Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 28 : Chapitre 28 RETOUR AUX SOURCES 2ème partie

19282 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Faith,

 

Suite à ce contre temps, la journée s'est prolongée dans l'incompréhension la plus totale, sans que nous soyons avertis des événements à venir. Une fois de plus, Angel nous avait lâchement abandonnés pour se terrer dans son trou, en nous snobant avec une froideur implacable. Je le savais mystérieux et peu loquace, mais jamais dans de telles extrémités. Une fois passé le cap des retrouvailles, il s'est montré distant, absent, comme si nous étions de parfaits inconnus. Moi, je peux encore l'encaisser, mais j'en vois beaucoup s'impatienter et trouver le temps long.

 

Spike ne dit rien, mais je le sens bouillir, comme un lion en cage. La prison, je connais. Pas comme celle-ci, caviardée et fournie de dorures et de bons petits plats. Non. Je parle de cellules crasseuses aux relents fétides de chiottes dysfonctionnelles embaumées d'urine. Alors, un manoir ? Moi, ça me va. C'est toujours mieux que de se terrer six pieds sous terre, mais pour le vampire décoloré, subir un tel traitement de la part de son rival, ça frise l'humiliation. Connaissant son ego, ça promet de belles heures de chamailleries en tout genre. Heureusement, je reste persuadé que Fred saura manier les mots… et le manier lui. Elle connaît Angel comme personne, et elle doit certainement trouver une justification à son indifférence décomplexée.

 

Je ne plains pas Spike. Après tout, la seule à blâmer dans ce cas de figure, c'est Buffy. Se faire larguer par son mec et finir par se retrouver chez son ex-ex, déjà maqué, qui en plus l’ignore royalement… la pilule doit être difficile à avaler. J'ai toujours envié ses histoires de cœur, mais là ? Je n'échangerais nos corps pour rien au monde.

 

La chaleur m'étouffe. Je me fraie un passage jusqu'aux fenêtres. Besoin de respirer. La lucarne m'offre, en plus d'une bouffée d'air frais, un panorama pittoresque. Les nuages embrasent le ciel d'une teinte orangée, se mêlant au bleu nuit auréolé du crépuscule naissant. La vue en jette. Je l'apprécie d'autant plus la clope au bec. Dans la cour en contre bas, certains s’empressent de goûter à cette sensation factice et néanmoins tangible de liberté. Je les comprends. D'ici, tout paraît étrangement normal. Assez, du moins, pour flâner et laisser mes pensées dériver vers l'essentiel.

 

Robin. Je mesure à quel point il aurait souhaité en être, lutter et combattre à mes côtés. Quand nous nous sommes quittés, j'ai tout fait pour masquer ma peine et ma frustration. Je voulais l'épargner et en ce faisant, je l'ai blessé plus profondément encore. Et si ça avait été ça, notre dernier échange ? S'il n'y avait pas d'après ? OK, ma fille, ressaisis-toi. Ce n’est pas en ressassant des pensées négatives que la situation va s'arranger. La vérité, c'est qu'il n'existe pas de bonne façon de dire au revoir. Alors autant aller droit au but : prendre ses cliques et ses claques, tourner les talons et souhaiter bon vent. Ça préserve des pleurs, des gorges nouées, et de tout cet étalage de sentiments qui crève le cœur, comme un pieu planté en plein dedans.

 

La voie de l'irresponsabilité et du tout lâcher prise était moins lourde à porter, mais une vie sans souffrance, aucune, ce n'est pas une vie. C'est la mort. De l'alcool. Il me faut un verre. Une fine analyse s'impose : si je libère la place, quelqu'un la prendra. Le service n’est pas loin, mais d’ici à ce que je m’y rende, il sera déjà trop tard. Et puis merde. Je vois, je veux, je prends. Le mec me fixe avec un air de chien battu, les yeux écarquillés. Je sens qu'il hésite à râler, mais je suis son supérieur, alors il la ferme et je savoure ce breuvage sanguinolent que je viens de lui arracher. J'aurai préféré un alcool fort, mais ça fera l'affaire.

 

Cigarette et vin, avec en prime l'horizon et le souffle du vent caressant mon visage et faisant valdinguer mes cheveux ébouriffés. Le pied. Y a pas à dire, le crime paie. Alors que je savoure l'instant, une main se pose sur mon épaule. Pas tactile de nature, je me retourne, espérant trouver une bonne raison de me soustraire à ce moment de grâce. Une sœur de la confrérie s’excuse, puis m'invite à me rendre à l'étage supérieur, à la demande de Djézabelle. Après une brève inspection, je remarque que je ne suis pas la seule. Buffy, Giles, Spike, Gunn et toute la team, semblent conviés à la même réunion.

 

-Reçu cinq sur cinq, mais je termine avant.

 

La sœur acquiesce d'un sourire habile avant de tourner les talons.

 

Je doute qu'un verre suffise à me détendre. Tant pis. Sur le trajet, j'en chiperai un autre, histoire de me relaxer un peu. J'ai le présentiment qu'on va enfin avoir droit au plat de résistance.

 

 

Angel.

 

Le moment est venu. Toutes les actions que j'ai menées, tous les sacrifices consentis, tous ces voyages aux quatre coins du globe, pour cette seule finalité : les réunir. Ceux qui ont le pouvoir d'influer sur le destin sont tous présent : Buffy, Spike, Gunn, Faith, Fred, Giles, et tous les autres membres de ce cercle très fermé, comprenant la nouvelle génération de tueuses, de sorcières, de mages, en passant par les ennemis d'hier, jusqu'à Chiara et son escouade. L'équipe apparaît au grand complet. Tout va se jouer ici et maintenant, dans cette pièce où il règne, plus que dans les étages inférieurs, cette quiétude propice à la réflexion.

 

Je les attends, debout au côté de Djézabelle. Chaque fois que je croise leurs regards, mon cœur, cette vieille noix desséchée, se soulève et me remplit d'une émotion que je ne suis pas à même de retranscrire. Ce ne sont pas juste des visages, mais des souvenirs vivants. Des fragments de tout ce que j’ai perdu, de tout ce que nous avons gagné, et peut être… de ce qui pourrait encore être sauvé. Ils ont toutes et tous façonnés à leur façon, l'homme que je suis aujourd'hui. Je porte les stigmates de leurs tracés d'existence dans ma chair. Si la vie résulte de la somme de nos rencontres et de nos expériences, alors je peux l'affirmer sans honte : ils ont été la substance, l'alpha et l'oméga de ma renaissance. Aujourd'hui, je suis fier de lutter à leurs côtés.

 

Mais trêve de bons sentiments. S'ils sont là, c'est pour une raison particulière. Dans une guerre, plus les décideurs sont nombreux, plus les chances de réussite s'amenuisent. Les mages, les soldats, les enfants des rues : autant d'entités disparates à réunir sous la même bannière. Kteal et Ryane font partie des nouveaux venus. Pour le reste, je suis entouré de visages familiers. Je n'ai jamais été doué pour les discours, et Fred, qui me connaît mieux que personne, le sait. Elle m'attaque d'emblée, probablement pour me pousser à m’ouvrir, à briser la glace.

 

-Enfin, tu daignes nous adresser la parole et nous faire part de ta présence. Ce n’est pas trop tôt. Même si, bien sûr, nous aurions tous à redire sur ta vision toute particulière de l’hospitalité.

 

Fred me sermonne comme le ferait une petite sœur, ou une grande. Avec elle, je ne sais plus ou me situer tant elle semble, sur bien des points, plus mature que je ne le suis. Elle m'a manqué.

 

-Désolé ! J'ai été retenu...Quelques préparatifs de dernières minutes.

 

Un contre temps nommé Whistler, mais ce serait trop compliqué de tout lui expliquer.

 

-Ben voyons...Quelques préparatifs de dernières minutes. Pfff, si tu nous l'as pas déjà faite celle-là. Tu sais que le coup du mec mystérieux, ça fait plus vraiment recette de nos jours. Faudrait te mettre à la page. 

 

Spike ! Toujours le mot pour me déstabiliser, mais je ne le relève pas. Non, ce qui m'étonne, c'est la distance qui le sépare de Buffy. Le connaissant, ce n'est certainement pas pour préserver ma susceptibilité. Je dois sans doute me faire des idées.

 

-C'est bon ! s'avance Faith en ma tapotant l'épaule. Te bile pas, t'es tout pardonné.

 

Sans en dire plus, elle continue son chemin et s'affale sur l'une des chaises disposée autour de la longue table au centre de la pièce. Les sœurs de la confrérie ont pris soin de nous aménager un espace de travail rudimentaire, mais suffisamment accueillant pour que chacun y trouve sa place. Faith, fidèle à elle-même s’installe la première. Par émulation, avant même que je prononce l'invitation, ils lui emboîtent le pas, me laissant seul face à une entrée désormais vide de monde. Les chaises grincent derrière mon dos. Je me retourne pour constater mon manque de leadership fortement mis à mal par le regard courroucé de Djézabelle, dont les bras croisés et la mine renfrognée portent à nue le grotesque de la situation.

 

-Comme ça... C'est... Bien... Faites comme chez vous, murmurai-je pour me donner une consistance d’ores et déjà tuée dans l’œuf.

 

Seule Buffy rechigne à les rejoindre, visiblement solidaire de ma piètre prestation. Aujourd'hui encore, elle me toise d'un regard que je peine à soutenir. Il persiste toujours entre nous cette tension inextinguible, immuable, diluée dans le temps, mais obstinément vivace, de celle qui nous rend l'un pour l'autre maladroit, confusément embarrassé et distant. Désireuse de ne pas se soustraire aux autres, elle se décide à prendre place autour de la longue table, à distance de Spike. Mes doutes semblent se confirmer. Perdu dans mon analyse de comptoir, un doux parfum de lilas me rappelle à mes devoirs.

 

-Ne te sens surtout pas obligé de faire comme si je n’étais pas là, me susurre Djézabelle à l'oreille avant de me tourner le dos pour prendre place à l'autre bout de la table, sous l’œil inquisiteur de Chiara.

 

Je pressens une cohabitation déroutante et compliquée, mais je ne m'arrête pas à de telles futilités. Il y a plus important, et cette fois-ci, je ne rate pas mon entrée. Je prends place à côté de Djézabelle et accapare immédiatement l'attention. Je manque de pratique, mais présider une séance, c'est comme le vélo : ça ne s'oublie pas. Travailler pour Wolfram et Hart n'a pas eu que des désavantages.

 

-Tout d’abord, j'aimerais vous remercier d'être présent. Je conçois le sacrifice de chacun, ce que vous laissez derrière vous, vos amis, vos familles...et … bref.... je ne suis pas doué pour les grands discours.

 

-Ah bon ? s'étonne faussement Spike. J'ai le souvenir du contraire pourtant. Pompeux, lourdingue, et grandiloquent... On fait pas mieux dans le genre.

 

Je le perce d'un regard noir et ça l'amuse. Spike a toujours su ou frapper. Ça m’irrite, mais je ne peux m’empêcher d’admirer sa capacité à transformer n’importe quel moment sérieux en blague mordante. Ce qui m’agace encore plus c’est qu’il a parfois raison. Laissons tomber les préliminaires et allons droit au but.

 

-Très bien. Si vous êtes réunis ici, c'est parce qu'il y a dix ans, on a tout perdu. Je ne vais pas vous énumérer les tragédies qui ont suivi. Ce que je vous propose, c'est de tout reprendre… ensemble.

 

-Pourquoi maintenant ? demande Giles en ajustant ses lunettes, comme à son habitude.

 

-Parce que nous étions dispersés et qu'il a fallu nous réunir. Parce que sans vous, sans toutes les forces en présence, nous n'avions aucune chance.

 

-On est nombreux, c’est sûr, intervient Riley. Mais toujours aussi insignifiants face aux armées de l'empire.

 

Le soldat est de la partie, et s'il fut un temps où je le détestais, je suis ravi de le compter dans nos rangs. Un guerrier de sa trempe ne peut qu’être un atout.

 

-Ce n'est pas une question de nombre, lui rétorquai-je. Nous avons pour nous l'effet de surprise et une volonté qu'ils ne parviendront jamais à briser. Ce n'est pas une garantie, mais ça compte.

 

Fred se recroqueville sur sa chaise, visiblement perturbée.

 

-Tu sais Angel que je suis prête à te suivre n'importe où, mais ce que tu proposes, c'est de renverser un empire. Je ne dis pas que dans l'histoire, il n'y a pas eu de miracle, mais Léonidas n'a fait que résister avant de flancher sous le nombre, sans oublier que les légendes sont bien souvent soumises aux propagandes de l'époque, qui ont elles-mêmes une certaine tendance à exagérer l'exploit en question.

 

Ses phrases ne sont jamais dénuées de sens, mais pour une fois, elle se trompe.

 

-Il y a une chose que Léonidas n'avait pas en sa possession...

 

-Si tu dis…

 

-Nous ! accentuai-je sans laisser le temps à Spike de me couper l'herbe sous le pied.

 

-Bon sang! soupire-t-il, totalement désemparé. Écoute, j'suis pas le dernier pour me jeter à corps perdu dans des batailles totalement désespérées, mais sur ce coup, il va nous falloir autre chose que de la bonne volonté.

 

-Pourquoi pas un plan ? suggère Faith.

 

-Oui ! renchérit Giles. J'imagine que si tu nous as fait venir, c'est que tu as une idée derrière la tête. Il est peut-être temps de nous la soumettre.

 

Je risque fortement de les décevoir, mais je ne renonce pas.

 

-J'ai un plan. C'est nous..., le plan.

 

-Tu peux être plus précis ? intervient Seyia en porte-parole de la confusion générale.

