistance, sur le point de se disloquer, reprit l'ascendant sur un adversaire totalement désemparé. Saisi d'un mouvement de recul, Alex n'en revenait pas. Détonnant dans le crépuscule naissant, sa femme lui apparut en déesse auréolée d'une blancheur immaculée.
*
À l'opposé du champ de bataille, Drago observait la tournure des évènements d'un œil circonspect.
-Intéressant… marmonna-t-il dans sa barbe, pénétré par le frisson d'un challenge inattendu, presque inespéré.
Le silence dans ses rangs vibrait d'éloquence. Tous s’interrogeaient sur les raisons d'un tel revirement. À leurs yeux, il paraissait évident que l'armée adverse, sur le point de se disloquer, venait d'opérer miraculeusement une volte-face brutale, défiant toute cohérence. En son for intérieur, Kendra, tout aussi perplexe, s'inquiétait des réelles compétences de son général. Dépeint comme un va-t-en-guerre impulsif et brutal, sa passivité contrevenait à sa réputation et à tout instinct guerrier. Compte tenu des forces en présence, ils auraient dû percer les rangs de la résistance en quelques heures seulement. Or, la nuit tombait, laissant place à ce constat amer : aucune avancée manifeste. À la place, ne demeurait que cette inertie insupportable et inopportune qui l'empêchait de déployer ses talents. Son sang bouillonnait, et elle ne se sentait plus capable de retarder l'échéance.
-Je ne comprends pas ! osa-t-elle, dans un excès de colère. Nous aurions pu les prendre à revers, tenter de les encercler, ou simplement agir, à la place de quoi, nous restons là, bien sagement, à observer nos troupes se démener.
Drago, visiblement irrité par la remarque, la fustigea d'un regard acerbe, un éclat de folie pulsant à travers la difformité de son expression.
-Les encercler ? Et les priver d'espoir ? rétorqua-t-il de sa voix puissante et éraillée. J'ai affronté beaucoup de guerriers, et dans toutes les luttes que j'ai menées, j'ai compris une chose. C'est quand l'adversaire est acculé qu'il se montre le plus dangereux. Prive un homme de toute échappatoire, et il se battra jusqu'à la mort. Laisse-lui le champ libre et le doute l’assaillira. Il se demandera s'il n'est pas plus judicieux de fuir. Tu le sais comme moi, un guerrier qui doute est une proie facile.
Il marqua une pause avant de poursuivre.
… N’oublies pas que nous opérons en milieu urbain. Je ne peux pas courir le risque de les voir se disperser à travers les bâtiments. Les dénicher prendrait trop de temps, et je déteste jouer au chat et à la souris. Nous avons la force du nombre. Les préserver masser à notre portée nous confère l'avantage. Et puis, les combats à l'ancienne, y a que ça de vrai : masse contre masse, sang contre sang, c'est comme ça que nous honorons notre réputation.
Surprise par la teneur d'un discours qu'elle ne s'imaginait pas franchir ses lèvres, Kendra fut prise à contre-pied de ses propres stéréotypes. Malgré les apparences, Drago ressemblait à Ryane par bien des aspects. En fin stratège, il rivalisait de machiavélisme. Rassurée, la tueuse n'en demeurait pas moins impatiente. Les pommeaux de ses deux lames accrochées à son dos la démangeaient désespérément.
-Je comprends, approuva-t-elle. Mais dans ces conditions, pourquoi ne pas avoir mené la charge dès le départ ? Nous aurions décimé leurs troupes depuis bien longtemps.
-La guerre est une partie de poker, rétorqua-t-il avec un sourire retors. Aucun camp ne révèle son joker avant la fin. Je suis vraiment déçu… J'ai surestimé leur capacité à me surprendre. Je les imaginais plus nombreux, mais il faut croire qu'ils ont mis toutes leurs forces vives dans la bataille. Néanmoins, je dois avouer que j'admire leur résistance. Je ne m'explique pas leur regain soudain d’énergie, ni comment ils parviennent à tenir en échec une armée quatre fois plus nombreuse, mais je trouve ça… excitant. Tu as raison sur un point, ma sœur. Nous avons largement attendu. Il est temps d'entrer en scène et d'enterrer définitivement leurs espoirs.
À cet instant, Kendra décrypta sur son visage l'empreinte d'une démence effrayante. Des frissons lui parcoururent l'échine lorsqu'elle le vit déployer démesurément sa langue qu'il incisa de son poignard jusqu'au sang. Emporté par une frénésie guerrière annihilant toute trace de raison, ses yeux globuleux semblaient s'extraire de ses orbites. Son apparence, à mi-chemin entre l'homme et la bête, dégageait une sinistre aura de mort. Lorsqu'il brandit l'épée d'ébène, tous les tueurs et tueuses sortirent conjointement les lames de leur fourreau. Kendra frémit d’excitation. L'assaut final allait pouvoir être ordonné, et elle se languissait d’avance du carnage annoncé.
À l'heure de lancer la charge, Drago et son clan ne furent pas seuls. Des milliers de vampires surgirent dans un silence spectral. À leur tête, une silhouette écarlate perça la nuit, entraînant derrière elle une armée aux attraits presque fantasmagoriques, tant leur traînée discrète contrastait avec l’amas de poussière soulevé par les troupes de Drago. Les deux vagues se confondirent en une déferlante dont le flot menaçait de tout dévaster sur son passage.
Drusilla exhalait la même expression de folie dans les yeux, cette indescriptible et imprévisible allant pour la violence irrationnelle. L'alliance contre nature répondit à l'appel de la lune, trônant fièrement dans le firmament ténébreux. Ronde et resplendissante, elle réverbérait une couleur de sang.
**
-La lune rouge ! s'exclama Djézabelle, le regard rivé sur l'astre.
Positionnées en retrait des troupes, au pied d'un bâtiment délabré, la prêtresse et ses sœurs, vêtues de leurs toges encapuchonnées, attendaient le moment propice à l'accomplissement de leur rituel. Suite à de longues heures régies par l’incertitude quant à la capacité des alliés à résister, l'apparition de la lune cuivrée fut perçue comme une délivrance. Djézabelle, consciente du pouvoir incommensurable que l'alignement des astres conférait à la magie, comptait admirablement en tirer parti. Pour autant, à l'excitation de la réussite s’ajoutait la peur de l'échec. La pression lui dévorait les entrailles, alors qu’elle s’apprêtait à franchir le pas.
-Elle est magnifique ! s'exclama Emelyne dont le visage irradiait d'une douce béatitude.
-Mortelle ! rectifia Djézabelle. Ne traînons pas ! C'est le moment.
Après avoir purifié le terrain de toute entrave résiduelle, la prêtresse déversa du sel sur le sol vierge en formant deux cercles à l'intérieur desquels elle dessina deux pentagrammes. Ses sœurs disposèrent des bougies tout autour. Les flammes vacillaient sous l'attrait du vent. Un troisième cercle, plus petit, fut créé à égale distance des deux autres, qu'il reliait par deux tracés incrustés dans la terre à coup de bâton. Sans perdre de temps, elle s'engouffra à l'intérieur. Au loin, les échos de la bataille filtraient jusqu'à elle, et chaque seconde martelait le poids d'un nouveau drame.
...À nous de jouer ! lança-t-elle avec entrain.
Ses sœurs exécutèrent une ronde autour d'elle en joignant leur main. C'était son tour, son fardeau, sa mission. Les autres avaient accompli leur part. Tous les espoirs reposaient désormais sur ses frêles épaules. Djézabelle allait devoir faire abstraction de ses craintes et des enjeux, se donner corps et âme, et focaliser chaque fibre de son être à l'élaboration du rituel. Les yeux rivés sur le clair de Lune, ses dernières pensées se dispersèrent à travers le voile d'un amour inconditionnel porté aux deux êtres qu'elle chérissait le plus.
***
Le vampire parcourait les ruelles pavées, le visage et le corps débarrassés de tous ces artifices incommodants. Plus de masque ni de tatouages : il n'en avait plus besoin. Ce chaos primitif généralisé lui offrait enfin la possibilité de se mouvoir librement, sans que l’attention ne porte sur sa personne, sans le harcèlement quotidien de ces drones désormais relégués à la postérité. Pourtant, cette liberté avait un coût, celui de l'anarchie perpétrée au nom d'une idéologie porteuse de ce désir autodestructeur. La rébellion prenait forme partout, mais pas toujours de la même manière ni pour les bonnes raisons : certains par désir de liberté, d'autres par pur nihilisme, ou simplement parce qu'il en avaient la possibilité. Lui ne s'en souciait pas. La moindre expression de violence, d'insoumission à l'autorité proclamée, il la percevait comme un signe de victoire et d'émancipation.
Autour de lui, les véhicules brûlaient, les vitrines institutionnelles se brisaient sous les coups de barres à mines et des panneaux de signalisation arrachés, tandis que les milices, débordées et dispersées, ployaient sous le nombre. L'unité prônée par Wolfram et Hart existait bel et bien, mais à leurs dépens. Démons, humains, tous avaient souffert de la situation, et tous exigeaient des comptes. Des détonations ici et là, des bruissements d'acier, des bouts de verres brisés, l'odeur de brûlé imprégnant l'air, et ces cris teintés de milles nuances où joies, colères, peurs et tristesses, s'enchevêtraient dans un débordement d'émotions trop longtemps refoulées.
Vêtu de son long imperméable noir, le vampire s’arrêta net devant l'énorme édifice à l’effigie des trois Déités. À ses côtés, Whistler l'accompagnait dans sa vielle tenue dévergondée d'un quarantenaire alcoolique sur le déclin, la chemise branlante, la veste en cuir usée, et ce fameux chapeau porté avec l'élégance d'un homme en manque d'assurance.
-Alors c'est censé être ici ? réagit l’homme au chapeau, légèrement sceptique.
Angel, lui, ne doutait pas. Les vibrations dans sa chair, ce frisson irradiant le long de son épine dorsale, cette pulsion électromagnétique l'attirant comme un aimant : tout coïncidait. Mais par pragmatisme ou par habitude, il refusait de l'admettre.
-On ne devrait pas tarder à en avoir le cœur net, assura-t-il en considérant la magnificence du lieu sacré.
La cathédrale constituait le point névralgique, l'axe à partir duquel se dressaient, dans le lointain, les trois tours du pouvoir. Angel se sentit écrasé par le gigantisme de l'édifice, autant que par sa beauté inquiétante, caractérisée par ces deux hautes tours d'ébène surplombant et oppressant la façade. Il scruta avec défi les emblèmes du miroir, du joyau et de l'épée, soutenus par ces moulures pullulantes de gueules béantes et difformes à l'aspect démoniaque.
