Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 29 : Chapitre 29 Pour de meilleurs lendemains - partie 1

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Dernière mise à jour il y a 4 mois

                                Chapitre 29 POUR DE MEILLEURS LENDEMAINS - partie 1


L’astre solaire, à son zénith, baignait la capitale d’une lumière crue, clairsemant le ciel d’une nuée vaporeuse blanchâtre. Les nuages réfléchissaient l’intense luminosité d’un rayonnement presque éblouissant. Soumis à la chaleur suffocante, les grands axes exhalaient la combustion des pots d’échappement qui empoisonnaient l’atmosphère de leur saleté résiduelle.

Pris dans la tourmente d’un quotidien à ressasser les mêmes journées et les mêmes trajets, dans une boucle temporelle sous perfusion, la population s’agitait en un flux ininterrompue de va-et-vient, se refusant à l’impie stagnation, synonyme de mort cérébrale. Le mouvement engendrait le profit, et le profit engendrait le mouvement, dans l’annihilation la plus totale du genre humain. La machine se nourrissait d’elle-même, orgueilleuse et indigeste. À tout empire son déclin, son retour fatal à la réalité, le pouvoir n’ayant d'absolu que son illusion.

En cette suffocante après-midi d'été, un homme parmi tous les autres s’apprêtait à lancer un coup de semonce, à réveiller ce monde profondément endormi. Les événements récents avaient éteint les visages de ces sombres automates, scrutés par les bourdons mécaniques disséminés partout dans la ville. On aurait pu croire qu’après une telle tragédie, le retour aux affaires ralentirait avant de reprendre son cours. Il n’en est rien. Sirk, lui, ne s’en souciait pas. Sa démarche lente et assurée, à contre temps de la foule pressée, lui donnait l’air de remonter le courant à contre sens. Un léger coup d’œil au cadran de sa montre fit palpiter son cœur d'impatience. C’était le moment de vérité, et il lui revenait l’honneur d’ouvrir les hostilités.

L’ombre dévalait le bitume de ses pas légers et réguliers, avec dans sa ligne de mire, la majestueuse tour trônant sur la City. Sa démarche propre, assurée, ne souffrait d’aucune altération sur le pavé instable. L'individu cheminait sans mouvement superflu. La tête droite, rigide, parfaitement alignée à sa colonne vertébrale, il ignorait tout de son environnement immédiat, comme inconscient du monde qui l’entourait. À mesure qu’il progressait, des éclats de lumière se reflétaient sur son masque de métal, révélant sa présence à quelques centaines de mètres de la première ligne de sécurité du ministère de la Justice.

Prise en grippe par un drone volant, la sombre silhouette poursuivait son avancée sans y prêter attention. Au loin, les gardes, sur le qui-vive, portèrent leur regard sur cette figure étrangement suspecte, tout en armant leurs fusils d’assauts. Le scanner du drone détecta une anomalie inhabituelle. L’empreinte thermique, extrêmement basse, peinait à établir la distinction propre à tout organisme vivant.

Conçus par une intelligence artificielle de dernière génération, les drones ne permettaient pas d’agir en dehors de leur cheminement programmé. Ainsi, les circuits se trouvaient dans l’incapacité de jauger le bien-fondé de la menace. Les soldats, à l’affût de la moindre réaction suspecte, se fièrent à l'automate, et relâchèrent inconsciemment leur niveau de vigilance. Une aubaine pour l’ombre qui grappillait la moindre parcelle de terrain, ses pas la rapprochant inexorablement de sa destinée.

Homme, machine, lui ne se considérait plus comme tel. Il errait entre deux mondes, un pied encré dans chaque univers, sans appartenir pleinement à l’un ou à l’autre. Piégé dans cet environnement qu'il hantait comme un fantôme, il entrevoyait pour lui et ses frères, la seule porte de sortie ayant un sens dans sa résurrection, et bien au-delà, dans sa mort programmée. Conscient d'exister, et contraint de ne rien ressentir, aucune émotion particulière ne l’effleura lorsqu'il déclencha le détonateur enfui dans sa poitrine. Ni la crainte de souffrir ni celle de disparaître. Seul demeurait ce désir de délivrance, cette obsession du néant pour que la torture cesse enfin. Interpellé et sommé de s'arrêter, il n'en fit rien. Les soldats, conscients du comportement suspect de l'individu au visage de métal, firent montre de nervosité, et braquèrent leurs canons sur leur cible.

-Halte ! un pas de plus et tu es mort. Dévoile ton identité sur le champ !

Ordonner, obéir, la soumission à autrui, il connaissait. Son allégeance, il la vouait à un seul homme. Entouré et pris à partie, il s’arrêta néanmoins. À quoi bon continuer ? Il était parvenu à destination. Dans sa poitrine, le noyau opérait, centrifugeant l'énergie véloce et circulaire en son centre. Le décompte parvint à son terme. Derrière son masque collé à même sa peau calcinée, un dernier sourire se dessina.

-Je ne suis personne !

Trois détonations simultanées ébranlèrent l'espace à proximité des trois grands pôles. La City, Westminster, et South Bank, accusèrent le coup d'une déflagration sans précédent. La foule terrifiée se dispersa de tout côté, submergée par une panique généralisée que les nuages de fumée à l'horizon ne refreinaient pas. Les rues se désertaient, tandis qu'autour de Sirk, un groupe d'anonymes se rassemblait. Ils n'étaient qu'une vingtaine, mais la masse demeurait la seule présence encore visible sur Trafalgar Square.

Alors que le vieil homme scindait la foule en deux en la passant en revue, l'apparence de ses troupes changea graduellement pour retrouver leur essence originelle, celle d'un compromis entre l'homme et la machine. La liberté de conscience et la servilité régies par les algorithmes : l'un dans l'autre, ne restait que la servilité délibérée ou imposée, et Sirk en était le maître. Peu adepte de la morale et du relationnel, le vieil observateur feignait la froideur et l’indifférence, à l'heure de se séparer définitivement de sa garde rapprochée. Non pas qu'il n'éprouvait aucune rancœur, aucune pitié ni honte, mais à quoi bon se lamenter ? La mission, c'était tout ce qui importait. Dans une vie jalonnée de sacrifices, ce choix constituait le prolongement naturel de ce à quoi il était prêt à renoncer pour préserver l'absolue nécessité.

Ces âmes errantes, dépossédées de leur libre arbitre, incarnaient tout ce qu'il détestait. Des esclaves soumis à l'ordre, à l’image de cette population endormie contre laquelle il nourrissait une haine sans borne. Il les considérait comme des pions, des objets utiles, parce qu'eux même se percevaient comme tels. Désormais, sans leur accorder un dernier regard ni un seul mot, il se détourna pour rejoindre les vivants, avec la satisfaction d'un plan finement ciselé et sans accroc.

Derrière lui, l'attroupement de fantômes ne passa pas inaperçu. Les drones, ne tardant pas à déceler l'anomalie, rappliquèrent aussitôt. Désormais briefés par l'apparence des hommes aux visages métalliques, ces monstres volants venus en surnombre armèrent leurs canons. Dans la foulée, les rafales sectionnèrent les corps passifs, criblés et perforés de toute part. Tous s'écroulèrent sans distinction, leurs corps sillonnés d'arcs électriques pulsant aux multiples points d'impact. Pas un cri, pas un gémissement, seulement le fracas de leurs carcasses percutant le sol, comme de vulgaires objets inanimés.

La mitraille perdura plus que de raison, jusqu'à ce que leurs données analytiques ordonnent un cessez-le-feu simultané. De leurs lambeaux de chair et de leurs circuits défragmentés, s'échappa une masse difforme de fumée grisâtre, opaque, s’élevant lentement dans l’atmosphère. Malgré le manque de visibilité, les caméras infrarouges des machines détectèrent, parmi les corps déstructurés, des faisceaux lumineux clignotant par dizaines. Le rythme s'emballa progressivement en de multiples points rouges palpitants jusqu'à saturation.

Le souffle précéda la détonation, ébranlant, dans son ascension chaotique, la terre, l'air, et toutes les particules vivantes ou artificielles. La matière se disloqua, se contracta sur elle-même avant de rejaillir dans une explosion expansive. L'onde de choc, à quelques mètres du sol, pulvérisa les façades vitrées des bâtiments alentour. Trafalgar Square n'était plus qu’un immense cratère, un vide béant. Un no man's land en plein cœur de Londres, entraînant son lot de désastre et de victimes collatérales. Mission accomplie…

Surgissant à travers le voile de poussières opaque, des milliers de silhouettes s’extirpèrent du néant en ordre de bataille. Leurs pas claquèrent sur la terre encore fumante, jusqu'à ce que la tonalité de l'environnement immédiat ne reprenne ses droits. Les conséquences du désastre se répercutèrent en symphonie de mobiliers urbains accusant leurs tardives déstructurations, tandis que quelques foyers incendiaires pullulaient progressivement par endroits, les uns résultant inexorablement des autres.

Dans ce marasme, les forces de coalition découvrirent, avec stupeur et effroi, l’ampleur des ravages causés par leurs actes. Face à ce théâtre de désolation, les réactions en chaîne saturaient les cœurs d'une émotion contrariée, galvanisant les uns, décourageant les autres, dans un panel de visages exprimant les tiraillements internes de chacun.

Composées de trois bataillons pour autant de commandants, les troupes s'étendaient en une ligne continue à perte de vue. Riley, en l'absence de Faith, menait les troupes de Sunnydale, avec sous son commandement, Giles, Sam, Leina, Alex et tous les soldats en tenues militaires. Les troupes de Los Angeles, sous le commandement de Gunn, rassemblaient les combattants des rues, avec à leur tête, Kate et Gwen. Enfin, les mages, conduits par Kteal et son fils, fournissaient le reste des forces en présence.

Attendu, Sirk, dans son long trench-coat au col remonté, rejoignit les troupes de Riley. Son action décriée suscitait autant l'admiration que le dédain.

-Est-ce que c'était nécessaire ? s'indigna Giles en lui faisant face.

-Nous sommes en guerre, mon ami. Les cas de conscience, ce sera pour plus tard.

À proximité, Alex, en treillis et arme à la main, tourna son attention vers Leina.

-Ton père me fait froid dans le dos.

Celle-ci resta sans voix face à un tel spectacle de désolation. Son visage reflétait ses doutes, ses peurs, et la prise de conscience de l’irréversibilité des événements enclenchés, pour une suite qu'elle ne s'imaginait pas moins chaotique.

...Tu ne devrais pas occuper les premières lignes. Tu es bien trop importante. S'il t'arrivait malheur je...

Elle joignit sa main froide et tremblante à la sienne.