 

-Avec double dose de précision, enchaîne Alex. Non parce que, là, je suis complètement largué, et j'ai le sentiment de ne pas être le seul, ce qui est plutôt rassurant quelque part.

 

Je me racle la gorge.

 

-Le plan, murmurai-je en scrutant chaque visage. Il n’existe pas encore. Pas dans sa forme finale. Tout ce que j’ai, c’est une certitude : la solution viendra de nous. Ici, maintenant. Pas d’un livre poussiéreux ou d’un stratagème compliqué. Ce plan, nous allons le créer ensemble.

 

Je perçois la déception poindre sur certains visages, tandis que d'autres semblent intrigués, voire enthousiastes. Gunn en premier lieu.

 

-Cool, mec ! Comme au bon vieux temps, enfermé dans un bureau à récolter les indices, et concocter des plans foireux qui nous conduiront à improviser et sauver le monde... Je suis pour.

 

 

Buffy et Willow échangent un sourire.

 

-Oh oui ! se remémore la sorcière, les yeux rivés au plafond. Comme quand on se cloîtrait dans la bibliothèque du lycée pendant des heures, à enquêter en nous gavant de sandwichs...Bon, j'avoue, les sandwichs, ce n’était pas tous les jours, mais Alex savait y faire.

 

-Euh, il m'est arrivé d'avoir des idées lumineuses aussi, hein, proteste le borgne.

 

Leina acquiesce en le confortant d'une main sur les genoux.

 

-Personne ne prétend le contraire. Tu n'as plus rien à prouver.

 

-Génial, reprend Spike. Alors on improvise… encore. A ce rythme, on devrait ouvrir une troupe de théâtre expérimental. Ça marcherait sûrement mieux que nos plans pour sauver le monde.

 

-Laisse-moi récapituler, reprend Giles, l’air perplexe. Si je comprends bien, tu nous as fait venir jusqu'ici sans avoir établi le moindre plan, en espérant que par miracle, et par la seule symbiose de nos cerveaux réunis dans cette pièce, nous allons trouver l'inspiration, la clé capable de mettre à mal tout un empire ?

 

La question prête à l'ironie, ma réponse non.

 

-C'est plus ou moins ça. Il nous faudra accorder nos violons pour réussir. Ça passera par une stratégie commune. Ça paraît simple dit comme ça, ça ne l'est pas.

 

-Je ne te le fais pas dire, persiste l’observateur, toujours aussi sceptique. Ton idée de limiter les décisions à nous seuls n'est pas mauvaise en soi, mais tu dois le savoir mieux que personne. L'art de la guerre demande plus de subtilité. Pour mener une stratégie efficace, les décisions doivent se prendre en petit comité, et nous sommes encore bien trop nombreux.

 

-Si ce n'est que ça, s'impatiente Djézabelle, alors il est temps de changer quelques règles, parce que jusqu'à présent, ça ne vous a pas trop réussi.

 

-On laisse tomber le leadership, annonçai-je avec entrain. L'idée, c'est d'agir en équipe, de remonter le terrain et de mettre le palet au fond, même si ça nécessite de devoir marquer sur le buzzer.

 

-Alors la même chose, mais avec un maillot des Red Devils et un but dans les arrêts de jeux, lance Spike avec un brin de bonne volonté.

 

Il a l'air d'être sur la même longueur d'onde. Tant mieux. Giles, en revanche, ne semble pas participer au même enthousiasme.

 

-Ce que je voulais plus justement spécifier, et je me fais l'avocat du diable en le disant, puisque personne ne semble vouloir aborder le sujet, c'est.... Est-ce qu'autour de cette table, on peut vraiment faire confiance à tout le monde ?

 

Son regard visait Ryane, l'ex-général de l'empire sur lequel portent encore toutes les méfiances. Légitimes ou pas, nous ne pouvons pas nous permettre de douter les uns des autres ou nous courons à l'échec.

 

-Je risquerai ma vie autant que n'importe qui, assure le guerrier sans se dérober.

 

-Je suis militaire de carrière, annonce Sam. Dans une armée, on doit faire confiance à son coéquipier.

 

-Elle a raison, ajoute Riley. Je ne connaissais pas Charles ni Fred, et j'ai longtemps considéré Spike comme un ennemi. Ça ne m'a pas empêché de leur faire confiance. Il est temps de faire table rase du passé et de laisser nos différents de côté.

 

-Affirmatif, poursuit Chris. Si je dois confier ma vie à n'importe lequel d’entre vous, je le ferai, parce qu'il n'y a qu' avec cette certitude que nous irons sur le champ de bataille, pas autrement.

 

Chiara le regarde avec admiration. Ce type me fait bonne impression. L'esprit de corps se forme déjà. Une bonne nouvelle si nous voulons aller plus loin. Il est temps de jouer cartes sur table.

 

-On est tous d'accord. À partir de maintenant, plus personne autour de cette table ne sera considéré comme un ennemi potentiel. Mais avant de continuer, il faut que ce soit clair pour tout le monde. 

 

Après une brève inspection, je ne relève aucune objection.

 

...Très bien dans ce cas ...au boulot.

 

Buffy plonge son regard dans le mien. Cette inspiration ne vient pas de nulle part. C'est en l'ayant observé toutes ces années que cette idée a germé. Au fond, elle le sait. C'est elle, la véritable initiatrice de ce plan.

 

-Comme au bon vieux temps ! lance-t-elle, un sourire nostalgique aux lèvres.

 

-Oui, c'est l'idée... Comme au bon vieux temps.

 

 

 

 

Kate

 

C'est ainsi que commence à germer sur le fil de la discussion une ligne directrice que chacun s'évertue à marquer de son empreinte. Nos expériences, nos connaissances diverses, nos compétences bien définies se heurtent les unes aux autres, s'opposent puis s'accordent pour s’articuler autour d’autres problématiques, d'autres fils conducteurs, tissant la toile d'une stratégie protéiforme, incomplète et encore perfectible à cette heure.

 

Angel propose une vision globale, définissant le cadre et le but à atteindre. Ryane, fort de son passé militaire au service de l’empire, ajoute des détails précis, un éclairage souvent brutal mais nécessaire. Ses connaissances approfondies sur l’organisation et les failles de nos ennemis permettent de concevoir les premières bases tangibles. Quelques fois, nos certitudes se cognent à la logique implacable de Giles et Leina, allant de pair lorsqu'il s'agit de confronter les idées foireuses à la dure loi de la rationalité.

 

Faith, Seyia et Buffy, habituées au terrain, s’emploient à découper le champ de bataille en zones de lutte, distribuant les forces avec un pragmatisme militaire. Pendant ce temps, Willow, Kteal et Djézabelle examinent l’aspect ésotérique : quels sort, quelles incantations, et quelles ressources surnaturelles seront nécessaires pour donner à ce plan une chance de réussir. Leur expertise magique sert de boussole pour éviter les pièges d’une ambition irréaliste.

 

Au fur et à mesure, l’enthousiasme initial s’émousse. La vérité du moment, l'idée optimale n'est plus celle de l'après, et les esprits commencent à s’éroder. Selon les caractères, le taux de fatigue, certains d'entre nous s'échappent de temps à autre pour s'aérer l'esprit, puis reviennent, prompt à rejoindre l'inépuisable débat. Il arrive bien souvent que la discussion bifurque sur des futilités sans rapport avec le sujet, comme une bouffée d'oxygène nécessaire à la poursuite de la quête de l'étoile à décrocher, ce Graal inatteignable. Le temps passe, les minutes s'envolent, puis les heures, et nos doutes surviennent inexorablement. Des problématiques insolubles s’accumulent, se multiplient. Pour un pas en avant, nous en faisons trois en arrière. Des questions se greffent aux questions, d'autres aux réponses, et il en résulte toujours plus d'interrogation, de comment et de pourquoi.

 

La fatigue emporte peu à peu nos espoirs et nos ressentiments. Si les premières heures, Seyia accablait Ryane d'un regard hostile et d'une violence contenue, désormais leur relation semble s'être adoucie, banalisée. Il leur arrive même d'échanger des opinions, en se contredisant le plus souvent, et en s'accordant quelques fois, donnant lieu à quelques moments mémorables, symptomatiques d'une équipe en pleine métamorphose. Même Buffy et Fred, dont les rapports étaient nuancés d’une tension latente, commencent à s’apprécier. Les barrières tombent, remplacées par une compréhension mutuelle. Le temps et l’urgence de la mission forgent des alliances que personne n’aurait imaginé. Spike, toujours fidèle à lui-même, semble étrangement adoucis. Il pose délicatement sa main sur l’épaule de Fred, un geste empreint de tendresse qui n’échappe pas au ténébreux. Ce dernier détourne rapidement les yeux, mais son masque impassible se fissure l’espace d’un instant.

 

Angel. Le vampire doté d’une âme, patrouillant dans les rues de Los Angeles pour gagner sa rédemption. Lui et moi, c'est une longue histoire. Me retrouver à ses côtés après tant d'années, c'est surréaliste. Lorsque je l'ai revu, c'était à l'endroit même où je l'avais quitté : dans la cité des anges. J'étais en prise avec des troupes de l'empire. Un homme masqué a débarqué de nulle part et m'a sorti du pétrin. C'est son genre. Sauver les âmes en détresse.

 

Notre relation a toujours été jalonnée de hauts et de bas. Je peux bien l'avouer maintenant : il fut un temps où j'entrevoyais entre nous une potentielle relation. À la mort de mon père, tout a changé, sauf lui et sa manie de me sauver de moi-même.

 

J'ai été radié de la police, et si je le vivais comme un échec à l'époque, je comprends aujourd'hui que c'était le meilleur des apprentissages. J'ai vieilli. Je ne crois plus aux contes de fées, mais je crois en sa volonté farouche de lutter pour améliorer les choses. Angel m'a fait découvrir le monde tel qu'il est vraiment, non pas tel qu'il est dépeint. La pilule rouge, j'ai fini par l'avaler, et je ne le regrette pas, aussi rude que la réalité puisse être.

 

Mes yeux brûlent, mes paupières se ferment toutes seules. Je ne me focalise plus sur la mission, mais sur mes souvenirs, signe d'un lâcher-prise évident. Nous sommes plusieurs dans cet état. Le café préparé par Alex ne suffit plus à me tenir éveillée. Il est deux heures du matin. Mon front se repose à la jointure de mon coude. Les discussions glissent sur moi comme un écho, sans le moindre sens littéral. Ce ne sont que des murmures, des notes de musiques m’entraînant dans un lent tempo de résilience. Dans cet abandon, une pensée me traverse : peut-être que, malgré nos doutes, nos erreurs et notre épuisement, nous sommes en train de bâtir quelque chose de plus grand que nous.

 

 

Chiara.

 

La nuit s’étire. Chaque minute, nous avançons. À tâtons, certes, mais en engrangeant sans cesse les centimètres qui nous séparent du but à atteindre. Le plan prend forme, évolue à la convenance de nos interventions, en préservant la matrice, le socle fondateur de notre engagement, et en y ajoutant les vecteurs qui se traduiront sur le terrain par une lutte de chair et de sang. Si une stratégie se dessine cette nuit, elle ne remplacera jamais l'ardeur, l'élan, et la conviction d'une armée prête à se sacrifier pour la cause.

 

Nous sommes tous dans la même pièce, à tenter d'élucider les contours d'un drame en devenir, et nous faisons comme-ci ce n'était pas effrayant. La faucheuse virevolte, se pavane dans un coin de nos têtes, mais personne ne souhaite l’évoquer, comme pour exorciser cette malédiction propre à chaque espèce, aussi robuste soit-elle. La fatigue me rend certainement moribonde, ou tout simplement lucide. Kate semble avoir trouvé un remède efficace à la profusion de mes symptômes, et en exerçant un rapide tour de table, je me dis que certains ne vont pas tarder à la rejoindre.

 

Le point positif : nous sommes tous animés par ce même désir de réussite. Cerise sur le gâteau, je me familiarise lentement mais sûrement avec le nom de chaque participant. Si le speech de base était de conjuguer nos raisonnements, je ne peux m'empêcher de penser qu'Angel maîtrisait déjà les grandes lignes de l'histoire. Chacun d'entre nous participe à l'élaboration du scénario, mais le maître du jeu, c'est lui. À ce stade, il avait déjà établi la feuille de route dans ses grandes largeurs, à savoir, où, quand, et avec quel effectif attaquer, même s'il subsiste toujours quelques zones d'ombres que nous nous efforçons d'éclaircir par l’intermédiaire de nos cerveaux épuisés.

 

C'est dans le dur que nous sommes le plus prolifiques. À force de stagner sur nos acquis, il arrive fatalement ce moment où les idées foisonnent, se déversent à torrent, naturellement, sans entrave, touchés que nous sommes par la lucidité éclairée de ce moment de grâce. Nos problèmes trouvent, tour à tour, une résolution, un cheminement susceptible de les déjouer. Ça se concrétise par une montée d'optimisme et un regain d'énergie bienvenue en plein cœur de la nuit.

 

Des scissions se créent, des groupes se forment, chacun s'attelant aux différentes étapes bien distinctes de la simulation, décomposée en fonction de la mission et des effectifs impliqués. Le plan se concrétise ainsi de nos envolées lyriques, jusqu'à y dénicher la date exacte de l'attaque, en phase avec des conditions astronomiques précises, nécessaires au déploiement optimal de la magie, mais pas que. Les conditions atmosphériques sont également prises en considération afin de contribuer au désengagement de certains de nos adversaires, mais plus important encore, à l'engagement de certains de nos potentiels alliés, et c'est là que mon équipe intervient.

