Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 31 : Chapitre 31 - Pour de meilleurs lendemains - Partie 3 - FIN
17400 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 4 mois
Le souffle. Tout ne tenait qu'à ça. L'air traversant ses poumons, cette brûlure lancinante dans la poitrine, et cette hargne dans les yeux. Elle ne flancherait pas. Ni maintenant, ni jamais. Buffy se releva encore et encore, malgré ses innombrables mises à terre, malgré ses multiples blessures et son corps tuméfié. La tueuse s'imposait comme le dernier rempart, pour ne plus jamais revivre les tragédies du passé.
Willow avait fait sa part. La sorcière s'était transcendée, avait mobilisé une magie mettant à contribution les quatre éléments, avait usé de malice dans le but de gagner un temps précieux, mais aucun de ses efforts ne furent récompensés. Seyia aussi s'était montrée téméraire, mais qu'est-ce que le courage d'une tueuse face à ses créateurs ? Désormais seule, Buffy portait sur ses épaules les minces espoirs de ses coéquipières hors d’état. Cette responsabilité, plus qu’un fardeau, lui insufflait une force et une ténacité inespérée.
Sa Scythe écarlate poursuivait l'ombre du titan. L’arme fendait l'air et claquait contre l'épiderme dense du colosse sans ne jamais parvenir à infliger la punition désirée. La tueuse s'épuisait en mouvements inutiles. Elle espérait trouver, de par le sursaut d'un déclic, la solution adéquate, mais face à un être imperméable à la magie et invulnérable au corps à corps, ses chances s'amenuisaient drastiquement. Ne restait que son agilité féline pour maintenir une distance précaire, et ainsi, échapper à la sentence. Chaque geste calculé lui donnait un souffle de plus, un instant supplémentaire pour tenter de déstabiliser cet ogre indomptable. Pourtant, elle sentait que la répétition de ses manœuvres l’entraînait dans une spirale d’échec. C’est alors que son esprit s’égara. Une fraction de seconde. Une infime distraction, le clignement d’un doute, suffisant pour qu’elle en paye le prix fort.
Un coup fusa. Une énième fois, sa masse corporelle subit les caprices de la gravité. Projetée, à demi inconsciente dans l'intangible, elle n'eut pas même le réflexe de serrer les dents qu'elle percuta cette matière anguleuse, dure et inaltérable. L’impact la traversa comme une onde de choc, brisant sa volonté autant que son corps déjà meurtri. Buffy gisait là, au pied de ce trône monolithique, abattue, impuissante. Le Dieu cerf victorieux, n'exprimait de par son expression, aucune gloire ni aucune satisfaction.
-Ne considérez pas cette fatalité comme un échec! déclara-il en baissant les yeux sur leurs postures défaites. Le seul fait de lever la main sur des êtres inférieurs est, pour nous, une humiliation. Une souillure que nous porterons comme un stigmate pour l'éternité. Il est dans votre nature de défier l'ordre établi, un trait de caractère que j’apprécie particulièrement. L'humanité est si… attrayante. Vous n'aviez cependant aucune chance. Notre pouvoir est tel que vous n'êtes pas à même d'en concevoir la nature.
Buffy, allongée, mobilisa toute sa concentration pour remuer l’extrémité de ses doigts, espérant étendre cette infime volonté au reste de son corps. Son esprit se tendait à l’extrême, à l’affut du moindre signal, lorsqu’une voix émergea dans le tumulte de sa conscience. Quelqu’un tentait d'entrer en contact avec sa psyché. Cette tonalité, ce timbre… Aucun doute possible.
-Willow! répondit-elle intérieurement, en phase avec la connexion spirituelle.
-Nous n'avons que très peu de temps devant nous! reprit la sorcière, sa voix vibrante d’urgence et d’espoir. Écoutes bien Buffy, il se peut que ce soit notre dernière chance.
-Je suis désolée Willow, je ne peux rien faire. Il est trop puissant. Comme il l'a dit, c'était perdu d'avance.
-Je sais. Ni toi ni moi ne pouvons rivaliser, et Seyia... Je ressens toujours cette pulsion de vie en elle. Elle est dans un sale état. Mais il y a encore quelque chose qu'on n’a pas tentée.
-Mon corps ne répond plus... Quoique tu proposes, je suis paralysée.
-Alors, laisse-moi devenir tes jambes. Tu es la seule qui puisse l'arrêter, Buffy. Je peux t'aider à faire face, mais tout le reste dépendra de toi.
-De quoi tu parles ?
-Rappelle-toi à l'initiative, lorsque tu as combattu Adam.
Les souvenirs jaillirent dans l’esprit de Buffy : les souterrains, ce combat acharné face à cet être hybride doté d'une force herculéenne, les pulsations de magie autour d’elle, et enfin la chaleur suffocante d’un sort qui lui avait permis de le vaincre.
-Tu veux dire que?
-Oui, il me reste juste assez de force pour reproduire le sort. Les effets devraient être décuplés par rapport à la dernière fois. Seule une tueuse peut emmagasiner une telle puissance, mais le contre coup pourrait être... Enfin.
-Fonce Willow, dit-elle sans hésiter. Fais-le.
Les vibrations sourdes du sol résonnèrent, répondant par écho aux pas lourds du colosse.
...Dépêche-toi... il arrive.
Willow, à bout de souffle, s’agenouilla. Ses mains tremblaient, mais elle parvint à canaliser ses dernières forces pour murmurer l’incantation. Sa voix, hésitante au départ, s’affermit peu à peu, emplissant l’air d’une énergie vibrante.
-Pouvoir de la tueuse et de celles qui s'en servirent, depuis la nuit des temps je t'invoque et t'implore pour ta lumière et ta force primitive. Accepte nos êtres et nos pouvoirs, unis nos âmes, cœurs et esprits. Puissions-nous accomplir ta volonté...
La sorcière ferma les yeux, laissant la puissance des mots s’intensifier, avant de basculer dans la langue ancienne.
…Interfector potentiae! et qui eo utuntur! cum aurora temporis! Obsecro te atque obtestor! ad lucem tuam ac vim primitivam! entia nostra ac potestates nostras suscipe! animas nostras, corda, mentes coniunge! faciamus voluntatem tuam.
Une onde invisible parcourut l’air, comme un souffle primitif éveillé par l’incantation. Mais l’ombre du Dieu cerf ne cessait de s’étendre sur la tueuse, incapable de se mouvoir.
-Tu aurais pu devenir la générale en chef de l'empire. Tu aurais pu participer à l'éclosion de ce nouvel ordre mondial. Mais tu as fait ton choix, et je le sais irrévocable.
La voix lointaine, presque inaudible au commun, trouva refuge dans l'esprit de Buffy.
-Obsecro vos!exaudi orationem meam!vela navis tuae aperi!nos tolle! Nunc!
Ses tempes pulsèrent au rythme cadencé de son cœur. Saisi de frisson et de spasmes, son organisme se métamorphosa, purgeant ses blessures internes pour les remodeler sans effusion et sans douleur. La tueuse sentit une étrange sensation de vertige, comme si elle perdait pied, avant qu’un souffle nouveau, puissant et ancestral, ne vienne emplir son être. Ses yeux se teintèrent d'or incandescent.
Alors que le titan se décida à la piétiner d'une foulée, un écran invisible empêcha l'acte de survenir. Allongée à même le sol, Buffy se dressa sans autre impulsion que celle de sa voix transfigurée. Elle leva une main, traçant dans l’air des signes qui semblaient issus d’une intuition archaïque, presque divine. Un souffle éthéré imposa au Dieu Cerf quelques pas de retraits. Ce dernier se montrait totalement abasourdi par ce déferlement de puissance hors du commun. La tueuse ne comptait pas s'arrêter là. Des sonorités chamaniques se distillèrent à l'encre de ses lèvres. Cette langue oubliée, échappant au dogme de l'écriture et prenant racine à l'aire celtique, semblait attiser, chez son opposant, les braises d'une crainte surannée.
Buffy, à l'opposé, avait gagnée en assurance. Du néant, elle fit jaillir un arsenal de particules élémentaires. Une sphère lumineuse, enroulée d’un faisceaux en serpentin, se forma derrière son épaule, avant d’imploser. De cette déstructuration métaphysique naquit un cercle étincelant, à l'intérieur duquel une croix départageait la surface en quatre hémisphères distincts.
Le regard figé, presque inhumain, Buffy déclama une nouvelle incantation. Le sol se mit alors à trembler violemment sous les pas du titan. Des rameaux colossaux, semblables aux racines des grands chênes millénaires, surgirent du sol fracturé et vinrent enserrer ses membres, le clouant sur place. Au centre du cercle en lévitation, les éléments du cycle terrestre et céleste fusionnèrent pour déchaîner leur effroyable courroux. Des particules de magma, des stalactites de glace, des faisceaux chargés d'électricité, ainsi que cet amas de matière puisé au cœur de la terre se déchargèrent sur l'adversaire, percuté, ébranlé, fracassé de toute part, à la manière d'un tsunami avalant sa pauvre carcasse. Ses hurlements rauques, d’une profondeur primitive résonnèrent dans l’espace, avant que ne s'estompe la lumière vivifiante du cercle. D'un simple geste de la main, la tueuse créa une impulsion spectrale et le corps du Dieu Cerf apparut, serti de trois auras distinctes qu'elle seule était capable de percevoir.
-Ton énergie est liée à celle de tes compagnons, annonça-t-elle d'un ton neutre, à la limite de l'indifférence. Tu es lié à eux, et ils sont liés à toi.
Toujours entenaillé dans ce foisonnement de branches fourni de feuilles en constante évolution, le Dieu Cerf releva la tête. Ses yeux brûlants de haine se fixèrent sur elle, perçant l’espace comme des lames de rasoir.
-Je ne sais pas d'où te vient ce pouvoir, cracha-t-il d’une voix rauque et branlante. Mais s'il s'assimile, d'une certaine façon, au nôtre, tu n'en maîtrises que les balbutiements. Ces siècles à errer dans une dimension démoniaque nous ont fait entrevoir un pouvoir plus grand encore que celui de nos frères. Souillés que nous étions par cette haine à leurs égards, il s'est entrouvert à nous une force capable de renverser l'ordre établi. Bien que notre condition de mortel soit une entrave, et malgré notre affaiblissement exponentiel, vous ne serez jamais de taille à renverser la puissance des trois.
Les mots tombèrent comme un couperet, lourds de défi et de mépris, tandis que l’aura sinistre qui entourait le Dieu Cerf semblait pulser d’une rage contenue. Dans un grondement guttural, il profana le Verbis Diablo. Instantanément, les branches qui l’enserraient se desséchèrent, vidées de leur vitalité, et se consumèrent en un amas de cendre.
Libéré, le mastodonte s'élança furieusement à l'encontre de la tueuse. Buffy délaissa les arcanes ésotériques pour s'élancer dans une lutte au corps à corps. Les coups plurent de toute part, rivalisant de brutalité. Désavantagée par sa frêle silhouette, Buffy paraissait pourtant plus mobile, plus incisive. Leurs enchaînements se croisaient, puis se percutaient, créant des ondes de choc destructrices qui fissuraient le sol et déchiraient l’air. David contre Goliath : une lutte ancestrale renouvelée dans toute sa brutalité. Aucun ne reculait, mais la tueuse, plus agile, prit l'ascendant. Dans une série de contres attaques nerveuses et rapides, elle parait, esquivait puis cognait, en punissant instantanément les initiatives de son adversaire. Ses poings, ses coudes, ses genoux frappaient avec une précision chirurgicale, sans que son visage n’exprime la moindre émotion. L'extrémité de ses membres acérés martelait constamment le même point d'impact, jusqu'à percer la carapace du titan.
Enfin, une lésion se creusa dans la chair de l'être divin, assez pour voir son visage se déformer sous l’emprise d’une souffrance tangible. Son talon d'Achille mis à nue, ses tissus se reformèrent maladroitement. Peu importait pour la tueuse. Désormais, elle détenait la preuve de sa vulnérabilité. Mais, ce ne fut pas suffisant. Heurté dans sa chair, humilié, le Dieux Cerf refusa de plier. Habité par un sursaut d'orgueil, son poing rageur fendit l'air et heurta de plein fouet l'abdomen de la tueuse, qui fut soufflée comme un fétu de paille. Son corps heurta brutalement le sol, puis roula, désarticulé, avant de percuter Willow. La lumière dorée dans les yeux de Buffy s'éteignit, en même temps que sa témérité.