-Hors de question. Quoiqu'il arrive, on fera face ensemble.

-Tu devrais au moins porter de quoi te défendre, intervint Riley en lui tendant son arme de poing.

-Il a raison, appuya Sam, le regard suppliant. Être désarmée sur un champ de bataille, c'est du suicide.

Malgré les multiples avertissements, Leina resta campée sur ses positions, au grand dam d'Alex. Ayant déjà attenté à la vie d'un homme par le passé, elle refusait de réitérer cet acte, quitte à en pâtir de sa personne. Les idées claires, elle savait son rôle dans cette guerre, persuadée que la vie l'emporterait sur la mort. Prêtant une oreille attentive à la situation, Sirk déplora le choix de sa fille, mais il ne se considérait pas assez légitime pour lui en faire le reproche. D'autres alternatives, plus discrètes, s'offraient à ses desseins, la concernant.

-Tu m'en vois navré, Rupert, mais c'est ici que nos chemins se séparent.

-Oui... De toute façon, dans cette tenue, tu n'aurais pas été d'un grand secours.

-Chacun son rôle. Si les apparences peuvent être trompeuses, crois bien que j'aurais préféré combattre à vos côtés. Enfin, au moins j'aurai vécu assez longtemps pour te voir porter un treillis. Après ça, je peux mourir tranquille.

Ils se considérèrent quelques secondes, préservant leur profonde amitié de ces mots insignifiants, avant que Sirk ne tourne les talons.

-Tu ne lui dis pas au revoir ?

Le vieil homme freina sa marche, sans se retourner.

-À quoi bon ! réagit-il de son sourire mélancolique.

-Avant que tu ne disparaisses, j'aimerais savoir une chose... A propos d’Ethan...

Sirk s’arrêta un instant, laissant planer un bref silence.

-Tu n'auras plus jamais à te soucier de lui, avoua-t-il avant de s'éloigner.

-C'est bien ce que je craignais, murmura Giles, la voix teintée d'amertume.

Dans son inattention endeuillée, l'observateur manqua le départ acté de son vieil ami. Son regard se perdit dans la masse de soldats postés en barricade, dissimulant la retraite de Sirk. Un pressentiment l’envahit, justifiant sa raison d'être dans une logique de probabilités statistiques. Peut-être venait-il de prendre part à leur dernière conversation. Une pensée qu'il balaya d'un revers, refusant de se laisser porter par un pessimisme peu opportun, à l'heure de livrer la plus grande bataille de son existence.

À l'extrémité est de leur ligne, Gunn galvanisait ses troupes. Son bataillon se distinguait de celui de Riley par des accoutrements bien plus citadins. Fidèle à ses habitudes, lui portait des vêtements amples, cachant sous son sweat à capuche un plastron pare-balle. À la différence de Kate et du reste des troupes, dont les parties vulnérables du corps se trouvaient renforcées d'une protection, Gwen arborait une tenue de latex rouge minimaliste, presque anachronique dans ce contexte de guerre.

-Tu t'es préparé pour le bal, ironisa Kate, son regard scrutant la plastique glamour et pulpeuse de la jeune femme.

-Ouais. Si je dois crever, alors ce sera comme j'ai toujours vécu, dans un corps libre de toute entrave. Rassure-toi, j'étais à deux doigts de porter un bikini. Je suis persuadé que ça aurait eu son effet sur un champ de bataille essentiellement masculin.

-Non, ça, c'est un privilège qui m'est réservé, plaisanta Gunn en s'amusant de la tournure de la discussion. En attendant, au corps à corps, c'est dans cette tenue qu'elle est la plus dangereuse.

Kate, dont le regard balayait l'horizon à la recherche d’ennemis, ne masquait plus son appréhension.

-Encore faut-il qu'on parvienne à les amener au corps à corps.

-Ouais, acquiesça Gunn. Les combats à distance, c'est pas trop notre spécialité. Y a plus qu'à prier pour que ce Ryane réussisse son coup. Le cas contraire, je ne donne pas cher de notre peau.

-On ne devrait pas tarder à le savoir, ajouta Gwen, alors que sa sensibilité aux ondes électriques lui faisait dresser les poils de ses bras.

Des vibrations d'une nature inconnue, une subtile saturation de l'air, de lointains ronflements tout juste perceptibles… Puis, à mesure que le ciel se parsemait de points sombres, des bourdonnements à fréquences variables percutèrent les tympans et les esprits, en même temps que les cœurs. Un vent de panique s'instaura au sein des troupes. Des aéronefs, des hélicoptères d'attaque, des drones à perte de vue convergèrent vers leurs positions. Les pales, soutenues par des rotors de dernière génération, froissaient et déchiraient l'air dans un vacarme infernal.

...On est foutu.

À l'extrémité ouest, Kteal ne perdit pas de temps. Il ordonna aux mages de se déployer en ligne défensive. Équipés de tenues militaires, ces derniers se différenciaient des troupes de Riley de par leurs longs bâtons à l'extrémité ovale, capables de condenser leurs pouvoirs magiques en un seul point, et ainsi gagner en précision. Plus qu'une simple arme, ces artefacts leur épargnaient une trop lourde dépense d'énergie vitale, en régulant la puissance inhibitrice afin d’en prolonger la durée. Une fois la manœuvre effectuée, Kteal fit résonner sa voix puissante pour galvaniser les siens.

-Tous à vos positions ! hurla-t-il en brandissant son arme vers le ciel. Maintenant...!

En leader, il assena le premier coup. L'extrémité de son bâton frappa le sol une première fois, puis une seconde, avant d'être rejoint dans le geste par tous ses compagnons. Sous leurs pieds, la terre tremblait au rythme de leurs mouvements synchronisés. Le résonnement de leurs percussions à intervalle régulier rivalisait de décibels face à la flotte aérienne en approche. Les vrombissements des moteurs répondaient aux pulsations des vibrations, dans un contraste d'ondes luttant pour la vaine suprématie de celui qui aboiera le plus fort.

La terre répliqua au ciel avec une myriade de halos dorés, naissant les uns à la suite des autres, jusqu'à former une éclatante couronne de demi-lunes. Tout juste le temps pour ces boucliers cabalistiques de prouver leur efficacité face aux premières rafales projetées par les drones impatients. Des jets de lumière dispersés se heurtèrent aux halos lumineux, signant chaque impact d'ondes gravitationnelles par une déformation de la surface. Malgré l'opacité, quelques projectiles parvinrent à se faufiler entre les interstices imparfaits.

Ici et là, les premiers cris, les premiers sangs, les premières pertes dans les rangs alliés. Kteal, protégé derrière son rideau de fer, tourna la tête en direction de son fils.

-Shahin...

Ce dernier, en proie aux salves ininterrompues, avait parfaitement accompli le sort, contrairement à ces quelques malheureux, trop peu concentrés ou compétents pour un tel sortilège.

-Père ! cria-t-il en serrant les dents. On est mort si on reste à découvert.

Dans l'incapacité de répliquer face à ces géants du ciel, calibrés pour enrayer tout corps d'armée peu équipé, Kteal n'entrevoyait aucune échappatoire possible. Ils étaient piégés, condamnés à périr sans même avoir livré bataille. Suant à grosses gouttes, totalement désorienté par les tirs incessants, son œil vrilla sur un détail alarmant : des hélicoptères, équipés de missiles, attendaient leur tour pour frapper. Quand ils s’activeraient, leurs boucliers ne seront d'aucune utilité face à cette menace. Intérieurement, le mage fulminait contre ce traître qu'il imaginait combattre pour les troupes de l'empire. Cet ex-général, retournant sa veste du jour au lendemain sans raison apparente, c'était trop gros. Plus que contre le Loup noir, sa haine se dirigeait avant tout contre lui-même, contre Angel et toute cette bande d'illuminés naïfs qui avaient entraîné son fils et ses hommes dans ce guêpier. 

-C'est fini ! murmura-t-il du bout des lèvres, alors que les drones s'écartèrent de concert pour passer le relais aux maîtres des airs.

Dans ce brouillard artificiel, l'ombre menaçante d'un aéronef fit naître un éclat de terreur dans le regard des défenseurs. Les missiles se décrochèrent de leurs rampes de lancement, accusant un léger battement, avant d'être propulsés par les réacteurs, jusqu'à atteindre leur vitesse optimale. En un souffle, deux énormes déflagrations pulvérisèrent les lignes comme un fétu de paille, annihilant la couronne défensive de son homogénéité.

Alerté par les détonations successives, Kteal refusa d’observer les conséquences de cette attaque ayant entraîné la mort de bon nombre de ses hommes. Il demeura stoïque, défiant de son regard les machines volantes alignées, désormais prêtes à lancer l'assaut final. Pourtant, alors que rien ne semblait pouvoir déjouer cette fatalité, une déflagration lointaine et sourde retentit.

Un étrange phénomène se produisit alors. Les hélices et moteurs cessèrent d’émettre instantanément. Tous les aéronefs, hélicoptères et drones s'écrasèrent en chute rectiligne. Certains vrillèrent dans l'élan de leurs mouvements non maîtrisés, avant de se crasher dans les bâtiments alentour, comme soumis à l’inexorable gravité terrestre. Derrière cette pluie de débris mécaniques, un avion de chasse en chute libre disparût sous l'ombre des bâtiments longeant la Tamise, à quelques lieues de leur position. Pour Kteal, cette vision apocalyptique relevait du miracle, d'un espoir renouvelé. Rien n'était perdu.

*

Quelques minutes plus tôt.....

Aux commandes du HM 200, ce fleuron de dernière génération, Ryane se montrait plus à son aise que jamais. Familiarisé à la tenue de vol et aux diverses manipulations du cockpit, il avait assimilé toutes les subtilités techniques et aérodynamiques de l'appareil. Lors de sa retraite en Écosse, il avait désossé tous les systèmes intrusifs de géolocalisation et de contrôle à distance, initialement exercés par l'intelligence artificielle incorporée à l'intérieur. Désormais intraçable et dépossédé de tout poids superflu, le chasseur, plus équilibré, avait gagné en maniabilité sous ses mains expertes.

Exit la formation de pilotage. Ses connaissances, il les devait à un programme enfui dans son cortex cérébral. Le souvenir de cette chaise de torture, de ce casque métallique aux électrodes intrusives, violant son esprit et déchaînant ce torrent de données binaires jusqu'à la nausée, refit surface en bribes de flashs inopinés, lui faisant perdre le cap pendant une fraction de seconde. Jamais il n'oublierait. Pour autant, si son savoir théorique demeurait factice, celui du maniement et de l'instinct s'avérait bien réel. Son talent en vol, encensé par Morahtk et les officiers en charge de l'époque, n'était pas usurpé, et il comptait bien le mettre à profit dans ce que lui-même considérait comme une attaque suicidaire et totalement désespérée.