 

À force de nous côtoyer, Chris, Lara et moi, nos pensées finissent par se synchroniser, et sans même nous concerter, nous nous comprenons. Une étincelle jaillit dans leurs yeux, et comme toujours, la primauté de l'annonce en revient au patron.

 

-Les vampires ne pourront pas entrer en scène avant le coucher du soleil, annonce Chris. Mais la pleine lune peut nous conférer un autre avantage.

 

-T'attends quoi pour balancer ? s'impatiente Spike. Un roulement de tambours ?.

 

Je connais Chris. Sous son calme apparent, je sens qu’il bouillonne. Pourtant il se retient et poursuit, non sans lancer un regard noir au vampire.

 

-En face, ils sont largement capables de nous tenir tête jusqu'au coucher du soleil. Si cette folle de Drusilla et l'armée de vampires débarquent, on sera dans de sales draps. Je connais Magdala et son clan. Leur allégeance à leur reine est plus profonde qu'on le pense. Si on parvient à la délivrer, elle pourrait semer la discorde dans leurs rangs.

 

-Tu préconises quoi ? s’intéresse Faith, sceptique. De monter une équipe pour délivrer Vampirella ? Pour un résultat totalement hasardeux, et ça, en prenant le risque de sacrifier nos hommes. J’suis contre, totalement.

 

Magdala… Elle continue de hanter son esprit, et je doute que ce soit pour de bonnes raisons. Pour autant, je serais prête à le suivre dans ses délires, peu importe où il ira.

 

-Nous n'avons pas besoin de sacrifier qui que ce soit, appuyai-je. Chris, Lara et moi, on s'en chargera. La furtivité, c'est notre spécialité. C'est peut-être un coup pour rien, mais ça se tente.

 

Djézabelle me perce d'un regard que je ne connais que trop bien. Elle pense que c'est une mission suicide. Elle s'inquiète pour moi, mais je ne suis plus une petite fille, et elle ne connaît pas mes coéquipiers. Nous y arriverons. Magdala inspire autant le respect que la peur dans son clan. Son influence pourrait vraiment semer la confusion dans leurs rangs. Pourtant, ce n'était pas à ça que je pensais quand je nous croyais connectés.

 

-La prison où elle a été extradée est bien gardée, intervient Ryane, toujours concentré, comme si la fatigue n'avait aucune emprise sur lui. Si on parvient à contenir le gros de leur troupe, les effectifs sur place seront envoyés en renfort, ce qui pourrait faciliter l'accès. Wolfram et Hart voient en Magdala une menace. S'ils ne l'ont pas encore éliminée, c'est parce que les retombées d'un tel acte pourraient engendrer une mutinerie chez les vampires. Ils la redoutent et par conséquent, elle serait une alliée de poids.

 

-Bien ! reprend Angel. L'important, c'est de tenir les lignes jusqu'à la tombée de la nuit. Passé ce cap, Drusilla ou pas, ce sera à Djézabelle et ses sœurs d'entrer en scène. Elles seront notre principal atout, mais pour ça, il nous faudra résister plus d'une demi-journée sur le champ de bataille, sous-armés et en sous-effectifs. Gunn, Riley, Ryane, Alex, Kteal, ce sera à vous de tenir la ligne. Sans votre succès, tout le reste tombe à l'eau.

 

-Tu me connais, répond Gunn en esquissant un sourire. Je n’étais pas présent quand ça a pété la dernière fois, alors je compte bien me rattraper.

 

Angel et Gunn échangent un regard subtil, l’un de ceux forgés au gré d'une longue amitié. Entre ces deux-là, ça sent le vécu. Leur confiance mutuelle me rappelle la relation que j'entretiens avec mes partenaires, peut-être à un degré plus élevé encore. Le vampire m'a toujours inspiré. C'était mon modèle, et cette sensation ne m'a pas quitté depuis, même si j'ai voulu me mentir. Il dégage cette aura, cette prestance qui pousse les autres à le suivre. Je ressens, plus que jamais, la fierté d'avoir été son élève. Alors que le groupe semble avancer, le vieil observateur décide de briser le silence.

 

-Je compte prendre part à l'action, annonce-t-il en piquant à vif une bonne partie des nôtres.

 

Buffy semble sur le point de réagir, mais la détermination du doyen désamorce toute tentative de l’en dissuader. Autour, Spike, Alex, Willow et Leina paraissent eux aussi déstabilisés par cette décision. Un malaise prêtant au silence s'empare du groupe. Heureusement, ma mère décante la situation à sa façon.

 

-Génial, nos ennemis n'ont qu'à bien se tenir. On vous placera en première ligne. Vous auriez tout loisir de leur inspirer la peur, et qui sait, créer des vocations en attirant dans nos rangs toutes les terreurs des maisons de retraite.

 

Djéza est cassante, volontairement blessante, mais réaliste tout de même. Elle n'hésite pas à appuyer là où ça fait mal. Etonnamment, Spike à l’air d’en apprécier la répartie, et il ne se prive pas pour donner son avis.

 

-Ce n'est pas à un vieux singe...enfin...vous connaissez la suite. Rupert, vous êtes un exemple pour toutes les nouvelles générations de branleurs et de lâches incapables de faire montre d'esprit chevaleresque, et en même temps, je ne peux pas m'empêcher de vous trouver suicidaire.

 

-J'apprécie ta franchise Spike, mais vois-tu, je n'ai pas l'intention de périr sous les coups de l'ennemi. Je ne suis plus de la première jeunesse, mais j'ai encore un rôle à jouer.

 

-Oui! réagit Buffy. Et votre rôle, vous le jouez maintenant, en nous aidant à concocter une stratégie capable de faire pencher la balance, pas en prenant part à un massacre, en l’occurrence le vôtre. Ni Willow ni moi ne serons là pour vous protéger, même si nous le voulions.

 

-Et moi ? s’insurge Alex. J’veux dire, je n’ai pas de supers pouvoirs, mais je serai là à me battre. S'il le faut, je veillerai sur lui, même si je n'approuve pas votre choix, Giles. D'ailleurs, c'est peut-être difficile à entendre venant de moi, mais je vous trouve immature et irresponsable, totalement capricieux. Une fois tout ça dit, je vous trouve aussi courageux… idiot, mais courageux. Et, quoique vous décidiez, on respectera votre choix, parce qu'on a été les rois des idiots, et que, malgré tout, vous nous avez toujours soutenus.

 

-Tu es bien des choses Alex, mais certainement pas un idiot. J'ai plus appris en vous côtoyant que l'inverse. Je suis vieux. Quoiqu'il arrive, pour cette dernière bataille, je veux me tenir à vos côtés. C'est là qu'est ma véritable place. Ma vie est derrière moi désormais, mais si ça peut vous rassurer, je n'ai aucune intention de mourir.

 

-Ben vous voyez, Giles, ajoute Faith, ça ne nous rassure pas vraiment là.

 

Je ne connais pas cet homme, mais il semble recueillir le respect de tous ceux qui l'ont côtoyé, et j'en entrevois les raisons. Pour autant, le débat ne s’éternise pas, et les minutes défilent sans que nous parvenions à retrouver cet élan d'euphorie propre à la créativité et à l'inspiration. Lara, silencieuse jusqu'alors, trouve le moment adéquat pour relancer l'idée que j'avais perdue de vue, sans doute par excès de fatigue.

 

-La meute de Takeshi, dit-elle en se tournant vers Chris. Tu les as rejoints récemment. Sur le chemin, tu nous as dit qu'ils comptaient prendre les armes contre l'empire.

 

-Oui, mais...

 

-C'est l'occasion de renforcer nos troupes. Chacun d'entre eux possède la puissance d'une dizaine d'hommes.

 

-Tu t'avances un peu Lara. Ils ont leurs propres luttes à mener. Ils ne sont pas du genre à s'allier à qui que ce soit.

 

Lara était proche de Takeshi, et par conséquent de la meute. Malgré leurs profonds désaccords, Nyctimos l'a toujours considérée comme une membre de leur famille. Sans doute que sa position de femme attisait tout naturellement un instinct protecteur à son encontre. Au-delà de leur force brute, je me rends compte que le jour de l'insurrection tombe à point nommé les concernant.

 

-L'appel de la lune, pensai-je à haute voix, suscitant l’intérêt du plus grand nombre. Leurs forces seraient décuplées. Ils pourraient nous fournir un soutien non négligeable.

 

-J'ai déjà eu affaire à des loups-garous, annonce Angel. La plupart sont incontrôlables. En pleine métamorphose, ils pourraient tout aussi bien se retourner contre nous.

 

Je jubile à l'idée de lui transmettre un savoir qui lui échappe, mais Chris dégaine plus rapidement et me vole la vedette.

 

-La meute n'a rien de comparable avec les espèces que vous avez connues. Ce sont des sangs purs, pour la plupart. Lorsqu'ils sont transformés, ils ont une totale conscience de leurs actes. Qui plus est, ils n'ont pas besoin de la pleine lune pour se métamorphoser. La pleine lune a bien un effet sur leur volonté destructrice, mais ça ne va plus loin. S'ils décident de combattre à nos côtés, alors il n'y aurait rien à craindre, seulement ils sont assez exclusifs, et ils ne s'allient généralement pas aux autres espèces.

 

-Fascinant, s’émerveille Giles. J'en ai eu vent, mais jusqu'à aujourd'hui, j'ai toujours pensé que c'était une légende. Des sangs purs capables de se transformer en dehors du cycle lunaire… Vraiment fascinant.

 

-Si Oz l'avait su à l'époque, regrette Willow, ça aurait pu tout changer pour lui. Il cherchait désespérément un moyen de contrôler ses pulsions. D'ailleurs, je me demande bien ce qu'il est devenu depuis.

 

-La question est simple, ajoute Seyia, soutenue par ce colosse de Kteal, dont le faciès exprime à lui seul bien plus que les mots. Y a-t-il le moindre espoir de les convaincre ? Et si oui, comment les contacter ?

 

La tueuse pose les bonnes questions. Je lui réponds sans hésitation.

 

-Rien n'est impossible tant qu’on n’a pas essayé. Mais pour les contacter, il n’y a qu’une option : l’un de nous doit se rendre à leur camp. Ils vivent dans une réserve en dehors de Londres, et ne sont pas très friands des réseaux et des technologies en particulier. Ils ne s'embarrassent pas de gadgets inutiles et intrusifs dans leurs vies.

 

-En parlant d'objets intrusifs, réplique Leina en s'adressant à ma mère. Il nous faudrait un ordinateur avec un accès au réseau, si on veut coordonner nos forces aves la résistance locale. Il me suffira de fausser les coordonnées et de crypter les messages pour joindre notre informateur.

 

-Vous vous trouvez dans une succursale de l'empire, répond Djéza avec assurance. Rien ne nous est impossible ici.

 

La réponse semble stimuler la réflexion du doyen qui ne manque pas d’intervenir.

 

-Je sais que ce groupe est volontairement restreint, mais j'ai une demande à faire. Bien que ça ne m'enchante pas, elle me paraît nécessaire. Pour trouver la position d'Acathla, il va me falloir l'aide de vieux amis. Ils connaissent cette ville mieux que personne.

 

-Vous voulez mettre Ethan sur le coup ? questionne Buffy, légèrement perturbée par l'annonce. Vous lui faites confiance ?

 

-Absolument pas, mais trois cerveaux valent mieux qu'un.

 

-Et qui est le troisième ? demande Willow.

 

Leina ravale sa salive. Je devine un malaise intimement lié à l'inconnu en question.

 

-Rutherford Sirk, répond Giles sans détour. Il travaille dans l'ombre, en œuvrant pour la résistance, ici, à Londres. Il s'agit du père de Leina.

 

-Du géniteur, le reprend-elle à la volée, signe d'une histoire de famille sans doute compliquée.

 

-Giles ! l'interpelle Angel. Si vous pensez que c'est nécessaire, alors vous avez carte blanche. Et pour ce qui est de ce Nyctimos ?

 

Le vampire se retourne dans ma direction, mais je ne suis pas la mieux placée pour répondre à sa question, alors je délègue mon temps de parole aux principaux concernés

 

-Je m'en charge, déclare Chris, avec entrain. Nous avons une semaine. Bien plus qu'il m'en faut pour effectuer un aller-retour à la réserve.

 

-Non! intervient fermement Lara. C’est moi qui irai.

 

Aïe, un conflit en devenir. S’interposer entre ces deux-là demande un courage et une patience dont je suis totalement démunie. La meilleure option est de laisser passer l’orage en espérant qu'ils me laissent en dehors de leurs différends. Je n'ai aucune intention d'arbitrer les débats.

 

Comme prévu, le ton monte. Chris évoque son devoir, tandis que Lara rétorque qu’elle est bien plus qualifiée pour évoluer en terrain ennemi. Un argument difficile à contester, vu son statut de sniper d'élite, plus prompt à l'observation et à la patience. Peu loquace en temps normal, Lara devient une véritable furie quand il le faut. Elle finit de l'achever en prétextant son avantage en tant que femme, proche de Takeshi, à se faire entendre d'un groupe de loups en excès de testostérone, qui ne verrait pas en elle un mâle alpha susceptible d'attiser quelques rivalités infantiles.

 

Chris ne cherche même pas à me solliciter. Il le sait au fond de lui : elle est venue, elle a vu, et elle a vaincu. Ainsi, nous convenons d'un départ prévu au petit matin, c'est à dire dans quelques heures seulement. L'aiguille de l'horloge affiche 03h15, et il semble que nous n'irons pas plus loin cette nuit. Les grandes lignes sont tracées. Les jours suivants nous offriront l'occasion de les peaufiner. Pour l'heure, nous avons tous besoin de repos.

 

 

Spike.