Le sort n'agissant plus, les blessures se réveillèrent brutalement. Leur dernière chance venait de se réduire à néant. La sorcière inconsciente ne répondait plus. Les mots n'auraient pas aidé de toute façon. La tueuse, allongée sur le sol, se laissa envahir par une amère vérité : l’échec était total. Elle aurait tant voulu être à la hauteur, tant voulu répondre à toutes ces attentes. Mais la réalité n'était pas celle des légendes ni des contes. Pourtant, alors que l’obscurité s’épaississait autour d’elle, un son, presque imperceptible, brisa le silence oppressant. Des pas légers résonnaient contre le parquet.
Buffy dut consentir à de rudes efforts pour lever la tête. C'est ainsi qu'elle l'aperçut de dos, la chevelure noire et légèrement bouclée dansant au rythme de sa démarche assurée. Dans sa main, la Scythe de la tueuse scintillait, plus luisante que jamais. Buffy n'en revenait pas. Seiya s'était relevée et quelque chose avait brusquement changé en elle. Son allure dégageait une aura bienfaitrice, puissante et étrangement sereine. Dans cette obscurité oppressante, sa silhouette se révélait comme auréolée de lumière. Lorsque sa disciple tourna lentement la tête dans sa direction, son cœur se mit à tressaillir. Dans les yeux de Seyia, une lueur intense brillait, imprégnée d’une résolution inébranlable.
-Ne t'en fais pas, murmura-t-elle, un léger sourire au coin des lèvres. Repose-toi, je m'occupe de ce monstre.
-Petite présomptueuse! s'indigna le Dieu Cerf.
Ce dernier considéra ce discours éhonté comme une provocation, un affront qui exigeait une réponse. Sans attendre, il réduisit la distance d'un bond. Son poing fendit l’air, mais Seyia, calme et précise, pivota de quelques millimètres, assez pour sentir l'appel d'air caresser son visage. Profitant de l’ouverture, elle inséra son coude avec force dans son flanc. Le titan ébranlé plia sous l'effet de surprise. Dans l’élan, elle balaya l'articulation interne de son genou, puis profitant du déséquilibre engendré, pivota sur son axe, et fracassa son visage de la pointe de son coude. La violence de l’impact résonna à travers la baie vitrée. À terre, le titan se dressa, les yeux révulsés de rage, tandis que Buffy, toujours étendue, contemplait la scène, fascinée.
''Incroyable'' pensa-t-elle totalement abasourdie par l'entrée en matière prometteuse de sa disciple.
Son élève avait changé, et elle révélait désormais son plein potentiel. Buffy en était persuadé. Seyia venait d'assimiler pleinement les préceptes de la tueuse, à un degré de maîtrise qu’elle-même n’avait jamais atteint. L'élève venait de dépasser le maître. En dépit de son corps broyé et souffrant, un sourire illumina son visage, caressé par cette intime conviction. La jeune tueuse changera le monde.
Seyia fit face sans trembler. Autour d'elle et en dedans, l'énergie se diffusa, bouillonnant dans chaque particule de son être. Cette circulation bio-électromagnétique afflua dans sa zone abdominale, pénétra son cœur, jusqu'à irradier son cerveau. Sans qu'elle ne l'ait cherché ni désiré, un mécanisme instinctif venait de s'éveiller aux portes du monde obscur. Des bribes, des erzats de ce pouvoir latent s'étaient manifestés en elle par le passé, mais à cet instant la sensation éprouvée s'en trouvait décuplée. Cette colère, cette manie de s'auto centrer sur ses propres échecs s'était dissipée au profit d'une sérénité nouvelle, portée par la totale abstraction de son être charnel. Ne demeurait que cette compassion absolue pour toute vie et ce désir ardent de les protéger.
Buffy lui avait montré la voie, et elle savait désormais qu'elle parachèverait son œuvre. La Scythe vibra sous ses doigts, légère comme une plume et plus tranchante qu'un rasoir, capable de déstructurer toute matière, aussi divine soit-elle. L'arme en main semblait lui appartenir comme le prolongement de l'un de ses membres, pourtant, en l'arborant fièrement, elle perçut dans le reflet d'argent, l'héritage de ces tueuses du passé, leurs pouvoirs et leurs espoirs déchirés. Ses sœurs tombées au combat insufflèrent en elle cette volonté immuable d'un monde meilleur. Investie d'une mission sacrée, celle de la tueuse, de l'élue, Seyia se jura d'accomplir la prophétie de Giles et de combattre au nom de toutes ces âmes sacrifiées. Ses yeux, habités d'une résolution inébranlable, défièrent froidement le tyran.
-Si votre pouvoir ne fait qu'un, alors ta mort affaiblira considérablement tes associés.
Sidéré par tant de certitude, le Dieu Cerf se rua sur elle avec une rage incontrôlable. Sa fureur transparaissait dans chaque frappe, d’une puissance effroyable, mais décousue, totalement désordonnée. Seyia, en revanche, limitait ses mouvements à la stricte nécessité. Un petit pas à droite puis à gauche, quelques bonds à contre-pied des multiples charges : ses mouvements s'inséraient dans un timing inné. Son corps réagissait avec une fluidité instinctive, sans la moindre latence entre l’action et la réaction. Elle semblait deviner les assauts avant même qu’ils ne se concrétisent, s’adaptant à chaque offensive, sans exercer le moindre effort superflu. Et lorsque l'esquive s'avérait irréalisable, elle opposait l’armature de la Scythe aux poings dévastateurs du Dieux Cerf. L’arme, légère et vive entre ses mains, agissait comme un bouclier impénétrable, absorbant l’énergie de chaque impact.
Suite à un énième engagement, Seyia, de sa garde haute, encaissa l'impulsion adverse. Propulsée à quelques mètres du point d'impact, ses pieds glissèrent sur le parquet, traçant deux lignes nettes avant de se stabiliser. La posture parfaitement équilibrée, un sourire effronté défigura son visage.
-Tu ne comprends donc pas ? s'étrangla le Dieu Cerf. Sans notre protection, la terre est vouée à disparaître. Nous sommes les derniers remparts face à Acathla. Nous sommes vos protecteurs, comme nous l'avons été en combattant la force depuis la naissance même de l'humanité.
Seyia ne répondit pas. Serrant fermement le pommeau de son arme, elle enjamba les mètres avec ferveur, en traçant dans l'air des lignes aux trajectoires capricieuses. Ses coups ne se voulaient pas mortels, mais de cela, son adversaire n'en avait cure. Le titan, dans son état de vulnérabilité, s'agitait en espérant parer ce qu'il ne percevait que vaguement. Lorsqu’il prit conscience de la faiblesse des assauts encaissés, il était trop tard. Seyia s'était déjà engouffrée dans la brèche avec une seule idée en tête : celle de tout donner dans cette ultime tentative. Dans l'élan de ses assauts factices, elle fit tournoyer la Scythe dans l'air pour changer de garde, l'a saisie au vol, puis frappa rageusement en un seul point. Le pieu, dissimulé au pommeau, plongea avec une force inouïe dans la cuirasse du colosse, entérinant la blessure mal résorbée engendrée en amont par Buffy.
Le Dieu Cerf se figea brusquement sans émettre le moindre cri ni gémissement. Il baissa simplement les yeux sur la tueuse, sans haine et sans reproche, comme s’il cherchait à imprimer son visage une dernière fois dans sa mémoire. Puis, lentement, il les ferma pour l'éternité. Sa peau se rigidifia comme de la pierre, puis des sillons de lumière strièrent la masse craquelée avant qu'elle n'implose et ne disparaisse dans le néant. Seyia resta un instant figée, le souffle court, la Scythe encore levée. Mais elle n’hésita pas longtemps. Sans attendre, elle accourut au chevet de son mentor, le cœur battant à tout rompre, tandis que la sorcière reprenait lentement ses esprits.
-Tu... es...
Buffy peinait à articuler.
...Formidable...
Seyia, alertée par la voix faiblissante de son maître, se retourna aussitôt vers Willow.
-Willow! Tu peux...
La sorcière, à bout de force, leva une main tremblante.
-Je ne te promets rien, mais je vais essayer.
À bout d'effort, elle parvint à atténuer légèrement les souffrances de son amie.
...Désolé, Buffy, murmura Willow en s’effondrant presque sur elle-même. Je crois que j'arrive à mes limites... Non. En fait, mes limites ont été dépassées depuis un bon moment déjà.
-Ça va beaucoup mieux, souffla la tueuse en se redressant difficilement. Merci Will.
Voyant son effort, Seyia s’approcha et glissa une épaule sous celle de son mentor pour l’aider à se relever. Épuisées, les deux tueuses s’appuyèrent l’une sur l’autre, alternant les rôles pour se maintenir debout. Dans ce moment de répit, Buffy tourna la tête vers Seyia, une étincelle de curiosité dans son regard fatigué.
...Comment as-tu fait? .
-Je ne sais pas, répondit Seyia les yeux à moitié clos. Quand tu lui as infligé cette blessure, j'ai tout vu. Je voulais te prêter main forte, mais je n'avais plus la force de me relever. Il t'a attaquée et j'ai bien cru que... enfin, j’ai cru que tout était fini. mon sang n'a fait qu'un tour, et à ce moment-là, j'ai ressenti un… un chamboulement. Je ne peux pas vraiment l'expliquer, mais lorsque j'ai ramassé la Scythe sur le sol, tout est devenu limpide et clair. C'était comme-ci toutes les tueuses du passé m'avaient transmises leur volonté.
Seyia serra les poings, revivant les événements dans son esprit.
…Quand je l'ai combattu, j'ai bien compris que je n'étais pas assez puissante pour entamer sa chair. Alors j'ai misé le tout pour le tout, et ça a porté ses fruits. Le travail d'équipe a payé.
Elle tourna le regard vers son mentor, une lueur de gratitude dans les yeux.
…C’est grâce à toi et à Willow. Vous avez réussis à le rendre vulnérable. Tu es parvenue à percer sa chair. Sans ton ouverture, je n'aurais jamais pu le vaincre.
Buffy hocha doucement la tête, son regard se perdant dans le chaos, au-delà de la baie vitrée. Les flammes dévoraient encore des pans entiers de la ville, mais quelque chose en elle avait changé.
-Ce qu’on vient d’accomplir…murmura-t-elle. J’ai cette sensation… que le rapport de force vient de basculer. Pas seulement dans ce combat, mais dans tout ce qu’on affronte.
Elle inspira profondément, rassemblant ses pensées.
…Toute ma vie de Tueuse, j’ai eu l’impression de courir après les catastrophes, de me battre pour éviter la destruction, toujours en réaction… Mais là…
Les deux tours jumelles se reflétaient dans sa rétine, immobiles et menaçantes.
…Là, c’est différent.
Buffy se tourna vers Seyia, l’intensité de son regard exprimant une conviction inébranlable, claire comme une flamme.
…Pour la première fois, j’ai l’impression qu’on a pris l’initiative. Que ce n’est plus eux qui dictent les règles.
-Tu veux dire…
…Que cette victoire, poursuivit Buffy en souriant faiblement, ce n’est pas simplement un tournant, c’est le début d’autre chose.
Elle serra doucement l’épaule de sa disciple, comme pour appuyer ses propos.
…Pour la première fois, on ne se contente pas de survivre. On se bat pour gagner.
Seyia fixait le tableau apocalyptique à travers la vitre.
-J’espère que tu as raison et qu’ils vont s’en sortir, murmura-t-elle, le regard brûlant d’incertitude.
*
-Faut croire que ça a fini par payer, réagit le vampire, son corps contusionné de toute part.
-Ah bon? s'étonna Faith, chancelante, la main pressée contre son bas ventre. Rappelle-moi quand on a eu l'avantage ? La fois où il t'a empalé, ou la fois où il s'est servi d'Illyria pour m'assommer ?
-Je peux affirmer que nous sommes étrangers à sa déchéance, répondit la déesse démone, sur le qui-vive.
-Non d'un chien, jura Spike en roulant des yeux. Un peu d'optimisme. J’vous rappelle qu'on n’est pas encore morts. Et puis regardez-le, il n’est pas en meilleur état.
À quelques pas, le Dieu Bélier, rongé par un mal foudroyant, arborait une mine déconfite, alors qu'un plasma visqueux dégoulinait de son museau humide. Pris de convulsion, il haleta à en perdre haleine, jusqu'à ce que son rythme ne se stabilise, et qu'un silence terrifiant n'opère sur les trois guerriers en sursis. Alors qu'il se redressa, ragaillardi par cet interlude peu ragoûtant, Spike, Illyria et Faith demeurèrent figés, leurs visages trahissant une stupéfaction muette face à cette soudaine métamorphose.
...C'est moi, ou il paraît moins bouffi ? le dévisagea le vampire, circonspect.
La tueuse plissa les yeux avec méfiance.
-Ouais, il me paraît beaucoup moins imposant. Je dirai qu'il a… rapetissé.
-Méfiez-vous! reprit la Déesse démone, d’un ton tranchant. Il n'en demeure pas moins un Dieu. À trop le sous-estimer, vous courrez à votre perte.