À l'entrée, deux prêtres aux toges rutilantes montaient la garde. Parvenu à leur hauteur, le vampire dégaina le premier. Une seconde plus tard, et le seul prêtre encore conscient fut projeté contre le portail, qui vola en éclat sous l'impulsion. Un pied dans le domaine eut suffi à confirmer ses certitudes : aucune travée, ni chœur, seulement du vide et cette statue figée du démon Acathla, enchaînée et préservée dans une bulle d'énergie opaque, cristalline, vibrante d'instabilité. Le colosse, source de tous ses malheurs, semblait le fixer derrière ce fin manteau de membrane. Le vampire n'en éprouva que plus de haine à son encontre. Whistler, arrivé sur le tard, resta pantois devant la menace avérée.
-Je ne voudrais pas te priver de ces chaleureuses retrouvailles, mais on a de la visite, et je ne suis pas très doué pour l'action.
Extirpé de ce face-à-face taciturne, Angel prit conscience de la présence d'une vingtaine de prêtres qui le scrutaient de leurs regards noirs. Ces religieux à la capuche ombrageant leur faciès transpiraient une haine qu'il s’apprêtait à leur retourner.
-C'est pour une confession! les provoqua-t-il, le visage serein, impatient d'en découdre.
****
Une lourdeur presque électrique planait dans l’atmosphère, imputable à l'appréhension de ce face-à-face avec ce vieillard, dont la frêle silhouette portait les stigmates d'une faiblesse apparente. Buffy, Willow et Seyia, n'étaient pas dupes. Dès leur incursion dans cette salle, une aura ténébreuse, dépassant l'entendement, les avait assaillis, et elle provenait de cet homme au regard froid et calculateur. Buffy, imprégnée par cette peur tangible, mesurait plus que les autres l'étendue de la menace. La dernière fois qu'elle eut éprouvé pareil frémissement, ce fut au contact de la Force. Cette entité, à n'en pas douter, était du même ordre. Le vieil homme se dressa de son trône et les considéra bassement, sans agressivité particulière.
-Ainsi, vous êtes parvenu jusqu'ici, constata-t-il avec sérénité. Les humains m'étonneront toujours. C'est en partie pour cela que je les aime. Ils sont imprévisibles. Du moins, certains le sont.
-Vous les aimez ? répliqua Buffy, la scythe écarlate tenue fermement en main. C'est ça, votre façon de le montrer ? En les asservissant et en les prenant en otage ? Nous ne devons pas avoir la même conception de l'amour.
-Buffy, la nomma-t-il avec un sourire cynique. La tueuse… Un autre cadeau que nous vous avons offert.
Spontanément, le raisonnement de l’élue s’éclaira d’une révélation.
-Les origines, murmura-t-elle le regard absent... C'était vous...
-Je vois que vous comprenez. Hélas, notre rôle n'a été que passager. D'autres ont jugé bon de faire de vous et de vos descendantes, une élue, une tueuse, un être doué d'une force démoniaque, capable à elle seule d'arbitrer le meilleur des deux mondes. On voit où cela vous a mené. L'homme a toujours espéré un sauveur à même de répondre à ses tourments. Vaine utopie que celle-ci, mais on ne peut pas vous en vouloir. Vous n'êtes pas responsable de ce mensonge. Vous n'êtes que l'expression de leur volonté. Leur créature.
Le discours énigmatique perça au cœur de leur incertitude, attisant leur désir intarissable d'en apprendre davantage.
-Que voulez-vous dire par « leur » ? interrogea Willow, tandis que Seyia trépignait d'impatience à l'idée d'en découdre. Qui sont ces « autres » dont vous affirmez qu'ils sont à l'origine du mythe de la tueuse.
Une lueur, nourrie par la haine, imprégna subtilement son regard avant de se résorber promptement.
-Vous n'êtes pas sans savoir que dans toute existence, fût-elle divine, il existe une hiérarchie, et lorsque celle-ci s'avère défaillante, ce sont toujours les pauvres âmes qui en payent le prix. Mais le mystère qui les entoure n'est pas sans raison, ni le nôtre, du reste. Il ne conviendrait pas de m’étendre sur un sujet hors de la portée humaine.
-Vous ne nous apprenez rien, répliqua Seyia avec rage, l'épée en main. En attendant, c'est vous notre problème. C'est pour ça qu'on est là : pour réparer vos défaillances.
D'un regard courroucé, il annihila en elle toute volonté guerrière, toute ambition de victoire. Paralysée d'effroi, Seyia sentit toute sa force l’abandonner, comme ce soir-là où elle avait affronté le démon dans le gymnase du lycée. Cette sensation, loin de s'avérer exhaustive, vibrait dans sa poitrine à une échelle autrement plus périlleuse. Conscient de l’emprise qu’il exerçait, le vieil homme relâcha la pression en maquillant ses traits d'une bienveillance feinte.
-Je perçois cette aura démoniaque en vous. Celle d'une tueuse... Je vois... C'est vous que Ryane a affronté dans les souterrains. Fascinante, à plus d'un titre. Il y a quelque chose, une lumière singulière qui vous entoure, dont la nature profonde m'échappe.
Il détourna alors son attention pour la poser sur la principale intéressée.
...Vous voyez, Buffy, vous et cette jeune femme, vous êtes le parfait exemple de ce pour quoi ils étaient dans l'erreur. Une tueuse ne peut rien accomplir seule, elle ne peut qu'échouer. Voici pourquoi vous avez brisé leurs règles, voici pourquoi vous et cette sorcière avez embrassé notre idéal, en étendant le pouvoir à d'autres, comme nous l'avions fait jadis. Sans notre amour pour l'humanité, ce monde n'existerait plus aujourd'hui.
-Fermez-la, lâcha Buffy. Nous n'avons rien à voir avec vous. Osez encore une fois parler d'amour et je vous assure que je vous le ferai regretter.
-L'amour tel que nous le concevons ne se réduit pas au concept des sentiments. Il ne se nourrit pas d'émotion, ni même de bienveillance. Il se reflète dans la vie que nous vous avons offerte, dans notre volonté de vous ouvrir les yeux sur votre propre nature, sur vos propres choix. Le véritable amour n'est-il pas de laisser ses oisillons voler de leurs propres ailes ?
-Le choix, notre libre arbitre, prononça Buffy avec force. C'est justement ce que vous nous avez volé en interférant dans un monde qui n'a jamais été, et ne sera jamais le vôtre. J'ai une révélation pour vous : Dieu ou pas, sur cette terre, il n'y a rien qui soit immortel.
Éclaboussés par ce même élan de révolte, Buffy, Willow et Seyia brûlaient d'un feu ardent que la peur n'était plus à même d'endiguer. Les mots professés par ce faux Dieu fulminaient dans leur tête comme autant d'insultes, de mensonges perpétrés par ce déni pervers d'une réalité altérée. Armées de leur colère, les deux tueuses brandirent leurs lames, tandis que la sorcière, légèrement en retrait, ruminait l'ombre d'un sort dont elle seule détenait le secret.
-Ce libre arbitre dont vous semblez si fiers, c'est nous qui vous l'avons offert, insista le vieil homme dont la silhouette se mit à onduler et se déformer.
Sa voix éraillée prit une intonation caverneuse.
...Ainsi soit le destin de l'homme, à se rebeller contre ses créateurs.
Des rafales de feu embrasèrent sa silhouette, alors que les deux tueuses se précipitaient à ses flancs pour le lacérer de leurs lames. À l'impact, au lieu de traverser la matière organique, la Scythe et l'épée butèrent contre la robustesse d'un épiderme si dense qu'il en paraissait impénétrable. Seyia et Buffy, abasourdies, virent la torche humaine se déformer et croître jusqu'à dépasser l'articulation de leur cou. Soumis à une puissante émanation de chaleur, leurs corps furent projetés, soufflés en arrière dans le décor.
Willow n'en revenait pas. Son sort n'eut d'autre effet que de révéler la véritable apparence du Dieu cerf, et elle se distinguait à mi-chemin entre l'homme et le démon. Son corps aux attraits humanoïdes, couvert d'un fin pelage sombre, déployait une puissance effroyable, tant ses fibres musculaires s'émancipaient de son épiderme bestial. Son visage velu, orné de ramures de cervidés qui s’élevaient impétueusement au sommet de son crâne, s'illuminait de deux rubis d'une noirceur abyssale.
Cependant, malgré sa forme divine, une légère déception naquit à l'ombre de son regard autocentré. Et pour cause, il venait de réaliser que toutes ces années à sceller le portail d'Acathla avaient grandement affaibli ses capacités. Sa masse et sa taille, bien qu'imposantes, n'étaient en rien comparables à celles de son arrivée sur terre, il y a de cela dix ans. La portée de son influence mystique s'en trouvait fatalement limitée.
...Peu importe, se rassura-t-il. Notre pouvoir, même fortement diminué, dépasse l'entendement de tout ce qui existe en ce bas monde.
Profitant de cet instant de flottement, Willow réitéra la manœuvre en invoquant un autre élément.
-Adama pulvis, récita-t-elle, tandis qu'autour de sa personne se formèrent des dizaines de stalactites.
Les piques de glace fusèrent, puis se désintégrèrent contre cette masse de chair, en poussière d'étoiles. Les résidus, en inertie dans l'apesanteur, enveloppèrent la créature divine comme une neige stagnante et éthérée, tombée du ciel.
...Chione invoco te aurara borealis flare
Aussitôt, les cendres cristallines se distillèrent en lumière diaphane sur la surface de sa peau, emprisonnant le corps du mastodonte dans un cercueil de glace. Le soulagement fut de courte durée. L'œil de la sorcière fut accaparé par un léger frémissement de la masse sombre à l'intérieur du bloc opaque. À la première craquelure, d'autres suivirent, quadrillant le cercueil de multiples fissures. C’est alors qu’elle le vit, impuissante, s'extirper de son tombeau de cristal et bondir dans sa direction d’un saut gigantesque. Son sang ne fit qu'un tour. À peine eut-elle la présence d'esprit de créer un mur de protection, que son dernier artifice vola en éclat, sous l'impulsion d'une physique annihilant, par sa force brute, toute transcendance élémentaire.
-Willow! cria Buffy en la percutant à l'épaule pour la soustraire à l'attaque meurtrière.