 

Par l'enfer, que ça a été long. Toutes ces têtes pensantes de concert pour me rappeler à quel point je déteste les réunions de groupe. Je ne prétends pas que c'est inutile, mais la dernière fois qu'on a exécuté un semblant de plan à grande échelle, on ne peut pas dire que ça se soit bien terminé. Tout ça parce qu'ils oublient le facteur X, celui dont personne ne prévoit l'existence, et dont la fâcheuse tendance à nous pourrir la vie se retranscrit dans les moments les moins opportuns.

 

Certains pensent que j'agis en casse-cou, en tête brûlée, que je fonce sans réfléchir. Là-dessus, je ne peux pas leur donner tort. Mais si je fonctionne de la sorte, c'est parce que je sais que rien ne s'écrit ou ne se prévoit. Il faut agir quand ça s'y prête, ni avant ni après, parce que la frontière qui sépare la vie de la mort tient à un seul mot : l'adaptation. Celui qui sait s'adapter survie. Pas le plus futé ou le plus fort, mais celui qui se laisse guider par l'instinct primitif dans un intervalle limité, celui-là sera à même de remporter la partie.

 

Angel joue au stratège. C’est son truc. Il y croit dur comme fer et entraîne tout le monde dans son sillage. Buffy est du même calibre. Je ne dis pas qu'ils se trompent, non, leurs petites réunions nous ont sauvé les miches bien des fois, suffisamment pour que je tente le coup à leurs côtés. Mais cette fois-ci, j’espère que ce fameux facteur X, ce sera à nos adversaires de le subir.

 

Le groupe se disperse. Chacun s’attelle à se dénicher un coin de parquet ou il pourra pioncer en attendant la suite, tandis que d'autres œuvrent déjà à cette suite. Giles, Leina et Alex, s’entretiennent avec Djézabelle, sans doute pour cette histoire de matériel informatique qu'ils veulent mettre en place. Willow, semble intéressée par le projet, tandis que Seyia et Kteal se posent dans un coin, affalés contre le mur, loin de ce Ryane.

 

Je me souviens l'avoir affronté au cœur de la terre, et rien qu'à voir sa dégaine, on peut dire qu'il a fait du chemin depuis. Autant vestimentairement que psychologiquement, d’après ce que j’entends. Le destin est capricieux. À la seconde où je porte le regard sur Fred, une présence intrusive se glisse entre nous.

 

-Je peux te parler deux secondes, murmure discrètement Angel à mon oreille. En privé !

 

Je le suis sans poser de question. Non pas parce qu'il le demande, mais parce que je brûle d'envie d'avoir une discussion avec lui. Chaque fois qu’il rôde autour de moi, mon instinct de compétition reprend automatiquement le dessus, et j’éprouve un besoin viscéral de passer mes nerfs à ses dépens. Il ne le mérite peut-être pas, mais c'est plus fort que moi, plus fort que nous. À l'écart des autres, nous nous arrêtons près de la lucarne, d’où s'échappe un courant d’air frais, pas désagréable à cette période de l'année.

 

-Alors, dis-moi ce que je peux faire pour toi, et je te dirai comment t'en passer.

 

Il me lance un regard noir, celui qui lui donne cet air constipé, comme s'il était en train de déféquer sur un tabouret. Ça me surprend, dans la mesure ou, pour une fois, je ne vois pas ce qu'il aurait à me reprocher.

 

-Tu sors avec Fred !

 

Maintenant, je sais. Bon sang, j'en oublierais presque qu'on est en temps de guerre, pour que ce sujet surgisse au milieu de tout ce merdier.

 

-Félicitation ! dis-je avec l'ironie nécessaire à quelques piques bien centrés. Sacré détective. Tu devrais te spécialiser dans les relations conjugales des autres. Tu sais, à défaut de les vivre, tu pourrais les commenter.

 

-J'ai quelqu'un, au cas où ça ne t'aurait pas sauté aux yeux. On parle de Fred.

 

Il marque un point. La dernière fois qu'il m'a fait la morale, c'était à propos de Buffy. Et désormais, c'est avec celle qu'il considère comme sa petite sœur. Bordel, j'ai l'impression de ne pas lui rendre la tâche facile, et ce n'est absolument pas prémédité. C'est encore mieux.

 

-Désolé de ne pas t'avoir demandé ton avis. Attends... Non, en fait, je m'en fous complètement.

 

Ses joues se creusent, ses sourcils se froncent. Il est à deux doigts d'exploser, mais il se contient malgré tout, comme d'habitude.

 

-De toutes les nanas, il a fallu que ça tombe sur Fred. Écoute, je n'ai jamais vraiment cru en ton histoire avec Buffy, parce que je te connais. Tu désires quelqu'un, et une fois que tu parviens à tes fins, tu passes à autre chose. Après Fred, ce sera qui ?

 

Cette fois, c'est lui qui tape là où ça fait mal. L'envie de lui décocher une droite me traverse l’esprit, mais je me canalise. Si je le frappe, il gagne.

 

-Ferme-la ! Tu ne sais rien de ce qui s'est passé.

 

Il croise les bras et m'observe avec insistance. Cette posture signifie qu'il attend des explications, et je vais prendre un malin plaisir à les lui fournir.

 

...C'est elle qui m'a largué !

 

-Buffy ?

 

-Ouais... enfin, non. C'est compliqué, mais au fond, elle avait pris sa décision bien avant.

 

-Et donc, pour te consoler, t’as cru bon de courir dans les bras de Fred ?

 

Pour qui il me prend. Deux cents ans qu’on se fréquente, et il ne me connaît toujours pas.

 

-Bien sûr que non. Fred et moi, ça s'est fait naturellement, progressivement. Je ne lui ai pas mis le couteau sous la gorge. Et puis de toute façon, je ne te dois rien, et en aucun cas de te déballer ma vie privée, et alors surtout pas à un mec incapable de vivre une fois dans sa vie une relation saine avec qui que ce soit.

 

-Relation saine ? Tu fais allusion à Drusilla, Harmony, ou à ton obsession maladive pour Buffy ?

 

-Tu veux que j’te remémore tes meilleurs moments avec Darla ? Buffy ? Quand tu n’étais pas occupé à lui pourrir la vie ? Ou encore avec miss loup-garou que tu as jetée comme un petit chien. Comment elle s'appelait déjà ? Ah oui, Nina. Au moins, j'avais l'excuse de ne pas avoir d'âme. C'est quoi la tienne ?

 

Le silence règne, et s'il le vit comme un malaise, je le ressens comme une victoire. Pourtant, c'est étrange, je n'en retire aucune gloire. Faut croire que ces parties de ping-pong incessantes entre lui et moi ont finis par me lasser. Je réalise que j'ai changé sans m'en apercevoir.

 

-OK ! reprend-il après une brève introspection. Toi et moi, on n’est pas des exemples de réussite. Je crois qu'on a passé l'âge de se prendre la tête pour des histoires de couple.

 

-Alléluia, dis-je en levant le poing pour mimer un signe de victoire. L'âge de la maturité nous guette, après deux cents ans. Y a pas à dire, mieux vaut tard que jamais.

 

Liam reste contrarié. Il observe l'horizon, mais son regard se perd dans le vide. Bordel, j’aimerais m'en foutre, mais ses démons ont tendance à déteindre sur moi. N'étant pas du genre à lui demander ce qui le tracasse, j'attends qu'il se dévoile, et il le fait après une lutte acharnée avec son subconscient. Je le devine à la façon qu'il a de serrer inconsciemment l'encadrement de la fenêtre.

 

-Fred ! dit-il comme le prolongement d'un soupir. Elle est... Enfin, elle et Wes...

 

-Je sais. J'ai parfois l'impression de le trahir, mais je ne peux pas aller contre le courant. Wesley est parti, et je peux veiller sur elle à sa place. Ça ne veut pas dire que je le remplace, c'est juste… comme ça.

 

Je ne sais pas si mes mots l'ont réconforté, mais j'ai fait preuve de toute l'empathie dont je disposais. Un léger sourire mélancolique perce ses lèvres, ce qui m’fait penser que j'ai pas totalement foiré mon coup.

 

-Et pour Buffy ?

 

Il pose une question dont il connaît déjà la réponse.

 

-C'est Buffy ! Tu sais ce qu'il en est. Toi et moi, on l'aimera toujours, mais on a décidé à une époque d’aller de l’avant. C’est ce qu’on fait tous, et elle aussi.

 

Ses mains se décrispent.

 

-Pour être honnête, William, quelque part, y a une partie de moi qui jubile à l’idée de te savoir séparé d'elle.

 

Et dire que je voulais le ménager. Enfoiré d'Irlandais.

 

... Mais toi et Fred... C’est pas facile à admettre... Fred compte beaucoup pour moi. Elle est ma famille. Savoir qu'elle a quelqu'un comme toi pour veiller sur elle, c'est sans doute ce qui pouvait lui arriver de mieux. J’veux dire… en dehors de Wesley.

 

Ce compliment a dû lui arracher la gueule, mais il n'en a que plus de valeur. Je prends.

 

-Tu veux dire que tu vas m'épargner la menace du « si tu ne prends pas soin d'elle, tu auras à faire à moi et tout le tout team » ?

 

-Généralement, quand j’te demandes de faire quelque chose, t'as une fâcheuse tendance à faire l'inverse, alors je vais m'abstenir pour cette fois.

 

V’là l'occasion rêvée pour régler un vieux compte qui me trotte dans la tête depuis un moment.

 

-C'est pour ça que tu m'as tenu à l'écart de ton plan, en complotant derrière mon dos avec Fred ? D'ailleurs, c'était toi que j'ai aperçu avec le masque dans l'arène.

 

Il ne réfute pas.

 

-Ma tête est mise à prix. Je ne pouvais pas me découvrir.

 

-Foutaise ! Tu aurais pu me joindre de bien des façons, comme tu l'as fait avec Fred.

 

-Si je t'avais tout dit, balancé le plan. Est-ce que tu l'aurais suivi sans te poser de question ?

 

-Assurément pas ! On est bien d'accord. Je voulais juste en avoir le cœur net.

 

Liam est foutrement malin. Il l'a toujours été. Au fond, il me connaît comme personne. Il sait anticiper mes réactions et composer avec la malice qui les caractérise. Je ne lui en veux pas. Ça a porté ses fruits. Encore une fois, il est comme Buffy. C'est un leader qui sait tirer parti des situations. Je l'admire pour ça. Malgré tout, il y a encore une chose que j'aimerai tirer au clair.

 

...J’te connais, Liam. Concernant le plan, t'es pas du genre à te mettre en retrait pendant qu’on se taille la part du lion. Qu'est-ce que tu caches ?

 

Je sais qu'il sait que je sais, mais il ne révélera jamais son joker. Il me sourit, et s'apprête à me répondre, pourtant je sais déjà à quoi m'en tenir.

 

-Nous aurons chacun notre rôle à jouer ! lâche-t-il vaguement, coupant court à la discussion.

 

Inutile d'insister. Angel a toujours eu un coup d'avance, et s'il ne dit rien, c'est sûrement pour de bonnes raisons. Ne reste plus qu'à espérer que ces raisons aient un lien avec ce fameux facteur X. L'avenir nous le dira. Ça tombe bien, je déteste connaître la fin du film avant la projection. J'aurai déjà fort à faire dans ma partie, alors je lui laisse le soin de réussir la sienne, quelle qu'elle soit. Pourtant, un léger pressentiment me pousse à lui remémorer le bon vieux temps.

 

-Quand tout ce merdier sera derrière nous, faudra qu'on mette certaine chose au clair, toi et moi.

 

Il sait à quoi je fais allusion.

 

-Tu veux dire, un dernier combat, pour nous départager une bonne fois pour toutes.

 

-Qu'est-ce que t'en dis ?

 

-J'en dis que j'ai hâte.

 

Il ment. Il n'en pense pas un traître mot, et moi non plus. Je voulais juste en avoir le cœur net. La réponse est sans appel : ni lui, ni moi, ne souhaitons mettre fin au débat. Ça n'a plus lieu d'être, mais fidèles à nos masques et à nos habitudes, nous préservons les apparences.

 

-J’vais te mettre une râclée, enfoiré d'Irlandais.

 

-C'est ça, le British, compte là-dessus.

 

 

 

Buffy

 

Je me sens complètement déconnectée. L'aiguille pointe quatre heures et je n'ai pas sommeil, ou plutôt, je ne le trouve pas. Assise, adossée au mur, j'observe notre petit microcosme s'éparpiller, se mettre en branle, chacun de son côté. Certains se hâtent déjà à la tâche, d'autres tombent de sommeil en s'allongeant sur des matelas éparpillés à même la surface, tandis que moi j'erre quelque part entre les deux, complètement seule et paumée, pour ne pas changer.

 

Dawn… le bruit des vagues sur la terrasse baignée par le crépuscule, cet air pur et iodé, et cette saveur, cette senteur d'épices et d'authenticité. Lixus se rappelle à moi, et je ne sais si c'est l'habitude ou le mécanisme naturel d'un phénomène lié à un véritable manque.

 

À quelques mètres de moi, Angel et Spike se livrent à une discussion dont la teneur m'échappe, mais je constate avec soulagement qu'ils ont fait du chemin depuis le temps. Riley et Sam sont chacun blottis l'un contre l'autre. C'est comme si plus rien autour d'eux n’existait. Je les envie. Ils me renvoient l'image du couple parfait, ce qui ne manque pas de me ramener au grotesque de la situation : mes trois ex et moi dans la même pièce, prêtant à un inévitable état des lieux. Et si on se retrouvait quelques années plus tard pour comparer nos vies ?