-Cernunos! marmonna l'être divin en faisant fi de leur présence. Comment est-ce possible?
-Cernu quoi? reprit Spike, en haussant un sourcil, témoin de ce charabia incompréhensible. Ce type a clairement pété une durite.
-J’sais pas ce qui l'a mis dans un état pareil et je m'en contrefous, rétorqua Faith en serrant les dents. Mais c'est peut être notre seule chance.
Les trois guerriers échangèrent un regard, animés par le désir de clôturer les débats. Cernant les ondes agressives portées à son encontre, le Dieu Bélier, jusqu'alors tenu à la neutralité, affichait désormais le spectre d'une haine débordante. Le vampire fut le premier à lancer l'assaut, enchaînant une série de coups de poing qui, pour une fois, sembla impacter l'être en perte d'invulnérabilité. Pour autant, la réaction adverse fut aussi terrible qu'inattendue. D'une contre-attaque explosive, Spike subit de plein fouet un uppercut dévastateur. Plié en deux, son corps n'eut pas même le temps de toucher terre qu'il fut balayé par une droite fulgurante. Le claquement du choc résonna comme une détonation. Sous l'impulsion de la masse en orbite, la baie vitrée explosa en une myriade de fragments scintillants. Pendu dans le vide abyssal, la main agrippée à la surface plane et lisse du cadre brisé, Spike s'acharnait à ne pas chuter. Le vent, féroce et implacable, s’engouffra dans son manteau de cuir, le faisant claquer bruyamment sous la pression. Sous lui, l’abîme semblait l’appeler, mais le vampire, les mâchoires serrées, refusait de céder à la gravité.
Eprises d'une appréhension instinctive, Faith et Illyria réinitialisèrent leurs approches à brûle-pourpoint. Leurs pulsions guerrières leur intimèrent la factualité d'une réalité consternante : ce que le Dieu Bélier avait perdu en force brute, il l'avait gagné en efficacité et en cruauté. Dépossédé de son complexe de supériorité, il frappait désormais pour tuer.
Faith et Illyria déchantèrent face à ce danger d’une autre nature, mais pressées par l’urgence de porter assistance au vampire, elles s'engagèrent corps et âme dans la mêlée. Une danse macabre débuta alors, dans laquelle la tueuse et la déesse démone se virent dévier et esquiver leurs attaques conjointement menées. Enchevêtrées dans leur duo improvisé, elles se heurtaient maladroitement, sans connivence ni esprit d'équipe.
Jouant des coudes pour occuper l'espace, Illyria, agacée, se sentait entravée. À chaque fois qu'elle tentait de s'engouffrer dans une ouverture, une épaule, un bras ou une jambe de sa partenaire, l'empêchait de donner la pleine mesure de son expression, et lorsqu'il advenait à la tueuse de dénicher l'opportunité, c'était à son tour de jouer le rôle de l'enquiquineuse. Les déplacements du Dieu Bélier étaient ainsi faits, qu'elles se trouvaient telles des marionnettes, à suivre le schéma imposé.
L'humiliation fut totale pour la déesse à l'ego démesuré. Malgré toutes ses bonnes intentions, sa haine l'incita à commettre l'erreur de trop. En souhaitant s'imposer plus que de raison, elle déséquilibra Faith, qui, sous ses yeux, fut balayée par la charge sèche et brutale du démon à corne. Illyria sentit derrière son épaule un souffle et les soubresauts d'une réception contrariée. Pourtant, incapable de se détourner, elle resta figée, le regard rivé sur sa cible, comme prisonnière de son obsession.
Epuisée à force de frapper dans le vide, ses jambes et ses bras s'alourdissaient, ses appuis vacillaient. Haletante, elle subissait sans relâche les contres chirurgicaux de son adversaire. Chaque frappe, bien que paraissant anodines, ruinait ses articulations par petites touches : aux genoux, au bas-ventre, jusqu'à annihiler en elle tout élan de rébellion. Chaque blessure lui faisait l'effet d'un coup de poignard, à la manière d’une lame chauffée à blanc pénétrant ses entrailles et irradiant à l'ensemble des organes avoisinants. Les maux s’accumulaient, sans qu'elle ne puisse y répondre. Totalement sous l'emprise de cette entité supérieure, la Déesse démone ressemblait à un vulgaire sac de chair, pliant sous les coups brutaux et incessants.
Au fond, elle souhaitait que tout cela cesse, que toute cette souffrance s'évanouisse définitivement. Consciente de son impuissance, Illyria en était réduite à préférer la mort à l'humiliation. Son souhait se trouvait en passe d'être exaucé, lorsqu'une charge plus lourde que les autres déstructura sa conscience et sa psyché. Sa vision se défragmenta, l'espace, le temps, ses membres supérieurs et inférieurs : tout échappa à son contrôle. Elle sentit sa masse désarticulée vriller à travers les particules élémentaires, son seul moment d'apaisement avant la chute inexorable. Son corps se carambola sur le sol avant de terminer sa course, tamponné contre la baie vitrée.
Le verre se fissura sans toutefois se briser. Ironie du sort : dans l'incapacité de ployer le geste, sa position la contraignit à visualiser le champ de bataille. Devant ses yeux, une silhouette indistincte s'illustrait de toute sa hargne. Le focus se remodela petit à petit, embrumé de ce flou cinétique persistant. Le bourdonnement auditif diminua doucement. Des cris de rage percèrent par vagues. Cette respiration haletante de l'effort, cette volonté de tout donner, de tenir quoi qu'il en coûte, et de frapper toujours plus fort, quitte à en perdre le sens du touché. Faith se révéla à son regard, auréolée d'un voile lugubre et imprécis. La tueuse, malgré ses blessures, combattait avec acharnement. Seule, elle tenait en respect l'ombre maléfique, cet être dont la divinité ébranlée la ramenait fatalement à sa condition de créature soumise au dictat de toute vie. Faith livra là sa propre sonate, fidèle à sa vertu, efficace, violente, et sans compromis, assez pour permettre au vampire de regagner, à charge d'effort, la surface, et de la rejoindre dans la bataille.
Harassée tant physiquement que moralement, Illyria se sentait brisée. Sa vision se teinta d'un voile sombre. Plongée dans cette obscurité pesante, la déesse démone redoutait le moment fatidique où ses coéquipiers flancheraient, et où toutes les perspectives envisagées ne se réduiraient qu'à une seule : l'amertume de la défaite.
Sa vengeance contre Wolfram et Hart ne se réaliserait sans doute jamais. Pourtant, ce regret ne suffisait pas à endiguer ces instants de sérénité et de bonheur relatifs, éprouvés à leurs côtés. Avec le temps, ses rancœurs s'étaient atténuées, ne laissant que sa fierté comme seul vestige de sa métamorphose. Et même ce fardeau la quittait à l'heure du grand chamboulement. Fred, Spike, Angel… Leur combat, leur obstination à braver l’inéluctable : cette volonté farouche de lutter et périr à leurs côtés ne lui paraissait plus si insensée. Elle avait accompli sa part : protéger l'hôte, veiller sur cette personne qu'elle avait appris à respecter, puis à aimer, à sa manière, du reste... autant qu'elle en soit capable. Le néant l’appelait de ses vœux, mais il n'avait pas le goût âcre de la mort. Il semblait… apaisé, d’une douceur anormalement rassurante.
-Que t'arrive-t-il ?
Cette voix, ce timbre si doux et résolu. Plus que l'intonation, une frêle silhouette lui apparut de chair et d'os, dans cette antichambre de l'esprit nappée de blanc.
-Je ne peux plus te protéger, réprouva Illyria. Je crains d'avoir failli à ma mission.
-Alors, laisse-moi prendre le relais!
-Impossible. Si je disparais, c'est la mort assurée pour toi.
Un léger sourire, triste et innocent, illumina le visage de Fred.
-Tout ceci est bizarre, admit la jeune femme en marquant ses mots d'une grimace fugace. C'est la première fois qu'on se découvre toi et moi de la sorte. La première fois que notre cerveau projette astralement la division de nos deux âmes.
-Notre cerveau ? s'étonna Illyria. Il ne m'appartient pas, tout comme ce corps. Je n'ai toujours été qu'un parasite, et cela, dès cet instant où tu m'as libérée de ce tombeau duquel je n'aurai jamais dû sortir.
-Tu te trompes. Les choses ne sont pas aussi simples.
-Je t'ai volé ta vie, répondit Illyria avec une froideur mêlée de regrets. Tu devrais me haïr, pourtant, jamais tu ne m'as fait ressentir le poids de cette culpabilité. Pourquoi?
-Ni toi ni moi n'avions demandé à ce que les évènements se déroulent ainsi. Ça n'a pas été facile pour moi, c’est vrai. Pour autant, je suis bien incapable de t'en vouloir. Tu m'as protégée et sauvée la vie tant de fois… Je crois même que ta présence dans ce corps est sans doute plus légitime que la mienne. À chaque fois que j'étais en danger, tu es apparue, si bien que j'ai fini par penser que c'était moi le poids mort.
-Tu es bien trop magnanime... Ton empathie ne cesse d'obscurcir ton jugement. Ta naïveté est… déconcertante.
La rencontre de leurs regards engendra une défaillance dans l’esprit de la déesse démone.
...Pourquoi m'observes-tu ainsi? persista-t-elle, curieuse et désarçonnée.
-Tu peux mentir au reste de l'humanité, mais pas à moi, rétorqua Fred avec calme. N'oublie pas que nous avons partagé plus qu'un corps. J'ai pu lire tes émotions. Je connais les secrets de ton cœur, parce que je les ai éprouvés… comme tu as éprouvé les miens.
-Que veux-tu dire?
-Toi et moi sommes bien plus que deux entités distinctes partageant le même corps. Nous nous sommes mutuellement nourries l'une de l'autre, un peu comme des sœurs.
-Des sœurs? répéta la déesse démone, interloquée.
-Oui, confirma Fred avec douceur. Nous avons appris l'une de l'autre. Nous nous sommes soutenues, épaulées, mais il nous reste une chose essentielle que nous devons accomplir ensemble.
-Je ne comprends pas. Tout ce déferlement de bons sentiments n'est pas en mesure de changer le cours des évènements. Nous allons mourir aussitôt que la tueuse et le vampire succomberont.
-La partie n'est pas encore jouée, affirma Fred avec détermination. Faith et Spike résistent, mais ils ne tiendront pas longtemps. Nous devons synchroniser nos esprits, ne faire qu'une, et combattre ensemble.
-C'est impossible...
-Tu sais que non. Tu retiens ton véritable pouvoir parce que tu es effrayée à l'idée que ce corps ne supporte pas l'excès de puissance engendrée.
-Je l'ai déjà vécue par le passé. J'aurais détruit Los Angeles si Wesley ne m'avait pas arrêté à ce moment-là. Ce corps humain n'est pas apte à concentrer autant de pouvoir.
-Ce corps t'était étranger à l'époque. Par conséquent, tu n'étais pas en mesure de le maîtriser. Désormais, les choses ont changé et tu n'es plus toute seule. Je serai là pour te guider, pour t'aider à gérer cette puissance. Je serai le lien, le chaînon qui liera ta conscience à ce corps, pour que tu puisses déployer la pleine mesure de tes possibilités. Pour ça, tu vas devoir me faire confiance et me laisser ouvrir la porte.
Fred marqua une respiration, le regard brûlant de détermination.
…Ensemble, en œuvrant dans le même sens, on peut y arriver.
Illyria observa Fred en silence. Elle admirait cette force de caractère émanant de ce brin de femme capable d'illuminer, par sa seule présence, les tréfonds les plus obscurs de son âme.
-C'est étrange. Je n'ai pas pour habitude qu'on vienne à mon secours, hors tu n'as cessée de le faire depuis notre cohabitation forcée. Malgré ta faiblesse apparente, tu es bien plus forte que la plupart des individus peuplant cette planète, moi y compris. Je comprends désormais d'où me viennent ces sentiments que je considérais comme abjects avant de renaître sous cette forme. Tout ce que j'ai vécu, tout ce que j'ai appris… c'était ton héritage. Si j'ai affecté ton corps, toi tu as affecté mon âme.
-Nous nous complétons, assura Fred d'un léger sourire. Il est temps de le prouver, ne crois-tu pas?
Un silence s’étira, empli de tension et de gravité. Puis, lentement, Illyria inclina la tête.
-Le risque en vaut peut-être la peine après tout, finit-elle par concéder. Soit... j'accepte de me fier à toi.
