Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 26 : Chapitre 26 Prise de conscience
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Dernière mise à jour il y a 6 mois
Chapitre 26 PRISE DE CONSCIENCE
Ce jour allait marquer une fracture indélébile au sein de la société. Chaque individu garderait en mémoire le lieu où il se trouvait, les personnes qui lui tenaient compagnie, son ressenti en prenant acte de la tragédie, et qu'elle fut sa réaction à l'annonce de celle-ci. Il est de ces jours mémorables pour de mauvaises raisons, mais ne dit-on pas qu'il faut parfois tout détruire pour mieux reconstruire ?
Avant tout cela et bien après, la vie continuerait, chacun acteur de sa propre histoire. Un drame personnel peut-il coexister avec une tragédie à l'échelle planétaire ? Peut-il seulement être mis en concurrence ? Le mal commun doit-il empiéter sur les souffrances individuelles ? Peut-être n'est-ce qu'une question de point de vue, ou simplement de proximité. Ce qui impacte le monde n'impacte pas tout le monde de la même manière. Pour autant, une tragédie, quelle qu'elle soit, annonce la fin d'une ère dont certains ne se relèveront jamais.
Dans l'esprit de Chris, la question ne se posait pas, ou pas encore, étant donné que ce qui allait impacter le monde n'avait pas encore débuté. Son drame personnel, il le vivait au quotidien. La perte de son ami avait laissé un vide impossible à combler. Sa posture d'ancien soldat et d'agent de terrain le prédisposait à faire face à toutes les situations, sauf qu'entre le manuel et la réalité, un gouffre existait, incommensurable.
Takeshi était passé de vie à trépas en quelques minutes, ces mêmes minutes qu'il ressassait sans cesse en espérant un dénouement plus clément. Debout face à la pierre tombale, les mains enfuies dans les poches de sa veste militaire, Chris fixait l’écriteau gravé sur la stèle.
L’agent avait quitté Londres au volant de sa jeep très tôt le matin pour rendre visite à son ami défunt. Le cimetière, en périphérie de la capitale, appartenait à la réserve des loups, le clan de Takeshi. Ce vaste espace boisé avait été octroyé aux Lycans afin de les fédérer. Les hommes-loups, plus que toute autre espèce, se plaisaient à évoluer dans de grands espaces pour s'adonner à la chasse, de préférence à l’abri des masses. Leur versatilité, particulièrement lors des nuits de pleine lune, rendait difficile la création de liens avec autrui, et leurs instincts de prédateur et d'appartenance au clan les incitaient d'ordinaire à vivre en marge de la population.
Takeshi, comme bon nombre des siens, avait toujours rejeté cette isolation. Pourtant, malgré ses choix et ses convictions, son corps appartenait à la meute, et désormais il reposait en paix en compagnie de ses frères. Chris n’adhérait pas à cette idée. Takeshi aurait sans doute préféré que son corps soit brûlé, et que ses cendres soient dispersées au détour d'une ruelle, fût-elle jonchée d'ordures. La mort, le vieil inspecteur s'en était toujours moqué, allant jusqu'à grossièrement la banaliser. Selon ses propres mots, il ne serait plus là pour le voir, alors à quoi bon s’emmerder à l'enterrer ?
Pour autant, le vieux briscard n'était pas toujours facile à cerner, et un décalage certain existait entre ses pensées et ses dires. Le soldat y songea avec tendresse, entretenant un sourire timide sur ses lèvres. La quiétude des lieux se voulait propice au recueillement. Un léger vent d'été, plutôt chaud pour une matinée, transportait le doux parfum des fleurs sauvages à l’orée des bois.
Ce cimetière, modeste en superficie, ne payait pas de mine. Rien à voir avec ceux de la capitale, cloisonnés et impeccablement entretenus par les familles, donnant l'impression d'un espace artificielle, hors du temps et du monde. Ici, pas d'entrée ni de sortie. Simplement un terrain se confondant avec la nature environnante et regorgeant de vie de bien des façons. Les croix, formées de deux planches de bois biscornues, n'étaient, de par leurs dimensions et leurs formes, pareilles à nulle autre. Sans doute un signe d'humilité, pensa Chris. Ni riches ni pauvres. Tous égaux dans la mort. Du moins, se plaisait-il à l'interpréter ainsi.