 

Ça me fait penser à tous ces anciens lycéens qui se perdent de vue, et qui à l'heure de se retrouver, stressent dans la crainte d'exposer une vie moins réjouissante que celle du voisin. Ce n'est pas tant lié à la superficialité d'un désir narcissique que d'une nécessité à regarder derrière soi, s'imprégner du chemin parcouru et d'en faire le bilan.

 

Le mien est plutôt contrasté, pour ne pas dire chaotique, pourtant je suis toujours là. Si on m'avait dit à seize ans que je vivrais assez longtemps pour dresser le bilan de quoi que ce soit, j'aurais considéré cet état de fait comme une réussite. Longévité ou intensité, je souscris aux deux, alors je me dis que j'ai sûrement vécu beaucoup plus que la majorité des gens. Cette seule pensée me sort du marasme avant que sa présence ne m'y replonge instantanément.

 

-Salut, j'espère que je ne te dérange pas, même si je me doute bien que si c'était réellement le cas, tu ne le dirais pas franchement, quoique vu les circonstances, tu aurais tout à fait le droit de l'exprimer.

 

La seule chose que je sois capable d'exprimer, c'est un léger malaise, et j'ai bien peur que mon faciès ne dissimule que maladroitement mon état.

 

-Tu ne me déranges pas !

 

-Tu es sûre ?

 

Si elle demande, c'est qu'elle a perçu un manque de sincérité, alors pour couper court au débat, je l'invite à prendre place à mes côtés. Saisissant la perche tendue, elle se pose à ma droite, les bras entourant précieusement ses genoux. Elle incline la tête en m'illuminant d'un sourire pur et innocent. Son visage radieux me désarçonne, parce qu'il semble dénué de tout vice. Malgré son âge, ses traits dissimulent un petit côté enfantin, m’empêchant d'exercer des pensées malsaines de rivales comme l'aurait souhaité l'usage.

 

-On n’a pas eu l'occasion d'échanger toi et moi, alors même s'il est tard et que mes neurones ne fonctionnent plus vraiment, c'est l'occasion idéale.

 

-Je suis désolé. Je sais bien que c'est difficile entre nous pour des raisons qui n'ont absolument rien à voir avec la rationalité d'une quelconque entente présupposée, fortement imprégnée par des pulsions purement chimiques liées à une rivalité sentimentale exacerbée par une réaction en chaîne qui ne dépend aucunement de notre objectivité à concevoir l'autre pour ce qu'elle est réellement, mais pour le potentiel danger qu'elle représente, et par conséquent, purement régis par nos plus bas instincts, lesquelles me font me haïr et culpabiliser, et je déteste ressentir tout ça. Et toi, de ton côté, tu dois le ressentir également, et enfin, il est peut-être temps de surpasser nos ego, nos foutues craintes, qui nous rendent exécrables et distantes...

 

Mon cerveau n'arrive plus à suivre. Si je ne la coupe pas maintenant, il va exploser.

 

-Moi, fatiguée... Moi, pas comprendre.

 

-Oh...

 

Elle semble se remettre en question. J'espère ne pas l'avoir blessée.

 

...Je....Désolé. Quand je stresse, j'ai tendance à ne plus contrôler mon débit de parole. Et là, je dois dire que je suis très intimidée.

 

-Ne t'en fais pas, répondis-je, tu n'as aucune raison de stresser ou d'être intimidée. À vrai dire, là, c'est toi qui m'intimides. Ta faculté de raisonnement dépasse largement la mienne.

 

La sentant un peu déconcertée, je décide de reprendre la main.

 

...Et si on recommençait depuis le début. Moi c'est Buffy. Enchanté.

 

Nos deux mains se joignent dans une entente cordiale.

 

-Fred, enfin, Winniefred, mais mes amis m'appellent Fred.

 

C'est étrange. Elle ressemble tellement à Illyria et en même temps leurs personnalités n'ont absolument rien en commun. Je l'avais aperçue brièvement sur le champ de bataille, pas de quoi me faire une idée sur sa personne.

 

-J'ai déjà entendu parler de toi … J’veux dire, avant de te rencontrer. Willow ne tarissait pas d'éloges à ton sujet. Je commence à comprendre pourquoi.

 

Elle baisse les yeux, visiblement embarrassée. Ce n'est tout juste pas si elle se met à rougir, avant de me fixer en recoiffant, d'un geste timide, sa mèche rebelle sur le côté.

 

-C'est gentil, mais j'en ai entendu bien plus sur toi. Tu es....enfin, tu es quasiment une légende, alors c'est très bizarre pour moi de te faire face. J'ai passé tellement de temps à t'imaginer, et je constate que j'étais bien loin de la réalité. Tu es plus...enfin, plus que tout ce que j'avais imaginé.

 

Bonjour le malaise. Ce n'est pas que je n’aime pas les compliments, mais j'ai toujours l'impression qu'ils sont galvaudés, même si de sa bouche, ils sonnent plus vrais que jamais. Peut-être est-ce tout simplement la peur de ne pas m'en montrer digne.

 

-Tu te trompes, rétorquai-je en baissant légèrement la voix. Je ne suis qu'une nana banale. Il ne faut pas prêter attention à ce qu'on dit. Les légendes sont surfaites, crois-moi.

 

-Je ne partage absolument pas ton avis, insiste-t-elle en observant les deux vampires accoudés au montant de la fenêtre. Angel et Spike sont exceptionnels. Par conséquent, ils ne pouvaient tomber amoureux que d'une personne aussi exceptionnelle qu'eux.

 

-Je...

 

C'est à mon tour de baisser la tête en rougissant. Un sourire timide s’étire sur mes lèvres, malgré moi. Elle a trouvé l'argument parfait, et je suis bien incapable de remettre en cause son analyse sur les deux vampires. Quand je les observe, ça me fait toujours cette drôle de sensation dans la poitrine, et plus encore après ces longues années de séparation.

 

...On à ça en commun alors, dis-je en les couvant des yeux.

 

Nos regards portent dans la même direction, et pendant un instant, c’est comme si nos pensées se rejoignaient. Un moment furtif et précieux, où nous partageons silencieusement cette appréciation mutuelle.

 

-J'étais amoureuse d'Angel, m'avoue-t-elle. Quand il m'a sauvé, je n'avais que lui en tête. Une vraie groupie, tu aurais dû voir ça. Mais lui, il avait Cordelia. Je dois t'embêter avec mes histoires.

 

-Non, absolument pas. Cordelia et Angel… Honnêtement, je ne les aurais jamais imaginés ensemble, au-delà du fait, bien sûr, que je ne l'imaginais avec personne d'autre que moi. Cordelia était si superficielle au lycée.

 

-Elle a beaucoup changé quand elle est arrivée à Los Angeles. Elle est devenue une personne incroyable, altruiste et profondément mature. La vie nous forge tous et nous évoluons, heureusement. Elle me manque.

 

Cordelia. Tous ces souvenirs de lycée me plongent dans une douce nostalgie.

 

-Je ne sais pas si c'était mieux avant ou pire aujourd'hui. Peut-être que les souffrances se valent à chacune des périodes de nos vies, mais j'ai l'intime conviction que, lorsque nous vieillissons, nous passons le reste de notre existence à courir après un passé que nous idéalisons.

 

-Tu as sans doute raison, mais je le ressens différemment. Ma vie a pris un véritable sens quand je les ai rencontrés. S'il est vrai que ces moments me manquent, et qu'ils sont des trésors que je garde précieusement dans un coin de ma tête, je me dis que le futur sera plus beau encore, parce que si ce n'est pas le cas, alors à quoi bon...

 

-Coire en un avenir meilleur...

 

-Pas seulement le futur, me rétorque-t-elle, animée par une fougue plutôt surprenante. Ces moments que nous vivons actuellement, cette discussion qui n'a l'air de rien, ce présent que nous haïssons parfois pourrait bien devenir l'un de ces paradis dans lequel nous nous réfugierons plus tard. Je crois qu'il y a du bon à chaque étape de nos vies. Il suffit simplement de réaliser que chaque occasion est une opportunité de vivre quelque chose d’inoubliable, qui résonnera à tout jamais en nous. Peut-être pas avec la même fréquence vibratoire que par le passé, différemment sans doute, mais tout aussi exceptionnel. Il suffit juste d'ouvrir les yeux, de se poser et respirer. Parce qu'une fois qu'on aura disparu, alors il sera trop tard pour s'en rendre compte.

 

Fred. Son expression a changé, de même que l’intonation de sa voix. Ses traits légèrement infantiles se sont dissipés sous le voile d'une femme mature remplie de conviction, déroutante à plus d'un titre. Sa personnalité me semble si complexe que je me rends compte de mon erreur à l'avoir volontairement placée dans la case qui m'arrangeait.

 

...Désolé, j'ai encore trop parlé. Je te rassure, ce n'est que l'expression de mon ressenti à cet instant. La plupart du temps, je ne suis pas dans cet état d'esprit. C'est même plutôt l'inverse, et j'ai tendance à tout voir en noir.

 

Son humilité me rappelle Willow quand je l'ai connue. Introvertie, toujours réticente à imposer son point de vue. Je comprends qu'elles se soient trouvées des atomes crochus. Il faut croire que son charme opère de la même façon sur moi.

 

-Alors, je te souhaite de garder cet élan d'optimisme, parce qu'on va en avoir besoin dans les jours qui viennent.

 

-Peu importe ce qui adviendra, tu ne le remarques peut-être pas, mais ta seule présence suffit à remonter le moral de tout le monde.

 

-Super, si ça peut m'éviter les discours pompeux avant la bataille, alors je signe tout de suite.

 

L'ironie comme mécanisme de défense : une technique efficace que j'emprunte volontiers à Alex. Je ne suis qu'une parmi la multitude, et l'on me considère à tort comme une élue, une sorte de messie, alors que je ne suis que Buffy, et c'est déjà pas mal. Je préfère ne pas la contredire. Les gens attendent beaucoup de moi. Je devrais le prendre comme un challenge, une opportunité de me surpasser pour ne serait-ce que tutoyer leurs faux espoirs. La victoire sera celle de tous, ou elle ne sera pas.

 

 

 

Alex.

 

L'ombre et la lumière défilent au mépris du temps et de notre épuisement consensuel. En quelques jours, les allées et venues se sont enchaînées, apportant leurs lots de surprises et d'espoir. Lara nous a quittés à la recherche d'alliées, et d'autres nous ont rejoints. En réalité, un seul homme est venu, mais il portait derrière lui le spectre d'une armée disséminée à travers la ville, prête à se déployer quand il le faudra. Une bonne nouvelle en soit, même si le désintérêt forcé de la femme que j’aime suggère une souffrance qui ne dit pas son nom. Son père nous a rejoint, ce géniteur absent, et elle fait mine de ne rien éprouver. Ni colère, ni haine, ni l'autre penchant d'un amour sans doute sous-jacent, mais inexistant dans les faits.

 

Lorsqu'ils se sont retrouvés, Sirk, ce vieil homme à l'allure morne, au visage angulaire et patibulaire, est resté de marbre. Pour lui rendre le change, elle s'est présentée à lui de la même façon, distante, inaccessible, mais néanmoins sans animosité, aucune. Loin des préjugés de série B et des émanations bourgeoises de notre culture soumettant aux conflits, larmes et cris, cette situation dérangeait toutes mes certitudes auxquelles j'étais en droit d'être habitué. Les Britanniques sont encore pour moi une espèce étrange et fascinante par le fossé de l'éducation qui nous sépare, avec tout ce qu'il faut de point commun pour nous unir, et de différence pour attiser notre soif d'apprentissage.

 

Si je lui avouais tout ça, elle me dirait sans doute que je ne suis qu'un imbécile de généraliser ainsi deux peuples composés d'individus aussi soumis que nous le sommes tous à notre singularité, et que fort heureusement, je ne représente que la partie débile d'une certaine frange de la population américaine. Autant dire que je m'avance en terrain miné, mais j'ai besoin de savoir.

 

Tandis que Giles semble avoir retrouvé ses anciens potes de beuveries, le tout grâce à l’ingéniosité de Leina à falsifier le réseau à l'aide de ses doigts de fée et de son intellect supérieur, je profite de l'occasion pour l'interpeller à l'écart de toute indiscrétion, si ce n'est la mienne.

 

-Alors ?

 

-Alors...

 

Elle lève les yeux au plafond, feignant de réfléchir.

 

…Tu sais, « alors » est un mot, et s'il arrive qu'on exprime une idée avec un mot, « alors » n'exprime qu'une transition sur un ensemble d'autres mots susceptibles de définir une phrase, qui elle, pourrait éventuellement exprimer une idée, en dépit du fait qu'elle provienne de toi.

 

Elle ne sait vraisemblablement pas de quoi je parle, mais je la provoque, persuadé que ma question prête à l'évidence.

 

-Je constate que dans ta famille, on a du mal à exprimer des émotions, mais j'aimerais quand même savoir… comment tu te sens, avec ton père ?

 

-Mon géniteur ! rectifie-t-elle sur le champ.

 

-Ton géniteur qui est ton père.

 

-Alex ! me sermonne-t-elle en appuyant volontairement chaque syllabe d'une colère encore contenue. S'il te plaît, je sais que c'est difficile pour toi d'aller droit au but, mais vas-y ! Balances ! Qu'est-ce qui te tracasse, et, de grâce, épargne moi les préliminaires.

 

-Ce qui me tracasse, c'est ta réaction, ou pour être plus précis, ton absence de réaction. C'est ton père et tu fais comme si ça ne te touchait pas. Selon moi, ça cache justement le fait que ça te touche plus que tu ne veux bien l’admettre.

 

Son air dubitatif questionne l'assurance de ma prise de position.

 

-Bravo Mr Harris. J’oublie que mon mari est un fin psychologue. D'ailleurs, rappelle-moi ton cursus scolaire en psychologie.