Fred acquiesça, le visage résolu. La vision s'évapora lorsqu'Illyria ouvrit les yeux. Les heurts impactèrent ses tympans. Le retour marqué à la réalité s’imposa par une détonation de hurlements stridents, mettant ses sens en ébullition. Son acuité visuelle retrouvée, ainsi que sa mobilité régénérée la poussèrent instinctivement à agir. La Déesse démone se dressa aussitôt sur ses jambes, témoin de l'abnégation sans faille de Faith, suspendue à bout de bras par le titan avant que ce dernier ne la renverse au sol. Plus loin, Spike, sur les rotules, luttait pour se relever. La tueuse et le vampire avaient tout donné, mais ce ne serait pas en vain. Les deux guerriers lui avaient fourni les minutes nécessaires à sa résurrection. Désormais, plus rien ne l'arrêterait, ni la matière ni le temps.
Cette sensation infinie de puissance, elle s'apprêtait à la déverser sans retenue, parce qu'elle ne se trouvait plus seule aux commandes. Lorsque le Dieu Bélier croisa son regard, elle ne trembla pas. Elle attendit simplement qu'il s'approche, assez pour qu'elle déchaîne son pouvoir trop longtemps resté sous scellé. Alors que, d'un bon précipité, il parvint à sa hauteur, Illyria tendit sa main droite dans sa direction. Une énergie colossale traversa son corps, jaillissant de l'extrémité de ses doigts. Les mouvements du Dieu bélier, d'ordinaire si vifs, se décomposèrent lentement, comme si l'espace et le temps l’avaient enveloppé pour le ralentir. Emprisonné dans une stase dimensionnelle, l’être divin se débattit vigoureusement. Dans un éclat de force brute, il brisa l’emprise temporelle et décocha une attaque fulgurante que la Déesse démone évita d'une mèche de cheveux. Illyria avait mal calculé son coup. Elle n'imaginait pas son adversaire capable de déjouer son pouvoir avec autant de facilité.
-Nous te connaissons Illyria. Tes dons temporels ont peut-être une emprise sur les mortels, mais pas sur les êtres divins.
-Dans ce cas, pourquoi puis-je lire la crainte sur ton visage? répondit-elle, un air de défi dans les yeux. Est-ce dû à la défaite de l'un d'entre vous? Cela a-t-il un rapport avec ta perte évidente de puissance?
Le Dieu Bélier esquissa un rictus amer.
-Je te connaissais arrogante, mais pas aussi perspicace. Tu as toujours été une menace potentielle pour l'humanité. Désormais, tu es devenue une menace pour nous. Nous t'avons utilisée un temps, mais tu aurais dû disparaître lorsque ton hôte est revenue à la vie. Nous n'avions pas imaginé que ce corps finirait par t’assimiler comme une partie intégrante de lui-même. Finalement, toi qui méprisais tant l'humanité, te voilà souillée par elle. Quel enfer cela doit être pour le grand monarque que tu fus jadis.
Illyria haussa un sourcil, un sourire glacé étirant ses lèvres.
-Tes pales manœuvres de déstabilisation psychologique n'ont aucun effet sur moi, si ce n'est celui de l'ennui. L'enfer nous tend les bras. Inutile de le faire patienter plus longtemps.
-Je comprends mieux. Ces mots ne sont pas totalement les tiens. Je m'en vais faire d'une pierre deux coups en réparant de ce fait les erreurs du passé.
Substituant la menace à l'exécution, l'être supérieur s'élança comme un tigre sur sa proie. À peine ses mouvements amorcés, Illyria déploya une salve d'ondes à bout de bras. Le Dieu Bélier les intercepta violemment de ses poings, chaque impact provoquant des éclats ondoyants qui se dispersèrent dans l’espace. Les boucles temporelles l'assaillirent frontalement, mais à force d’assauts répétés, il parvint à en briser l’effet.
Déjouant l’emprise du temps sur sa chair, il pénétra l’espace vital de la déesse démone, puis, d’un geste brusque, plongea le tranchant de sa main dans ses entrailles, persuadé de lui arracher le cœur. Mais ce qu’il trouva ne fut que le vide, un abîme glacé. La sensation vertigineuse de perte d'équilibre et une nausée viscérale s’emparèrent de lui, conséquence de l'enchevêtrement chaotique des phases temporelles sur son organisme.
Enraciné, piégé dans un espace-temps disloqué, un clignement de cil eut suffi à transformer sa perception. Devant lui, la tueuse et le vampire s'étaient matérialisés, comme téléportés. Ils entravaient fermement ses membres, bloquant chaque articulation. Illyria, en Déesse de la mort, le considéra une dernière fois. Son regard, à la fois débordant de haine et de compassion, fut la dernière trace d'humanité qu'il contempla avant le néant.
La Déesse démone se propulsa dans les airs, saisissant vigoureusement les cornes frontales de son adversaire. Dans un mouvement acrobatique, son corps s’inversa, parfaitement aligné au sien, les jambes tendues vers le ciel, tandis qu’elle pivotait en une spirale mortelle. La torsion brutale déchira les vertèbres cervicales de l’entité Divine dans un craquement sinistre. Réceptionnée habilement derrière lui, Illyria observa la scène sans détourner le regard. Dénuqué, le Dieu Bélier n'exprimait plus aucun signe de vie. Son corps se figea dans une posture de marbre avant de s’effriter sous l'impulsion d'une force annihilatrice.
-Ainsi, ils finissent en poussières, constata-t-elle, la tête en biais, en phase de questionnement et d'assimilation. Intéressant.
Le vampire et la tueuse, les mains appuyés sur les genoux, ployaient sous le poids d’un épuisement partagé. Pourtant, leurs visages marqués exprimaient un soulagement profond : celui d’avoir affronté et vaincu l’insurmontable.
-On m'avait dit que t'étais puissante, mais je n’imaginais pas ça, avoua Faith, encore sous le choc. Ton truc d'impacter le temps, c'était incroyable, et super flippant aussi.
-Ouais, confirma Spike en s'inquiétant de l'état de la démone. Et ...ça va? J’veux dire, plus de risque d'implosion? Non parce que si c'est le cas...
-Aucun risque, le coupa Illyria d’un ton sec. Mais je suis trop épuisée pour vous l'expliquer, je... suis fatiguée.
Sous leurs yeux, le corps d'Illyria opéra sa métamorphose. Le bleu intense de sa peau se dissipa lentement, laissant place à une apparence plus humaine, accompagnée d’un changement de personnalité palpable. Fred, nouvellement aux commandes, vacilla brièvement, encore étourdie par la transition. Spike, toujours aux aguets, la rattrapa avec douceur.
-Fred! Ne t'en fais pas ma belle, je suis là.
-Merci! répondit-elle en réaffirmant la pleine autonomie de ses mouvements. Je vais bien. Enfin, aussi bien que vous deux.
Son regard s’arrêta sur Faith et Spike, couverts d’hématomes. Une vague de tristesse traversa son expression.
...Je n'arrive pas à croire qu'on l'ait fait, souffla-t-elle, à la fois incrédule et soulagée.
Tous trois s’approchèrent lentement du gouffre béant laissé par la baie vitrée.
-On l'a fait! assura Faith, un sourire épuisé illuminant son visage. Je ne sais pas comment, mais on l'a fait.
-J’vous l'avait dit qu'il n’était pas si terrible que ça, assura le vampire, non sans ironie. Il suffisait juste de le cogner encore et encore, et encore… et encore, et... enfin, j’vous l'avais dit.
-T'es bête! réagit Fred.
-C'est en partie pour ça que tu m'aimes, non?
Les cheveux ébouriffés par le vent, Faith leva les yeux vers la lune rouge, baignée d’une lueur oppressante.
-Toutes ces années à lutter, à croire que le cours des évènements était immuable.
-Je vois ce que tu veux dire, reprit Fred, le visage assombri. Ils passent leur temps à nous faire croire que nous sommes faibles, mais ce n’est qu’un écran de fumée destiné à masquer leur propre impuissance. Ceux qui détiennent le pouvoir savent pertinemment qu’ils ne sont pas invincibles. Alors ils utilisent leur aura, leurs moyens de communication, des illusions savamment orchestrées pour asseoir leur domination. Mais en vérité, ces stratagèmes puérils ne font que révéler leur vulnérabilité. Aujourd'hui, nous en sommes conscients, hélas, au dépens de milliers de vies perdues.
-Ce n'est pas encore terminé, réagit Spike. On a fait notre part, mais j'ai l'intuition qu'on n’est pas encore tirés d'affaire.
Tous trois se tournèrent vers l’horizon. Au loin, le sommet de la tour du miroir, scintillant dans l’obscurité, projetait une lumière vive et perçante à travers ses cloisons de verre. La teinte éclatante semblait battre comme un cœur vibrant, appelant à un nouveau défi.
**
Adossée à l'angle de la paroi, Lara tentait désespérément de respirer les rares particules d'airs qui subsistaient dans la pièce. Le manque d’oxygène la faisait suffoquer, chaque souffle devenant un supplice. Si sa blessure profonde au bas ventre n'atténuait en rien cette oppression lancinante, les principales causes de son tourment se situaient à portée de son regard.
Chiara et la Louve se faisaient face dans une lutte à mort imperceptible aux non-initiés. Immobiles, les deux furies se livraient à une bataille de verbes et de vers, transplantant toutes les langues humainement classifiées. Seules les contractions de leurs lèvres et les traits rugueux de leurs visages attestaient des douleurs et des efforts extrêmes qu’elles déployaient pour préserver leur intégrité physique. Les mots, principaux vecteurs de cet échange invisible, épuisaient leurs ressources vitales, et au-delà, l'afflux de toute vie alentour.
Allongé à quelques mètres de sa position, Chris ne le percevait pas, et Lara s'en contentait. Mourir inconscient lui semblait un meilleur sort pour son coéquipier que de succomber à une mort lente et agonisante. Incapable de se résigner, elle espérait toutefois un retournement de situation. Préserver le peu d'oxygène en inspirant lentement lui permettrait peut-être de prolonger sa vie, ou sa souffrance, selon le point de vue. Son arme ne se trouvait pas loin, mais pour y accéder, il lui faudrait se mouvoir, or sa blessure l'en empêchait pour partie.
Privée de son fusil de précision, qu’elle jugeait d’une efficacité laborieuse jusqu’à présent, Lara se sentait démunie. Au regard de l’affrontement, les cartes semblaient de nouveau rabattues. À mesure de l’échange, la Louve s'était drastiquement affaiblie. Elle n'aurait pas su dire si la puissance de Chiara constituait le facteur de sa déchéance ou si un élément extérieur avait influencé le rapport de force, mais les faits ne mentaient pas.
''Chiara''
Sa jeune protégée semblait victime d'une possession d'un autre type. Sa coéquipière ne cessait de l'étonner en rivalisant frontalement avec un être supérieur. Lara n'avait rien manqué du spectacle à défaut d'en demeurer une actrice chevronnée. Chris, lui, s'en était mieux sorti. Pour un humain normalement constitué, il avait résisté quelques minutes avant de tomber dans l'inconscience. Une performance compte tenu de l'adversité.
Encore une fois, tous les espoirs reposaient sur la cadette du groupe, et Lara se désespérait à imaginer un scénario où sa présence et ses actes allégeraient, ne serait-ce qu'un peu, son fardeau. Takeshi aurait sans doute su quoi faire à sa place. Du moins, il aurait tenté un coup de poker désespéré, mais en état, il n'était plus de ce monde, et lorsqu'elle le rejoindrait, il serait alors trop tard pour soulever la question. Non, il fallait qu'elle se bouge, qu'elle soit utile, au moins par fierté, à défaut d'un élan plus altruiste. Agir, alors que son corps lui intimait d'éviter tout mouvement brusque sous peine de se vider de son sang, relevait de la folie. Ce liquide organique ne cessait de dégouliner le long de ses doigts et elle se refusait à en contempler la couleur, le débit, dans la peur de contrarier ses élans héroïques en voie d'accomplissement. Son regard se focalisa sur Chiara, sur cette aura sombre et impalpable qui en émanait.
Totalement dévouées à cette confrontation, les deux furies se rendaient coup pour coup, dialectique contre dialectique, maniant le phrasé avec une virtuosité effrayante. Leurs voix mutèrent dans des tonalités plus graves, et la périodicité des mots se réduisit à l'infime intervalle nécessaire à la reprise du souffle. Autour d'elles, un dôme de chaleur s'éleva, irradiant l’espace d’ondes incandescentes. Soumises à une pression intenable, les parois vitrifiées éclatèrent sur tout le périmètre, ainsi qu'aux étages inférieurs.
L'effet de souffle, combiné aux particules brûlantes, engendra un cataclysme sans précédent. Dans la pièce, des rafales puissantes s’entrechoquaient en vagues thermiques. Les températures chaudes et froides se livraient bataille sous l'attrait d'un grondement assourdissant. Les cheveux ébouriffés par le vent, Chiara semblait échapper à ce chambardement, comme si la tempête qui dévastait tout autour d’elle, n'avait aucune emprise sur sa frêle silhouette.