Le soldat fouilla dans sa poche intérieure et en sortit un paquet de cigarettes. Il en consuma deux de la flamme de son briquet. Saisissant une pierre, il la cala en face de la tombe et déposa une cigarette dessus. L'autre fut réservée à ses lèvres. Bien sûr, il détestait fumer, mais il ne trouva pas meilleur moyen de lui rendre hommage. Ainsi, il avait l'impression de partager un lien privilégié avec son ami de l'au-delà.
Bercé par les gazouillis des oiseaux, Chris médita longuement, l'esprit focalisé sur diverses pensées passagères, certaines futiles, d'autres plus poignantes. Le soldat ressassait ses propres craintes sur l'avenir de l'équipe, quelques reproches également, notamment sur l'habileté du disparu à foncer tête baissée sans écouter les ordres. Mais surtout, il éprouvait une profonde reconnaissance et une admiration sans faille pour l'homme qu'il avait été et resterait à jamais. Takeshi, le meilleur détective qu'il ait connu, mais surtout un ami, un frère, ainsi qu'un père à certains égards.
En y repensant, sa gorge se noua. Son ami reposait six pieds sous terre, et il désirait, plus que tout, l'en extirper, briser ces satanées planches qui le retenaient prisonnier, pour le revoir tirer la tronche et jacter comme au bon vieux temps. Une sensation douloureusement estompée par la morsure de la cigarette consumée entre ses lèvres.
Lorsque le parfum âcre de la réalité s'imposa à lui, ce fut pour le prévenir d'une situation anormale. Le chant des oiseaux s'était tu. La nature elle-même semblait retenir son souffle. Sous l'effet d'une chaleur intense, des gouttes de sueurs perlèrent sur son front. Les sens en alertes, à l’affût du moindre indice sonore et visuel, Chris inspecta les alentours avec la certitude d'être épié.
Alors que son regard se perdait dans la cime des arbres, des bruissements inquiétants l’interpellèrent, échos d’appuis lourds et vifs sur le sol fertile. Quelques silhouettes s'exposèrent furtivement autour de lui avant de disparaître à travers les fourrées, à une vitesse telle qu'il n'en perçut pas la nature. Légèrement déstabilisé, Chris n'en fut pas effrayé pour autant. On venait lui rendre une petite visite, et il devinait aisément les auteurs de cette petite farce.
Surgissant de tous côté, une meute d'énormes loups à la fourrure saillante l'encercla. Leurs mâchoires menaçantes dévoilaient de longues et puissantes dents acérées, tandis que des grognements gutturaux, à en faire pâlir un mort, s’échappaient de leurs gueules béantes. Malgré son apparence sereine, Chris n'en menait pas large, même s'il s'estimait en partie en sécurité. Un loup restait un animal sauvage, et les Lycans, dans leur forme bestiale, n'en demeuraient pas moins imprévisibles. Un simple geste de panique mal interprété et il finirait déchiqueter entre les crocs de ces créatures anthropomorphes.
Alors que Chris se retrouvait encerclé par la meute, le plus imposant des loups s'approcha à quelque centimètre de lui, reniflant son odeur. À la différence des autres, son pelage était plus clair, et ses yeux jaunes brillaient d'une lueur féroce, comme avide de chair humaine. Le pouls du soldat s’accéléra malgré lui. Suite au décès de leur congénère, peut-être le considéraient-ils désormais comme un ennemi, un appât de choix à même d'apaiser leur instinct meurtrier.
Heureusement, ce scénario fut saboté à la seconde où les membres de la meute se métamorphosèrent pour regagner leur silhouette humaine. La transition entre la bête et l'homme n'allait pas sans son lot de tortures. Les craquements stridents de leurs os, leurs fibres musculaires se distordant dans tous les sens, la douleur perçue à travers leurs gémissements : tous ces effets n'inspiraient que souffrance à l'heure de la métamorphose. Pourtant, une fois le processus terminé, les hommes ne semblaient éprouver aucune séquelle, hormis leurs regards empreints d'une colère noire, ainsi que leurs muscles sclérosés, transpirant de testostérone.