 

Et elle remet ça sur le tapis, sauf que j'ai trouvé la parade depuis le temps. Ne reste plus que le ton solennel pour accompagner le tout.

 

-Tu sais la vie ne se résume pas aux diplômes et aux études. Tu apprendras que la plupart des gens qui ont réussi ont souvent été des élèves moyens, voire en condition d'échec scolaire. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'ils ne passaient pas tout leur temps à étudier, mais à faire autre chose, expérimenter la vie, s’intéresser à tout, plutôt que de rester enfermés, la tête plongée dans leur cour.

 

-Alors pour commencer, réplique-t-elle en haussant légèrement le ton. Tous les connards qui ont réussis sortent un bouquin en expliquant leur méthode pour que les moutons serviles, soit ceux qui n'ont pas fait les efforts nécessaires dans leurs études, et donc par étude de marché, les plus influençables, contribuent à leur réussite en achetant leurs bouquins, et en les rendant plus riches qu'ils ne le sont déjà. Sauf que la réussite d'une personne sur un million n'est en aucun cas représentative de l'ensemble des glands qui liront ce dit bouquin.

 

Elle marque une pause, le regard fixe, puis poursuit avec plus de vigueur.

 

… Sans compter que la réussite dont tu parles n'est pas d'ordre scientifique, mais uniquement financier, ce qui en soit n'est pas corrélé a de la connaissance, mais à l'opportunité d'écraser son prochain par pure ambition personnelle, sans compter le privilège de naître dans une famille sociale favorable et d'attiser le facteur chance. Ça n'a absolument rien à voir. Tous ceux qui ont réussi prétendent détenir la formule, sauf que si la formule existait vraiment, personne n'aurait intérêt à en fournir les clés, auxquels cas la réussite de quelques-uns s'appliquerait à tout le monde, ce qui tuerait les fondements de sa raison d'être consistant à s'élever au-dessus de la masse.

 

-Sympas ta façon de dévier le débat pour ne pas avoir à exprimer quoi que ce soit.

 

Son regard se détourne brièvement. Elle soupire.

 

-OK, tu marques un point, concède-t-elle enfin, fait assez rare pour le souligner. Bon, écoute. Je sais que tu t'inquiètes, mais je t'assure, je vais bien. Le revoir m'a fait quelque chose, je ne vais pas le cacher, mais ça s'arrête là. En réalité, il a toujours été un fantôme dans ma vie, et je ne lui en veux pas si tu veux tout savoir.

 

-Je ne comprends pas !

 

-C'est simple ! Est-ce que j'ai manqué de quoi que ce soit ?

 

C'est bien peu de le dire, et ça sort instantanément, sans me prêter à une quelconque réflexion.

 

-De sa présence.

 

-Giles était présent, et puis j'étais du genre assez autonome. Écoute, j'avais peut-être de la rancœur avant de créer ma propre famille, avant de t'avoir toi et Sarah dans ma vie, mais ça s'est dissipé avec le temps. Au fond, ce n'est pas sa faute ni la mienne. Il a fait ce qui lui semblait juste, et d'une certaine façon, je ne suis pas malheureuse, alors peut être que je lui dois au moins ça.

 

Quel imbécile je suis. J'étais persuadé qu'elle souffrait de cette relation. À croire que je n'attendais que ça : l’occasion de la consoler. Enfin, elle le prend bien et c'est ce qui importe, même si l'attitude de ce type reste exécrable à mes yeux. Alors qu’elle pose ses mains sur mes épaules, nos deux lèvres se rejoignent. Cette nana me rend dingue, et pourtant, je suis dingue de cette nana. Son sourire m'éclaire, me fait fondre. Elle est magnifique, envoûtante. C'est ma femme.

 

...Tu sais ? murmure-t-elle en glissant ses bras autour de mon coup. C'est plus difficile pour lui que pour moi.

 

-Ce n’est pas l'impression qu'il m'a donnée. Ce type n'a même pas pris la peine de demander des nouvelles de sa petite fille.

 

-Tu te trompes, m'assure-t-elle opiniâtrement. Quelquefois, il suffit d'être attentif aux détails. Je peux t'assurer que ses yeux ne mentaient pas. Il était ému...fier, mais ému, et il regrette. Je t'assure qu'il en souffre, et je refuse de commettre les mêmes erreurs que lui avec Sarah.

 

Sarah. À chaque fois que son nom résonne, mon cœur se crispe et ma gorge se noue.

 

...On n’aurait jamais dû la laisser seule, alors on doit réussir et survivre pour elle, tu comprends. Elle a besoin de ses parents. Besoin de nous deux.

 

Dieu qu'elle me manque. Sirk a commis des erreurs, et je me rends compte que j'en ai commis aussi en acceptant que Leina m'accompagne. Quel père digne de ce nom priverait un enfant de sa mère ? Mais je veux être présent pour ma fille, quoiqu'il en coûte. Je veux l'accompagner à chacun de ses pas, veiller sur elle, et à défaut de me tenir présentement à ses côtés, veiller sur son avenir. Je donnerais tout pour ne serait-ce que la serrer dans mes bras.

 

-On survivra ! acquiesçais-je, porté par la volonté farouche de ne pas faillir à mon devoir. Et avec un peu de chance, Sarah fera la connaissance de son grand-père.

 

-Elle en a déjà un, mais en effet, si l'opportunité se présente, alors pourquoi pas. Ce n'est pas une priorité, mais si l'occasion se présente un jour, je ne lui fermerai pas la porte. S'il le désire, mais ça, ce sera après. En attendant, si on veut survivre, concentrons-nous sur l'essentiel.

 

 

 

Giles

 

Trois cerveaux valent mieux qu'un. On pourrait y annoter une précision concernant la faculté des trois à se focaliser sur le même sujet, ce qui pour l'heure n'est aucunement le cas. Mentalement, Sirk est ailleurs. Encore chamboulé par la rencontre avec sa fille, il n'a jamais repris les pleines fonctions de ses moyens, et s'il fallait compter sur la nonchalance avérée d'Ethan, alors je peux certifier être le seul à me pencher sur la question. Et quelle question. Identifier le portail scellé et sans doute caché par des puissances dont nous ne mesurons pas la nature s'avère compliqué. J'oserais utiliser un terme plus grave encore, mais l’auto persuasion m'incite à ne pas tomber dans un excès de négativité fort peu propice au rendement intellectuel.

 

Les jours sont comptés. Sans cette information capitale, tout le plan risque de tomber à l'eau. Nous serions alors dans l'obligation de reporter le jour de l'attaque, et par conséquent, de fragiliser l'engouement et l'unité du groupe. Ça fait un moment que je table sur cette carte, la tête entre les mains, en espérant y trouver un indice, un cheminement probable m'incitant à y dénicher le totem du démon Acathla, et toujours rien. Une ville, trois tours de Babel, quelques croix sur la map, et notre logique. Voici les seuls outils avec lesquelles composer pour résoudre l'énigme la plus frustrante de ma carrière. Londres est vaste, et à suggérer que ce démon hante notre dimension, un pouvoir capable d’annihiler l’espèce humaine, contenu dans un espace réduit, ne devrait pas passer inaperçue.

 

Si ni Djézabelle ni Ryane n'ont pu localiser le portail, alors il est évident que personne au sein de l'empire n'est susceptible de nous fournir cette information. Je patauge. Mes yeux voient troubles et mes lunettes ne remplissent que modérément leur office. En les retirant, je compresse mes paupières, mais rien n'y fait. La carte se dissipe à mon regard pour mieux revenir par intermittence, officiant un mal de crâne que je tempère en fermant les yeux quelques secondes, assez pour susciter la réaction de Sirk.

 

-Ruppert, t'as besoin de sommeil. Tu n'as pas fermé l’œil de la nuit.

 

-Non ! je...je vais bien. Nous devons continuer. La solution doit forcément se trouver sous nos yeux.

 

-Ben voyons, rechigne Ethan. Bien entendu, la solution aux problèmes de l'univers se trouve forcément sur une simple carte de la ville. Si ce sont les seuls indices en notre possession, autant jouer au loto.

 

Ethan ne semble pas concerné. Son sourire machiavélique, le ton hautain qu'il emploie : je me demande si c'était une bonne idée de faire appel à ses services. J'entretiens d'énormes réserves quant à ses motivations. Sirk ne le contredit pas. Sans doute pense-t-il la même chose. Et si c'était moi qui perdais le sens de la réalité ?

 

-On fait avec ce qu'on a, insistai-je en dressant la monture à mes oreilles. Reprenons depuis le début. Qu'est-ce que nous savons ?

 

-Les trois démons ! commence Sirk. Ils se donnent un mal de chien en dépensant une énergie phénoménale pour sceller le portail, dixit l'ex-Général en chef de l'empire, le seul témoin à charge. Il prétend que ça les affaiblit jour après jour.

 

-Ça, c'est ce que vous supposez, insiste Ethan. Après tout, ce sont des Dieux. Qui peut oser prétendre qu'un Dieu puisse s'affaiblir. Ne sont-ils pas censés être tout puissants ?

 

Encore cette cynique sensation. Il considère tout ceci comme un jeu, et je me dois de lui apporter la contradiction.

 

-Aucun être vivant n'est foncièrement tout puissant sur ce plan d’existence. Nous avons vaincu la force, qui, elle-même, se présentait comme invulnérable.

 

-Tu te trompes, me contredit Sirk. La force a été vaincue, mais elle existe toujours sous une forme ou sous une autre. Il est fortement possible que ce soit la même chose avec le Loup, le Cerf et le Bélier. Pour avoir côtoyé leur succursale à Los Angeles, je peux vous certifier qu'on s'attaque au mal absolu, en ceci qu'il se confond avec l'humanité. Mais comme tu l'as si bien dit, sur ce plan d'existence, ils ne sont pas immortels ni tout puissants, sinon un simple portail inter dimensionnel ne devrait pas être une entrave à leurs projets. Et plus que tout, ils n'auraient pas besoin d'une armée pour asservir le monde à leur foutue politique totalitaire.

 

Rutherford marque un point, et c'est avec soulagement que je constate son retour aux affaires, avec la pertinence qui lui sied admirablement. J'espérais entretenir, sur le faciès d'Ethan, une moue de résilience, mais il demeure insondable, imperméable à la moindre émotion négative, préservant avec férocité sa philosophie épicurienne de la vie. Il me faut laisser Ethan loin de mes soupçons et rester focalisé sur l'objectif.

 

-Donc, récapitulai-je. Nous savons qu'ils sont vulnérables, et par conséquent, il est peu probable qu'Acathla soit entretenu géographiquement loin de leurs positions. Il est forcément caché quelque part dans cette ville, dissimulé par je ne sais quel artifice, ou que sais-je de...

 

En le mentionnant, je me rends compte qu'Ethan a probablement raison. Tout ceci n'est que peine perdue. Un crissement de chaise attise notre intérêt soudain. Ethan est debout, et il semble spontanément inspiré d'une idée réjouissante.

 

-Vous savez ce qui ne va pas ? nous demande-t-il, les mains appuyées sur la table, dans le but, j'imagine, de capter notre attention. Les trois mousquetaires sont enfin réunis, comme au bon vieux temps, et nous avons oublié les fondamentaux, ce qui faisait notre force de l'époque.

 

Suite à notre silence, il reprend.

 

...La sobriété entrave nos pensées, et je m'en vais décanter tout ça. Bougez pas, je sais exactement ce qu'il nous faut.

 

Nous l'observons avec désarroi interpeller Djézabelle. S'entame alors un dialogue ponctué de grands gestes et d'une révérence assurée, ne prêtant pas même au ridicule tant l’exécution est finement orchestrée.

 

-Il te manque toujours autant ?

 

Sirk y trouve là l'occasion de se laisser aller à un rictus qui, sur sa peau rêche, tend au machiavélisme.

 

-Je constate qu'il est resté fidèle à lui-même, et quelque part Ruppert, ça fait du bien. Rien n'a fondamentalement changé depuis le temps. On essaie de résoudre un problème pendant qu'il essaie de tirer parti de chaque situation, tant que ça va dans son intérêt.

 

Question idiote. Sirk l'a toujours apprécié, et cela même du temps de ses trahisons. J'imagine que leur amitié n'est pas régie par les actes, mais par une connivence chimique de personnalités faites pour s'entendre. Ce n'est peut-être pas plus mal. Lorsqu'il se présente à nous, c'est muni d'une bouteille de Whisky à sa main gauche, et de trois verres aimantés à sa main droite, avec, pour couronner le tout, l'expression de son air fier et orgueilleux. L'envie me prend de lui rétorquer qu'il n'a rien accompli, mais ce ne serait là que lui fournir l'occasion de briller par son incommensurable débit de parole.

 

-Voyez, chers amis, que la grande prêtresse ne manque pas de bon goût, s'amuse-t-il. Bien que rien ne puisse remplacer la finesse et l'ivresse du vin, je suis prêt à commettre un écart. Après tout, il faut bien fêter nos retrouvailles. Je suis bon seigneur. Je me plie à la majorité.

 

Un élan d'altruisme provenant de cette crapule ? Sirk acquiesce bêtement. Pas étonnant. Avec lui, tant qu'il y a du whisky, il y a de l'espoir, bien que l'un devienne inéluctablement la conséquence biaisée de l'autre. Avant qu'il ne serve trois verres remplis à ras bords, je lui oppose clairement ma réticence.

 

…Tu plaisantes Ruppert, me sermonne Ethan en y versant la dernière goutte. Détends-toi. La sobriété ne t'a pas aidée jusqu'ici, et à tout génie, toute folie. À ton avis ? Comment Shakespeare a-t-il trouvé l'inspiration ?