De son côté, Lara s'accrochait à la vie, tandis que le corps inconscient de Chris, soumis aux rafales furieuses, était inexorablement emporté vers le vide béant. Accrochée au destin de son compagnon, Lara voulut intervenir, mais un simple mouvement de hanche la rappela à la triste réalité. Aussi farouche soit sa volonté, l'esprit se montrait incapable de supplanter son corps au supplice. Alors elle hurla son nom, désespérément, à s'en déboîter la mâchoire, espérant que sa voix perce jusqu'à lui et le réveille par miracle. Trop tard. Son corps fut happé par le vide, comme avalé par la nuit. Une nuit claire, assombrie par une nuée noire de corbeaux dont les battements d'ailes défiaient le déchaînement des éléments.
Les oiseaux de mauvais augure semblaient envelopper le corps du soldat. Chris fut ainsi guidé à la surface, sous l'œil aiguisé de Chiara. Non, à mieux y regarder, les corbeaux apparaissaient étrangers à cette manœuvre. Une force invisible maintenait le corps en lévitation, jusqu'à le poser en catastrophe sur le terre-plein. Lara le savait. Sa jeune protégée, pleinement consciente de ce qui se tramait à l'extérieur du cercle, ne les avait pas abandonnés à leur sort. Pour autant, cette idée, loin de la réconforter, la rongeait davantage. Il fallait se rendre à l'évidence : Chris et elle-même étaient devenus des fardeaux pour Chiara, et cette seule pensée l'insupportait. Elle se devait d'agir, de tenter quelque chose, n’importe quoi.
Saisie de sueurs froides quant à l'appréhension de la douleur, celle-ci s'avérait plus lourde encore que redoutée. La tension vrilla dans ses muscles et ses articulations, si bien qu’elle grinça des dents pour ne pas hurler. Peine perdue. Ce besoin de préserver les apparences n'avait plus lieu d'être alors elle cria, hurla de toutes ses forces, jusqu'à cracher cette douleur aiguë à la face du monde, puis d'un geste vif, s'empara de son arme bringuebalée par les bourrasques. Le doigt sur la gâchette, l'œil dans le viseur, elle attendit l'angle parfait, puis tira. La balle fusa sur sa cible, mais s'émietta au contact du dôme invisible entourant les deux furies. C'est alors qu'elle comprit. Quoiqu'elle fasse, ce combat n'était pas le sien. Trop banalement humaine pour peser dans la balance, elle se résigna à l’évidence : elle était inutile. Dur constat que celui-ci, mais la détection d'un mouvement sur sa droite atténua cette charge sur sa conscience.
Chris venait d'esquisser quelques mouvements. Au vu des circonstances, la moindre nouvelle réjouissante arborait des airs de miracles. Immobilisée, Lara fut soudainement interloquée par cette pression d'air endiguant le vide d'un voile vaporeux et translucide. Ce voile, presque irréel, déformait toute matière comprise à l'intérieur, comme si la réalité se déphasait sur plusieurs plans d'existences. Plus surprenant encore, autour des deux combattantes, des corbeaux s'étaient rassemblés par centaine, spectateurs indécis d'un duel dantesque entre deux adversaires soumis aux mêmes contraintes et luttant avec les mêmes armes.
Dans ce déferlement lunaire, Chiara et la Déesse louve déversèrent la langue du diable avec une férocité et une aisance telle, que les mots pénétrèrent leur chair, noyèrent leurs veines et obstruèrent leur cœur d'une volonté destructrice sans compromission. Des giclées sanguinolentes s'exhibèrent de leur épiderme, sillonné, craquelé par endroits. Chiara lutta la hargne au ventre. Pas question pour elle d'abdiquer malgré la souffrance, la suffocation, cette brûlure pulsant à travers ses artères comme si elle s'embrasait de l'intérieur. Ce même mal qui menaçait d’engloutir son penchant, son égal, son âme sœur. Un pas de plus, un souffle, un débit, une mesure même infime pour lui fournir ce supplément d'âme capable de renverser des montagnes, d'assumer pleinement son héritage : celui légué par sa mère et les générations bien avant sa naissance.
Comment un être supérieur, dénué de cette peur de périr, dépourvu de ce lien tissé au cours d'une existence en dent de scie, pourrait-il accéder à cette force inépuisable, cette résilience propre à ceux que la vie a éprouvés ? Son mentor, sa mère, ses coéquipiers, tous comptaient sur sa ténacité, et elle tiendrait coûte que coûte, elle fournirait cet effort, grappillerait ce centimètre capable à lui seul de créer l'exploit. Une syllabe, un mot, tout ne tenait qu'à ce rien et ce fut tout. La sphère protectrice se brisa puis la tempête s'apaisa. Chiara demeura solidement ancrée sur ses deux jambes. La Déesse Louve s'écroula en ployant genoux à terre.
-Comment est-ce possible? geignit-elle en levant un regard empli de désarroi vers celle qui venait de la soumettre. Ce pouvoir… il nous appartient. Nous vous l'avons confié. Il est inconcevable que tu le maîtrises mieux que nous, mieux que moi.
Le noir corbeau vint se poser sur l'épaule de Chiara, bientôt rejoint par des centaines d’autres qui formèrent un cercle vivant autour de sa personne.
-Il faut croire qu'ils ont fait leur choix. Le pouvoir n'appartient à personne, il n'est ni fidèle, ni soumis. Dès l’instant où vous l’avez confié, il ne vous appartenait déjà plus, modelé par d'autres âmes que les vôtres.
La Déesse louve tenta de se redresser, mais s'écroula aussitôt, inconsciente qu'à quelques mètres, Lara la tenait en joue, prête à lui loger une balle entre les deux yeux.
-Je... J'ai perdu face à une humaine, avoua la Louve en exerçant un sourire empreint d'humilité. Moi, une puissance supérieure... J'ai été vaincue par vous... humains.
Sur ses dires, un halo de lumière enveloppa la Déesse, dont les traits se métamorphosèrent pour arborer ceux d'une jeune fille innocente, attifée de couettes et vêtue d'une robe rouge.
...L'idée de me retrouver dans le corps d'une humaine ne m'a jamais déplu. C'est dans cette apparence que je peux ressentir pleinement les effets de cette humanité.
-Pourquoi? s'étonna Chiara. Pourquoi revêtir cette apparence, vous qui méprisez tant les humains?
Un sourire mélancolique, doux et sincère, se dessina sur les lèvres de la jeune fille.
-Vous vous trompez sur notre compte. L'humanité est un cadeau, un don précieux que nous nous sommes évertués, au fil des générations, à préserver et à satisfaire de la plus belle façon qui soit. Notre amour pour vous a toujours été inconditionnel, et ce depuis vos premiers pas.
-Foutaise, s'emporta Chiara. Vous avez fait de nous de la chair à canon, des esclaves, tout cela pour assouvir vos idéaux de domination.
Le visage juvénile de l'être supérieur retrouva une expression neutre et mesurée.
-Nous n'avons fait que subvenir à vos besoins les plus élémentaires. Cette terre, ce monde n'ont jamais été faits à notre image, mais à la vôtre. Ce que nous sommes, nos agissements, notre propre existence, ne répondaient qu'à vos désirs inconscients. Nous n'étions que les vecteurs de vos propres espérances.
-N'importe quoi ! s'indigna Chiara, le regard pénétré d’une lueur froide. Vous prétendez que tout ceci a été fomenté par nous-même ? Et dans quel but? Celui de nous automutiler, de nous restreindre à cette vie de souffrance et d'injustice ?
La jeune fille hocha la tête, son expression teintée de compréhension et d’une fatalité qu’elle semblait porter comme un poids sur sa conscience.
-L'humanité ne comporte-t-elle pas en son sein cette dualité de lumière et de ténèbres? Les guerres, les injustices, les famines… ne sont-elles pas l'expression de la volonté humaine. Mes frères et moi n'avions fait que répondre à ces cris de détresse.
Son regard, presque accusateur, mais néanmoins purifié de toute malveillance, fixait profondément Chiara.
…Les hommes ont toujours recherché un être supérieur, un héros providentiel capable d'apporter la lumière, de soulager leur faiblesse et leur fardeau… leur lâcheté, également. Ce besoin viscéral de justifier leurs actes, d'imputer la raison de leurs tourments à une entité capable d'encaisser leurs propres tares, mais aussi leurs propres espérances. Nous n'avons été que le reflet de vos consciences, le miroir de vos âmes, sans volonté de nuire ni jugement.
Sa voix se fit plus grave, imprégnée d’une douce mélancolie.
…Nous avons tenu notre rôle parce qu'il en allait de votre désir de création et de destruction. Et nous persistons à vous aimer malgré votre rébellion, car le propre de l'humanité n'est ni le bien, ni le mal. Il est pleinement l'un et l'autre, sans concession. Le paradis, l'enfer… ces concepts n'ont jamais été l'apanage des puissances supérieures. Ce sont vos créations, comme le sont vos peurs et vos espoirs.
Chiara se mit à trembler. La récusation fit naître le doute, et du doute émergea l'hypothétique révélation d’une vérité brutale, celle que personne ne souhaitait entendre.
-Vous prétendez que tout ce chaos, votre présence, ce monde absurde, cruel et impitoyable, tout cet enfer résulte de notre seule volonté... Mais si c'est le cas, alors pourquoi prendre notre parti?
N'ayant rien manqué de cette conversation, Lara ne put se résoudre à appuyer sur la détente. Le viseur se désolidarisa de la jeune fille, puis le fusil lui échappa des mains. En quête de vérité, elle prêta l'oreille, attentive aux réponses de la Déesse Louve déguisée en petit chaperon rouge.
-Mes frères et moi avions pris le parti de l'humanité, à l'aube même de votre existence, quand d'autres ont décidé de vous livrer à l'abattoir. Nous, puissances supérieures, vous avons créé. Notre rôle était de veiller sur vous sans interférer. Mais les forces étaient trop inégales. Vous, le fruit de notre volonté, étiez destinés à périr face à un adversaire plus puissant. Alors, nous avons fait un choix : nous vous avons donné les moyens de vous défendre en créant cette lignée que vous avez nommée tueurs et tueuses. Par cette décision, nous avons été bannis par notre ordre, répudiés pour cet acte considéré comme la pire des trahisons. Tout cela, parce que nous avions décidé d'agir et de ne pas nous ériger en simple observateur.
Elle baissa légèrement la tête, comme si le poids de cette confession pesait sur ses frêles épaules.
…L'humanité est imparfaite, mais n'est-elle pas à l'image de ses créateurs? Comment des êtres purs, prétendument parfaits, pourraient-ils engendrer l'impureté et l'imperfection. Votre existence remet en cause l'essence même de notre propre nature. S'il s'avérait que l'humanité prenne le parti du déséquilibre et du chaos, imaginez ce que provoqueraient ces révélations chez les puissances supérieures.
-Ça redessinerait les contours d'une existence basée sur un mensonge, réalisa Chiara, ébranlée par cette confidence insoupçonnée.
-Mes frères et moi n'avions qu'un seul but : révéler la vérité dissimulée sous ce voile de mensonge. Désormais, je crains qu'ils ne se décident à agir pour effacer toute trace de leur échec.
Un sourire doux et amer effleura ses lèvres.
…Pour mes frères et moi, vous demeurez la plus belle de nos réussites. Hélas, mon rôle s’achève ici-bas. Wolfram et Hart n'ont plus lieu d'être, mais notre essence survivra malgré tout après mon départ, à travers ta personne et ta lignée.
Elle leva les yeux vers Chiara, puis vers le corbeau toujours perché à son épaule.
…Le Loup, le Cerf et le Bélier coulent désormais dans tes veines. Ce corbeau sera le lien, celui qui engendrera une nouvelle perspective… à condition, bien entendu, de survivre à cette apocalypse. Quand je partirai, la dernière chaîne se brisera. Plus rien n'empêchera le portail d'Acathla de s'ouvrir, mais je lis en toi comme un espoir... Intéressant... Tu t'en-tête à croire en lui. Angel.
Chiara tressaillit légèrement à l’évocation de son nom.
…Lui seul est capable d'apporter la délivrance, mais elle ne surviendra qu'au détriment de sa propre vie.
Le silence qui suivit résonna comme une jugement inéluctable, une promesse de sacrifice que la jeune femme aurait préféré ne jamais entendre. Le vampire avait un plan et elle venait d'en comprendre le sens. L'entité à l'apparence juvénile fut éprise d'un léger frissonnement.
...Notre frère, celui qui nous a bannis dans la dimension infernale. Je perçois sa présence. Son pouvoir est intact, tel qu'il était autrefois. S'il se révèle sous sa véritable apparence alors cela ne peut signifier qu’une chose : leur décision est actée.