Le plan : détruire le secret le mieux gardé de Londres, la citadelle d'Egémonia, où se dissimulait L'IA connectée à tous les aéronefs et tous les appareils d'artillerie de dernière génération, des simples drones aux chars d'assaut, jusqu'aux chasseurs à la pointe de la technologie. La pression le submergea à l'heure d'entreprendre cette folie. Sans son succès, la guerre s'annonçait perdue d'avance. Malgré son expérience, la peur d'échouer planait, s’immisçait comme un parasite dans ses pensées les plus inavouables.

Respirer. Il lui fallait remettre ses idées en ordres, et pour cela, rien de tel que de maîtriser le flux de son souffle intentionnellement saccadé. Il ferma les yeux un instant, s'immergeant dans le bourdonnement aigu de l'appareil pour faire corps avec lui. Bientôt il passerait sous les radars de l'Empire et deviendrait la cible de toute la flotte aérienne mobilisée. En attendant, le système de furtivité actionné lui permettait de planer au-dessus des nuages sans éveiller la méfiance des troupes adverses.

Lors de sa précédente évasion, le choix de subtiliser le HM 200 n’avait rien d’un hasard. En matière de technologie, ce prototype en voie de finalisation était voué à devenir la perle de l'empire. Indétectable et intraçable par les moyens conventionnels, sa vitesse lui permettait de passer à travers les boucliers antimissiles, et le Loup noir comptait bien exploiter cet atout.

Dans sa tête, le cheminement était tout tracé. Le déroulement de l'opération, les manœuvres aux manettes, le délai de réponse, absolument rien n’avait été laissé au hasard. Bien sûr, il existait toujours ce facteur imprévu, mais la réussite d'une telle mission résidait avant tout dans la minutie de sa préparation. Pour se faire, Ryane en avait passé des heures à simuler avec des maquettes artisanales, les angles de trajectoire propices à l'efficacité recherchée. Ne restait plus qu'à concrétiser le tout sur le terrain.

Abandonnant les commandes, le guerrier activa le pilotage automatique. Il prit une profonde inspiration et, depuis son cockpit, leva les yeux vers le ciel infini. S'infiltrant à travers les minces résidus de nuages à peine composés, il inspira à plein poumon cette agréable sensation de liberté. Là-haut, dans cette solitude apaisante, ce saisissement d'absolu, une autre perception du monde s'offrit à lui, minimisant toutes les contraintes terrestres jusqu'à les rendre insignifiantes. Il en oublierait presque les raisons de sa présence dans ce sanctuaire azuré.

Il désirait simplement se laisser porter par le vent, planer tel un ptéranodon, déployer ses grandes ailes en fibres de carbone, et voler encore et encore, indéfiniment. Un instant de répit, un souffle avant les palpitations.

Il fallait désormais enclencher la vitesse supérieure. En piquant à travers les nuages, Ryane dévoila intentionnellement sa position. Cette manœuvre risquée constituait le seul moyen pour parvenir à ne serait-ce qu'approcher le rocher, cette forteresse de métal émergente en masse difforme à travers la platitude de la périphérie. La structure, massive et ovale, dominée en son centre par une colonne sillonnée d'excroissances d'antennes, s'imposait à son environnement proche comme une anomalie d'un esthétisme indigent. Cette protubérance technologique contrastée de gris sombre accueillait sur ses façades indistinctes, des centaines de canons mobiles tournés vers le ciel.

Pas assez proche pour la percevoir de son cockpit, Ryane sentait, malgré lui, les vibrations de cette présence indicible, prête à l'engloutir à la moindre incartade. C'était son moment, celui qui allait déterminer la pertinence d'un plan, dont les fondations se basaient avant tout sur un coup de poker. Préserver la vitesse de croisière puis décélérer et attendre de se faire cueillir comme un débutant : autant dire que sa tactique prêtait à quelques incertitudes.

Des gouttes de sueur glissèrent sous la visière de son casque. Deux alternatives s'offraient à lui, et il priait pour que l'une d'elles se concrétise. Un sourire éclaira son visage lorsque les premiers grésillements de la fréquence brisèrent le silence.

« Veuillez-vous identifier... Vous entrez dans une zone protégée, et nos canons sont prêts à vous désintégrer. »

Le message se voulait sans ambiguïté. Pas question de rester silencieux, il lui fallait temporiser, grappiller le moindre centimètre qui le séparait de la citadelle.

-Pardon ? répondit-il sereinement. Vous pouvez répéter, je n'entends pas. Est-ce que vous me recevez ? Ici Loup noir pour la base, je répète... Ici Loup noir pour la base. Me recevez-vous ?

Son seul retour se caractérisa par un léger silence presque jubilatoire. L'annonce eut l'effet escompté. Officiellement, il était devenu un ennemi de l'empire, mais rien n'effaçait les années passées à la tête de son commandement. Son aura demeurait encore vivace dans la tête de ses anciens hommes, et avec elle, une crainte tenace qu'il lui fallait mettre à profit. L’œil rivé sur l'écran quadrillé, il scruta la distance le séparant du point d'accélération.

...Loup noir pour la base je répète... Je n'ai toujours pas de retour...Me recevez-vous ?...

L'absence de réponse fut agréable le temps de la stupéfaction, mais un contact rompu sur la durée n'était pas bon signe. Son cœur battait à plein, redoutant une attaque sans sommation. Puis, ses craintes s’évanouirent à l’instant où les accords saccadés de la radio se firent entendre.

« Loup noir, vous n'êtes pas sans savoir que votre tête est mise à prix. Nous vous ordonnons de changer de trajectoire, sans quoi nous vous pulvériserons. Je répète, changez de trajectoire. Des chasseurs vont être dépêchés pour vous intercepter »

-Vous pouvez répéter ?... La communication est hachurée. Je ne capte pas.

« Dernière sommation. Changez de trajectoire immédiatement ou nous ouvrons le feu. »

Une pointe d'agacement se décela dans la voix caverneuse de son interlocuteur, ragaillardi par une résolution sans faille avec laquelle il allait devoir composer. Heureusement, la mascarade touchait à sa fin.

-J’accuse réception, lâcha-t-il avec dédain. Le seul problème, c'est que je ne vais pas pouvoir donner suite à votre demande... ''allez , encore un effort.'' Je me vois dans le regret de refuser votre proposition, ''encore un peu.'' Mais vous pouvez toujours envoyer un CV, et je me ferai un plaisir de vous recontacter ultérieurement... post-scriptum... ''c'est bon.'' Allez-vous faire foutre.

Aussitôt, Ryane activa les propulseurs. Son corps fut happé contre le fond de son siège, tandis que la carlingue, confrontée à la haute pression de l'air, se mit à vibrer autour de lui. L’accélération brusque et spontanée entraîna la raideur de tous ses muscles. Afin de mieux optimiser le flux sanguin entre son cœur et son cerveau, il rentra la tête dans ses épaules. Un nuage de vapeur condensé s'était formé autour du nez de l'appareil. Le compteur affichait trois cent quarante-trois mètres par seconde : il venait de franchir le mur du son, prenant ainsi de court les canons de la citadelle désormais hors de portée.

Les missiles sol/airs, conçus pour opérer à distance réglementée, furent incapables de riposter, au risque de s'autodétruire et de générer la destruction de la ville et de tous ses habitants. Libéré de cette menace, Ryane fonça droit sur sa cible, sans aucune entrave à lui opposer. Le rocher, d’abord un minuscule point à l'horizon, grossissait à mesure qu’il s’approchait avec une agressivité implacable.

Trop rapide pour stabiliser sa visée, il modéra la vitesse de l'appareil, l'occasion pour lui de retrouver ses pleines facultés respiratoires et cognitives. Les yeux rivés sur le cadran, la sueur infiltrée dans ses yeux, le souffle apaisé, sa poigne à la fois ferme et relâchée : toutes les fibres de son organisme se concentraient sur cet interstice de vide à peine perceptible à l’œil nu. Dans sa tête, les mêmes mots tournaient en boucle, comme un mantra.

... La jointure entre le mat et la base... Le mat et la base... Le mat et la base.

Une simple pression aurait suffi à sceller son sort. Pourtant, à l'instant propice, un corps étranger apparut en visuel sur le radar. Les capteurs de l'appareil détectèrent une présence menaçante, immédiatement relayée par une série de bips frénétiques résonnant à l’intérieur du cockpit. Contraint à cette nouvelle donnée, Ryane, d'un coup de manche, fit vriller les ailes de l'appareil sur le côté pour changer de trajectoire. Du coin de l’œil, il aperçut des jets de lumière jaillir de son angle mort, manquant de peu de le percuter de plein fouet. La cible initiale désormais hors d’atteinte, il n'eut pas le temps de s'appesantir sur son sort. De chasseur, il était devenu la proie, un scénario qu’il n’avait pas anticipé.

Incliné dans son siège, il activa les réacteurs de poussée, pressa le manche, et piqua à travers les nuages pour gagner en vitesse, et distancer son assaillant. La perte brutale d'altitude produisit sur son organisme l'effet indésirable d'une lourdeur subite. Compressé dans son siège, Ryane semblait peser deux fois son poids de corps. Cette lourdeur diminua dès lors que le nez de l'appareil se redressa. Hélas, ses efforts furent réduits à néant. Son poursuivant restait implacablement aligné sur sa trajectoire, refusant de décrocher malgré la complexité d'un espace décomposé en trois dimensions.

Déconcerté par les prouesses de son adversaire, Ryane tenta une autre manœuvre. Le temps jouait contre lui et la moindre seconde concédée augmentait le risque d’échouer dans sa mission. En jouant des ailerons, il fit basculer l'avion sur le côté, puis brusqua le manche pour entamer un virage serré afin de contraindre son adversaire à perdre le visuel pendant un court instant. À peine la figure réalisée, qu'il effectua une chandelle à revers de cent quatre-vingts degrés, soumettant ainsi son corps à des flux contraires que la maîtrise de son souffle, et le contrôle de ses muscles contractés amenuisèrent modérément.

Pourtant, malgré toutes ses tentatives, pas l'ombre d'un fuselage dans le viseur. Encore une fois, son adversaire n'avait pas mordu.

Ryane s'affichait perplexe. De par ses manœuvres, il aurait forcément dû reprendre l'ascendant, ou au moins se dépêtrer de ce pot de colle volant. Mais la menace persistait toujours, mariant son pilotage au sien, devinant par avance ses trajectoires, aussi imprévisibles soient-elles. Suant à forte goutte, étouffant presque dans ce cockpit dont l'ossature semblait se recroqueviller sur sa personne, il perdit pied. Au bord de l'inconscience, alerté par le tintamarre des capteurs, il actionna le manche pour entamer une montée laborieuse à travers le flou cinétique orangé qui obscurcissait sa vision.