La sorcière, désormais hors d'atteinte, restait sonnée par la brutalité de la charge et peinait à retrouver ses esprits. Une aubaine pour la tueuse, enfin libre de déchaîner toute l'étendue de sa colère. Douée d'une agilité hors du commun, Buffy esquiva les gestes lourds et maladroits du colosse en quête de repères, puis contre-attaqua avec une hargne inouïe. La Scythe écarlate tournoya dans l'obscurité, frappant à une vitesse indécelable, pour atteindre sa cible à plusieurs reprises.
Seyia, remise d'aplomb, se joignit à l'assaut, dictant ses pas sur celui de son mentor, s'effaçant lorsqu'il le fallait, et portant l'estoc au moment opportun. Chacune comblait les temps faibles et forts de l'autre, dans une synchronisation instinctive, alliant puissance et agilité. Hélas, si les coups portés s'enchevêtraient, se succédaient à un rythme effréné, les effets sur le corps du démon demeuraient sans consistance tangible.
S'adaptant à leur vivacité, le Dieu Cerf brisa leur équilibre en piétinant lourdement le sol jusqu'à le faire trembler, puis, d’une double charge, les envoya valser dans le décor.
*****
(Tour du joyau.)
Couvert d'écorchures, Spike se redressa sous ses traits vampiriques. Une ombre traversa furtivement son champ de vision. Le fracas d'un corps heurtant le terre-plein derrière lui le fit jeter un bref regard par-dessus l’épaule : c'était Faith, ou ce qu'il restait de son corps meurtri d'hématomes. Des bruits de lutte résonnaient à ses oreilles, dans la direction opposée. Illyria revenait inlassablement à la charge malgré ses nombreuses tentatives avortées. Plus que les autres, plus que lui, elle combattait avec une rage et une abnégation digne d'admiration. Mais elle aussi subissait la domination de ce démon au corps humanoïde, dont la tête de bouc ornementée d'une coiffe d'or déployait deux puissantes cornes en forme de lyre. Lorsqu'ils s'étaient présentés face à lui, le Dieu Bélier arborait les traits d'une panthère noire aux pupilles dorées, avant qu'il ne regagne sa forme originelle.
-Je commence à regretter le gros matou! rumina le vampire en puisant en lui les derniers erzats d'une détermination vacillante, mise à mal par une finalité déjà actée.
Mariant dextérité et puissance, la bête dominait insolemment les débats, prenant plaisir à éterniser les échanges plus que de raison. Alors que Spike s'élançait pour attaquer, il fut pris de court par cette masse corporelle qui déferla sur lui en le raflant violemment dans son sillage. La douleur effroyable fut légèrement atténuée par la sensation des fins cheveux de la déesse démone sur son visage. Des gerbes de sangs éclaboussèrent sur la plancher, sans qu'il ne puisse en deviner la provenance.
Pendant que le vampire s'inquiétait de l'état d’Illyria, Faith bondit aussitôt pour reprendre le relais. La tueuse savait son rôle : accaparer l'attention, gagner du temps, tenir la distance, et qui sait, sur un coup de chance, porter un coup capable de l'ébranler, de lui faire ressentir cette douleur propre à chaque mortel. Ses bras, ses jambes, la tension de ses muscles, sa mâchoire serrée, ses cheveux virevoltant sous ses enchaînements capables de briser toutes les créatures affrontées jusqu'alors : la tueuse se démenait comme une diablesse. La bête, Caleb, les démons primordiaux, Il surclassait tout ce qu'elle avait connu de pire, mais elle refusait de s'arrêter à ça. Les enjeux étaient trop importants, alors elle continua, émiettant ses phalanges, déstructurant ses os en serrant les dents pour ne pas hurler de douleur.
-Tu vas crever, hurla-t-elle comme une prière de peu de foi.
Son déchaînement meurtrier fut brutalement interrompu par une douleur aiguë à l'estomac, irradiant dans sa poitrine, ses poumons, puis son œsophage. Un flot de sang écarlate dégoulina de ses lèvres. La puissance du point centrifuge projeta son corps dans un espace qu'elle ne discernait plus. Le haut, le bas, tout défilait jusqu'à la nausée, jusqu'à la stabilité de la matière, dure, cassante, et malgré tout, apaisante. La joue collée au sol, le mal ruminait toujours, signe que la vie ne l'avait pas quittée. Alors que le Dieu Bélier approchait, déplaçant sa masse menaçante vers la tueuse, Spike et Illyria s’interposèrent en érigeant leurs corps en rempart.
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(Tour du miroir.)
Chris et Chiara se dressèrent face à la Déesse Louve. Lara venait d'essuyer une attaque dévastatrice et gisait au sol, le corps lacéré par une plaie béante au bas ventre. Inquiets, ses coéquipiers n'eurent pas le privilège de lui prêter assistante. Leur adversaire ne leur accorderait pas ce temps si précieux. Ainsi, la jeune femme aux cheveux cendrés prit les devants. Elle s'élança à corps perdu, esquissant de son épée des trajectoires irrégulières pour mieux surprendre, mais la Déesse à la tête de loup et au corps de femme esquivait sans peine, à coups d'habiles acrobaties.
Pourvue d'une carrure puissante et filiforme, cette dernière remuait, agile et légère, insaisissable, déconcertante d'imprévisibilité. Chiara restait prudente. Plus l'échange perdurait, plus le risque de se découvrir prenait de l'ampleur. Heureusement, l'espièglerie caractéristique d'un adversaire à l'assurance décomplexée lui conférait l'avantage de ne pas mourir trop vite, malgré le rapport de force inégal. La Louve jouait avec sa proie, et Chiara luttait de toutes ses forces pour ne pas embrasser le rôle de l'agneau sacrifié.
-Pousse-toi, hurla Chris, le doigt sur la gâchette et l'œil dans le viseur.
Elle s'exécuta d'un roulé-boulé sur le côté, libérant ainsi la ligne de visée. Des détonations successives retentirent. Les deux mains fermes sur son désert eagle, le soldat s'évertuait à calibrer cette cible remuante, mais ses tirs dévièrent, indisciplinées. Chaque fois qu'il pensait l'atteindre, la Déesse Louve semblait entamer un bon dans le temps : elle se dérobait subitement, puis réapparaissait quelque mètre plus loin. Loin de renoncer, Chris continuait de canarder, en haut, en bas , à gauche, à droite, jusqu'à ce qu'elle se matérialise à quelque pas de lui. Instinctivement, il tenta un plaquage et agrippa ses jambes, mais elle resta solidement ancrée à la terre sans effort apparent. La seconde d'après, il sentit son corps se soulever, ses omoplates se broyer contre le plafond, puis ce fut le trou noir.
Chiara, témoin de la scène, demeura figée, presque végétative, confrontée à ses propres failles. Initialement, Angel avait insisté pour qu'elle soit secondée par Trepkos et Boon dans cette expédition. Elle aurait dû accepter, ne pas succomber aux désirs de Chris et Lara de la suivre aveuglément. Aujourd'hui, elle regrettait cette folie suicidaire.
''Reste concentrée, ma fille,'' se raisonna-t-elle, le souffle court, sur la défensive. Reprends-toi... Tu peux le faire... Tu peux le faire…
La bête approchait. Empoignant la garde de son épée, Chiara serra les dents, et s'élança de plus belle.
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(Champ de bataille)
Les cadavres s'entassaient par milliers, percutés, piétinés sur le terrain vague, comme autant d'entraves pour les guerriers en quête de gloire. Les uns s'effondraient sans éclat, d'autres héroïquement, mais tous destinés au même sort. Après la bataille, aucun tri ne sera effectué. Personne ne pleurera les morts. Les vainqueurs érigeront des monuments en leur honneur pour cacher le déshonneur de ceux qui n'y auront jamais participé. Ils deviendront une simple donnée statistique, un détail dans l'histoire.
Jamais ne sera fait mention des innombrables tueries, des cris d'agonies, de terreurs, et de la confusion éprouvée de part et d'autre des camps. Personne ne mentionnera le courage de ce mage qui, le foie percé, continua de combattre jusqu'à son ultime souffle de vie. Personne ne ventera les exploits de ce guerrier de l'empire qui, à quatre contre un, parvint à se défaire de trois opposants avant de sombrer en réservant ses dernières pensées à sa famille. Et personne ne citera jamais cet enfant des rues qui, effrayé par la mort, se dissimula parmi les cadavres, et pris de honte, trouva en lui le courage de mourir debout parmi ses frères d'armes. Toutes ces vies ne trouveront écho que dans l'ombre des têtes d'affiche, toujours promptes à se démarquer de la foule.
Ainsi, Kendra, à elle seule, entraîna de lourdes pertes chez les rebelles. Brat, le mentor de Kteal, mourut de sa main, éventré d'un revers de lame, et ce ne fut qu'un parmi la multitude. Kate, malgré ses tirs à bout portant, fut prise de vitesse, sa gorge arrachée sans même qu’elle obtienne un dernier regard. À chacun de ses pas, les corps croulaient et la terre s'affaissait sous une pluie de sang.
Drusilla et ses vampires se livraient à un carnage endiablé. Ses troupes cassaient les lignes par la force de leur aptitude à encaisser et à infliger le pire des châtiments. Le bal des damnées : voilà ce que ce massacre représentait pour eux, une rêve party infernale où tous les suceurs de sang s'adonnaient à leur soif viscérale, trop longtemps bridée par des années de résignation et de codes. La guerre permettait la pire des cruautés, sans comptes à rendre, ni règles à respecter.
Et puis il y avait Drago, ce seigneur de guerre qui se repentait dans le sang de ses victimes. À tour de bras, il décimait, éradiquait des lignes entières de guerriers. Son épée d'ébène rendait la sentence et l'appliquait. Tel un démon, il sillonnait le champ de bataille comme s'il était la mort incarnée. Son aura galvanisait ses troupes, et écrasait le moral des rebelles qui, témoins de sa puissance, s'écartaient instinctivement pour ne pas croiser sa lame.
Malgré le pouvoir de la sorcière blanche, les troupes de l'alliance se disloquaient, incapables de résister à la déferlante. Gunn, Riley, Gwen, Kteal, Alex, et tous les autres luttaient avec l'énergie du désespoir, mais les dés semblaient jetés. Sans regret, ils avaient fièrement accompli leur mission en résistant plus que nécessaire, au-delà même de leur plus folle espérance. À toute vaillance, sa décadence. L'avenir se voulait prometteur et il se réaliserait sans eux. Pourtant certains se refusaient à cette fatalité. D'autres œuvraient toujours à changer l'issue, ou, du reste, s'évertuaient-ils à la retarder.