-Qu'est-ce que ça veut dire?
-Hélas, cela signifie que vos espoirs de survie viennent de se réduire à néant. À moins que… Peut-être.
-Dites-le-moi, insista Chiara avec ferveur. S'il y a une chance, je dois la connaître.
La jeune fille ferma les yeux et tendit sa main en murmurant une incantation. Aussitôt, un éclat de lumière naquit dans sa paume et un joyau éthéré prit forme. Elle l'observa un temps avant que le diamant ne disparaisse pour réapparaître dans les mains de Chiara. Surprise, cette dernière scruta le prisme scintillant, fascinée par les multiples reflets qui semblaient sceller un mystère profond en son cœur.
...Mais qu'est-ce que c'est ?
-Le joyau d'Amtersu. Cet artefact a été créé par les puissances supérieures pour nous contrôler. C'est un objet de pouvoir dont la puissance est telle qu'elle représente un danger tout aussi grand pour son détenteur. Nous le tenions en notre possession au cas où il déciderait, une fois encore, de se dresser sur notre route.
-Qui ça, il ? interrogea Chiara, incapable de détacher son regard de l'objet qui exerçait un attrait addictif sur ses sens.
-Iblis! murmura la jeune fille. Notre frère. C'est à l'aide de ce joyau qu'il a pu nous vaincre à l’aube de l’humanité. Le temps presse. Je ne peux pas tout expliquer, mais je suis persuadé que tu sauras en faire usage.
Chiara ouvrit la bouche pour répliquer, mais la déesse louve leva une main, l’arrêtant d’un geste presque suppliant.
…Ecoute-moi. Il n'y a plus une seconde à perdre, mes forces me quittent. Mon rôle sur cette terre s'éteint. S'il doit exister un futur, alors il sera désormais entre tes mains. Mais n'oublie pas. Wolfram et Hart ont toujours existé sous une forme ou une autre. Notre départ ne signifie pas la fin. Quand une porte se ferme, une autre s'ouvre.
Les mots restèrent suspendus dans l’air, et Chiara, bien que remplie d’une profonde rancœur, laissa transparaître une lueur de gratitude dans son expression. Derrière la jeune fille, un halo de lumière apparut, vibrant tel un portail qu'elle s'apprêtait à franchir de ses pas légers. L'enfant humecta l'air une dernière fois avant de disparaître dans cette arche lumineuse qui fut instantanément avalée par son propre rayonnement. Suite à la déflagration engendrée, Chiara, sans comprendre le pourquoi du comment, fut emportée dans l'élan d'une masse, puis plaquée au sol. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, encore étourdie, elle découvrit Chris posé à califourchon sur elle, la mine marquée par une inquiétude palpable.
-Est-ce que ça va? s'enquit-il aussitôt.
Sans chercher à lui répondre, emportée par cette fougue et succombant à cette pulsion instinctive, elle joignit ses lèvres aux siennes. Tout d'abord surpris, le soldat se laissa emporter par l’instant. Il répondit à son tour, leurs émotions se mariant dans un souffle partagé.
-Dites! les interpella Lara. Je ne voudrais pas gâcher ce moment particulier, mais… je suis en train de perdre mon sang.
Sans perdre une seconde, Chris et Chiara se précipitèrent au chevet de leur coéquipière. Le soldat déchira la manche de son t-shirt et compressa la plaie au bas ventre.
-Bon sang Lara, il t'a pas loupé.
-Merci de ta considération Chris, vraiment ça me touche.
-Restes avec nous! Y en a un qui attend ton retour, et il est hors de question que je perde un autre membre de la famille.
-Peter? soupira-t-elle. Pas une fois, à la frontière de la mort, je n'ai pensé à lui. Tu penses que ça veut dire quelque chose?
-Ouais, assura Chiara en glissant une main chaleureuse à son épaule. Ça signifie que t'étais pas encore prête à clamser, ni avant, ni maintenant.
Lara esquissa un sourire forcé, cachant bien mal le poids de cette souffrance lancinante qui la rongeait.
-OK! se raisonna-t-elle, la voix légèrement tremblante. Dans ce sens, c'est plutôt rassurant. Je vais m'efforcer de ne pas y penser, dans ce cas.
Elle tenta de se détendre, mais l’instant de répit fut de courte durée. Soudain, le sol se mit à trembler violemment, suivi par le plafond et toute l'armature du bâtiment. Des secousses d’une nature effrayante, déchirèrent l’air, accompagnées de bruits sourds et menaçants. Peinant à préserver leur stabilité, Chris, Lara et Chiara perçurent à travers la forte magnitude, l'avènement d'une catastrophe programmée. C'est alors que les paroles de la Déesse Louve résonnèrent dans l’esprit de la jeune femme. Le joyau. Angel. La corrélation fut immédiate.
-Chris, j’te confie Lara, j'ai un dernier acte à accomplir.
Sans qu'il ait le temps de lui poser la moindre question, la jeune femme s’éloigna en courant, sa silhouette disparaissant dans les ombres mouvantes du chaos.
***
La poussière, la matière déstructurée, le vrombissement sourd et incessant de ce trou noir avalant l'espace-temps pour le remodeler à sa façon. L'avènement du jugement dernier se trouvait en passe de survenir. La bâtisse de la cathédrale, ce monument grandiose érigé à la gloire des Dieux, fut sa première victime. De cet édifice sacré, il ne subsistait que des ruines, comme si les briques s'étaient inclinées devant leur véritable maître, le seul capable de les soumettre à son dictat. Tout n'était qu'une question de pouvoir. Humain ou Dieux, il s'agissait toujours du même procédé, celui engendrant la loi universelle des plus forts sur les plus faibles. Mais cela n'avait jamais été son crédo. Aider les désespérés, c'était sa lutte, et il comptait bien la mener jusqu'à la dernière parcelle de son existence.
Acathla venait de s'éveiller, déversant sa rancœur dans une atmosphère lourde, vibrante de désespoir. Son souffle, semblable à une litanie chaotique, résonnait comme un écho du tumulte qui précède l'enfer de la création. Dans l'air saturé, le bourdonnement ronflant d'une dimension naissant à l'intérieur d'une autre annonçait la fin de toute espérance. Bientôt, le dragon crachera son feu rédempteur et effacera toute trace, tout vestige de l'espace et du temps, faisant raz du passé, du présent et du futur, puisque toute notion propre à l'existence sera à jamais dissipée dans l'oubli.
C'était l’ordre naturel des choses. Il était dit que tout naissait du néant et que tout reviendrait au néant, sans rendre compte des principes, de la morale, et de cet esprit de justice façonné pour et par l'homme. La fatalité, le destin… Angel n'avait jamais pu s'y soumettre. Comment le pourrait-il alors que la seule résultante à cette pensée reviendrait à nier le principe de causalité lui-même ? Ce principe selon lequel tout phénomène nait d’une cause, et que, par conséquent, rien n'est totalement immuable, ou prédestiné à agir selon un tracé duquel il serait impossible de dévier. Les causes, il les avait parfaitement identifiées. La première, ce portail qu'il était le seul à pouvoir refermer, et entre lui et Acatlha, cet être qu'il considérait il y a peu comme son mentor, aujourd'hui comme l'adversaire.
Whistler s'était métamorphosé pour révéler sa véritable apparence. Celle d'un ange déployant ses ailes d'ébènes nervurées, et se confondant dans l'obscurité d'un ciel acquis à sa silhouette purifiée de toute entrave et de toute sexualité. Son corps, proportionné à la perfection, touchait au divin, tandis que deux protubérances osseuses, fièrement dressées sur le sommet de son crâne, perçaient la noirceur ambiante de leurs fibres émaillées.
Un ange, un démon, cet être semblait constitué de cette dualité où lumière et ténèbres flirtaient d'une indécision chronique à épouser le statut de l'un ou de l'autre. Face à cette divinité le surplombant, l'écrasant de sa hauteur comme pour lui rappeler sa condition d'être inférieur, Angel fit front avec sa seule arme : une volonté farouche et inaltérable de se dresser contre l'ordre établi. Conscient de ne pouvoir rivaliser de puissance, il devait gagner un temps qui ne lui était désormais plus alloué. Plus qu'une question de timing, s'il devait s'accorder de sa seule partition, tout dépendait d'un enchevêtrement dont les probabilités d'échec supplantaient celles de succès.
Bientôt Acatlha dévorera ce monde, et Whistler, l'être qui devait empêcher l'apocalypse, ferait en sorte de renier sa part d'humanité pour commettre l'impensable. Incapable de s'y résoudre, le vampire esquissa quelque pas à l'encontre du destin qu'il s'était lui-même tracé. Ami, ennemi… Ces notions avaient quitté le champ de bataille, puisqu'au fond, tout n'était qu'une question d'intérêt.
-Enfin, tu te montres sous ta véritable apparence. Ça change du type paumé, mais je dois bien avouer que je te préférais avant.
L'ange déchu l'observa de son regard insondable. Il demeura un temps suspendu en apesanteur, avant que ses protubérances dorsales n'entament une descente maîtrisée sur la terre ferme.
-Ce n'est pas en prononçant de vaines paroles que tu parviendras à empêcher l'échéance. D'ici peu, ce monde n'existera plus. Nous disparaîtrons tous les deux. Il n'y aura ni Dieux ni démons. Plus rien ne subsistera si ce n'est le néant. Si tu t'opposes à l'ordre naturel des évènements, alors tu ne feras que me précéder dans l'oubli.
-Parce que tu appelles tout ça, l'ordre naturel? Tu as complètement perdu la tête.
-Peu importe les mots et leur sens. Ce qui doit survenir ne dépend pas d'une quelconque interprétation, mais d'une nécessité d'un autre ordre échappant à ton raisonnement.
-Ça tombe mal, ironisa le vampire. À vrai dire, j'avais encore l'espoir de faire retrouver la raison à un vieil ami. Mais puisque tu préfères la manière forte...
D'un bond, le vampire s'élança à l'encontre de son adversaire, le martelant de coups violents. Les impacts de cartilages brisés sur l'épiderme du démon furent étouffés par la pression d'un monde en voie d'effondrement, dont les signes annonciateurs se révélaient en grondement continu. Le sol vibrait presque imperceptiblement, ainsi que le décor tout autour, sous l'effet d'une terre déphasée, prise dans la tourmente de deux dimensions luttant pour imposer leur hégémonie.
Le visage impassible, Whistler encaissa pleinement les charges successives sans daigner entreprendre la moindre manœuvre défensive. L'utilité lui paraissait infondée. Il ne ressentait ni les coups ni le moindre supplice, à l'exception de cette souffrance fantôme, cet indicible manque, cette oublie de lui-même, de sa propre perception. Alors que le vampire s'acharnait à lui faire éprouver une quelconque douleur, la seule pleinement ressentie était celle de son insensibilité. Pour mettre fin à ses doutes et à ses tourments, il agrippa le col du vampire, puis d'un battement d'ailes, entama une ascension fulgurante vers les hauteurs.
-Il est temps de mettre fin à tout ceci, annonça Whistler, alors que le vampire, conscient de sa situation, considérait l'espace en contre bas d'un œil inquiet.
L'ange tournoya sur son centre et projeta sa prise dans le vide abyssal. Le corps, dépossédé de son libre arbitre, se désarticula sous la contrainte d'une masse soumise aux pressions affluentes, avant de s'écraser sur la terre ferme. Ses os s'émiettant à l'intérieur, le sang se déversant dans sa gorge et l'impression de son cerveau s'extirpant de son crâne, ne furent que la partie émergée de sa descente aux enfers. Ce n'était pas la première fois qu'Angel subissait la terrible loi de la gravité, mais le temps jouait contre lui, et il lui fallait reprendre corps ou tout s'écroulerait. Peu importe la douleur, les contraintes physiques et psychologiques, et son état pitoyable, il lui fallait avancer et ramper jusqu'à atteindre ce portail en voie d'expansion. Sa physionomie vampirique, régénératrice, le remettrait sur pied d'ici peu.
À mesure que ses coudes prenaient appui sur le sol, que son corps se traînait comme une larve, une partie de ses os et de ses muscles se ressoudèrent, lui infligeant une souffrance plus aiguë encore. Un genou, puis l'autre, et enfin son corps se redressa, chancelant, trébuchant, mais luttant malgré tout pour préserver sa dignité.