Ce qu'il gagna en altitude, il le perdit cruellement en vitesse, mais la manoeuvre effectuée ne résultait pas d'un effet de panique compromettant toute idée de raisonnement. Soumis à la morsure de l'astre solaire, son adversaire serait cette fois contraint de perdre de vue sa position. Misant tout sur cette stratégie, Ryane ponctua son coup de poker par un demi-looping, inversant ainsi l'attraction terrestre avant de la rétablir d’un demi-tonneau presque libérateur.

Éreinté et désormais libéré du joug de son oppresseur, il profita de ce répit pour récupérer ses pleines facultés mentales, fortement mises à mal par une irrigation du cerveau soumise à des pressions changeantes. La tête dans les nuages, Ryane laissa son esprit s’apaiser au doux ronronnement des réacteurs, de quoi se laisser aller à quelques raisonnements de circonstance. Seul un chasseur de la trempe du HM200 aurait pu le suivre avec une telle aisance, et à sa connaissance, c'était le seul prototype en activité à ce jour. Le souvenir enfui d'une rumeur se révéla à sa réflexion.

C'est alors que la CB crépita de plus belle, ambiançant le cockpit d'une mélodie sourde, presque mystique, émergeant du fond des âges. Épris de sueurs froides, son cœur vacilla. Il subissait le contre coup d'un passé oublié, le rappelant à l'ordre inopinément. Ce chant ancestral, celui de son clan, confirmait ses soupçons. Son adversaire ne se composait ni de chair ni d’os. Le chasseur fantôme était piloté par une intelligence artificielle, par un réseau de données pragmatiques dépourvu de la moindre émotion. Tout s'expliquait. La rapidité de l'interception, la précision clinique du pilotage, et enfin, cette dichotomie mélodieuse à la fois hachurée et incisive.

Morahtk lui avait conté la volonté des hommes à se faire substituer par la machine, plus à même en cas de crise d'agir à l'encontre de la morale, parce que dépourvue de conscience. Lui-même, lors de sa métamorphose, avait laissé cette entité pénétrer sa psyché, et il découvrait, à son grand désarroi, le revers de la médaille. Il aurait dû s'en douter.

-Ce que le diable te donne d'une main, il te le reprend de l'autre, marmonna-t-il pour lui-même, avant qu'une secousse abrupte le fasse sortir de son marasme.

Dans la foulée, il embraya en lâchant les gaz, tout en maltraitant le levier. Une rafale venait de toucher la carlingue, et il s'en fallut de peu que les réacteurs subissent le même sort. Ryane s'en voulait. Cette faute d’inattention aurait pu lui coûter la vie, et plus important encore, sa mission. Au fait de l'identité de son poursuivant, la seule option consistait à tout donner, à pousser son pilotage dans des sphères encore inexplorées. Désormais, plus question de calculer ni de préserver son corps soumis d'ores et déjà à forte pression.

...On va voir ce que t'as dans le ventre.

Les réacteurs en postcombustion crachèrent spontanément leurs gaz effervescents, et une course poursuite de tous les diables débuta dans le ciel azuré. Les deux chasseurs se livrèrent à un balai synchronisé de figures toutes plus périlleuses, actant boucles, tonneaux, renversements et vrilles inversées, dans un numéro de voltige dont l'apparente beauté reflétait mal la pression explosive sévissant à l'intérieur des carlingues agonisantes.

À l'intérieur du cockpit, Ryane éprouvait graduellement les effets de l'altitude et de la vitesse sur son organisme. Au bord de la rupture, son corps ne cessait d'osciller dangereusement entre G positifs et négatifs. Ses membres lourds, cette sensation de compression de sa boîte crânienne, l'augmentation de sa fréquence cardiaque et respiratoire, la désagréable impression de ses yeux s'extirpant de ses orbites : tous ces maux en appelaient d'autres, toujours plus contraignants, à mesure d'une vitesse supersonique poussée dans ses retranchements. Pour couronner le tout, une insupportable mélodie robotique prenait un malin plaisir à le harceler, à l'enfermer dans un étau d'ondes subliminales consumant sa psyché à petit feu.

...Reste concentré, reprends-toi... Respire....

Afin de minimiser les effets sur son organisme, il s’évertua à contracter les muscles de son tronc, et de ses membres. Des expirations fortes, ponctuées d'inspirations rapides, réduisaient ainsi l’afflux sanguin , libérant de ce fait sa cage thoracique. À ce niveau de pression, tout autre pilote aurait déjà succombé, mais Ryane bénéficiait d'une condition physique hors du commun. Pas assez cependant pour rivaliser avec un être inorganique, n'ayant d'autre limite que celle de la robustesse de l'appareil lui-même.

Alerté par les ondes sonores sans cesse plus courtes et rapprochées, il actionna la manette de gauche pour libérer les gaz. La condensation vaporeuse enveloppa alors la queue de l'appareil et propulsa le HM 200 à des fulgurances jamais atteintes. Le cockpit tremblait de toute part. À cette allure, la friction de l'air sur la matière entraîna une chaleur telle que l'ossature de l'appareil se déforma. Craignant la rupture du fuselage, il persista envers et contre tout, guidé par la tension de cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Sous l’effet d’un facteur de charge exponentiel, sa vision périphérique se dissipa, tandis que son champ central s’obscurcit d'un voile gris, puis d'un voile noir. Dans la fournaise d'un cockpit en sursis, Ryane sentit ses tissus cellulaires se déplacer dans ses joues, ses paupières, jusque dans ses organes, exacerbant une souffrance dont les cris furent masqués par le bruissement strident et continu des récepteurs indiquant le déploiement des missiles adverses. Une fraction de seconde plus tard, l’impact survint. Une gigantesque boule de feu éparpilla quelques débris à la nature incertaine, avant de laisser place à la sérénité retrouvée d'un ciel bleu, souillé par de longues traînées grises en voie d'effacement.

En contrebas d'un ennemi convaincu de sa victoire, Le HM200 planait tel un oiseau, moteurs éteints. Le sourire aux lèvres, Ryane savourait la sérénité d'un vol libéré de toute entrave chimique et mécanique. Il se laissait simplement porter par les fines particules d'air qui s'infiltraient autour de la carlingue et soutenaient ses ailes argentées. Épargné par ce tintamarre de boucan insupportable, il appréciait d'autant plus cet instant de quiétude, sans l'ombre d'un vrombissement de réacteur, ou de ces multiples voyants pulsant jusqu'à l’écœurement.

Sa manœuvre improvisée s’avérait, contre toute attente, un franc succès. Éjecter les leurres à la dernière seconde, déployer les appendices aérodynamiques pour freiner brutalement sa course et couper l'alimentation générale relevait, sur le papier, d'une idée suicidaire. En pratique, son sens aiguisé de la perception, couplé à son instinct de survie, avaient permis d’échapper à l’inéluctable.

Désormais totalement dissimulé au radar de son adversaire, il était temps de contre-attaquer. Après une profonde inspiration, il ralluma les voyants du tableau de bord et réactiva les réacteurs. Profitant de l'effet de surprise et de la baisse de vigilance d'une IA en mode croisière, il s'approcha à bonne distance, le viseur en cône verrouillé sur sa cible. Il ne laissa aucune chance au chasseur ennemi d’amorcer ses réacteurs. D'une pression, les missiles se déployèrent jusqu'au point d'impact. L'explosion qui suivit secoua un instant la carlingue, mais Ryane changea rapidement de trajectoire, esquivant ainsi les milliers de débris qui tombèrent en cascade, tels des branches de saule pleureur, dans le vide décimé.

Sans s’enorgueillir de cette victoire futile, il fit cap en direction de la forteresse. Le temps jouait contre lui, et la moindre seconde perdue accentuait drastiquement le risque de concéder des pertes innombrables sur le champ de bataille. Dépossédé de l'effet de surprise, le passage en force s'imposait. Fini le temps des calculs et de la réflexion, il allait devoir agir conformément à ses principes, se laisser porter par le mouvement sans ne jamais l'interrompre.

Des milliers de jets de lumière jaillirent de la citadelle. Jouant du palonnier et des gaz, Ryane fit vriller l'appareil dans un sens puis dans l'autre, flirtant avec les rayons meurtriers. Le HM 200 papillonnait dans le ciel embrasé, esquissant des trajectoires paraboliques, et s'imposant en maître des airs, agile et insaisissable. Déchaînant leur puissance, les faisceaux lumineux quadrillèrent le ciel. Des milliers de rayons plasma s'entrecroisèrent, fusionnèrent, jusqu'à former une toile de faisceaux impénétrable que l'engin chromé traversa aux prix de lourds dommages.

Enfin seul face à la citadelle, il verrouilla sa cible, prêt à faire feu. Pourtant, au moment d’appuyer sur la gâchette, un phénomène étrange se produisit. Son bras se paralysa, puis se mit à convulser, comme s'il ne lui appartenait plus. Une simple pression semblait soudain exiger une concentration et un effort insurmontables.  

...Bon sang, allez bordel, mais qu'est ce qui m'arrive ?

Accoutumé à cette fréquence, il l’avait longtemps ignorée, mais la mélodie n'avait jamais cessé sa funeste mélopée. D’abord discrète, la sonorité s'était intensifiée, hurlant à ses oreilles, cognant au rythme de ses tempes, s'infiltrant toujours plus profond dans son cortex cérébral, tel un parasite. Incapable de percevoir le moindre bruissement mécanique, l’entièreté de son corps semblait se mouvoir dans une dimension démunie de gravité.

Cette sensation de flottement, presque anesthésiante, gagnait peu à peu son organisme épuisé. Ryane n’avait plus qu’un désir : se laisser bercer par ce chant hypnotique, par cette silhouette divine émergeant de son esprit. Elle l'invitait à se blottir dans ses longs bras d'une blancheur immaculée, à embrasser ses douces lèvres d'un rouge vif, attrayant, irrésistible.

Son visage ne ressemblait pas à celui d'une humaine. Ses oreilles en pointes, la finesse de ses traits, sa peau diaphane, son regard magnétique et ses cheveux de jais à l'allure protéiforme, lui donnaient l’apparence d'une elfe, d'une déesse à la beauté chimérique. Son corps aux courbes indéfinies tournoyait autour de lui, ses mouvements spectraux, métaphysiques, effleuraient sa carcasse amorphe, servile, dépourvue du moindre désir de lui résister.