Lui venait d'échapper à une mort certaine. Lorsqu'il avait lutté pour s'extraire de son cockpit, une lumière lui était apparue, douce, chaleureuse, et revigorante. Cette lumière s'était immiscée en lui, et désormais elle brûlait de mille feux, prête à éclabousser ce champ de mort. Le katana orné d'une tête de dragon tournoya entre ses doigts. Son cœur palpita, répondant à l'appel de la lune rouge dont l'éclat se reflétait à travers ses pupilles enflammées. Le Loup noir reprenait du service, prêt à peser sur la trame des évènements, tandis que plus loin, une autre âme se livrait à un défi d'une autre nature.
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-Terra iuncta es, terra tibi iuncta est.
Djézabelle ne cessait de marteler ces mots, prononcés comme une complainte, une prière, un cri vers l'au-delà. Dépossédée du verbis diablo, elle puisa dans ses entrailles des ressources qu'elle ne soupçonnait plus. Les arcanes lunaires, ce fléau incantatoire redouté de la caste chamanique et décrit dans le grimoire d'Heptameron comme la plus versatile des magies, relevaient pour elle d'un voyage vers l'inconnu.
Non seulement le résultat n'était pas assuré, mais une seule erreur commise, une seule prononciation mal avisée, une simple tonalité mal ajustée, et la terre accuserait le coup d'un cataclysme sans précédent. L'attraction de la Lune rouge fortifiait les ondes de l'invisible, aussi, la difficulté pour Djézabelle consistait à percevoir le juste milieu dans ce torrent d'incertitude et de puissance dévastatrice, soumise à la jonction des astres et des éléments. Autour d'elle, ses sœurs constituaient le socle de sa résistance, cette particule d'oxygène dans le déchaînement d'un espace-temps en perpétuelle expansion.
...Terra iuncta es, terra tibi iuncta est.
La posture droite, les avant-bras légèrement écartés et les paumes tournées en offrande vers le ciel , elle persistait à réciter ces mêmes vers sans fluctuer sa prononciation. Son intonation, articulée et portante, errait à travers ses lèvres d'un rouge vif, de même que sa beauté à travers le voile d'une souffrance latente. Les paupières closes, le front émaillé de plissures, toute son articulation interne vibrait à travers l'expression de ses traits toujours plus marqués. Et pourtant, malgré cette explosion d'émotion et les tiraillements qui l’assaillaient de toutes parts, elle persistait, envers et contre tout, à préserver ce chant verbal inaltéré.
...Terra iuncta es, Terra tibi iuncta est.
Telle une mère envers son enfant, elle protégeait le discours de tous les maux de la terre, sacrifiant son cœur et son corps à cet espoir naissant au centre des cercles. Des grésillements électriques perçaient par intermittence, jusqu'à ce que deux sphères lumineuses ne se forment à l’intérieur. Dans ce tourment instable, une sensation plus douce, inédite à sa perception, s'insinua en elle. La douleur s'estompa progressivement. Ne demeurait plus que ce fourmillement dans le bas ventre et cette énergie de nature à bouleverser sa chimie interne. Ses longs cheveux se dressèrent devant son visage, attirés par l'attraction de ces deux soleils. Les cercles de lumière, en constante évolution, engloutissaient toute l'obscurité environnante. Assurée d'y parvenir, elle entonna, dans un ultime effort, le dernier vers de ce chant céleste.
-Terra iuncta es, Terra tibi iuncta est.
Les yeux ouverts, les lèvres collées, son visage perlé de sueur s'illumina d'un sourire, à l'apparition de ces deux halos lumineux parvenus à leur forme finale. Un bourdonnement léger de matière mouvante et contenue, se fit l'écho d'une douce musique dans les oreilles de Djézabelle et ses sœurs. Comme le lointain clapotis des vagues sur la jetée, la résonnance silencieuse de la portée avalait le vacarme de la bataille.
L'ombre d'une silhouette perça le fin manteau de la membrane d'argent. Un pas léger, presque hésitant, puis un deuxième cadencé, jusqu'à ce que le voile ne s'évapore et que l'horizon ne se révèle à lui, lourd, brûlant et chaotique. Avec son apparition, quelques notes de musiques. Sa voix ruminait ce chant mélodieux contenu du bout des lèvres, effleuré par cette pudeur puisée au cœur d'une intimité fragmentée.
-When the night has come, And the land is dark....
Lui, l'étranger, le rêveur, le démon issu d’une dimension lointaine, cet enfer dépourvu de chant et de lyrisme, dépourvu d'âme, retrouvait enfin sa terre d'adoption après un long silence, et son émotion vibrait à travers la mélancolie de son interprétation.
...And the moon, is the only, light we'll see…
Toutes ces années à fuir un monde qu'il ne comprenait plus, à vivre dans l'ombre d'une existence passée où hauts et bas s'étaient enchevêtrées, jusqu'à ce que le bas prédomine et ne le fasse sombrer dans la dépression. De l'histoire ancienne, désormais morte et enterrée. Aujourd'hui, c'était son jour : celui du renouveau, celui ou ses pieds fouleraient cette terre tant aimée, où sa voix brillerait à travers le chaos pour y semer les germes d'une harmonie retrouvée.
...No I won't, be afraid, no I won't, be afraid,
Alors, il chanta de toute ses tripes, jusqu’à en perdre haleine. C'était son arme, sa force, sa différence, lui qui était né Pyléen, vert de peau, répondant au nom de Krevlornswath du clan Deathwok, et qui avait choisi de vivre en terrien pour le restant de ses jours. Lorne marquait son retour, froussard mais heureux, prêt à entamer les festivités à sa façon, comme toujours, par le biais de quelques notes entonnées au gré du vent.
...Just as long as you stand, stand by me... Que le spectacle commence!
Derrière lui, les cercles lumineux s'effacèrent, laissant déferler des milliers de combattants. Le champion de Pyléa, Groo, surgit à la tête de l’armée Pyléenne, l'épée déployée, juché sur son fier destrier blanc. Du second portail jaillirent des milliers de démons quadrupèdes à la fourrure épaisse et aux crocs acérés, menés par Connor, le fils d'Angel chevauchant le plus imposant d'entre eux. Les deux armées se scindèrent autour de leur chef d'orchestre qui se pavanait dans son complet coloré, à la rencontre de la grande prêtresse. Cette dernière l'accueillit, le cœur battant.
-Lorne, vous et Connor… Vous avez réussi. Vous l'avez fait ! souffla Djézabelle, incrédule.
-Pour être honnête, ma petite chouquette, c'est surtout vous qui méritez des félicitations, rectifia-t-il avec un sourire au coin. Comme je l'avais promis à Angel, j'ai fait ma part. Maintenant, la seule chose que je puisse faire, c'est attendre et prier… même si, pour une fois, j’ai l’impression que les étoiles penchent de notre côté.
-Quelqu'un a chanté pour vous? s'étonna Djézabelle.
-Plus depuis une éternité ! Et franchement, ça ne me manque pas. Tous n'ont pas le timbre de voix de Barbara Streisand ou de Stevie Wonder. Non, l'avenir n'est pas tracé, il n'est pas figé dans le temps, il demeure en mouvement, il s'écrit chaque seconde, et il est imprévisible, un peu comme mon dernier acolyte… un type pas fichu de servir un bon cocktail, mais de temps à autre, capable de fulgurances.
Djézabelle leva soudain les yeux, interpellée par un hurlement perçant dans la nuit. Un sourire de satisfaction étira doucement ses lèvres.
-Vous avez raison, Lorne. Chaque seconde nous réserve son lot de surprises.
Sur le toit d’un immeuble voisin, Nyctimos et sa meute se dessinèrent dans l’ombre, répondant à l'appel de la lune. Métamorphosés, ils déferlèrent en vague sur la paroi, bondissant et rebondissant jusqu’au sol avec une aisance presque irréelle. De leurs appuis, ils touchèrent terre à proximité de Djézabelle et de ses sœurs, puis s’élancèrent à nouveau, droit vers le front des troupes. La terre semblait trembler sous leurs puissantes enjambées. Il ne fallut qu'un court laps de temps pour que des centaines de lycanthropes rejoignent les rangs de Quor-toth et de Pyléa dans un nuage de poussière. En retrait, Djézabelle et Lorne contemplaient les fruits de leur dur labeur. Épuisée, la prêtresse se rapprocha du démon cornu et glissa sa main dans la sienne.
...Prier ne me paraît pas dénué de sens en pareilles circonstances.
*********
Un prêtre voltigea dans l'air avant de se désintégrer au contact de la sphère d'énergie entourant la statue en stase. Une dizaine de ses comparses gisaient au sol, inconscients, tandis qu’Angel poursuivait méthodiquement son œuvre. Non loin de lui, Whistler, adossé à la paroi, les mains dans les poches, observait la scène, grimaçant à chaque coup encaissé et jubilant à chaque frappe assenée.
-Ouïe! lança-t-il en mimant une souffrance fantasmée, alors que le vampire encaissait une méchante droite à la mâchoire. Celle-là, elle a dû faire mal.
Décontenancé, Angel se ressaisit aussitôt. Il bloqua l'attaque, puis projeta le prêtre hors d'orbite d'un coup de pied dévastateur. À peine venait-il de se débarrasser d’un opposant qu'un autre se ruait déjà sur lui.
-Tu pourrais m'aider, pesta le vampire en bloquant un fouetté de jambe.
En accompagnant le mouvement dans l'élan, Angel projeta son adversaire contre la paroi murale, à quelques centimètres de Whistler. Ce dernier resta impassible, adossé nonchalamment contre le mur.
-Désolé, dit-il en ajustant la calotte de son chapeau. La violence, les combats, tout ça... c’est pas vraiment mon truc. Mais je t'encourage, tu peux compter sur moi. Attention derrière toi.
D'un coup de coude à l'aveugle, Angel désarçonna son assaillant. Suite à un balayage, le prêtre perdit l'équilibre et s’effondra, inconscient. Le vampire se redressa aussitôt, prêt à affronter les derniers combattants encore vaillants.
-J'ai toujours détesté les religieux, lâcha-t-il en parant et dénuquant un autre prêtre à sa portée. Eux et leur satanée obstination à perdre le sens des réalités.
-C'est vrai qu'ils sont têtus, approuva Whistler, les bras croisés. Ils assistent à la débâcle de leurs camarades, et ils persistent malgré tout à espérer une autre finalité. Tiens, ça me rappelle quelqu'un.
-Ce n'est pas la même chose, répliqua le vampire en pliant son adversaire d'un coup de genou avant de lui briser la jambe d’un geste sec.
Les os craquèrent, soutenus par un cri d'effroi.