 

Me vient alors en tête ce proverbe japonais pour toute réponse.

 

-À la première coupe, l'homme boit le Whisky. À la deuxième coupe, le Whisky boit le Whisky, et à la troisième coupe, le Whisky boit l'homme.

 

-Bien essayé, mais ce proverbe concerne le vin, me corrige Sirk. Et rien ne t'empêche de t'arrêter à la deuxième. Laisse-toi un peu aller Ruppert.

 

-Non persistai-je en campant sur mes positions. Sans façon. Tout ça, c'est derrière moi.

 

-Bois ! insiste Ethan en levant son verre. Qu'est-ce que tu risques ? Une cirrhose ? Si c'était le cas, après tout ce que t'as ingurgité ces dernières années, ce ne serait pas un verre de plus ou de moins qui changerait ton funeste destin. Et puis, si tu penses qu'on survivra à ce qui nous attend, tu te trompes lourdement. La mort nous tend les bras. Libre à toi de mourir en bonne santé, mais moi j’espère quitter ce monde en ayant joui jusqu'à la dernière minute de ses bienfaits. Fêter notre longue et périlleuse amitié en fait partie.

 

De deux choses l'une : soit je suis démuni de la moindre volonté, soit, une fois n'est pas coutume, le discours du perfide Ethan opère par le biais d'une logique implacable. Je lève donc mon verre, et ainsi s’amorce une lente escalade vers l'absurde. Tandis que nous enchaînons les tournées, nos langues se délient. Tout y passe. Notre passé, les anciens ressentiments, quelques fous rires, de la mélancolie aussi, et des confidences à cœur ouvert, notamment lorsque Sirk nous révèle tout l'amour qu'il porte à sa fille, malgré son incapacité à le montrer. Nous perdons de vue l'objectif et nous réécrivons l'histoire. Notre jeunesse vieille de cinquante ans, nos quatre cents coups, la société fissurée, nos premiers concerts, nos premiers échecs, pour en revenir constamment à tout ce qui nous oppose et qui paradoxalement, nous lie à jamais.

 

Je ne sais pourquoi l'effet de l'alcool aide à se dévoiler, mais comme notre relation, il reste à double tranchant, tendancieux, trop vrai pour l'être complètement. Il nous purifie de nos costumes et de nos masques, mais sur l'instant, ça nous fait du bien. S'il reflète ce que nous sommes, alors pourquoi diantre faut-il que nous ne soyons plus du tout nous-mêmes pour l'être complètement. Des airs d'autrefois chantent notre amour pour l'Angleterre, notre royaume. Tout commence ici et tout semble devoir s'y terminer. De même que l'homme revient inexorablement à la terre, nous prenons le parti de revenir à la nôtre. Mes vieux amis, mes frères m'ont manqué, et je n'imaginais pas à quel point. Ma tête tourne. Je suis guilleret. Je souris à la vie pour compenser toutes ces fois où je l'ai incriminée.

 

« Yesterday de John Lenon » résonne dans ma tête comme l'hymne fondateur de ce à quoi nous souhaitons retourner. Quand je vois Sirk, j'imagine la version féminine de « Father And Son » de Yusuf et Cat Steven, pour tout ce que représentent nos actes manqués et ce qu'ils auraient pu être. Ethan me renvoie à une corde de guitare revêche, rebelle et inapprivoisée, en battant la mesure de « Wish You Where Here » des Pink Floyds. Dans ma dérive, mon regard se porte à quelques endroits de la carte, et se focalise sans que j'en comprenne la raison, sur des petites parcelles de lignes et d'édifices à peine esquissés. Alors que je navigue entre le tout et le rien, un point situé à l'intersection des trois tours éveille ma curiosité. Sans doute, l'effet d'une déviance due à mon état. Je persévère malgré tout dans l'observation, et une vue d'ensemble s'en dégage naturellement.

 

À équidistance des trois tours, siège le grand temple dédié au culte des trois déités. Je ne l'avais pas remarqué, pris que j'étais dans un schéma autrement plus complexe. Le doute persiste quant à ma faculté de raisonnement, pourtant j'y crois dur comme fer. Mes pulsations s'emportent, mes poils se hérissent, jusqu'à en retrouver mon état de sobriété. Le sourire hébété que j'avais laisse place à la neutralité, et j'entame par acquis de conscience, une relecture de la carte. C'était l'évidence même, d'une banale simplicité, si bien que nos cerveaux conditionnés, infiltrés par une vaniteuse arrogance, nous avaient cachés cette perspective élémentaire. La plus ingénieuse façon de cacher un objet de valeur est de l'exposer aux yeux de tous.

 

Si je ne me retenais pas, j'embrasserais ce bougre d'Ethan. Non, je ne suis pas sobre, et pour une fois, j'en retire un bienfait autrement plus bénéfique. J'en bafoue à l'idée de l'annoncer en espérant ne pas me tromper. Comment le pourrais-je ? Une statue aussi imposante, un édifice créé il y a dix ans, interdit au commun des mortels, et dont le seul accès est exclusivement réservé aux prêtres de l'empire. Ça tombe sous le sens. Oui je peux le crier...

 

-Eureka !

 

 

 

Buffy.

 

Notre cher Giles a pris soin de nous apporter le chaînon manquant, celui marquant l’aboutissement de tous nos efforts. Suite à cette annonce, chaque chef de groupe s'est empressé de prêcher la bonne parole aux troupes, entretenues sciemment dans le brouillard jusqu'alors. Il ne s'agissait pas de leur apporter les bribes d'une solution non finalisée, mais un plan constitué et mûrement réfléchi. Chacun d'entre nous connait désormais la partition qu'il aura à jouer. Entre temps, Lara est revenue, mais ce n'était pas avec les nouvelles que nous attendions. Le doute subsiste toujours quant à leur participation… je parle bien sûr des loups. Le chef de Clan n'avait, à ses dires, rien confirmé ni infirmé, mais ce rien lui avait semblé propice à l'espoir. Ce même optimisme entretenu par les réjouissances de Chris et Chiara, que j’imputai en partie au retour de leur coéquipière avec laquelle le contact fut rompu pendant ces quelques jours, incitant aux pires craintes possible.

 

Nous ne sommes qu'à quelques heures des hostilités. Comme chaque nuit, je ne trouve le sommeil que par intermittence. Alors que la question se posait sur la provenance de cette parure recouvrant mon corps lors de mes innombrables réveils agités, désormais le doute n'est plus permis. Angel veille sur moi. Je l'ai toujours considéré comme mon ange gardien, et malgré le temps qui passe, ses actes répondent d'eux-mêmes. Chaque nuit, il se tient à cette fenêtre, à méditer en toisant le ciel jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Sa constitution ne lui permet hélas pas de dépasser ce seuil. J'aurais tant souhaité le rejoindre, échanger, ou simplement demeurer silencieuse à ses côtés, mais je n'ai pas osé.

 

Si nos sentiments, cette alchimie physique subsiste toujours entre nous, toute perspective relationnelle ne saurait me faire mentir. Le maire Wilkins avait raison. Nous ne serons jamais des amis, alors à quoi bon faire semblant ? Par respect pour la femme qu'il aime, je me dois de rester à l'écart, mais au fond, j'en souffre plus que je ne devrais. Rien ne sera innocent entre nous, pas même une banale discussion, pourtant cette nuit pourrait bien être la dernière, et nous sommes les deux seules personnes encore éveillées à cette heure. C'est trop bête. J'en ai assez de tous ces non-dits, de ces craintes indélébiles nous empêchant de communiquer comme le ferait deux êtres censés. Nous nous sommes trop évités pour ne pas nous entretenir, alors que nous savons tous deux notre place et la ligne rouge à ne pas franchir.

 

Je me lève en prenant soin de ne pas réveiller Willow, étendue à mes côtés, puis je le rejoins aussi discrètement que possible. Il détecte mon approche et tourne la tête dans ma direction. Son sourire, triste, presque timide, empreint de mélancolie, m’accueille sobrement, tandis que je lui retourne le même excès de pudeur. Sa silhouette se marie à celle de la nuit, et je rejoins son monde, nous submergeant tous deux dans cette obscurité baignée de lumière.

 

-Tu ne dors pas ! constate-t-il de cette voix douce et posée, singulièrement ponctuée d'une évasion vers l'insondable.

 

-Difficile de trouver le sommeil ! lui rétorquai-je.

 

Côte à côte, nos regards se perdent vers le même horizon. Un silence léger, presque méditatif, s’installe naturellement. Entre nous, j'ai toujours cette impression que les mots sont superflus, qu'ils n’existent que pour museler nos pulsions intérieures, et bâtir des barricades nous préservant d'une escalade d'émotion si destructrice que nous n’en ressortirions pas indemnes. C'est avec regret, une amertume à contre-courant de ce que j'éprouve, que je décide de porter le masque de notre lâcheté, en brisant ce silence si harmonieux.

 

...Tu n'y parviens pas non plus ! ajoutai-je de ce même constat d'une banale évidence.

 

Il me dévisage tendrement d'un timide sourire et me perd dans son spleen. Quand il m'observe ainsi, je sais que les ombres mystérieuses de son esprit vont s'éclaircir et se révéler à moi parcimonieusement, sans que j'en décèle la véritable nature. Angel n'a jamais été un livre ouvert et il ne le sera jamais.

 

-Je profite, dit-il, le nez planté dans les étoiles. Cette quiétude. Bientôt, tout ceci aura totalement disparu.

 

-Je comprends, affirmai-je en appréciant plus que jamais ce clair de lune à nul autre pareil, sans doute sublimé par mon état d'esprit du moment.

 

C'est perturbant, cette proximité physique qui, comme cet astre irrémédiablement attiré et tenu à distance de la terre, nous ressemble par bien des aspects. Nous gravitons l’un autour de l’autre, en sachant pertinemment qu'une collision entraînerait sans doute la fin de notre monde. J'aime à penser que le destin se veut capricieux pour de bonnes raisons, et que sommes-nous face aux caprices du destin ? Je laisse mes regrets et mes appréhensions de côté pour me focaliser sur ce que je suis venue chercher. Une simple discussion entre deux âmes que rien n'oppose, mais que tout sépare.

 

...Tu penses qu'on est prêts ? dis-je pour exorciser ce mal être sous-jacent.

 

-Prêts à quoi ?

 

Sa question est purement rhétorique. C'est clair. Nous sommes sur la même longueur d'onde. Hélas.

 

-Je ne sais pas. J'espérais un mensonge de plus, un zeste de pensée positive. Un truc qui donne la pêche avant la bataille.

 

-On n’est jamais prêts, dit-il doucement. Mais on fait semblant, et parfois, c’est suffisant.

 

Évidemment. Pour être franche, je n'en attendais pas moins. J'en ai plus qu'assez de dissimuler un état d'esprit vacillant, comme il le serait pour toute personne douée de raison et d'esprit d'analyse. Pris dans notre cocon, je sais que je peux parler à cœur ouvert. Il m'en offre l'opportunité.

 

-C'est difficile... de faire semblant. De faire comme si tout allait bien se passer, de prétendre agir comme si tout était soigneusement planifié. De garder le moral, parce que tout le monde attend de nous que nous soyons infaillibles.

 

-Moi, le leader avec un plan. Toi, la guerrière inébranlable. Je sais que je me répète, mais c'est vrai. On joue tous un rôle. Ils ont besoin de ça, Buffy. Pas de nous, juste de l’image qu’ils se font de nous.

 

Bas les masques alors, pour une fois, soyons-nous même.

 

-Moi l'élue, toi le vampire avec une âme. Deux êtres sur le papier exceptionnels, avant de nous rendre compte que nous n'étions pas aussi uniques que nous le pensions.

 

-Des héros, renchérit-il d’un air moqueur. Des champions du bien, des vengeurs. À force de nous l'entendre dire, on est devenus des sortes de mythes, mais ce n'est pas réel. Nous ne sommes rien de tout ça.

 

-C'est ce que je me tue à dire à tout le monde, mais personne ne m'écoute. Tu crois qu’ils nous suivraient s’ils voyaient qui on est vraiment ? Tout ce qu’on a fait ?

 

Il hésite.

 

-Certains, peut-être. Mais pour les autres… ils préfèrent la version romancée, celle qui les conforte.

 

La fente de ses lèvres décrispe la nature de son expression, et dévoile, de par sa pudeur, un charme purifié de toute intention de plaire. Cette part d’innocence enfuie me rappelle une mimique que je connais bien.

 

…On ne peut pas leur en vouloir, ajoute-t-il avec empathie. Les gens ont besoin de croire en un être providentiel qui les sortira de leur enfer quotidien, parce que c'est plus facile de répercuter ses espoirs sur les autres que de les assumer soi-même.

 

-Ils ne nous voient pas tels que nous sommes réellement. Ils nous idéalisent, nous fantasment, ne retiennent que nos qualités, passent volontairement sous silence nos défauts, en oubliant que nous sommes comme eux, pétris d'incertitudes et de tous les maux du genre humain.

 

-Quand tu sais qu'Angelus et William le sanguinaire ont un fan-club. Tu n’as aucune idée. J’ai vu des choses…effrayantes, sur le net.

 

Je le dévisage, incrédule.

 

-Un fan-club ? Sérieusement ? Avec des … quoi, des badges, des drapeaux ? Team Angel, Team Spike... ? C’est ça ?

 

Il hausse un sourcil, amusé.

 

-Quelque chose dans ce genre-là. Apparemment, nos crimes sont des œuvres d’art. J’en serai presque flatté.

 

-Et moi alors, tu crois qu’il existe un fan-club pour Buffy la tueuse ? J’veux dire, si c'était le cas, ce serait triste... vraiment.