Elle susurrait à ses oreilles ces mêmes notes envoûtantes, l'incitant, le suppliant, lui ordonnant de céder, d'abandonner, de la rejoindre dans un monde dont il ne soupçonnait pas même l'existence. Son visage se décrispa, ses muscles se détendirent. Il se sentait prêt. Prêt à la suivre partout où elle irait, prêt à cesser la lutte... mais quelle lutte ? Il ne savait plus.

Malgré cette emprise, une partie de son réseau neuronal se refusait à accepter ce simulacre de données corrompues, qu'une micropuce infiltrée irradiait comme un virus dans sa boîte crânienne. La dissonance d'une tonalité chromatique perça à travers les gammes diatoniques, presque imperceptible.

L'écho d'une prière parvint jusqu'à lui, annihilant toute tentative de manipulation. Le visage de Liv apparut dans sa mémoire, effaçant instantanément celui de la tentatrice. À peine eut-il le temps d'ouvrir les yeux qu'il manœuvra pour redresser l'appareil en chute libre, à deux doigts de s'écraser. Il grinça des dents et força sur le manche de toute sa rage, à la limite de le briser. La traînée des réacteurs souffla le terre-plein calciné, tandis que le bec de l'appareil se redressait pour entamer une ascension forcée.

Résolu à en finir avec cette IA, Ryane exécuta un looping inversé et verrouilla la cible. Devant ses yeux, la forteresse arborait les traits de cette déesse maléfique, cette rémanence de son subconscient. Son esprit ne le trahirait plus. Il savait où frapper.

...Crèves !

D'une pression, les missiles se détachèrent de la carlingue et entamèrent leur trajectoire, guidés droit vers le cœur de la déesse. Le voile métaphorique se dissipa en même temps que la première déflagration retentit, déclenchant une série de réactions en chaîne destructrices. La forteresse implosa dans un éclat d’artifice mêlant couleurs vives et rougeoyantes, et les ondes de choc se répercutèrent à des kilomètres à la ronde. Un léger sourire effleura les lèvres de Ryane, avec la satisfaction du devoir accompli.

Cependant, les conséquences de ses actes ne tardèrent pas à l’atteindre. Le HM 200 ne répondait plus aux commandes. Peu lui importait son sort : il se sentait libre, planant comme un oiseau dans ce ciel azuré. En perte d'altitude, les récepteurs s'affolèrent de toutes parts, mais il ne pouvait détacher son regard de la scène. Que Londres était belle vue du ciel, sillonnée par la tamise dont les eaux claires s'assombrissaient à mesure que sa descente chaotique s’accélérait.

**

Tapis derrière ses hommes, le général scrutait le champ de bataille de son œil acéré. Une odeur de soufre flottait dans l'air. Les lèvres échancrées, les pupilles dilatées, il inhala les émanations d'une puissante inspiration, livrant son regard frénétique au ciel défiguré. Malgré les attentats perpétrés et l'échec cuisant de l'offensive aéroportée, Drago n'affichait aucune once d'inquiétude. Loin de le perturber, ces attaques avaient exalté sa soif d'en découdre. Désormais, il n'aspirait qu'à se laisser entraîner par le chant funèbre et libérateur de la guerre.

Peu adepte de l'artillerie lourde, qu’il jugeait trop dépendante de l'environnement proche, Drago excellait surtout dans l'art du combat rapproché. Sous son commandement, des milliers d'hommes munis de leur visière écarlate et de leur armure à l'allure cybernétique, attendaient en ordre de bataille que l'offensive soit ordonnée. La tueuse sous ses ordres appréhendait la situation. Ses regards furtifs et incessants à l'encontre de son général finirent pas interpeller ce dernier.

-Qu'as-tu à dire Kendra ?

-Rien, je...

Elle hésita avant de se reprendre.

...Je me demandais quel était le plan, c'est tout.

Un rire glauque, guttural, s'échappa des limbes de sa trachée, pour raisonner au-delà de sa garde rapprochée. Les tueurs et tueuses de l'escadron de la mort n'y prêtèrent aucune importance. Beaucoup avaient servi à ses côtés, et nombre d’entre eux étaient coutumiers de ses excès, caractéristiques de sa barbarie.

-Le plan, ma chère Kendra, c'est d'écraser l'adversaire, qu'il ne reste plus la moindre trace de leur existence sur cette terre.

-Si tu penses foncer dans le tas comme au bon vieux temps, nous risquons de subir des pertes inutiles.

-Tout dépend de ce que tu entends par « nous ».

La tueuse leva un sourcil, troublée par l’interprétation ambiguë qu'elle s'en faisait. Sondant son esprit, il poursuivit, d’un ton plus incisif.

...Ma sœur, tu as depuis trop longtemps été pervertie par ce chien de Loup noir. Tu en viens presque à oublier d’où tu viens, nos valeurs ancestrales, ce qui fait de nous des êtres infiniment supérieurs, des élus. Regarde-les !

D'un geste ample, il balaya l'ensemble de ses troupes, des milliers de fantassins prêts à livrer bataille.

...Eux ne sont rien, assura-t-il avec mépris. Ce ne sont que des instruments, des pions, et nous allons les utiliser comme tels. Le seul « nous » que je reconnaisse, c'est notre escadron, notre clan, notre famille, celle que ton ancien mentor s'est évertué à diviser.

Consciente de la portée de ces mots, Kendra éprouva malgré elle une réticence, une résistance subtile dont elle peinait à cerner la véritable nature.

-Tu veux dire que...

-Une bataille se livre et sa gagne par la force, pas avec de beaux discours ni en faisant en sorte d'épargner le plus grand nombre. Reviens aux fondamentaux. Oublie ce qu'on t'a mis dans le crâne pendant toutes ces années. Laisse-toi guider par ton instinct animal. Ressens ce sang qui bouillonne en toi, cette soif de mort insatiable. C'est ce que tu es, ce que nous sommes tous. Des anges de la mort, nés pour tuer.

Au fond, elle l'avait toujours su. Drago restait fidèle à sa réputation : un véritable chef de guerre, prêt à tous les sacrifices pour parvenir à ses fins, dans un style aux antipodes de son ancien frère d'armes. À cet instant, elle regretta le sentiment indicible qu’apportait la présence de Ryane à ses côtés, cette admiration la transcendant, elle et l'ensemble des troupes, dans des sphères idéologiques et intimes, supplantant le seul fait de la victoire.

Une nouvelle ère s'ouvrait, et avec elle, l'annihilation d'une conscience taillée pour un autre rêve. Lorsqu'elle vit Drago lancer le signal des premières confrontations, elle resta impassible. Elle savait pourtant que la mort les attendait. Des morts évitables... nécessaires... futiles.

***

Baoth s'élança, le cœur à l'âme, au côté de ses frères de régiment. Son bataillon, exclusivement composé de démons, avait été recruté au fil des campagnes militaires menées par le général Drago. Enfants des colonies impériales, arrachés à leur terre et à leur culture, ces volontaires furent bercés de promesses murmurant l’espoir d'un monde idéalisé où chacun trouverait sa place.

Sous le commandement du Loup noir, ils avaient été évincés de l'armée impériale, jugés trop instable et peu digne de confiance sur un champ de bataille. Il fallut l'intronisation d'un nouvel officier pour que l'injustice à leur égard prenne un tournant moins amer. Le bataillon des indigènes fut ainsi créé.

En première ligne de l'armée impériale, ils se distinguaient par leur stature plus imposante et leurs accoutrements bigarrés de métaux rafistolés, couvrant grossièrement leurs membres. Privés de l'équipement impérial uniformisé aux statures humaines, ils portaient sur eux des protections rudimentaires, peu à même de tenir la comparaison avec celles des autres bataillons. Pourtant, aucun ne s'en plaignait. Ils affichaient fièrement leur singularité, convaincus de porter en eux les germes d'un nouvel espoir, celui d'une intégration conforme au rêve prôné par les Déités.

C'est nourris de ce besoin viscéral de reconnaissance qu'ils se jetèrent d'un seul élan au-devant de l'incertitude, munis de leurs armes et de leur courage. Entraînés par leur fougue, ils enjambèrent mètre après mètre le pavé terreux et défragmenté, avec la certitude d’être couverts par l'arrière-garde postée en retrait.

Les premières détonations retentirent au loin, tandis que les canons adverses firent pleuvoir sur eux un déluge de plomb et de feu. Baoth s'élança à la tête du régiment. À ses côtés, un frère d'armes fut brutalement arraché à la vie, happé par une balle perdue qui stoppa net son élan frénétique. D'autres drames s'ensuivirent dans la foulée, et d'autres corps furent balayés, aussi naturellement que des feuilles mortes emportées par le vent. Le cœur au bord des lèvres, il n’eut pas le temps de s’appesantir sur le sort tragique des premières victimes.

À l'heure de lutter pour sa vie, seule persistait la vacuité d'un mouvement qu'il ne contrôlait déjà plus. À peine venait-il d'entamer l’assaut qu'il en était déjà réduit à tirer frénétiquement, à martyriser la gâchette et viser au hasard d'un horizon hostile, avec la sensation d'avancer en plein brouillard. Autour de lui, les balles sifflantes et les obus meurtriers déchiraient l’air, maltraitant une terre à l'agonie.

Brutalement, l'euphorie guerrière s'estompa. La vaillance céda à la terreur lorsqu’il envisagea, l’espace d’un instant, de subir pareil châtiment. Il n'était plus question de lutter ni de vaincre, mais de survivre à cette folie meurtrière fauchant les âmes à la pelle sans espoir de riposte. Baoth usait de la gâchette sans ne plus percevoir la tonalité ni l'impact effectif des balles qui s'extirpaient de son canon. Jamais de son existence, il n’avait subi pareil sentiment, prenant conscience de sa vulnérabilité presque infantile malgré sa robuste carrure.

Un déluge d'artillerie et d'ondes luminiques ouvrit des cratères dans lesquels morts et blessés furent ensevelis. La plupart gisaient au sol, le visage ou une partie du corps mutilé, broyé, incapables de cracher leur souffrance avant d'expier leur dernier souffle. Témoin de ce carnage à travers quelques coups d’œil furtifs et affolés, Baoth persista dans le mouvement, porté fébrilement par des jambes tremblantes et lourdes.

Sous les feux, il trébucha, puis rampa à tour de bras jusqu'à l'excavation la plus proche. La joue plaquée à même la terre, il se figea, incapable d’entreprendre le moindre geste. Son corps, de même que son cerveau, ne répondaient plus. Le vacarme des armes et les gémissements de ses frères l'avaient paralysé d’effroi. Chaque secousse perçue au cœur de la terre se révélait comme la promesse d'une mort inéluctable.