...Je n'ai rien à voir avec eux.
Le dernier opposant se présenta à lui, poussé par une fougue qu'il réprima dès lors que le vampire posa un regard acerbe sur sa personne. Suite à un rapide bilan de la situation, le prêtre, intimidé, battit en retraite et se carapata lâchement vers la sortie, non sans émettre quelques gémissements affolés.
-Finalement! s'enquit l'homme au chapeau. Leur cas n'est peut-être pas totalement désespéré.
Débarrassé des gêneurs, Angel tourna son attention sur l'immense statue du démon Acathla. Rassuré par l'absence de danger, Whistler se décida enfin à le rejoindre.
...Enfin, nous y voilà, dit-il subjugué par la carrure massive du démon endormi. À la croisée des chemins, là où tout se joue, là où tout finit. Enfin, à condition que tes amis parviennent à vaincre des Dieux. Buffy est puissante, mais la tâche s'annonce compliquée.
-Ils y parviendront, répondit Angel avec assurance. Ils ne sont plus à un miracle prêt. J'ai confiance en eux. Quand ils libéreront Acathla, alors...
Les mots se tarirent sur ses lèvres. Angel réalisait toute l'étendue du chemin parcouru pour parvenir à cette seule conclusion.
-Alors tu feras ce qu'il faut, poursuivit Whistler, le visage épris d'une empathie non feinte.
Le demi-démon ne se réjouissait pas de cette finalité, même s'il l'avait envisagée à maintes reprises.
...Tu sais, quand je t'ai trouvé dans les ruelles, mal fringué, à te nourrir de rats, j'étais loin d’imaginer l'homme que tu deviendrais aujourd'hui. Tu m'aurais presque réconcilié avec la nature humaine, enfin, disons, demi-humaine.
En pleine introspection, le vampire saisit l'occasion de rebondir sur les paroles de son acolyte.
-Ça me fait penser. Après tout ce temps, je ne sais presque rien de toi, si ce n'est ce que j'en ai déduit : un demi-démon immortel, au service des puissances supérieures, qui tente de me remettre sur le droit chemin. J'aurais un seul regret, celui de ne n'avoir jamais assisté à ta forme démoniaque.
-Crois-moi. Tu ne voudrais pas la voir.
Le vampire le sonda scrupuleusement.
-Alors comme ça, tu possèdes une autre forme. C'est bon à savoir.
Whistler venait de réaliser qu'il en avait trop dit, sans doute poussé par sa naïveté débordante.
-Tu prêches le faux pour avoir le vrai, réagit-il, légèrement déstabilisé. Tu as toujours été redoutable à ces petits jeux là.
Après une légère hésitation, il se décida finalement à lâcher du lest.
...Au point où on en est, il est vrai que tu mérites sans doute quelques éclaircissements.
-L'immortalité! murmura le vampire, l’esprit en ébullition.
-Pardon?
-Buffy et les autres...Ils affrontent des Dieux. Tu me l'as certifié. Ils pourraient les vaincre, mais… les Dieux ne sont-ils pas censés être immortels? Je ne me suis jamais posé cette question, parce que toi même, tu ne te la posais pas.
Whistler réajusta son chapeau.
-Je ne suis pas censé t'en parler... mais au point où on en est, autant tout déballé. Si les puissances supérieures n'interagissent pas directement avec la terre ou ailleurs, et s'ils restent bien planqués dans leur dimension, c’est qu’il existe une raison immuable à leur condition, une règle divine imposée par un esprit d'équité. Nul divinité ou être supérieur ne peut franchir les frontières de son royaume sans perdre son immortalité. Lorsqu'un être immortel, quel qu'il soit, se retrouve à arpenter les chemins des mortels, alors il est soumis aux mêmes règles, et aux mêmes risques. Dès lors qu'il revêt une enveloppe charnelle, qu'elle soit humaine, démoniaque, ou peu importe laquelle, il trahit son essence immatérielle, et accepte de fait la souffrance et la mortalité. Ces lois ont été édictées pour nous empêcher d’interférer et d’influer sur le libre arbitre de chaque espèce. Ceci est d'autant plus vrai sur la terre, berceau de l'humanité, abritant des créatures à l'image de ses créateurs, si ce n'est cette fâcheuse tendance au péché qui vous caractérise tant.
Par habitude, Angel décrypta la moindre parole, le moindre geste, même anodin, parce qu'il savait par expérience que les expressions, les traits d'intentions parlaient plus que les mots. Whistler ne mentait pas. Quand il souhaitait éviter un sujet, il ne s'encombrait pas de faux-semblant : il gardait le silence ou changeait habilement de conversation. Ainsi, le vampire avait appris à donner une intonation à ces silences, une couleur, mais toujours avec cette incertitude tenace de se heurter à un miroir sans tain.
Aujourd'hui, Whistler parlait. Sans doute trop, mais les circonstances l’exigeaient, alors le vampire s'engouffra dans la brèche, fit travailler sa mémoire et sa capacité extraordinaire de déduction pour en tirer l'esquisse d'une conclusion encore inachevée.
-Nous... murmura-t-il en extirpant cet ersatz de sa réflexion analytique.
Face au scepticisme avéré de son vis-à-vis, il précisa sa pensée.
...Nous empêcher d'interférer... C'est ce que tu as dit. Tu t'es inclus dedans en parlant des puissances supérieures. Tu aurais pu te tromper, mais tu ne l'as pas fait. Ta réaction parle d'elle-même. Tu penses ce que tu dis, parce que tu es incapable de mentir. C'est une attribution que l'on vous octroie à vous, les puissances supérieures.
Whistler, malgré les accusations, resta stoïque. Un léger rictus flottait au coin de ses lèvres, non par provocation, mais par une suffisance presque instinctive.
-Tu es plus perspicace que je ne l'imaginais, ou peut-être est-ce moi qui ai décidé de t'offrir les réponses que tu attendais sur un plateau. Ou alors tu continues de prêcher le faux, bien que ce soit inutile maintenant, puisque tu es dans le vrai. Mais dis-moi, qu'est-ce qui t’as mis la puce à l’oreille ? Je doute qu'un simple lapsus ait suffi à nourrir tes certitudes, J’me trompe.
-C'est vrai, confirma le vampire. Ça fait un bail que je me pose des questions à ton sujet. Doyle me l'a fait comprendre.
-Doyle? s'étonna Whistler. Il travaillait pour nous, mais je ne vois pas le rapport.
-Doyle était un demi-démon, je ne t'apprends rien. Il te ressemblait, du moins en apparence. C'était un homme généreux, avec ses failles. La peur lui tiraillait le ventre à chaque fois qu'une situation se corsait. Il était terrifié, mais il agissait malgré tout pour faire le bien. C'était un véritable héros. Toi, en revanche, depuis toutes ces années, je ne t'ai jamais vu éprouver la moindre peur. Tu n'as jamais agi, non pas par lâcheté, mais parce que tu ne te sentais pas concerné. Tout à l'heure, quand j'ai projeté ce prêtre à quelque centimètre de toi, tu n'as montré aucune réaction : ni peur, ni surprise. Tu es resté impassible, parce que tu savais que tu ne risquais rien. Un demi-démon, ou n’importe quelle personne sensée, aurait réagi différemment.
L'expression, sur le visage de Whistler, témoignait de l'admiration qu’il vouait au vampire.
-Alors tu me testais depuis le début. Wow, je dois avouer que tu m'épates. Il vaut mieux ne rien laisser traîner quand on te fréquente. J'ai toujours su que tu étais le vampire de la situation. J'ai bien fait de parier sur toi. Jusqu'à la fin, tu auras surpassé mes attentes. Ceci dit, si tu veux le fond de ma pensée, ton interprétation n'aurait eu aucune chance de servir de preuve dans un tribunal.
-Qui es-tu vraiment, Whistler? s'agaça Angel en le foudroyant du regard. Tu me dois au moins ça.
L'homme au chapeau inspira profondément. Une sincère amertume imprégna ses traits au moment de vider son sac.
-Je ne t'ai jamais menti me concernant. Oui, je suis une puissance supérieure, mais qu'est-ce qui définit réellement un démon? Après tout, un terme peut avoir le sens qu'on lui donne. J'ai été désigné pour arbitrer les forces du bien et du mal, pour préserver l'équilibre. C'est moi qui ai envoyé Cernunos, khnoum, et Oupaouat, ceux que tu connais sous le nom du Loup, du Cerf, et du Bélier, dans la dimension d'Acathla. J'étais leurs frères, mais ils ont trahi nos idéaux en corrompant l'humanité, alors j'ai dû appliquer la sentence. Leurs ailes ont été brisées et ils furent bannis à tout jamais de notre ordre. Nous n'étions pas censés interférer… du moins, jusqu'à aujourd'hui.
-Le loup, le cerf et le bélier faisaient donc partie des puissances supérieures ?
-Oui, acquiesça le demi-démon, le regard perdu dans le néant d'une mémoire encore trop vivace. Nous n'avions qu'un seul ennemi à l'époque. En combattant l'entité que vous appelez « La Force » certains d'entre nous se sont fourvoyés. L'humanité n’a pas été tenue pour responsable… enfin, pour être exact, nous avions décidé de lui offrir une seconde chance. Celle de révéler sa véritable nature, de la laisser faire face à ses propres choix. Ça n'a jamais été une question de bien ou de mal. Ces concepts n'appartiennent qu'à vous. Il s'agit simplement d'équilibre. L'humanité n'a toujours été qu'une expérience visant à répondre à la question fondamentale : des êtres imparfaits, sont-ils naturellement attirés par le chaos ou par l'harmonie ? De cette réponse dépend mon jugement, et ce sera le dernier, parce qu'une fois prononcé, il sera irrévocable.
Angel fut fortement impacté par ces nouvelles révélations, à défaut d'en être surpris. Il avait toujours considéré les puissances supérieures comme des marionnettistes, les maîtres d'un jeu cruel auxquels les participants se trouvaient contraints et forcés de tenir leurs rôles ingrats. Aujourd'hui, il en avait la confirmation et une rage sourde bouillonnait en lui.
-Toutes ces vies brisées par pure vanité, déplora le vampire avant de tourner le regard vers le géant de pierre. Les puissances supérieures ne valent pas mieux que Wolfram et Hart.
-L'immortalité confère des notions que les mortels sont incapables de discerner. Pour m'être immiscé dans la peau d'un mortel, je peux comprendre ton point de vue et ton ressentiment. Ne pense pas qu'observer et rester en retrait sans agir, soit un privilège agréable. Bien que je sois d'essence divine, je reste une créature à qui l'immortalité a été insufflée, au mépris de toute volonté personnelle. Je n'obéis qu'à ce pour quoi j'ai été créé.