 

Aussi triste que la fois où j'ai obtenu une récompense pour service rendu, lors du bal de fin d'année. Je mens si bien.

 

-Probablement. Tu es Buffy. La légende. Ils t’idolâtrent.

 

-C’est effrayant. Nous sommes devenus une image superficielle qu'ils se plaisent à remodeler au gré de leurs propres fantasmes.

 

-Et dans tout ça, que reste-t-il de nous ?

 

-Ce que nous sommes, j'imagine. Des êtres imparfaits, paumés, avec une légère tendance à l'autodestruction. Par exemple, le plan. Quelles sont les chances que ça réussisse vraiment ?

 

-Infime, dit-il sans se laisser le temps de la réflexion.

 

Ça confirme ce que je sais déjà, et malgré tout, ça m'effraie de l'entendre, comme si j'espérais au fond mes craintes infondées.

 

-Pourtant ils suivront les ordres sans se poser de question, continuai-je. Ils risqueront leur vie parce que nous l'avons choisi, et personne ne sait si ce n'est pas une erreur de plus, une tragédie pour rien. Tout ça parce que les utopistes que nous sommes ont décidé que c'était le seul chemin possible.

 

Angel ne répond pas. À quoi bon. L'issue est entendue. Puisqu'on en est à poser cartes sur tables, autant y allez à fond.

 

...Dix contre un qu'on ne s'en sortira pas vivant.

 

-En étant optimiste, je dirai cent contre un, corrige-t-il, mais ça prête à débat.

 

-On navigue à l'aveugle en prétendant garder le cap.

 

-On fonce droit face à la déferlante, en espérant qu'une partie du radeau résistera.

 

Je secoue la tête.

 

-J'aurais aimé surenchérir, mais je viens d'utiliser tout le jargon maritime dont je suis capable.

 

-Ouf, dit-il avec soulagement. Parce que j'étais déjà dans la réserve, et l'océan et moi, on a quelques contentieux de nature plutôt irréversible.

 

Nous nous surprenons à sourire face au ridicule de la situation. Cette joute de négativité exacerbée fut la seule façon viable de nous décharger du poids pesant sur nos épaules, une sorte de thérapie inversée qui s'avère d'une efficacité redoutable. Dans le fond, évacuer nous fait du bien. Ça m'a manqué.

 

-Je me suis posé la question... Si tu y croyais vraiment ? Nous réunir, changer le monde. Tu penses vraiment que ça peut marcher ?

 

-Je ne me fais pas d'illusion. Quoiqu'il arrive, le monde ne changera pas. La seule chose que l'on peut espérer, c'est y apporter une petite éclaircie. Ça ne va pas plus loin.

 

Angel ne me ménage pas. J'apprécie son franc-parler. Pourtant entre ses lèvres, ce petit rien arborait les airs d'un grand tout, et je me rattache à cette impression.

 

-La vie est un éternel recommencement, murmurai-je.

 

-C'est ce que je pense ! affirme-t-il en scrutant gravement les premières lueurs de l'aube à l'horizon. Nous ne réinventerons pas la roue, mais si nos existences sont régies par nos actes, alors ça en vaut la peine.

 

Sa peau nacrée se révèle sous la nappe bleutée d'un ciel avalant progressivement ses propres astres. Une sensation de déjà vécu se rappelle à mes souvenirs, sauf que cette fois-ci, la neige salvatrice ne prolongera pas cette nuit d'été. Je perçois dans mon funeste réseau, les aiguilles de l'horloge tourner et sonner le glas de notre intimité. Elles cognent dans ma tête.Tic tac, tic tac. Le temps nous manquera donc toujours.

 

...Je suis heureux ! dit-il, tandis que je scrutes avec défiance l'obscurité se dissiper sous nos yeux. L'aube annonce une nouvelle ère, et toi et moi, nous en sommes les premiers témoins. Je n'aurai pas pu souhaiter meilleure compagnie pour profiter de ce lever de rideau.

 

Ses paroles me bouleversent, et ma poitrine se serre lourdement, d’une manière presque indescriptible, tant cette sensation fait écho à un lointain passé lâchement dérobé au reste de mon existence. Je repense alors au discours de Fred. Ces instants de vie gravés à jamais dans la mémoire. J'ai l'intime conviction d'en vivre un actuellement. J'en ai la certitude parce que sans même nous en rendre compte, nos deux mains se sont jointes, poussées par l'élan de nos deux cœurs, soumis à une force qui transcende notre raison. Après l'obscurité vient la lumière, mais je demeure seule à la contempler. Il appartient à la nuit, et c'est dans ses bras désormais qu'il retourne s’y réfugier.

 

 

 

Sirk

 

À l'extérieur, ça piaille, ça beugle comme un troupeau de moutons sa pavanant sur le chemin de l’abattoir. Ce sont des fous, et je n'ai plus la force à mon âge de m'opposer à leurs folies. L'histoire est en marche. Si j'ai espéré et attendu ce jour, je n'imaginais pas la chair de ma chair prendre part à la manœuvre, sous les feux, en première ligne. Si ça ne tenait qu'à moi, je choisirais la voie de la lâcheté et de la sécurité, malgré son éphémère et fragile relativité. Catherine, qu'aurais-tu fait à ma place ? J'ai été un mauvais mari et je n'ai même pas été ne serait-ce que l'ombre d'un père, par contre il y a un domaine dans lequel j’excelle, et il est temps de le mettre à profit. Je déteste ce que je suis, mais à l'heure des grandes décisions, mon sens immoral demeure une putain de bénédiction. L'homme est un loup pour l'homme. Ainsi va l'ordre du monde.

 

Giles a déjà rejoint les troupes. Il est au côté de ses enfants, de ma fille, là ou devrait être ma place, mais j'ai mieux à faire. Le manoir se vide. Ethan et moi profitons de cette intimité pour trinquer à l'absurde, non plus avec du Whisky, mais avec du vin. Cette fois, c'est à mon tour de me montrer cordial en nous servant deux verres bien tassés. Il stress autant que moi, mais comme toujours, il n'en montre rien. Nos âges nous ont habitués à côtoyer la mort, et à mesure qu'on y arrive, on est déjà rodé, prêt à affronter le grand chaos. Il y a toujours un moment dans la vie d'un homme ou l'on accepte son sort. L'effet destructeur, c'est l’appréhension, le reste n'est que vacuité. Avant, nous n'étions pas, pendant nous sommes, et après nous ne sommes plus, ce qui nous laisse un très court laps de temps dans l'existence pour être. Ça passe tellement vite. Ce qui restera ? La question ne se posera de toute façon plus.

 

-Il possède une belle robe, s'amuse-t-il en tournoyant son verre tout en le scrutant d'un œil acéré. Cette Djézabelle a du goût. Nous aurions tort de ne pas en profiter avant que tout ceci ne disparaisse à tout autre profit.

 

Toujours à faire son cinéma. Je me demande s'il joue un rôle ou si c'est un passionné, mais dans tous les cas je peux lui reconnaître cette qualité. Son exubérance prête au génie. Je l'imite. Je fais semblant de dénicher un quelconque plaisir à torturer ce pauvre verre, mais sans talent, l'illusion n'opère pas.

 

-Profites-en ! C'est certainement le dernier, lui dis-je froidement.

 

-Oh non mon cher ami. Pour toi peut-être, mais moi, j'ai toujours su me tirer de toutes les situations, et vois-tu, je n'ai pas l'intention de déroger à cette règle. Les pleutres dans une guerre sont toujours ceux qui parviennent à survivre, tandis que les héros tombent sous les cors et les trompettes. C'est l'une des raisons pour laquelle toi et moi, nous ne serons jamais dans leur camp.

 

Ce fils de pute n'a pas tort. C'est peut-être pour ça que je l'ai toujours apprécié. Parce qu'il n'essaie pas d'être autre chose que ce qu'il est. Parce qu'il ne se soucie pas de préserver les apparences pour entrer dans le moule de la bien-pensance et de la bienséance. C'est l'être le plus pur et le plus honnête qu'il m'ait été donné de côtoyer dans ma chienne de vie. Le plus tordu aussi.

 

-T'as raison. Nous ne sommes pas comme Giles. Nous n'appartenons pas au camp du bien, ce qui fait de nous des putains de bêtes immondes, sauf qu'à la différence de toi, moi j’me dégoûte.

 

-Tu veux connaître ma philosophie ? me demande-t-il, sans pour autant attendre mon consentement. Dieu nous a créés. Il m'a créé comme je suis, alors pourquoi diable devrais-je être différent ? L'humain est tel qu'il doit être. Si Dieu avait voulu faire de nous des anges, alors nous ne serions pas ce que nous sommes. Tout le monde agit dans la peur d'être jugé dans l'au-delà, mais l'enfer, il ne t'est jamais venu à l'esprit que nous le foulons de nos pieds chaque jour ? Comment appelles-tu une vie dans laquelle tu sais pertinemment qu'à la fin du chemin, tu disparaîtras sans rien laisser d'autre que des souvenirs qui eux-mêmes s'atténueront dans la mémoire de ceux que tu chéris le plus ? Nous sommes tous prédestinés à l'oubli, alors à quoi bon ? Tu penses réellement qu'il existe une puissance cosmique jugeant le bien, le mal ? Mais si c'était le cas, qui la jugerait elle pour la souffrance qu'elle cause ? Il n’y a pas de jugement de moral ni de valeurs, si ce n'est celles que nous avons nous-mêmes inventées pour nous museler. Quand t'as compris ça, tu vis mieux. Bon sang, ce vin fait déjà effet. Il fait chaud ici...

 

Ethan n'a pas à me convaincre. Ce n'est pas moi qui vais contredire cette conception de la nature humaine. Je l'ai déjà trop prôné à Giles pour oser lui faire la morale. Dans le vrai ou pas, ça n'a plus aucune importance. Il y a une chose chez lui que je n'ai jamais su définir complètement, cette étincelle de nature à me faire démentir ne serait-ce qu'un peu.

 

-Tu ne regrettes pas de ne pas avoir fondé de famille, avoir des enfants, une femme ?

 

En aérant sa chemise à l'encolure, il s'affale au dossier de sa chaise. Son rire à gorge déployé balaie mes timides espérances d'un revers de manche.

 

-Je n’arrive pas à croire que j'ai cette conversation avec toi. Finalement, Giles et toi avez plus en commun que ce que je pensais. Mais regardez-vous. Vos gueules marquées ne sont que le reflet de vos souffrances intérieures, et vous savez où se situe le problème ? Ce sont les relations que vous avez tissées qui vous ont tuées à petit feu. Ta femme, ta fille, Giles et sa tueuse. Épargnez-moi ça. Tous vos choix ont été régis par votre attachement à autrui. Vous êtes devenus esclaves de vos relations, tandis que moi je reste un homme libre. Les femmes vont et viennent sans contrepartie, sans conséquence. Je prends ce que je désire et je ne m'encombre pas du reste. Don Juan je suis, et Don Juan je resterai. L'homme est un chasseur, et on a voulu l'attacher à une chaumière avec les marmots autour. Je ne mange pas de ce pain-là.

 

Il transpire à grosses gouttes. Et merde, ce type est décidément irrécupérable, ou alors c'est nous qui le sommes tous.

 

-J’te plains Ethan !

 

-Oh, s'il te plaît, pas de leçon de morale. Pas venant de toi... Mais qu'est-ce qui m'arrive ? J'ai la tête qui tourne.

 

Son corps tremble, il ne parvint plus à préserver une posture digne. Ses bras ne le soutiennent que fébrilement.

 

-J’te plains, parce que tu n'as jamais connu l'amour, le vrai. Celui qui permet de donner un sens à l’existence. J’te plains parce que tu te mens à toi même.

 

-Qu'est-ce que tu m'as fait ?.... Tu... le vin ...

 

Il comprend enfin. Pour la première fois, la peur colore son visage. Il se lève et trébuche aussitôt, emportant la table et tout ce qui traîne dans sa chute. Il étouffe, tente de récupérer un semblant de souffle, mais il agonise, et je ne prends aucun plaisir à constater sa déchéance.

 

-Au fond, tu n'as jamais été heureux. Tu t'es fermé à ce que l'homme à de plus cher par lâcheté, parce que tu n'étais pas prêt à souffrir.

 

Il essaie de parler, mais désormais, il ne peut qu'écouter. Ma voix sera la dernière qu'il entendra. Je fais en sorte de lui trouver une excuse, des circonstances atténuantes. Je me mens. Ce monologue ne sert qu'à justifier cet acte abject.

 

...J'ai beaucoup de considération pour toi Ethan ! Mais l'amitié que je te porte n'est rien à côté de l'amour que j'ai pour ma fille.

 

Il rampe. Ses forces lui échappent. Je m'accroupis au niveau de son visage. Il m'agrippe fébrilement, les yeux imbibés de sang. Pour l'accompagner dans son calvaire, je lui tiens la main.

 

...Tu l'as dit toi-même, tu as choisi le mauvais camp. Toi et moi, nous sommes des rebuts de la société. On est irrécupérables, mais ce n'est pas le cas de tous ces fous épris de liberté dehors. Je ne te laisserai pas tout gâcher.

 

Sa main n'esquisse plus la moindre volonté, et son visage se fane sans éclat, sans lueur. Il se fige dans l'éternité. J'inspire profondément avant de lui tourner le dos. Mes fantômes dévoilent leurs présences. Ils savent ce qu'ils ont à faire. Moi, plus rien ne me retient ici. Giles, Leina, je m'en vais les rejoindre à l'extérieur. Ils n'en sauront rien, et c'est mieux ainsi. Adieu mon frère. Nous nous reverrons peut être dans une autre vie... ou pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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