Son cœur se souleva lorsqu'un impact, plus proche que les autres, explosa à quelques mètres. Des jets de gravats ensevelirent le haut de son corps, tandis qu'un bourdonnement vertigineux lui perça les tympans. Conscient d'avoir échappé au pire, un semblant de lucidité refit surface, boosté par un rush d'adrénaline. S'extirpant de la masse granuleuse, Baoth pivota son corps, le regard tourné en direction des troupes impériales. Il espérait y trouver un appui, une réaction, à la place de quoi il ne récolta qu'une immense déception, empreinte d'un immobilisme patent.

Sa prise de conscience trop tardive amplifia le goût âcre et amer d’une trahison qu'il imputait autant à l'empire qu'à sa profonde naïveté. Les yeux levés vers cette portion de ciel enténébré de suie, il se prit à rêver. De son enfance, de son village perdu où il faisait si bon vivre, avant l'invasion et les promesses. Il aurait tant souhaité le revoir une dernière fois, autrement que dans l'intimité de ses songes altérés.

Un déluge de détonations précipita son retour au réel. Malgré la situation critique, ses frères continuaient à lutter. En dépit de l'artillerie adverse, ils parvinrent, au prix de lourds sacrifices, à grappiller quelques parcelles de terrains. Rien de suffisamment significatif pour inquiéter l'ennemi, mais assez pour attiser en lui l'émulation nécessaire à une prise de risque sans précédent.

Résolu à suivre le pas et à accomplir sa destinée, il prit appui sur sa jambe et se redressa, porté par une vanité désespérée. S'il devait périr, ce serait en fier combattant, aux côtés de ses frères d'armes, sa seule famille. Le fusil d'assaut fermement en main, il entama une foulée, puis une autre. Il sprinta, s’efforçant de maintenir cette cadence infernale avec une seule idée en tête : courir, encore et encore, foncer droit devant sans se poser de question, en se laissant porter au-delà du souffle brûlant des explosions, de la terre tremblante sous ses puissantes et longues enjambées, avec l’espoir de parvenir jusqu'à ses rêves, jusqu'à son village, et de s’imprégner de ces traits familiers gorgés de sourires.

Lorsqu’il stoppa enfin sa course, épuisé par cette ruée désespérée, le silence soudain lui transperça le cœur comme un coup de poignard. Seul face aux lignes adverses bordées d'or, tenu en joue par des milliers de viseurs braqués sur lui, le constat s'imposa, cruel et accablant. De ce fier bataillon totalement décimé, il était le seul rescapé. Toujours en possession de son arme, Baoth se rendit compte que dans la confusion de sa course folle, il n'avait jamais pensé à l'utiliser. Une erreur qu'il s’apprêtait à corriger de ce pas, en se laissant pénétrer d'une rage folle nuancée d'un désespoir entendu.

Il braqua son arme au hasard du rideau de fer, mais une détonation le prit à défaut, mettant irrémédiablement fin à ses tourments. Le démon à la peau écailleuse s'écroula, terrassé d'une balle logée en pleine tête. Le canon encore fumant, Riley dévia son regard du viseur avec la satisfaction d'avoir neutralisé la première vague.

****

Les boucliers de lumière s’évanouirent successivement. Éreintés par une telle débauche d'énergie, les mages profitèrent de cette occasion pour récupérer en vigueur. Les chefs de troupes se regroupèrent autour de Riley pour faire le point.

-On ne s'en est pas trop mal sorti jusqu’ici, souffla Gunn, légèrement désappointé. Mais je ne vous cache pas que me terrer derrière des boucliers, c'est pas vraiment la lutte héroïque que j'avais envisagée.

-Ne t'en fais pas, répliqua Riley, inquiet. Si tu veux de l'action, tu vas être servi. Cet instant ne durera pas. Ils nous testaient pour évaluer nos forces. Le pire est devant nous.

-Alors qu'est-ce qu'on attend ? s'impatienta Gwen. Autant faire preuve d'initiative et attaquer. On ne va pas attendre sagement qu'ils nous tombent dessus... Si ?

-Hélas, reprit Giles, légèrement en retrait. Je crains qu'il n'y ait pas d'autre option. Vu les forces en présence, camper sur nos positions semble... eh bien... la meilleure stratégie.

-Ouais, confirma Gunn. C'est pas facile à admette, mais on peut pas dire que les statistiques penchent en notre faveur.

Leina et Kteal semblaient eux aussi s'accorder sur la position du doyen. Face au scepticisme prononcé de Gwen et de Kate, Sam jugea opportun d'intervenir à son tour.

-Il a raison ! Si nous menons une attaque frontale contre leur ligne, alors voyez ce qui nous attend.

Elle balaya du regard la zone jonchée de cadavres.

...On subira le même sort !

Les faits prévalant sur les mots, l'impact sur les consciences eut l'effet escompté. Pour autant, Alex, incapable de se résigner à cette vague de pessimisme, osa une remontée verbale plus nuancée.

-Écoutez! Je veux bien croire qu'ils soient nombreux, mais le rapport de force n'est peut-être pas aussi déséquilibré qu'on le pense, lança-t-il dans un élan d'optimisme forcé. Après tout, peut-être qu'on a surestimé leur puissance d'attaque maintenant qu'ils ne peuvent plus compter sur leurs engins de guerre. Peut-être que...

Accaparé par un étrange phénomène, il perdit le fil la discussion.

...Dites… C'est moi ou ...

À ses pieds, les grenailles terreuses remuèrent au rythme d'un bruissement régulier, puisant son origine dans le lointain d'un horizon gangrené de poussières en expansion. Ces battements successifs alourdissaient la terre et sanctifiaient l'air, désormais irrespirable. Une aura de ténèbres sondait les cœurs à l'heure d'observer cette déferlante engloutir leurs vaines espérances.

-Bon sang, jura Giles, circonspect.

L'observateur, totalement fasciné par l'ampleur du fléau qui s'approchait dangereusement, semblait perdre pied. Autour de lui, les réactions se cristallisèrent dans un mutisme pesant, ponctué ici et là par le claquement des jambes chancelantes et les respirations haletantes. À travers la couche opaque et poussiéreuse, des milliers de points incandescents transpercèrent le voile, pour se diffuser, sous l’effet de la réfraction, en traînées d'ondes écarlates.

-Formez les boucliers ! hurla kteal à ses hommes.

Aussitôt, les lumières vives s'amoncelèrent en barricades devant les lignes.

-Combien de temps ils peuvent tenir ? interrogea Riley à la hâte.

Les sourcils froncés de Kteal n'inspiraient rien de bon.

-L’énergie puisée pour maintenir ces boucliers est considérable, infiniment supérieure à celle requise pour attaquer. Même en nous relayant, nous ne tiendrons pas plus que quelques minutes. Au-delà, nous serons incapables de lancer le moindre sort.

Perdre le tiers de leur effectif paraissait inenvisageable pour le soldat.

-Très bien ! assura-t-il, le regard fixé sur la menace imminente. Finalement, Gwen n'avait pas tout à fait tort. On va créer l'effet de surprise. Kteal, toi et tes hommes, tenez la position. À mon signal, on leur rentre dedans. Si on reste figé, on est foutu. Ils sont trois à quatre fois plus nombreux.

Kteal acquiesça d'un hochement de tête, soutenu par Gunn, impatient d'en découdre.

-Enfin, de la vraie baston, s’enthousiasma le dur-à-cuire. Ça m'avait manqué.

Sous le fracas des premières missives, Alex s'évertuait à soutenir Leina en lui tenant fermement la main. L'inquiétude de la jeune femme transparaissait au-delà de sa hargne à canaliser ses émotions, mais sa forte personnalité l'aidait à garder le contrôle.

-N'oubliez pas, continua Riley. Il faut tenir coûte que coûte. On doit les faire douter. On le fait pour Buffy et les autres. On ouvre la brèche, et ils s'y engouffrent. C'est aussi simple que ça. 

Les regards se croisèrent furtivement, intenses et empreints d'incertitude, à la suite de quoi, chacun s'en retourna réintégrer son rang. Un déluge de lumières rouge vif et orangées éclata alors, nappant le ciel d'une teinte crépusculaire. La colonne dorée intercepta les tirs en provenance de la masse poussiéreuse et galopante. La réplique fut sanglante. Chaque rafale percutait, altérait la vague par endroit, mais celle-ci se résorbait aussitôt. Les vivants palliaient aux morts et aux infirmes qui, dans l'incapacité de se soustraire, se faisaient piétiner par leurs propres compagnons d'armes.

Les échanges perdurèrent, et les défenseurs tinrent bon, bien aidés par Kteal et ses mages dont les protections ne souffraient d'aucune défaillance, si ce n'est celle du trop-plein d'énergie consommé. Pour y remédier, les mages se succédaient à intervalles réguliers. Les uns formaient les boucliers, pendant que les autres déchaînaient de puissants projectiles de feu, à l'aide de leurs bâtons chamaniques. Ils alternaient ainsi leurs manœuvres en parfaite synchronisation, habilement orchestrés par Kteal en charge de maintenir cette cadence infernale. Riley, de son côté, défouraillait à tout va, soutenu par Alex et Sam, déterminés à ne pas se laisser submerger.

...Il faut tenir ! hurla le soldat à ses hommes en mitraillant les lignes adverses.

De son côté, Giles ne se montrait pas à son avantage. Peu à même de supporter le poids d'un fusil mitrailleur, et encore moins la force de recul, il s'embourba dans un échange maladroit de son chargeur et enrailla l'arme encore fumante.

-Merde, s'indigna-t-il en malmenant la culasse. Où est passée l'époque bénie des arbalètes et des pieux.

Résigné à abandonner l'arme défectueuse, il s'en débarrassa avant de saisir de sa poche interne son arme de poing, beaucoup plus malléable malgré sa faible portée. Sur le flanc droit, Gunn et son équipe parvenaient à faire preuve d'efficacité, sous l'égide d'une Lockley acharnée à tirer le meilleur parti de ses hommes. Habituée aux guérillas urbaines, Kate avait positionné des snipers à chaque fenêtre des immeubles avoisinants et sur les toits, de façon à quadriller parfaitement les lieux, et repérer les éventuelles manœuvres à revers de l'ennemi. Gunn et Gwen s'évertuaient à suivre la cadence, dans l'attente du moment fatidique où ils pourraient, eux aussi, déployer tous leurs talents.

Ainsi, les vagues successives se brisèrent contre le roc défensif, tenu d'une main de fer par l'alliance rebelle. Pour autant, les soldats de l'Empire, en surnombre, ne cessaient de gagner du terrain, et s’apprêtaient à franchir le seuil critique. Désormais, l'ennemi avait un visage, et les faisceaux écarlates oscillant sur leurs visières impactaient les esprits d'une terreur palpable. Leurs cuirasses métallisées les déshumanisaient au point de les faire paraître pour des cyborgs décomplexés d'âme.