Angel n'écoutait plus. Ses pensées dérivaient vers ses compagnons, à l'affût du moindre signe de leur part. Les yeux rivés sur le démon endormi, le vampire attendait son heure, impatient de tenir son rôle.
-Quand ce portail sera scellé, tu partiras. Vous laisserez les humains vivre leur vie, sans plus jamais interférer. La Force, Wolfram et Hart, les puissances supérieures… L'humanité vous a prouvé qu'elle est capable de faire face. La terre n'est plus votre terrain de jeux. Si vous nous avez créés, nous ne vous appartenons plus.
Angel sentit Whistler s'approcher, tandis qu’un onde d’hostilité l'envahissait soudain.
-Hélas, je crains qu'on ne se soit pas compris.
Son sixième sens lui somma de se tenir sur ses gardes, mais à peine eut-il le temps de tourner la tête qu'un souffle violent, suivi d'une douleur lancinante, le foudroya sur place. En s'inclinant, il fut agrippé par le col, puis projeté à travers les particules d'airs, avant de percuter brutalement le sol.
...Je comptais attendre le réveil d'Acathla pour agir, m'assurer que tes compagnons réussissent, mais par considération, je préfère en finir rapidement. Sache que je n'éprouve aucun plaisir à te tuer, mais mon jugement est sans appel. Acathla va purifier ce monde.
**********
Gwen agonisait parmi les cadavres. Les regards vitreux l'accaparaient de toute part, comme s'ils l'incitaient à rejoindre leurs rangs spectraux. En situation de faiblesse, elle ressassait le fil de sa débâcle. La lame avait percé son flanc, c'était indéniable, mais comment ? Ses éclairs, si destructeurs auraient dû frapper son ennemie de plein fouet. Pourtant, cette ombre s'était faufilée à travers la foudre, l'atteignant avant qu'elle ne puisse réagir. Le métal avait pénétré sa peau nue avec une facilité déconcertante, sans résistance et sans bruit.
Dire que les forces s'étaient équilibrées, que l'idée de survivre à cette folie ne lui semblait plus si invraisemblable. Et il fallut cette ultime erreur. Cette tueuse implacable venait peut-être de sonner le glas de son existence. Pourtant, une chaleur éprouvante émanait de sa blessure, prête à contredire ce sombre destin. En levant les yeux, elle aperçut les traits vagues d'un inconnu, un jeune homme à la peau d’ébène.
-Restes avec moi, lui ordonna-t-il en cautérisant la plaie de ses doigts chargés d’énergie. Ce n'est pas le moment de succomber. On est en train de les repousser.
Derrière ce jeune mage, elle distingua la carrure massive d'un mastodonte, dos tourné, qui assurait leur protection. Des ondes meurtrières jaillissaient de l’extrémité de son arme pour faucher les ennemis à distance. Lorsque les plus téméraires parvenaient à proximité, il les percutait de son bâton qu'il maniait avec force et habileté. Autour d'eux, au-dessus, partout, des alliés d'une nature inconnue occupaient le terrain en imposant leurs présences. L'ombre d'une immense bête dégoulinante de bave traversa son champ visuel, tandis que de solides guerriers à la peau verte repoussaient l'armée adverse à coup d'épée et de Hache. Gwen n'en croyait pas ses yeux. Peut-être venait-elle de traverser les contrées obscures, ou n'était-ce que la vision d'un désir se matérialisant à l'aune de ses derniers souffles de vie ?
Le tableau d'une lutte acharnée prenait forme, chaque seconde offrant l'opportunité aux deux camps de déjouer les statistiques. Une seule demeurait toutefois immuable, caractérisée par cet attrait rouge vif estampillant le champ de bataille. Aucune des deux armées ne souhaitait battre en retraite, et chaque avancée suscitait des confrontations où vampires, loups-garous, démons, tueurs, humains, et bêtes féroces épuisaient leur ligne de vie en effusions sanglantes.
À mesure que les échanges s’intensifiaient et que les pertes s’accumulaient, la masse compacte se fissura en une multitude de zones plus restreintes et dispersées. Des interstices se formaient dans les formations, dessinant plusieurs fronts sur l'échiquier. Dans l'un de ces blocs endiablés, Drusilla, après avoir abattu un lycan, se retrouva assaillie par une meute enragée. Malgré l'appui de ses hommes, elle ne parvint pas à s'extirper de ce guêpier. Des lambeaux de chairs lui furent arrachés, tandis qu'elle souriait face à la lune rouge, à qui elle réserva ses dernières paroles insensées. Disparue dans l'anonymat d'un instant, comme il en existait tant d'autres, son empreinte fut effacée de l'histoire du temps.
La reine de la meute n'était plus, mais les vampires, loin d'éprouver la moindre empathie envers leur général d'un soir, n'en furent aucunement affectés. Ils continuèrent à lutter et à tenir tête à Nyctimos et ses loups, jusqu'à ce que la véritable reine des Damnés apparaisse sur le champ de bataille. La présence de Magdala, à elle seule, suffit à renverser la donne, et à rallier les vampires encore fidèles du côté de l'alliance.
Si, dans l'anarchie, certaines têtes d'affiche s'éteignaient dans l'indifférence générale, il arrive parfois que les grands guerriers se rencontrent, attirés par une force de gravité concordante à leur puissance d'attraction. Gunn et Riley, témoins impuissants de l'hégémonie sans partage de Kendra, se décidèrent à tenter leur chance. Dépourvus de munitions, les deux guerriers se scrutèrent du blanc de l'œil, la glotte serrée, pendant que la tueuse achevait un démon de Quer Toth en l'égorgeant sèchement. Les épées jumelles en main, Kendra défia les deux téméraires, prête à en découdre.
-OK, mon pote, assura Gunn dans le brouhaha ambiant. Quand faut y aller.
-Ouais, ça me semble jouable. Après tout, elle est plutôt petite de taille.
-C'est sûr qu'elle ne paye pas de mine. Et puis, étriper un de ces chiens bizarres, c'est forcément un coup de chance.
Ils se jaugèrent du regard avant de parler d'une seule voix.
-...On va pas tarder à en avoir le cœur net.
Les deux guerriers chargèrent d'un seul homme, l'un brandissant sa hache de fortune, l'autre, sa baïonnette rutilante fixée à son fusil d'assaut. Leur action coordonnée, loin d'ébranler la défense passive de la tueuse, fut entérinée d'un croisement de lame. Un seul mouvement eut suffi pour scinder en deux leurs meilleurs atouts offensifs. Kendra les avait désarmés avec une telle aisance qu'elle put lire dans leurs yeux, l’éclat de la peur s'immiscer. Suite à leur tentative avortée, Riley et Gunn se replièrent rapidement hors de portée, assez pour prendre le temps d'analyser une situation sans équivoque : elle était la chasseuse, et ils étaient le gibier.
-OK! assura Charles. Faut croire que c'était pas vraiment un coup de chance.
-On va devoir la jouer serrer.
-C'est pas ce qu'on fait depuis le début de la bataille?
Le visage ruisselant de son propre sang mêlé à celui de ses ennemis, Kendra arborait un sourire sadique, imprégné d'une jouissance perverse à infliger la souffrance et à la ressentir. Elle s'approcha d'un pas lourd et puissant, fit tournoyer ses lames jumelles, puis, d'un bond, pénétra leur espace vital. Deux têtes de plus à ajouter à son tableau de chasse. Une futilité. Elle allait procéder comme à son habitude : s'approcher lentement, casser le rythme pour surprendre, et enfin trancher dans le vif.
En comptant sur l'effet de recul, elle fut prise à contre-pied par leur réaction contre nature. Au lieu de chercher à éviter l'attaque, les deux guerriers se projetèrent sur ses avant-bras et immobilisèrent ses mouvements. Poings, genoux et coudes, la contraignirent à se déposséder de ses lames jumelles qui percutèrent le sol, l'une tombant à plat et l'autre piquant dans l'amas de terre poussiéreuse. Les deux combattants persistaient à la rouer de coups, mais la puissance de ce corps remuant finit par triompher de leurs efforts.
D'un coup de tête à l'arcade, elle se désengagea de Riley, qui tomba à la renverse. De son bras désormais libre, elle bloqua le poing de Gunn et, d'un geste brusque, lui démit l'épaule. Le craquement des tendons résonna, tandis que le visage de ce dernier se tordait sous l’effet de la douleur. Sans attendre, Kendra le terrassa d'un puissant coup de pied au visage. Gunn fut repoussé sur plusieurs mètres, le corps élimé, râpé par le sol rugueux.
Riley prit aussitôt le relais, mais la tueuse le surclassait à tous les niveaux. Vitesse, puissance, habileté, le guerrier frappait désespérément dans le vide, et lorsqu'il parvenait à percuter sa chair, l'impression de cogner contre un bloc de béton lui infligeait plus de douleur qu'il n’en causait. Il avait déjà combattu Buffy par le passé, affronté des démons de toutes sortes, mais éprouver un tel complexe d'infériorité face à un adversaire relevait de l'inédit.
Lorsqu'au hasard d'un mouvement, il plongea son regard dans le sien, la peur le paralysa. Il se sentit écrasé par cette aura destructrice, cette lueur assassine capable de le broyer comme s'il n'était rien. Suite à un choc de trop, un spasme chargé d'électricité explosa dans sa boîte crânienne. Dans l'incapacité de traiter l'information, son cerveau ne se trouvait plus en mesure de décrypter le martèlement de coups destructeurs qui s’abattaient sur lui. Il n'éprouvait plus rien, si ce n'est cette étrange légèreté, ainsi que ce goût métallique de sang mélangé à la terre sèche. Son cœur palpitait, semblant rebondir sur le sol charnu, jusqu'à lui traverser l'omoplate.
Luttant contre la douleur, Gunn se redressa et se précipita au secours de son frère d'armes. Privé de l’usage de son bras droit, il frappa Kendra de son bras affaibli, mais elle ne broncha pas et réitéra la manœuvre en le lui saisissant. Le sourire provocateur de la tueuse laissait présager du pire. Elle s'apprêtait à briser son membre encore valide. Le visage ensanglanté et tuméfié, Gunn n'hésita pas. Front contre nez, il la percuta encore et encore, au-delà de toute limite, assez pour la déstabiliser et la forcer à relâcher son emprise. Un mince filet de sang coulait du nez de la tueuse, preuve qu’il avait enfin réussi à l’atteindre.