Le chef de meute était un homme à l'ossature robuste. Sur son visage fourni de barbe et de crasse, ses yeux verts ressortaient comme deux phares dans la nuit. Il observait Chris avec mépris. Ce dernier soutint son regard sans ciller. Tout mâle alpha qu'il soit, le soldat n'avait pas l'intention de se laisser perturber par l'empreinte psychologique que son vis-à-vis tentait de lui imposer.
De longues secondes s'écoulèrent avant que le perturbateur ne se décide à parlementer. Lorsqu'il le fit, ce fut avec une voix autoritaire, grave, et sous certains aspects, menaçante.
-Ce cher Chris, grommela-t-il avec mépris. Tu es sur mon territoire, et cela, sans t'être annoncé.
-Nyctimos ! répondit le soldat sur un ton mesuré, en observant du coin de l’œil le reste de la meute. Détrompe-toi, Vulko est au courant.
Chris savait pertinemment que mentionner le doyen de la meute lui octroyait un blanc saint, une sorte de légitimité à sa présence dans leur territoire, et cela ne tarda pas à se vérifier. L’homme loup émit un grognement étouffé du coin de ses lèvres, laissant transparaitre la blancheur de ses dents serrées par la crispation.
Noyant son euphorie dans l’amertume, Nyctimos voyait là une occasion avortée d'inspirer une pression supplémentaire sur son invité indésiré. Qu'à cela ne tienne, l'heure n'était de toute façon pas aux querelles inutiles, mais au recueillement.
-Le vieil homme t'a à la botte, se résigna le chef de meute sur un ton moins hostile. Je n'ai jamais compris ce qu'il te trouvait.
-Je n'ai jamais été votre ennemi !
-Bien sûr que non ! Au mieux, tu n'es qu'une proie. N'y voit rien de personnel, tu n'appartiens pas au clan. Tu es juste...humain.
Entre ses lèvres, le mot ''humain'' sonnait comme une insulte, cachant bien mal les relents de haine à son encontre.
-Vous l'êtes en partie, si je ne me trompe, rétorqua Chris avec l’intention de le piquer.
-Nous sommes Lycans, grommela Nyctimos. De la tribu des Neuri. Nous n'avons rien à voir avec tes semblables.
Sujet à la colère du chef de meute, Chris ne souhaitait pas forcer le trait. Quoi qu'il dise, la fierté et la haine de son opposant l'empêcheraient de remédier à sa déraison. En pareil cas, mieux valait s'abstenir et ne pas gaspiller sa salive à raisonner un être bourré d'orgueil. Le soldat empiétait sur leur territoire, et il n'était pas venu pour y semer la zizanie.
...Si le clan vit en autarcie, c'est pour une raison. Takeshi a souhaité vivre dans ton monde et regarde où ça l'a mené. S'il était resté avec les siens, nous l'aurions protégé.
-Il a fait un choix! protesta Chris. Je ne l'ai pas influencé. Takeshi n'a jamais eu besoin de moi ou même de toi pour prendre ses propres décisions.
-Un bien mauvais choix ! désapprouva Nyctimos en détournant son regard vers la tombe.
Chris pouvait lire sur son visage une tristesse dont il ne décelait pas la véritable nature. Du haut de sa mémoire, Takeshi et Nyctimos s'étaient toujours querellés : l'un rejetant son humanité et l'autre reniant son animalité. Nyctimos, le plus jeune et le plus intrépide des deux frères, n'avait jamais vraiment pardonné à son aîné d'avoir choisi le camp de l'ouverture. Pourtant, à l'appréciation de Chris, cette haine tenace entre les deux hommes semblait dissimuler des liens plus complexes qu'il n’y paraissait.
-Il est mort en homme libre ! affirma le soldat. Comme il l'a toujours été.
-Travailler pour ceux-là mêmes qui ont mis son clan en cage, tu appelles ça la liberté ? Un jour toi et tous ceux qui ont laissé ces démons nous coloniser, aurez à rendre des comptes. Nous-même, nous ne sommes pas exempts de culpabilité, mais comme tu l'as remarqué, c'est moi qui dirige le clan désormais. Les choses vont changer. Notre liberté, nous allons la regagner bientôt, et je ne te conseille pas de te trouver sur mon chemin quand ça arrivera.