Les sans visage, malgré des pertes notables, engloutissaient, mètre après mètre, le peu de distance qui les séparait des boucliers de lumière. Leurs lignes compactes déferlaient tel un raz de marée sur les défenseurs totalement surpassés par le nombre. Riley, conscient que le mouvement l'emporterait fatalement sur l'inertie, se prépara à jouer son va-tout. Une collision entraînerait une percée irrépressible dans leurs rangs, alors il guetta le moment propice, puis se précipita au-devant de ses hommes, le poing tendu vers le ciel.

-Maintenant ! vociféra-t-il en joignant le geste à la parole.

Aussitôt, les boucliers s'effacèrent, et les soldats de la coalition se ruèrent d'un seul bloc sur leurs adversaires, la rage en ébullition. Profitant de l'effet de surprise, l'armée rebelle perça au cœur des troupes adverse et, telle une flèche, les scinda en deux avant de s'embourber dans une farouche inertie. Dans un premier temps, l'offensive, couronnée de succès, ébranla les assaillants, contraints de subir à leur tour malgré leur surnombre. Les cris guerriers se mêlèrent à la mitraille, aux claquements des lames acérés, et aux lamentations de la chair.

Si les premiers échanges se firent à bout portant, le manque de munitions et la proximité des corps dictèrent un changement de paradigme plus propice aux armes blanches. Les lames rétractables des fusils d'assaut se heurtèrent aux épées, haches, et armes de toute sorte, offrant une autre tonalité au chaos engendré. Les corps inanimés tombaient de part et d'autre dans la confusion la plus totale, et il n'était pas rare que le visage de la faucheuse arbore les traits d'une bannière alliée.

Dans ce cataclysme dénué de moral, seuls les combattants les plus aguerris parvenaient à garder la tête froide. Kteal et son fils, usant d'une habile dextérité, maniaient leurs bâtons à leur guise, alternant la force centrifuge pour broyer et les arcanes ésotériques pour calciner. Dans la mêlée, Riley et Sam s'épaulaient à coups de gâchettes et de baïonnettes.

De son côté, Gunn équipé d'une hache de fortune façonnée dans le métal brut d'un enjoliveur, fit parler son sens inné du carnage, émaillant à tour de bras son visage et sa lame de nuées sanguinolentes. À quelques pas de lui, un flash bleu vif traversa les corps d'une myriade de soldats défigurés qui s'embrasèrent instantanément, dévorés par la combustion, foudroyés jusqu'à l'os. Gwen, emportée par une folie meurtrière amplifiée par des années de frustration à contenir ses pulsions, s’abandonna à un lâcher-prise aux effets libérateurs et cathartiques. Elle ressentait chaque fibre de ce courant électrique la traverser, la pénétrer de toute part. Il affluait dans ses veines, jusqu'à se matérialiser au bout de ses doigts en ondes vibratoires et orgasmiques, qu'elle disséminait en pluie d'éclairs mortels autour d'elle.

Les prouesses de la sorcière rouge, comme elle se faisait nommer au sein de sa propre maison, inspiraient une domination sans partage sur le flanc droit, compensant tout juste les piètres avancées sur les autres fronts. La masse dense et agonisante se resserrait autour du cœur en fusion, renouvelant inlassablement le même cycle mortuaire. La terre se nourrissait de ce sang en abondance, que l'épuisement généralisé des troupes ne désavouait pas. Si au commencement, la vigueur compensait allégrement le manque d'effectif, il n'en était plus rien à mesure que les secondes, les minutes et les heures s'écoulaient, creusant inexorablement le déséquilibre des forces.

*****

Retenue prisonnière dans les profondeurs du château de Hampton Court, Magdala sombrait dans la noirceur d'une cellule vétuste. Derrière les barreaux, son seul horizon se réduisait à un couloir glauque où quelques gardiens, mal acquis à sa cause, venaient la narguer lors de leurs rares inspections journalières. Entravée aux poignées et aux jambes, les vêtements froissés et souillés de crasse pestilentielle, elle différait drastiquement de la fière et noble reine qu'elle représentait jadis. Son allure famélique, ses joues creusées, sa peau effroyablement terne et craquelée : tout en elle ébauchait le spectre d'une mort imminente.

Pourtant, la délivrance du trépas lui était interdite, clouée au pilori de cette cloison humide et de ces lourdes chaînes annihilant toute tentative de porter atteinte à sa propre existence. Sevrée de sang, les absences et les spasmes s'étaient accentués, la faisant sombrer lentement dans un état de démence entremêlé de brefs instants de lucidité, assez cependant pour ne rien manquer de ce qui se tramait à la surface.

Réceptive aux ondes invisibles, elle percevait la souffrance et la mort flotter dans l'air, comme un dernier soupir avant les ténèbres. Machinalement, elle s’enivrait de ce doux et laborieux chant du cygne, source de ses désirs inassouvis. L'esprit libéré du fardeau de la conscience, plus rien ne la retenait dans cette geôle imprégnée de sa propre puanteur, à l'exception de ce misérable corps en décomposition.

Ses sens déstructurés s'éveillaient puis se dispersaient sans discernement. Du simple battement d'ailes d'un insecte, au vent s’infiltrant à travers les striures des fenêtres inaccessibles, jusqu'à ces gémissements étouffés aux étages supérieurs : tout revêtait du même degré d'importance, régis par la seule loi de la factualité. Les bruissements sourds devenaient de plus en plus purs, limpides et déchiffrables, de sorte que les mouvements et les enjeux lui parurent étonnamment concrets. Lucide, elle l'était devenue par la force d'une atmosphère pesante, claquante à ses oreilles au point de l'arracher à sa neurasthénie consentie.

Dans un sursaut, elle battit des paupières et finit par les ouvrir complètement. Prise de panique, elle s’agita, luttant contre ses chaînes qui enserraient ses poignées et ses chevilles. Puis vint le temps de la résignation. Harassée, elle demeura passive, à écouter les claquements sourds des pas en approche, et à percevoir les esprits vagabonder dans l'enceinte.

La faucheuse se pavanait autour d'elle, emportant les siens, ses enfants, sa famille, son clan. Chaque disparition, chaque corps réduit en poussière, elle les subissait dans sa chair. Son âme persistait à la torturer. Les siècles passés à côtoyer la mort ne l'avaient pas affranchie de ce fardeau. Au deuil venait s'ajouter cette soif insatiable d'hémoglobine, ce besoin primal de déchiqueter la jugulaire de tout être à sa portée. L'appel du sang vibrait dans chaque parcelle de son organisme.

Dès lors, elle ne remarqua pas le craquement sec et métallique de la serrure molestée à quelque pas de sa personne, ni cette présence silencieuse posant un regard attentif sur sa triste condition. La folie se rappela à elle, invasive et pernicieuse, guidée par un instinct prédateur. Attirée par une odeur exaltante, ses crocs percèrent la chair et absorbèrent l'afflux sanguin avec rage et avidité. La morsure s’enfonça toujours plus profondément, verrouillant son emprise malgré la résistance revêche, domptée au fil des secondes qui s'écoulèrent délicieusement.

Si les premières gorgées furent laborieuses, presque douloureuses, la nécessité céda rapidement à la volupté de ce fluide chaud explorant sa langue et sillonnant sa gorge. Ce n'est qu'après avoir été contrainte de libérer sa prise par quelques coups bien ciblés, qu'elle retrouva un semblant de conscience, malgré son état de faiblesse apparent. Ses yeux s'ouvrirent, mais soumis à la réadaptation, peinèrent à lever le voile sur la silhouette indistincte plantée en face. Peu à peu, le focus s'affirma, et à son grand étonnement, un visage courroucé marqué d'une douleur vive se matérialisa. Le vieil homme déchira un bout de son imperméable, l'enroula autour de la plaie à son avant-bras, puis serra le bandage improvisé avec ses dents.

-Inutile de faire les présentations, ma jolie, grogna l'homme de colère. En temps normal, je vous aurais éliminé, mais il se trouve que vous êtes utile… et qu'il est possible que vous puissiez influer sur le cours des évènements. Je vous prierais donc de ne pas me sauter dessus une fois que nous vous aurons détachée.

-On ? questionna-t-elle d'une voix éraillée.

Quatre ombres se révélèrent à l’obscurité sans qu'elle ait décelé leur présence. Elle comprit alors que l'origine de ses maux, bien trop intenses pour émaner d'un homme à la condition fortement diminuée, venait de ces entités mystérieuses.

...Des êtres dénués de vie, s’insurgea-t-elle avec mépris. Vous en êtes donc à ce stade.

Surpris par sa faculté de discernement, Sirk n'en laissa rien paraître et la sonda gravement.

-Écoutez, foutue majesté ! On n’a pas le temps de polémiquer. J'ai besoin de savoir si vous allez être conciliante et nous aider. On compte sur vous, mais sachez qu'aussi importante que vous soyez, le jeu des probabilités m'incite à privilégier ma vie sur la vôtre.

En soutenant le regard perçant de Magdala, il fut tout à coup saisi par une réflexion.

...Chris... Ça me revient. Ce Chris et cette fille aux cheveux blancs m'ont envoyé pour vous délivrer. Ils auraient dû être sur le coup, mais il faut croire que tout ne se passe pas toujours comme prévu. Il me semble qu'ils sont plutôt attachés à vous. J'ai d'ailleurs cru comprendre que vous aviez une dette envers eux, ou eux envers vous. Bref... Alors ?... Vous en dites quoi ?

À l'annonce des commanditaires, l'expression sur le visage de la vampire changea brusquement, jusqu'à en perdre toute animosité. Il n'en fallut pas plus à Sirk pour ordonner à ses hommes de briser ses chaînes. Affaiblie, Magdala s’effondra à genoux, tandis que les hommes en noir se précipitaient pour la soutenir.

...Vous avez intérêt à vite récupérer sinon je ne donne pas cher de notre peau, maugréa Sirk, en portant un regard soucieux au plafond humide. Reste plus qu'à espérer que ces deux malabars soient à la hauteur de leur réputation.

******

La porte menant à la salle du trône vola en éclat sous l'impulsion coordonnée de Trepkos et Boon. Les deux démons, portant sur eux les lésions de leurs récentes altercations, s’affichaient plus confiants que jamais à l'idée de parachever leur mission. La nouvelle reine des vampires, assise sur son trône, vit ses espoirs voler en éclats, à l'apparition de ces deux brutes qu'elle s'acharnait à considérer du haut de son arrogance feinte. Préserver les apparences, elle savait faire, mais ce rôle de composition cachait un malaise que le démon à la peau scarifiée flaira aussitôt, en lui dévoilant l'arc d'une dentition érodée par le temps.