Le portail ne se trouvait pas loin, son adversaire non plus. L'ange destructeur s'interposa une fois de plus face à lui. Ses tendons en restructuration ne donnèrent plus au mouvement la pleine mesure de son efficacité, et alors que son poing percuta la mâchoire du démon, le craquement de ses ligaments hurla à travers la déformation de son expression. Serrant les dents, Angel usa son autre membre encore valide pour un résultat non moins concluant. Son abnégation persista jusqu'à la folie, parce qu'il n'existait pas d'autre alternative. Ses coups étaient faibles, mais nourris d'une volonté inaltérable, assez pour instaurer chez son adversaire un besoin d'accentuer sa riposte. Le vampire s'écroula, le corps réduit à l'état de masse désynchronisée de son intellect.
...Tu ne peux rien contre moi, déclara l'ange destructeur d’une voix glaciale. Je suis, au contraire de mes frères, en pleine possession de mes moyens. Tout ce que tu pourrais tenter est désespérément inutile.
-Alors pourquoi? rétorqua le vampire cloué au sol. Pourquoi ne m'achèves-tu pas?
Un silence lourd de sens s'instaura entre Angel et Whistler, ce dernier peu enclin à désirer répondre. Le vampire, refusant de rester à terre, s’arc-bouta pour se redresser, une fois de plus, vacillant mais déterminé.
...Tu as eu mille fois l'opportunité de mettre fin à mes jours. Quand tu m'as projeté dans les airs ou quand tu m'as roué de coups à l'instant, mais tu ne l'as pas fait.
-Tais-toi! Je t'ai laissé un sursis en l'honneur du bon vieux temps, mais le décompte est...
Angel ne lui laissa pas le temps de terminer son allocution en le cognant brutalement au visage. Pour réponse, l'ange le projeta sur quelques mètres sans aucune difficulté.
...Il faut croire que j'ai sous-estimé ta capacité à te régénérer.
Le vampire se releva lentement, un rictus moqueur étirant ses lèvres.
-Tu continues ton cinéma. Tu as beau être l'une de ces puissances supérieures, tu ne peux pas me mentir. Je te connais trop bien.
-Tu prétends me connaître alors que tu n'as jamais su déceler mon secret ni mes intentions.
-Je me fous de tes penchants, je connais le véritable Whistler, l'homme bourru avec son chapeau ridicule, prêt à tout pour sauver l'humanité. Pas ce faux visage que tu présentes pour mieux te convaincre du bien-fondé de ta divine idiotie.
Le démon ailé s'approcha d'un pas menaçant.
-Toi qui n'alignais que quelques mots à l'heure de notre rencontre, te voilà devenu un véritable moulin à parole.
-T'as eu mainte fois l'occasion de me faire taire, faut croire que t'apprécies le nouveau moi.
Whistler s'arrêta net, à quelques pas du vampire. Si son intention première était d'en finir, ses gestes, sa posture n'indiquaient aucune intention prédatrice.
-Peu importe. Que tu meures ou non, la terre va s'éteindre. Je n'ai pas besoin de t'enlever la vie. Il me suffit de te tenir éloigné d'Acathla. Regarde autour de toi, tout va s'embraser d'ici peu et sombrer dans l'oubli.
-Tu n'es pas obligé de faire ça, insista Angel, la voix teintée d’une supplication à peine voilée. Les puissances supérieures n'ont pas à t'imposer ce rôle-là. Tu n'es pas forcé de leur obéir.
-Imbécile d'Irlandais. Mes actes répondent à ma propre nature. Je suis né pour porter le jugement final. C'est ma fonction, ce que je suis.
-Qu'as-tu à y gagner? C'est quoi le plan? Un retour aux sources? Les portes des cieux te seront à nouveau ouvertes? Explique-moi, à quoi ça rime?
Whistler l’observa en silence, puis inclina légèrement la tête. Un sourire doux et mélancolique, effleura ses traits.
-Détrompe-toi, il n'y a de fins heureuses pour aucun d'entre nous. La fin de l'humanité est corrélée à la mienne. Je disparaîtrai en même temps que la terre. Plus de retour aux sources possible. Je connaissais les enjeux et les risques lorsque j'ai accepté cette mission. Dès lors qu'un être supérieur quitte sa dimension, il en est banni à jamais.
Une autre droite percuta le menton du démon.
-Alors c'est pour cette raison. C'est une histoire de vengeance personnelle, parce que tu n'assumes pas tes propres choix.
-Ferme-la!
Le démon agrippa le vampire au col et le projeta sans ménagement. Les bourrasques s'intensifièrent, de même que les secousses, creusant des sillons à même la terre.
...L'humanité est faible et décadente, déclara-t-il, sa voix couvrant le vacarme de la tempête. La vie n'est qu'une succession de guerre sans fin. Regardes-nous, toi et moi : nous sommes la preuve vivante de cette spirale infernale. Combien d'âmes ont été brisées ? Combien d’autres le seront encore si on n'y met pas un terme ? L'homme était censé apprendre de ses erreurs, s'améliorer, à la place de quoi il n'a eu de cesse de creuser sa propre tombe.
Whistler leva les yeux vers le ciel tourmenté, avant de revenir sur Angel, son expression plus dure que jamais.
… Je ne fais que le délivrer de lui-même, poursuivit-il. Toi plus que tout autre, tu devrais comprendre. Le point de non-retour a été atteint. Je ne fais que précipiter l'inéluctable.
-Après autant d'attente, de rêves et d'espoir, était-il possible de ne pas être déçu?
-Je vois, grogna-t-il. Dans ton état, tu parviens encore à me faire la morale.
-Les coups ne fonctionnent pas, j'ai déjà essayé, alors ferme-la et écoute.
Angel se redressa, le pas chancelant, jusqu'à parvenir à préserver un semblant d'équilibre que la vélocité d'une puissance chaotique s'exerçait à mettre en péril.
...Chaque jour, je me levais avec l'espoir d'obtenir des réponses. Et quand elles me sont parvenues, la déception fut à la hauteur de mes attentes. Ce monde, Whistler, est un mirage. Nous perdons tous les rêves que nous avions une fois ces derniers matérialisés. La vie n'est pas à la hauteur de ce qu'on a sur le cœur. Première nouvelle : c'est comme ça, elle ne le sera jamais. Il y a des moments de bonheur et la désillusion qui s'ensuit. La joie et la souffrance sont le propre de l'humanité.
Les mots portèrent, épris d’une conviction inaltérée.
… Pour l'encaisser, nous passons tous par plusieurs étapes de notre psyché : le déni, la colère, le regret et enfin, l'acceptation. Tu ressens cette frustration, cet aveu d'impuissance, parce que comme nous, tu n'es pas immortel. La vie est pleine de désillusions. Le temps nous arrache les personnes que l'on aime, il nous use à petit feu, nous fait commettre des actes horribles, ou au contraire nous bonifie, mais ce qui nous fait tenir, c'est ce rêve enfui, un rêve qui ne se concrétisera peut être jamais.
Angel planta son regard dans celui de Whistler.
…Ce qui importe, ce n'est pas la finalité, c'est le chemin parcouru. L'énergie qu’on déploie, la volonté d'agir, d'expérimenter, d'ouvrir nos horizons, de découvrir, de commettre des erreurs et d'échouer lamentablement. Ce monde n'a peut-être pas le sens que tu espères lui donner, mais c'est notre lot à tous. On fait des compromis, on s'adapte, on vit avec nos doutes, nos incertitudes, et on finit par trouver une raison, quelque part. Si tu incrimines l'humanité pour le tort qu'elle s'inflige à elle-même, alors que dire de ce que tu t'apprêtes à réaliser ?
Chaque intonation vibrait d’une douleur émotionnelle palpable.
…Quand tu m'as trouvé, j'étais perdu. Tu as donné un sens à ma vie, une raison d'exister, alors laisse-moi en faire autant pour toi. Si tu penses que ta raison d'être est de détruire ce monde alors pourquoi avoir passé ton existence à espérer le sauver.
L'ange demeura figé dans son introspection. Les paroles prononcées par le vampire avaient trouvé un écho dans son subconscient, si bien que pour les réprimer, il usa d'une violence instinctive qui se répercuta sur son vis-à-vis. Angel, bien que chancelant, trouva la force de ne pas s'écrouler.
...On n’a plus beaucoup de temps Whistler, murmura le vampire, les traits tirés par l’épuisement. Il faut que tu prennes la bonne décision.
-Tais-toi ! Tu m'embrouilles l'esprit. J'aurai mieux fait de te couper la langue.
Le visage du démon, tendu par une lutte intérieure, se figea une seconde de plus, avant que son choix ne soit scellé.
...Whistler n'a jamais existé, déclara-t-il enfin, sa voix glaciale résonnant comme un couperet. Je suis Iblis, une puissance supérieure. Ma raison d'être se trouve dans mes actes.
Décidé à en finir, le faciès du démon retrouva ses lettres meurtrières. Ses ailes, recroquevillées jusqu'alors, se déployèrent, menaçantes. Angel venait de brûler ses dernières cartouches. Le vampire se préparait à la sentence lorsqu'une voix claire et puissante retentit du fond de la ruelle, interrompant l’élan du démon.
-Angel, attrape !
Chiara venait de surgir des ténèbres comme un ange tombé du ciel. D'un geste, elle lança l'émeraude dont l'orbite épousa parfaitement la trajectoire du vampire. Mais avant qu’il ne puisse la saisir, la pierre précieuse se figea dans l'apesanteur puis changea de direction. Ne comprenant pas toute l'importance que revêtait un tel acte, Angel observa impuissant l'artefact parvenir dans d'autres mains que les siennes. Épuisée par son combat précédent, la jeune femme tomba sur les genoux, désemparée par l'ampleur retentissant de son échec. L'être divin scruta le prisme, comme possédé par sa lumière brute, faisant fi de tout ce qui se tramait autour. Ni la terre vibrante sous ses pas, ni le grondement d'un cataclysme entrant dans sa phase critique n’ébranlait cette fascination mêlée d'une crainte tangible.
-Le joyau d'Amtersu! s'exclama Iblis en scrutant chaque phase du rubis. Ainsi tu espérais me vaincre par ce biais, en imaginant que du haut de ta mortalité, tu aurais pu l'utiliser contre moi. Connais-tu seulement le moyen de l'utiliser?
-Whistler! cria Angel dont la longue veste déchirée virevoltait sous les rafales apocalyptiques.
-Tu ne sais pas ce que c'est, n'est-ce pas? Ce joyau m'appartient. Il m'a été dérobé par mes frères pour m'empêcher d'agir contre eux. Cette chose détient le pouvoir de canaliser l’essence divine dans sa forme la plus pure.
Son regard froid glissa alors vers Chiara.
...Ce n'était pas une mauvaise idée. À vrai dire, jeune fille, tu aurais pu changer la donne si seulement la réflexion avait pris le pas sur ton empressement.
Chiara releva lentement la tête. Un sourire insolent et confiant se dessina au coin de ses lèvres.
-Qui te dit que ce n'est pas le cas? rétorqua-t-elle du haut de son arrogance retrouvée.
Le regard de la jeune femme perça les ténèbres, et déjà la langue du diable se diffusa dans l'atmosphère. Bien que les mots soient étouffés par le déchaînement des éléments, leur résonance trouva un écho dans la matière réfléchissante du joyau. Le rubis vibra avec une intensité croissante, jusqu’à échapper à la poigne de son détenteur. Iblis, incrédule, comprit trop tard qu'en Chiara, Wolfram et Hart avaient apposé leur marque. Ainsi, leurs vengeances posthumes allaient s'assouvir par le biais d'une langue altérée de sa propre étymologie.
Le cœur incandescent rayonna au-delà de son enveloppe, et déjà, l'ange destructeur ressentit les effets de sa déchéance survenir sur son corps, torturé jusqu'à l'agonie. Pourtant malgré ses cris, malgré sa chair agonisante, la raison ne l'avait pas quittée. Son pouvoir étant celui d'un être supérieur, la pierre n'avait pas complètement annihilé ses dernières pulsions de résistance. Sa propre maîtrise du langage empêcha le noyau de déverser sa pleine puissance, désormais contenue tel l'astre solaire entre ses doigts.
Iblis reprit l'ascendant, prêt à repousser le joyau, lorsqu'il perçut sa propre silhouette se décomposer à travers le prisme en effervescence. Le miroir brisa sa psyché de par le reflet d'un être qu'il ne parvenait plus à identifier. Son visage ne lui appartenait plus, de même que son corps et sa volonté. Étranger à lui-même, ses raisons s'évanouirent dans l'obscurité d'une conscience désavouée. Whistler. C'était son nom. Celui d'un démon partagé entre lumière et ténèbres. Son dernier acte, il l'accomplirait, fidèle à ce que ce monde avait fait de lui. Le joyau s'éloignait lentement, et Chiara, sur le point de s'effondrer, n'offrait plus la moindre résistance. Alors il ferma les yeux puis prononça sa propre sentence.