La menace ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Chris resta muet, inquiet de la tournure éventuelle des évènements. Le soulèvement des Lycans engendrerait un désastre pour le clan, et c'est bien la dernière chose que Takeshi aurait souhaitée. Nyctimos représentait un danger pour la paix, à tel point que le soldat ne comprenait pas pourquoi Vulko, bien plus sage, lui avait laissé sa place.
-Ne fais pas quelque chose que tu pourrais regretter, le raisonna Chris. Vous vivez tous paisiblement ici sans avoir de compte à rendre à l'empire. C'était la meilleure option possible. Ne mets pas des vies innocentes en danger en les engageant dans une guerre inutile.
Le vrombissement poussif d'un vieux moteur se fit entendre à quelques lieux, interrompant de fait leur échange. Nyctimos, ayant reconnu le véhicule, ne jugea pas utile de s'attarder davantage. Il jeta un regard à ses frères, puis, d'un geste de la tête, les incita à le suivre. Avant de disparaître dans les fourrées, Nyctimos prit le soldat à partie.
-En l'honneur de mon frère, tu peux rester tant qu'il te plaira ! Mais n'oublie pas. Le jour où tu te dresseras sur mon chemin, je ne te considérerai plus comme un allié du clan.
L’avertissement lancé, il rejoignit ses frères d’un pas ferme, et disparut sous les grands hêtres, laissant Chris seul face à ses pensées, en compagnie du vent bruissant à travers les branches.
*
La mine sinistre, le soldat entrevoyait une tragédie de plus à venir, et aucun moyen de l'empêcher. N'étant qu'un invité indésirable pour beaucoup, son avis ne pencherait aucunement dans la balance. Pourtant, à bien y réfléchir, tout espoir n'était pas perdu. Il existait toujours un allié sur lequel compter.
Le vieil homme pénétra le périmètre sacré, et s’arrêta à l’ombre d’un arbre. Appuyé sur une canne en bois, marquée par le poids de son utilisation, Vulko ne comptait pas parcourir la distance qui le séparait de la tombe de Takeshi. Ses yeux sombres, plissés par l’âge, observèrent Chris avec sévérité, comme s’il avait conscience des propos récemment échangés. Il accorda au soldat un moment de recueillement, avant que celui-ci ne vienne finalement à sa rencontre.
Malgré sa soixantaine d'années passées, Vulko en imposait toujours autant. Son charisme n'avait d'égal que la robustesse de sa silhouette, semblable à celle d'un buffle. Bien qu'attifé d'un léger pull en laine, on devinait, à travers son accoutrement, des os lourds et solides, consolidés par l'épaisseur presque paranormale de sa nuque. Sous son chapeau de cow-boy, dépassaient de longs et fins cheveux noirs entremêlés de quelques fils grisonnants.
Son visage, rasé de près et légèrement basanée, typé amérindien, semblait tailler dans le roc, à l’image de sa mâchoire épaisse et carrée. Pourtant, malgré sa carrure intimidante, il se dégageait de sa silhouette une aura de bienveillance, et de son regard, une profonde sagesse. Chris ne put s'empêcher d'arborer un sourire sincère en sa présence. Une profonde amitié liait les deux hommes, et ce, depuis le jour ou Takeshi les avait présentés.
-Laisse-moi deviner, ironisa Chris. Tu passais par-là, à tout hasard.
-Je ne crois pas au hasard et toi non plus. Je me fie à mes sens, aux énergies que me renvoie la nature. Je voulais simplement m'assurer que Nyctimos ne te cause pas trop de soucis. C'est un homme bien, mais il peut paraître intimidant, surtout lorsqu'il se sent menacé dans son autorité par un autre mâle alpha.
-Mâle alpha ? s'étonna Chris. Si c'est comme ça que tu me considères alors dis-toi que ce terme vient d'être banni de la société pour misogynie à l'égard des femmes.