-Eh ben, lança Boon d'un coup de langue aguicheur. On dirait qu'on a gardé le meilleur pour la fin. Aussi canon en vrai que dans les médias. Quoique… la couronne, je trouve ça un tantinet too much.

Trepkos resta impassible aux dires de son acolyte, ce qui le rendait d’autant plus terrifiant aux yeux de la vampire, cernée par ces deux forces indomptables. Vêtue d'une longue robe soyeuse à froufrous, lui donnant des airs de midinette tout droit sortie du lycée, Harmony se redressa sur ses talons aiguilles, le visage ferme et les bras croisés.

-Comment osez-vous ? s'indigna-t-elle. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je suis la reine des vampires, et j'ai des tas de mignons... enfin, des tas de guerriers prêts à se sacrifier pour moi ! Si vous ne quittez pas cet endroit immédiatement, je ne donne pas cher de vos misérables vies.

À son grand désarroi, la menace ne trouva pas preneur. Pire, le démon lui fit bien comprendre que sa garde vampirique brillait par son absence. Harmony resta béate devant le fait accompli. En digne reine soumise à Wolfram et Hart, ses troupes avaient été réquisitionnées plus tôt dans la journée, ne lui laissant que les miettes d'un service de protection désormais décimé. Elle revoyait encore ses mignons, fiers et nombreux, quitter la résidence dans un immense convoi aux vitres teintées. Jamais elle n'aurait imaginé une attaque sur son propre territoire, surtout en se fiant à la renommée de son statut, censé lui conférer l'immunité d'un pouvoir qu'elle pensait hors d'atteinte. L'idée d'un dernier recours lui vint alors, trop désespérée sans doute pour en mesurer pleinement la portée.

...Faites-moi du mal et les Déités vous puniront, les menaça-t-elle d'une voix fébrile. S'en prendre à moi, c'est défier l'empire, alors je vous conseille de rebrousser chemin tout de suite, ou alors...

Remarquant le démon à la tête couronnée d'épines s'approcher de son trône, elle recula aussitôt et changea de ton.

...S'il vous plaît... finit-elle par supplier, un sourire désespéré aux lèvres.

Cette soudaine politesse n’ébranla en rien Trepkos, bien décidé à ne plus perdre de temps en discussions dérisoires. Pourtant, le clapotis d'une démarche ferme et régulière sur le plancher impeccablement lustré bouscula ses certitudes. La reine des vampires, perchée sur son trône, sentit un souffle de soulagement l’envahir en apercevant, contre toute attente, un protecteur qu'elle n'espérait plus.

...Adam ! s'écria-t-elle, béate d'admiration.

Lui ne fit aucun cas de sa présence. Il s’érigea en totem face aux deux démons, l'expression figée et impassible. Sa posture détachée suintait la sérénité d'une force contenue et sous-jacente. Taillé dans du bois brut, avec une carrure en tout point comparable à celles de ses deux opposants, le vampire laissait transparaître sa musculature à travers le fin tissu de sa chemise au col échancré.

-J'en ai vu des gravures de mode à s'en décrocher la mâchoire, assura Boon en rejoignant son acolyte, mais toi, t'es un véritable cliché ambulant pour un vampire. En plus, ta face de premier de la classe me revient pas.

Le démon à la peau scarifiée tourna alors le regard vers Trepkos.

...Tu permets ?... j’me le réserve, celui-là.

Le champion du Colisée manifesta son approbation en croisant les bras, signe d'un relâchement consenti. Impatient d'en découdre, Boon activa les bandes métalliques autour de ses phalanges. Harmony, soulagée de se tenir en retrait, arborait un sourire présomptueux.

-Adamou ! l'interpella-t-elle de son timbre mielleux. Je t'ordonne de t'occuper d'eux. Qu'ils paient pour avoir osé menacer ta reine.

Un éclair courroucé traversa brièvement le regard d'Adam, brisant sa sérénité.

-Ne t'avise plus jamais de t'autoproclamer reine devant moi ! Tu n'es et ne seras jamais Magdala. Tu m'es désespérément utile, voilà tout.

-Comment oses-tu ! s’indigna-t-elle. J’te rappelle que c'était ton idée de la trahir. Tu avais promis de faire de moi ta nouvelle reine et de m'offrir gloire, fortune, et reconn....

-Veux-tu bien te taire ! l’interrompit-il brutalement. Je me suis servi de toi parce qu'il fallait que les choses changent. La politique prônée par Magdala ne nous menait nulle part, et ce depuis des siècles. Ce pauvre Heinrich l'avait admirablement compris. Il n'y a pas de cohabitation possible. Toi tu n'es qu'un instrument, une passerelle entre nous et les Dieux, pour que nous puissions retrouver nos privilèges perdus.

-Sauf que tu oublies que c'est moi que Wolfram et Hart ont investi de ce pouvoir, et une fois tout ça terminé, tu auras à répondre de mon jugement.

-Tu ne détiens rien. Regarde autour de toi : des assaillants, aucun témoin à charge. Il me serait facile de te réduire en poussière. J'ai tout tenté pour te sauver, mais hélas, je suis arrivé trop tard. Je te laisse deviner la suite.

-Ton absence... réalisa Harmony. Pendant tout ce temps, tu n'étais pas là. Qu'est-ce que tu manigançais ?

-Ce qui était nécessaire. Après tout, je ne pouvais pas prendre le risque de laisser le moindre témoin.

-Intéressant, intervint Boon. Ça expliquerait la facilité avec laquelle nous avons pu accéder à cette zone.

-Tu planifiais tout ça depuis le début ? s'étrangla Harmony.

-Bien sûr que non. Je me suis adapté aux évènements, tout comme je le fais à l'instant. Mais ne pense pas que j'en éprouve un quelconque plaisir. Je ne ressens plus rien depuis bien longtemps, ni joie, ni peine, ni amour, ni haine. Je suis ce mal nécessaire dont les vampires ont besoin, le véritable fondateur de l'ordre d'Aurélius.

-Dites ! réagit Boon. Sérieusement, vous êtes toujours obligé de dévoiler vos plans machiavéliques avant de crever ? Non, parce que je vous annonce la couleur : c'est ce qui arrive au méchant du film à chaque fois.

Saisie d’une rancœur soudaine, Harmony venait de réaliser que sa vie de rêve, elle l'avait déjà expérimentée avant de se compromettre dans des aspirations plus ambitieuses. rongée par l'orgueil et l'insatisfaction permanente, sa perpétuelle escalade vers les sommets se heurtait, une fois de plus, à l'avidité d'une autre personne. Alors que les premiers coups apostrophèrent son introspection, elle se désespérait de trouver un sens à cette lutte dont elle ignorait la cause. Tous ces combats, ces déchaînements de haine, cette violence exacerbée, ces manigances politiciennes : ce n'était pas son monde.

Pourtant lorsqu’Adam se débarrassa de sa chemise, elle ne put s'empêcher d'admirer ce corps saillant et sculpté. Hormis sa puissance et sa brutalité, elle appréciait avant tout son esthétisme. L'amour des belles choses, des belles silhouettes, des belles paroles, avait dicté sa vie en espérant qu'un beau jour, le portrait dévoilerait sa part de fond dans cette abondance de forme, cette parcelle de vérité dans ce dédale de mensonges. Sa nature exigeait qu'elle se recroqueville dans cette bulle de stase, à sans cesse réitérer les mêmes erreurs.

Ainsi, un réel plaisir étreignit son cœur quand Adam propulsa son adversaire contre le pilier d'or orné d'un dragon qui se désagrégea sous l'impact. Elle continuait de le soutenir, de croire en la victoire de son prince charmant, ou de l'image idéalisée qu'elle se plaisait à entretenir. Lorsqu’ Adam affronta son second adversaire, elle frappait, encaissait, luttait mentalement à ses côtés ; et dès lors que les deux démons, convaincus de ne pouvoir le vaincre seuls, se jetèrent sur le vampire, elle tremblait, apeurée par le spectre d'une possible défaite.

Tandis que tout s'écroulait autour d'elle, que les piliers se défragmentaient un à un sous l'impulsion d'un acharnement dantesque, son attention se fixa sur l'un des derniers grands miroirs, encore épargné par la désolation. Cette plaque de verre ne projetait rien d'autre qu'un monde dépourvu de sa présence. Un mensonge de plus. Un de trop. Cette sincérité, elle se la devait à elle-même. Si elle éprouvait la peur, c'était avant tout pour sa propre personne, et non pour un protecteur auquel elle avait prêté tant de visages : Cordelia, Spike, Angel, Magdala et désormais Adam. Tous ne furent que les objets de son insécurité, de son incapacité chronique à prendre soin d'elle et à s'accepter.

Ses tares du lycée, elle les avait emportés dans sa résurrection, si bien que cette seconde renaissance ne fut que le pâle reflet de la première. Ses espoirs et ses rêves s'étaient envolés ce fameux jour de la remise des diplômes, et, l’espace de quelques instants, elle souhaitait goûter à ce qu'elle aurait pu devenir.

Au milieu du carnage, son regard se posa sur Adam, épuisé et couvert de blessures. Le vampire tenait encore debout, tandis que les deux démons luttaient désespérément pour se relever. Harmony le considéra avec dédain, évaluant sa misérable condition. À bout de force, il la supplia du regard pour qu’elle lui vienne en aide. Elle s'empara alors de deux éclats de verre acérés gisant au sol, prête à s'en servir pour leur infliger le coup de grâce. Pour autant, ces plans n'étaient pas les siens.

Parvenue à hauteur du vampire, elle croisa ses avant-bras et trancha d’un geste net. La tête n'eut pas le temps de percuter le sol qu'elle se désagrégea, en même temps que le reste du corps. Sans s'appesantir, elle poursuivit son chemin en dépassant les deux démons, totalement abasourdis par cet acte qui échappait à leur portée.

En descendant les grands escaliers, elle s'imagina reine du bal au lycée de Sunnydale. Autour, on l'acclamait, lui souhaitait le meilleur pour sa vie d'après, et elle souriait. Son avenir s'annonçait radieux. Tout irait bien, parce qu'elle évoluerait pour devenir une femme aimée et respectée, plus mature, empreinte d'empathie et capable, elle aussi, d'aimer à son tour, sans concessions. Les deux battants grands ouverts, sa peau se laissa caresser par la lueur de l'astre déclinant. Sa robe de velours flotta dans cet amas de poussière et retomba en vague, libérée du poids du mensonge.

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