Le noyau en fusion irradia à travers son squelette. Dès lors, chaque syllabe, chaque murmure furent vecteurs de sa lente agonie. Il lui fallut contenir son fardeau, la source de sa déchéance, et l'absorber jusqu'à la moelle, jusqu'à la destruction de cette enveloppe désynchronisée de son milieu. C'était son cadeau, celui qu'il s'accordait si égoïstement pour avoir embrassé sa part d'humanité au détriment de sa propre nature, car enfin il éprouvait, ressentait et appréciait pleinement le privilège d'avoir vécu parmi les siens, à l'aube de son crépuscule.
Pourtant, malgré les bons sentiments, malgré sa volonté de consumer ses derniers élans de vie dans l'expiation, ne restait pour toute finalité que cette souffrance abrasive, expansive, ce tiraillement interne déstructurant et tyrannisant sa chair et ses organes, cette douleur trop vive, trop réelle pour en faire abstraction. Au fond, il ne souhaitait qu'une chose : que tout s'arrête. Son vœu s'exauça lorsqu'une ombre s'abattit sur la source de tous ses maux. Une main ferme subtilisa le joyau et le projeta assez loin pour annihiler son champ de nuisance. Whistler, ainsi délivré de sa tourmente, s'écroula lentement, accompagné dans sa chute par une masse supportant le poids de sa déchéance. Une silhouette se révéla à lui, et sans pouvoir en dessiner les contours, il savait à qui elle appartenait.
-Bien sûr, qui d'autre....
Angel, dont le regard attristé se confondait dans celui de son mentor, peinait à supporter la vision de ce corps calciné reposant dans ses bras. Perturbé par l'environnement en voie de désintégration, le vampire s'efforça de concentrer son attention sur son ami. L'esquisse d'un sourire illumina le visage de Whistler, tandis que son souffle s'effaçait progressivement.
Dans les bras d’Angel, la vacuité de ses derniers élans de résistance s'éteignit. Angel inclina la tête et accompagna délicatement le corps sans vie à la terre nourricière. Dans l'incapacité de s'accorder le temps du deuil, il se redressa et fit face à son ultime adversaire, l'être qui voulait anéantir le monde. Il était temps de répondre à l'appel d'Acatlha. L'expression d'un monde en perdition hurla à travers la gueule béante du démon, dont le vortex recouvrait le ciel d'une teinte orangée. La terre, défigurée sous ses pieds, s'affaissait à quelques endroits pour mieux se dresser à d'autres. Dans l'air, les fines particules de matières en expansion vibraient dans l’air, attirées inexorablement vers les hauteurs par une force invisible.
Le vampire se heurta à l'appréhension de la mort dans tout ce qu'elle recelait d'intime et de sacré. Chaque pas le conduisait vers l'inconnu, vers un néant duquel jamais il ne s'échapperait. Si l'existence se définit par la conscience même d'un individu, alors une fois cette dernière disparue, qu'en reste-t-il? Une trace, du vide ou simplement un souvenir enfui dans le cœur de quelques-uns. Un souvenir broyé par les rafales du temps, jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un lointain erzat ressurgissant le temps des tempêtes pour mieux s'évanouir au gré des douces accalmies. Ce monde prenant sens à travers son regard et son interprétation, ses sentiments, ses émotions, l'amour voué aux siens, toutes les valeurs importantes à ses yeux, seraient-elles remises en cause par la factualité de l'être conditionné à sa seule vacuité?
Connor, Chiara… Les moments importants de leurs vies, leurs doutes, leurs peines, leur souffrance, leurs joies, leurs filiations : toutes ces perspectives d'avenir le hantaient parce que l'idée de son absence créait en lui une dissonance que rien n'était à même de combler. Son rôle, celui de veiller sur les nouvelles générations, de les aider à traverser les supplices que la vie joncherait inévitablement sur leur chemin, son amour inconditionnel sera mis au ban d'une absence coupable. La perspective de ne plus penser, de ne plus être, en appelait à une conséquence plus tragique encore, celle de la négation de soi corrélée inévitablement à celle des autres. Oublier Djézabelle, Connor, Chiara, il ne le supporterait pas, mais dépourvu de conscience et d'existence, la question avait-elle seulement une légitimité à être posée ?
Angel voulait croire en un monde ou sa conscience, son âme subsisteraient au-delà de la mort. Il l'appelait de ses tripes parce que son amour était immortel et qu'il transcendait le principe même de la physique ou d'une science n'ayant de limite que dans une connaissance relative et établie. L'irrationnel existait, et cette simple idée justifiait à nourrir cet espoir à l'heure de franchir le pas. Peut-être que tout n'était, au fond, qu'une question de croyance. Vivre c'était croire. Croire en soit, croire en un monde meilleur, croire en un but, en un destin. Croire aux principes mêmes des fondements de l'existence ou d'une société. Croire en un lendemain, en un après. Croire en l'amour et à toutes ces notions qui nous permettent de nous lever chaque matin, pour continuer encore et encore à vibrer jusqu'à la fatale inertie.
Le vampire en avait l'intime conviction. Son âme sera toujours présente à leur côté, dans chacun de leurs pas, dans chacune de leurs peurs ou de leurs souffrances. Il les accompagnera pour les aider à se relever lorsqu'ils chuteront, lorsqu'ils n'y croiront plus ou qu'ils seront au fond du trou. Il sera présent dans leurs sourires, leurs rires, mais aussi dans leurs larmes, leurs échecs, et leurs réussites. Il deviendra leur ange gardien, silencieux et invisible, mais plus présent que jamais.
C'est avec cette conviction qu'il pénétra le champ d'attraction du portail, sans haine, mais avec ce sentiment d'inachevé, avec cette frustration tangible d'un manque, celui de ne pas avoir pu les revoir une dernière fois, de ne pas les avoir pris dans ses bras pour leur dire à quel point il les aimait. Cette douleur fantôme aurait subsisté et cela peu importe la fatalité. Il persistera toujours ce goût d'inachevé. Aucune fin glorieuse ou pitoyable n'était parfaite. Sa fin à lui ne le serait pas plus qu'une autre. Pourtant, une main allait le retenir encore un peu.
La jeune femme se tenait face à lui, et son regard ne mentait pas quant à l’analyse qu’elle s’était faites de la situation. Sans en saisir le sens, Angel ressentit son propre cœur battre à nouveau dans sa poitrine, mais ce n'était pas le sien. C'était celui de Chiara, et il pulsait, vibrait si fort qu'il donnait l'impression de battre pour eux deux. Sa chaleur, sa présence, sa peau contre la sienne, cette émotion débordante à travers tout son être lui procuraient l'intime sentiment de revivre à nouveau sous les traits d'un humain. Sa rédemption, il la vivait à cet instant, dans les yeux de cet être qu'il avait vu grandir.
Il la serra fortement contre lui tandis que leurs deux corps semblaient échapper à la fureur des éléments, comme si leur formidable étreinte se déphasait de la vacuité de l'existence. Seuls leurs cheveux vrillaient, se tordaient sous l'effet du cataclysme. Une bulle se forma autour d'eux de manière à étouffer les hurlements des éléments déchaînés. Ces yeux verts, desquelles s'écoulait le cours d'une rivière étincelante qu'il s'évertua à tarir du bout de ses doigts, se confondaient dans les siens. Leurs murmures restèrent figés à travers l'intimité de ce moment où l'expression de leurs visages reflétait toute la détresse et l'amour de cette relation trop fusionnelle pour ne pas souffrir d'aspérité. Angel lui tenait fermement les mains, et elle se suspendait à ses lèvres, jusqu'au bout de ses larmes, en espérant qu'il ne s'arrête jamais. Elle acquiesçait tandis que lui la consolait, la rassurait, l'admirait avec les yeux d'un père fier de son enfant.
Ses dernières paroles resteront à jamais gravées dans sa mémoire, ces mots dédiés pour elle, pour Djézabelle, Connor et les autres. Dès lors que la bulle se brisa, une douleur plus lourde à supporter que toutes les apocalypses de l'univers broya ses viscères, mais elle devait rester forte, offrir un visage digne, ne pas s'effondrer. Elle s'effondra. Angel se retourna une dernière fois, contempla le ciel étoilé et posa un dernier regard, un dernier sourire sur sa jeune protégée. Enfin, le cœur à jamais libéré, il pénétra l'antre de sa dernière demeure, et disparut dans le tourbillon d'une vie jonchée de ténèbres et de lumières, emportant avec lui les maux de la terre.
End
Je ne vous conterai pas l'avenir de tous ces héros ayant arpenté le champ de bataille. Je vous parlerai simplement de cette tristesse insondable dans le cœur des êtres ayant perdu un proche ou un membre de leur famille, ce sentiment doux-amer éprouvé après la victoire, certes, mais à quel prix. Celui du sang et des sacrifices. Chiara avait passé le message à Djézabelle et à Connor, de simples mots teintés d'espoir à même d'atténuer leur souffrance, ou du moins, d'y trouver un sens. Mais plus encore, je vous parlerai de ces sourires, lorsque Buffy retrouva Dawn, lorsque Ryane prit Liv dans ses bras, et lorsque Leina et Alex firent découvrir à Sarah la liberté relative et à ciel ouvert d'un monde à la portée de tous. Comment je sais tout ça? Disons que les liens tissés dans l'épreuve ont tendance à perdurer dans la vie d'après.
Un Nouveau Monde naissait des braises de l'ancien, et nul n'était capable d'en définir la couleur. Sans doute sera-t-il à l'image de son prédécesseur : imparfait, cruel, avec cette touche d'espoir permettant à tout un chacun de croire en un lendemain meilleur. Croire, c'était tout ce dont nous avions besoin pour repartir sur un nouveau cycle. La terre, cet enfer jonché de bonnes intentions, c'était tout ce qui nous restait, pour le meilleur et pour le pire. Exister, tenir le coup, faire face et ne jamais abandonner, quels que soient les murs de nos existences. La vie tentera de nous faire plier le genou, de nous terrasser, et nous serons à même d'encaisser. Parce qu'au fond, que faire d'autre ?
Un jour ou l'autre, ça ira mieux. Même quand on pensera atteindre le fond. Il persistera toujours cette lumière, enfuie au plus profond, qui nous poussera à continuer, à préserver ces merveilleux moments de bonheur que l'on souhaitera retransmettre à notre tour. Je le crois profondément, parce que c'est ce qui m'est arrivé. Encore aujourd'hui, je repense à Joy, Léa et Helena, et toutes nos péripéties. Leurs sourires, leur volonté m'accompagnent jusqu'au bout de cette nuit glaciale. D'ailleurs il fait froid, j'aurai vraiment dû penser à mettre des manches, mais faut croire que malgré l'expérience, on ne se refait jamais vraiment.
Leina survole le cimetière. Elle me guide par télépathie. Ses pouvoirs ont surpassés toutes les attentes. Willow a pris sa retraite en prétextant que sa relève était assurée, et sur ce point elle n'avait pas tort. Buffy m'a plus ou moins gratifié du même discours. Je persiste à croire que c'est une façon pour elles de se prélasser au soleil pendant qu'on se tape tout le sale boulot. Faut dire qu'après toutes ces années de service, elles l'ont bien mérité, même si je reste persuadé que nos chemins se croiseront à nouveau. Heureusement, Alex, le nouvel observateur en chef, nous accompagne. Son expérience s’avère très utile sur le terrain. Succéder à Giles n’est pas une mince affaire, mais il y arrivera.
-Cible à quatre heures, me prévient Leina dans l'oreillette.
-Reçu cinq sur cinq, lui répondis-je avec une intonation que Faith n'aurait pas reniée.
En parlant de Faith, je me demande ce qu'elle devient, mais je m'égare. Je ferai bien de me concentrer sur la mission. Courage. Je me dis qu'un jour pour moi aussi viendra le temps de passer le relais. Tiens, ce vampire m'a l'air complètement dérouté. Autant ne pas prolonger ses souffrances. Je me révèle à lui et d'un pieu en plein cœur, le réduit en poussière. Un de plus. J'aurais aimé le gratifier d'une boutade, mais il faut croire que je n'ai pas hérité de tous les talents de mon maître.
...Mission accomplie.
-Il y a forcément un nid dans le coin, me relance Leina. Ça ne peut pas nous faire de mal, retrouver les fondamentaux. Ça nous change des catastrophes d'ordre planétaire.
Elle a raison. Les fondamentaux, c'est important. Tout se répète indéfiniment, mais l'avenir ne me fait plus peur désormais. La vie m’a appris que chaque victoire, même dérisoire, forge un monde où l’espoir peut renaître, un monde où l’on se tient debout, ensemble, face à l’adversité.
Je suis prête à affronter les vampires, les démons et les forces des ténèbres. Je suis Seyia, la tueuse de vampires, et je ne suis pas seule. J'ai des amis sur lesquels compter.
Et vous?