Il persista sur sa lancée jusqu'à ce qu'elle réagisse et lui oppose les mêmes arguments. Front contre front, crâne contre crâne, pourtant à ce jeu-là, il ne rivalisait plus. Sonné, à la limite de l'évanouissement, il fut arraché à sa chute par une poigne ferme et puissante. Les doigts fins de la tueuse broyaient sa carotide, l’étouffant impitoyablement. Il avait beau donner des coups de pied pour s'en extirper, rien n’y faisait. Les jambes de Kendra restaient solidement ancrées dans le sol, et sa sangle abdominale n'accusait aucune défaillance.
Démuni, Gunn tenta de plonger ses doigts dans ses orbites oculaires, ne serait-ce que pour la déstabiliser, mais elle resserra sa poigne, l’immobilisant complètement. Les yeux embués de sang, il cessa de se débattre. C’est alors que des gerbes écarlates jaillirent des lèvres de la tueuse, qui découvrit avec stupeur que l’une de ses propres lames abandonnées lui perforait le bas ventre.
Riley, malgré son état, s'était péniblement relevé. En saisissant l'épée plantée dans le sol, il avait profité de l’inattention de la tueuse pour l'attaquer, libérant ainsi son coéquipier d'une mort annoncée. Mais la victoire était loin d’être acquise : le soldat fut déstabilisé par un puissant coup de coude. D'un cri rageur, Kendra arracha l'épée de son propre corps et, sans hésitation, l'enfonça dans les entrailles de son assaillant. Riley s'effondra au sol, se recroquevillant sur lui-même, le corps secoué de tremblements.
Gunn tenta à son tour un plaquage désespéré en l'agrippant par la taille avec toute sa hargne. Mais elle le déséquilibra d’un brusque mouvement du bassin qui le projeta face contre terre. Sans lui laisser le temps de se redresser, elle écrasa son talon sur son dos, broyant son afflux nerveux dorsal. Débarrassée de ses deux adversaires, la tueuse ne comptait pas s’arrêter là. Elle s'en voulait d'avoir perdu autant de temps à combattre deux simples humains alors qu'il restait encore tant à accomplir.
Blessée, elle serra les dents au milieu des cris de luttes et des corps en mouvements, puis dirigea la pointe de sa lame en direction du blessé. L'un de ces chiens de l'enfer appartenant à la dimension infernale retarda l'échéance en la prenant pour cible. Elle le trancha en plein vol, étalant ses tripes dans l'air. Point de répit : une autre de ces créatures se jeta sur elle, mais sa gueule rencontra le tranchant de sa lame, avant de rebondir sans vie sur le sol terreux. La bête froidement éliminée, Kendra découvrit avec stupeur qu'un humain la chevauchait. L’individu se réceptionna habilement par un roulé-boulé, puis se redressa pour lui faire face.
La tueuse fut interloquée par cette aura exceptionnelle. L'éclat pulsant dans le regard de cet homme lui rappelait étrangement le sien. Ce dernier s'approcha de la créature décapitée, plongea ses doigts dans le sang écarlate, puis l'étala lentement sur son propre visage. Face à cette vision glaçante, un frisson d'exaltation lui parcourut l'échine. Son sang bouillonnait à l'idée d'affronter un être en tout point semblable, bien qu'il ne s'agisse pas d'un tueur. Non, il était autre chose, et il ferait une remarquable prise à son tableau de chasse.
Connor, le fils d'Angel, précipita le pas et, d'un mouvement de poignet, libéra deux lames courtes harnachées à ses protège-bras en cuir. Leurs pas cadencés redoublèrent à l'aune de leur altercation. L'échange fut bref et intense, alliant force et dextérité pour une finalité sans appel. Quelques millimètres firent la différence, et ce ne fut pas à l'avantage de la tueuse. L'abdomen perforé, elle chuta lourdement, soulevant sous sa masse un tapis de poussière. Une mare de sang s'épancha autour de sa silhouette.
Aucun regret. Elle partait dignement, dans la droite lignée de sa vie et de sa tribu, en ayant combattu fièrement, jusqu'au bout. Tout ce temps à se chercher, à se perdre entre ses aspirations et sa nature profonde, sans jamais parvenir à trouver la réponse. L'empire instaurera une paix durable, et ces tueries deviendront inutiles, mais peu lui importait désormais : la seule paix à laquelle elle aspirait était celle de son âme. Plus de violence, plus de peine, plus de souffrance. Lorsque son corps percuta le sol, ses yeux brillèrent d’une étrange lueur. Une larme s'éternisa à l'encre de sa peau.
-Ryane! marmonna-t-elle dans un ultime souffle.
***********
Les liens régissant sa lignée troublèrent sa concentration. Cela n'avait duré qu'un court instant, un rien suspendu dans un intervalle de tout, où sa lame n'esquissa pas la trajectoire escomptée. Il dut s'y reprendre à deux fois pour achever un adversaire déjà à sa merci : un aveu d'échec pour un épéiste intransigeant et perfectionniste.
Ryane l'avait ressenti comme un coup de grisou, un éclair déchirant ses entrailles. Cette sensation fugace, amère, d'un cœur qui s'étreint, comme une partie de lui que l'on arrache de l'intérieur avec la certitude de la perdre à tout jamais. Un frisson parcourut sa chair, avec un seul nom à l'esprit : Kendra. Sa sœur, son sang, venait de s'éteindre, et il aurait souhaité la revoir avant le grand saut, la faire changer d'avis et, si nécessaire, porter le couperet lui-même. Mais dans une guerre, on ne choisit pas. On subit ce qui advient et on fait avec. Sauf pour cette fois.
Le Loup noir se refusait au hasard chaotique du champ de bataille. Une cible toute désignée hantait ses pensées, et il était temps pour lui de la traquer, d'affronter le maître de ses cauchemars, celui qu'il haïssait autant qu'il craignait de toute son âme. Alors il vagabonda, s'acharna à éviter la faucheuse, observa les masses, prêta l'oreille. Sur son chemin, il éliminait tout obstacle : vampires, anciens frères d'armes, humains, peu importait. Son katana, indifférent, tranchait dans le vif, s’enivrant d'un sang toujours plus abondant. La lame ornée d’une tête de dragon sifflait dans l’air, traçant des trajectoires illisibles et meurtrières.
Guidé par ses sens, Ryane déchiffra, au milieu de ce tumulte, une tonalité particulière. L'épée d'ébène ne se trouvait pas loin et le croc mitaine non plus. Le fracas de cette arme qui lui avait jadis appartenu, hurlait, vibrait en lui comme un appel irrésistible, une invitation au défi malgré la distance.
Une odeur de putréfaction envahissait ses narines. Déjà quelques charognes, oiseaux de mauvais augure, bectaient les corps éparpillés ici et là. Contrairement à la majorité de ses alliés, lui y était accoutumé, si bien qu'il parvenait malgré ce décor sinistre et effrayant, à tempérer ses émotions et à se focaliser sur la vie, le mouvement, plutôt que sur la rigidité cadavérique des corps dénués d'expression.
La qualité d'un guerrier, au-delà de toute prouesse martiale, résidait dans sa capacité à maîtriser la peur face aux situations les plus critiques. Raisonner dans la confusion, observer, agir, savoir penser et savoir faire le vide. Ryane, en guerrier accompli, maîtrisait ces préceptes, et c'est tout naturellement que son flair, son instinct de prédateur, l'orienta dans cette obscurité baignée par le clair de lune.
Les âmes défilaient sous ses coups, sans qu'il ne prenne conscience de les porter. Habité par la finalité, détaché du chemin, il répondit à l'appel de la lame d'ébène dont les ondes se frayaient un passage jusqu'à sa perception. Ces crânes fendus par dizaines. Cette masse titubante, ébranlée, déchiquetée. Cette pluie sanguinolente. Cette oscillation métallique luisante à travers ses yeux absorbés. Et enfin, cette silhouette, plus haute que toutes les autres.
Drago apparut comme dans ses songes, terrifiant et impitoyable. Le guerrier de l'empire déchaînait une violence brute, sans autres protections que cette épaulette de cuir dont le harnais sanglait son torse puissant, saillant de cicatrices. La fourrure sombre harnachée à ses épaules virevoltait sous la lourdeur de sa masse en mouvement. Tout en lui, de son accoutrement à sa gestuelle barbare, transpirait les réminiscences de l'époque du primordium.
Ryane éprouva un frisson face à cette incarnation de sauvagerie instinctive, à ce retour aux sources percutant, déstabilisant par l'essence même de son anachronisme exacerbé. Le défi de sa vie se trouvait à portée. Toute son existence l'avait conduit à ce moment fatidique où il aurait à affronter la mort personnifiée.
Dès lors que Drago s'extirpa de la mêlée décimée, à la recherche d'un autre point de conflit, il ne trouva qu'un seul homme à proximité. Leurs regards se croisèrent, et plus rien n'exista autour. Ni la violence ni les cris. Aucune perturbation extérieure n'était susceptible de briser ce lien ancestral, cette bulle d'appréhension et de haine entretenue à travers les siècles.
Leurs gardes s'exposèrent simultanément. Ryane adopta une posture martiale, le corps désaxé, la lame de son katana alignée à son regard. Drago, lui, n'adopta aucune posture. Détendu, le dos légèrement voûté, il tenait l'épée d'ébène effrontément maintenue en direction du sol. Seul son regard dément, accompagné de son sourire carnassier, trahissait ses intentions meurtrières. Pas un mot ne fut prononcé. Le langage de leurs corps, opposés à l’extrême, parlait pour eux. Drago s'élança le premier. Ryane répondit.
Lorsque deux adversaires de légende se rencontrent, il arrive que leur aura meurtrière supplante toute tentative extérieure d'interférer, que la temporalité ne se désynchronise du reste du monde, et que l'élan de l'esprit et du corps ne favorise une autre voie que celle du commun. Un cercle de vide les enveloppa, et dans ce cercle, un échange irrationnel de mouvements et de postures, de cadences à contretemps, d'intervalles fluctuant entre l'infiniment petit et l'infiniment grand, et la matière se fragmentant à chaque friction étincelante. Tout en eux les opposait. La force brute contre la maîtrise. L'ingéniosité tactique contre l'instinct meurtrier. L'agilité face à la lourdeur, et dans cette panoplie de mesures, une histoire. Celle de deux idéologies, de deux mondes, de deux Âges. L'homme des cavernes et l'astronaute, engagés dans une lutte à mort, sans compromis.
À ce jeu, le Loup noir se vit malmené par la férocité des coups de massue infligés. Drago le surpassait, non seulement en force brute, mais également en prise d'initiative, favorisant une explosivité dont Ryane subissait le conte coup moral et physique. Son katana pliait sous l'épée d'ébène, le corps sans cesse bringuebalé d'un côté à l'autre. Chaque impact déstabilisait ses appuis, offrant à son adversaire l’occasion de le punir plus sévèrement encore. La sueur au front, les bras tremblant sous les multiples collisions, le guerrier s'acharnait à contre-attaquer au moindre intervalle exploitable. Il forçait ses gestes, cherchant désespérément à préserver l'illusion d'un échange équilibré. Peine perdue. L'évidence étincelait dans l'éclat de son regard étreint par la peur.
Ryane avait déjà affronté pareil colosse en la personne de Saldin, mais jamais il ne s'était senti aussi démuni, écrasé par sa propre impuissance. Quand bien même il parviendrait à le toucher, il avait la certitude que ce ne serait jamais suffisant pour percer sa chair, pareille à des écailles de dragon. L'épée d'ébène dictait sa loi et à trop se focaliser sur son tranchant, il en oublia les atouts dévastateurs de son adversaire.
En parant un coup de lame descendante, Ryane inclina ses appuis et récolta les foudres d'un coup de genou au menton. Sonné, il chuta sur le dos. À deux pas de s'éteindre, son instinct de survie le préserva de l'inconscience. D'une roulade mal réceptionnée, il parvint à se soustraire à l'estocade, mais désormais il en était rendu à jouer le rôle de faire valoir. Drago ne le considérait plus comme une menace potentielle, mais comme une souris apeurée, soumise au diktat de son assentiment. Essoufflé, vacillant, Ryane esquissa quelques pas de retrait.
-Je pense que les choses sont désormais claires entre nous, le provoqua Drago d'un pas conquérant. Je suis meilleur que tu ne l'as jamais été. Je t'ai toujours été supérieur. Le titre de général me revient de droit. Notre famille ne peut pas être dirigée par un faible.
-De quelle famille tu parles? rétorqua Ryane, la rage au ventre. Regarde autour de toi. Ton armée est en train de perdre cette bataille. Tu viens d'envoyer nos frères et nos sœurs à l'abattoir !
-La victoire ou la mort! répliqua Drago, imperturbable. C'est notre crédo. S'ils périssent en guerrier, il n'y a aucun regret à avoir. C'est ce que nous sommes. Il n'y aura jamais de fin heureuse pour nous. Ce monde nouveau et tous ces sentiments qu'ils nous ont injectés dans le crâne n'ont servi qu'à nous rendre faibles. Tu en es la preuve. Il fut un temps où tu aurais pu rivaliser avec moi. Aujourd'hui, regarde ce que t'es devenu : une vulgaire proie.
-Je suis devenu meilleur! persista Ryane, le visage marqué par la souffrance.
-Tu as raison! Tu es taillé pour ce monde. Faible, sans valeur, en perte totale de repère. Tu as oublié qui tu es. Moi je n'oublie pas. Je sais de quel bois je suis fait. Celui des conquérants.
Les doigts serrés autour du pommeau, Drago harcela son opposant, alternant entre garde haute et basse, tout en tirant parti de l'avantage de son épée à double tranchant. Ryane détourna quelques trajectoires du revers de sa lame, mais les charges successives percèrent sa défense, et un coup d'estoc transperça son épaule.
Ne lui laissant aucun répit, le colosse perpétua l'offensive. Les lames ennemies se frôlèrent puis détonèrent dans un éclat métallique assourdissant. Ryane ne cessait de reculer. Sous la pression implacable, le dos et le tranchant de son Katana s'émoussaient, menaçant de se briser à tout moment. Incapable d'inverser la tendance, il subissait avec perte et fracas. Ses jambes s’alourdissaient, ses bras chancelaient. Malgré sa carrure censée lui conférer une meilleure mobilité, il ne parvenait pas à s'aligner sur la cadence infernale imposée par son vis-à-vis. Désaxé, une brèche se révéla dans sa défense. Une aubaine pour Drago qui en profita pour lui lacérer la poitrine. Du sang jaillit, s'infiltrant sur sa tunique et dessinant des traînées écarlates.
...Je suis étonné. Ta lame aurait dû se briser, mais elle résiste toujours.
Malgré sa blessure, Ryane esquissa un sourire.
-Tu utilises l'épée d'ébène comme un vulgaire outil. Tu es indigne de la porter.
Sans prévenir, Drago relança l’assaut. L'échange fut court et incisif, entériné par un puissant coup de pied qui propulsa Ryane à terre. Blessé, meurtri dans sa chair et dans sa fierté, ce dernier ploya le genou sans relâcher son arme, sa seule alliée le séparant du gouffre éternel. Toutes ces années à pratiquer, à suer sang et eau pour peaufiner un art qu'il ne maîtrisait plus. Drago possédait quelque chose qu'il n'avait pas.
...La charge mentale! réalisa Loup noir en se redressant avec difficulté. Elle ne t'a pas affecté comme nous.
Drago le considéra bassement d'un sourire belliqueux. Pendant une fraction de seconde, Son regard l'éclat d'une fierté impie traversa son regard de glace.
-Tu as enfin compris! Toutes ces données implantées dans vos cerveaux n'ont fait que vous affaiblir. Les valeurs, les émotions, cette chose ridicule que les hommes appellent l'amour, toute cette fumisterie inventée pour vous tenir en laisse, pour trouver une raison à cette vie pitoyable. J'ai fait abstraction de cette propagande de l'esprit. Contrairement à vous, je ne me suis jamais laissé submerger par elle.
Drago marqua une pause, l’air triomphant, avant de continuer.
…J'ai demandé à effacer une partie de ce disque dur pour ne préserver que le strict nécessaire. Le langage, les tactiques. Pour le reste, je possédais déjà tout ce qu'il me fallait. Si nos frères tombent sous les coups ennemis, c'est parce que comme toi, ils se sont laissé abuser par tous ces mensonges. À l'époque, nous étions imbattables. Personne n'était en mesure de nous arrêter, pas même les anciens. Regarde aujourd'hui ce que vous êtes devenus. Des faibles.
Sa voix se fit plus dure, presque méprisante.
…Vous vivez pour d'autres aspirations que celle de la survie. Vous vous êtes embourgeoisés. Moi, je n'existe que pour vivre ces moments-là. Je n'ai pas d'autre but sur cette terre que de combattre. Je ne fais pas la guerre. Je suis la guerre.
Ryane se laissa envahir par une colère froide. Toutes ces connaissances acquises s'avéraient être sa plus grande faille. Impossible pour lui de se résoudre à ce constat, alors il attaqua rageusement. En perte d'équilibre, il plongea tête baissée dans la garde de son adversaire et fut aussitôt puni d'une entaille aux omoplates. Brisé par la contre-attaque, il s'inclina, les genoux plantés dans le sol terreux. Tournant le dos à son adversaire, la posture du guerrier présageait d'une résignation assumée. Ses blessures, trop prononcées, limitaient sévèrement ses mouvements, mais son corps ne constituait pas sa seule arme.
Conscient d'avoir livré une piètre opposition, les raisons de son échec lui explosèrent au visage. La peur de ne pas être à la hauteur l'avait tétanisé. Et Pourtant… tous ces entraînements, tout cet apprentissage martial, et bien au-delà : la vie, les passions, l'amour, les rencontres, ses perpétuelles remises en question, ces moments de joies et de peine avaient construit le socle de sa renaissance. Il se refusait à considérer cette évolution comme un échec. Toutes ces expériences n'ont eu de cesse de le rendre meilleur et il se devait d'apporter sa propre réponse.
Ce n'est qu'au pied du mur que le moyen de se libérer de cette pression se révéla. À l’orée de la vie et de la mort, la peur s'effaça au profit d'un équilibre retrouvé. Ryane planta la pointe de sa lame dans la chair de la terre, stabilisa le manche entre ses deux mains, et déroba son regard à ce théâtre de désolation.
Ce vent sur son visage... Il provenait des highlands, et elle se trouvait à ses côtés, présente, à l'enlacer de son parfum de fleurs. Il ressassait ce jour, dans l'échoppe, où elle lui avait tendu ce Katana qu'il chérissait comme une partie de son âme. En harmonie avec sa gestuelle, il se revoyait danser dans les hauteurs avec son sabre, sous le regard amoureux de Liv, éclairée alors d'un halo de lumière vive. Ce fut leur dernière nuit avant son départ et il s'était senti si léger, en osmose avec une énergie phénoménale et bienveillante, presque invincible. Il se remémorait cette lutte, face à cet adversaire imaginaire, sans haine ni ressentiment, libéré du fardeau d'une conscience oppressive.
Lorsque ses paupières s'ouvrirent, Drago lui apparut en fâcheuse posture, le visage déformé par la souffrance et la peur. Le katana orné d'une tête de dragon tournoya entre ses mains habiles. Son visage apaisé se fit l'écho d'une assurance décomplexé. Libéré de cette focalisation maladive, son champ de vision s'étendit à l'ensemble. Ryane perçut alors l'environnement flotter autour et à travers lui. Quand son adversaire projeta ses ondes meurtrières, il ne fut pas effrayé. Les lames s’entrechoquèrent dans une cascade d’étincelles, un feu d'artifice lunaire. Il recula sereinement face à l'agressivité explosive de Drago, puis, d'une impulsion soudaine, pénétra du tranchant de sa lame le flanc de son adversaire. La pointe de son Katana comme viseur, Loup noir retrouva instantanément sa position initiale.
Brisé, Drago força un sourire chancelant, un aveu d’impuissance esquissé sur ses lèvres tremblantes. Ses yeux globuleux, striés de rouge, vrillèrent vers les cieux. Sa langue s'extirpa de sa bouche, exerçant des vas et viens absurdes, puis il s'étrangla d'un hurlement rauque à s'en déchirer le larynx.
Décidés à en finir, les deux combattants se ruèrent l'un sur l'autre. Cette fois, Ryane imposa son rythme. Son katana fendit l'air de ses trajectoires insondables et virevolta jusqu'à s'engouffrer dans l'intervalle latent. Ses mouvements de hanche accompagnaient majestueusement les diverses inclinaisons de sa lame, qui trancha net la main armée de son opposant, avant de poursuivre d'un même élan sa course mortuaire. Quelques bruits sourds résonnèrent sur le terre-plein. La tête de Drago roula au sol, l'expression de son visage difforme et terrifiant, planté comme un trophée sur le champ de bataille poussiéreux.
Continue… fin part 2