-C'est l'une des raisons pour laquelle j'ai décidé de vivre en dehors. Les codes dans ce Nouveau Monde me sont totalement étrangers. Si je conçois l'idée derrière, refuser d'accepter la nature élémentaire des espèces pour ce qu'elle est me semble dénué de sens.
-Oh non, mon ami...Tu ne m’entraîneras pas dans un long débat philosophique. Je sais déjà comment ça va se terminer. Tu n'en démordras pas, et je finirai par abdiquer pour passer à autre chose.
La vision quelque peu cynique de leur échange décrocha au doyen un rire fortuit. Ce Dernier posa une main amicale sur l'épaule du résigné en lui proposant de le rejoindre à son domicile, prendre le temps de boire un verre. Le soldat accepta volontiers. Tous deux s'empressèrent de regagner le véhicule, stationné sur le chemin de fortune bordant le bosquet.
Le sentier sinueux et mal tracé était pratiquement impraticable, excepté pour une cylindrée aux pneus de la taille d'un tracteur. Le vieux pick-up Chevrolet rouge ne remplissait que sommairement cette fonction. Le tas de tôle à la peinture délavée, enrayé et rafistolé par endroit, avalait la terre bosselée, manquant à tout instant de rendre l'âme. Heureusement, le cimetière ne se trouvait pas tant éloigné du village, au point de parcourir plus aisément les quelques miles à pied, du moins pour les chanceux qui ne se déplaçaient pas avec une canne.
Chris avait garé sa jeep devant la demeure de Vulko et fut soulagé de la retrouver inaltérée à son arrivée. Sa présence suscitait toujours respect chez certains, et haine chez d’autres. Parfois, ce ressentiment s'exprimait par le biais de quelques dégradations mineures, pour la forme.
Prostrée sur deux étages, la demeure paraissait bien trop vaste pour un seul homme. Les encadrements des fenêtres, décorés de boiseries finement travaillées, réhaussaient les façades uniformes d'un blanc délavé. Le porche, accessible par un perron de trois marches, consistait en une large terrasse couverte, meublée d’une table, d’un banc, et d’une vieille chaise à bascule, le tout façonné artisanalement dans le même bois.
-Assieds-toi ! l'invita Vulko. Je reviens tout de suite.
Peu enclin à utiliser les meubles prévus à cet effet, Chris préféra s’asseoir sur les marches du perron. Quelques secondes suffirent à l'hôte pour revenir avec deux bières fraîches tout droit sorties du frigo. Par cette chaleur, toute boisson, même alcoolisée, était la bienvenue. Chris ne se fit pas prier pour engloutir une gorgée revigorante. Vulko, quant à lui, alla s'affaler sur la vieille chaise à bascule, qui grinça sous son poids. Il leva sa bouteille à distance, puis imita son comparse en avalant une gorgée rafraîchissante.
Les deux hommes restèrent ainsi, sans parler, les yeux braqués sur l'horizon, plongés dans un silence contemplatif, presque religieux. Du haut de ses souvenirs, Chris avait toujours apprécié cette maison, et plus encore son emplacement. Il trouvait ces lieux apaisants. Le village était vaste, et les habitants assez éloignés les uns des autres pour ne pas subir les bruits environnants. L'air pur ici n’avait rien de comparable à celui de la ville. S'il ne se voyait pas vivre loin de la masse grouillante, il appréciait ces moments de tranquillité, pourvu qu’ils ne durent pas plus que de raison.
...Takeshi détestait ce village, affirma Vulko en brisant l'harmonie sacrée. Il aurait sûrement détesté l'idée d'y être enterré.
Chris acquiesça d’un hochement de tête. Sur ce point, il partageait pleinement la réflexion de son ainé.
-Takeshi n'a jamais été fait pour vivre en meute. Il avait la ville dans le sang. Sur ce point, je peux le comprendre.
-Difficile de jouer les héros dans un coin où il ne se passe jamais rien, n'est-ce pas ?
Chris tourna brusquement la tête dans sa direction. Les paroles du vieil homme provoquèrent un impact inconscient sur sa psyché. En homme d'action, il n'avait jamais pris le temps de remettre en question les raisons de son engagement, de fouiller profondément en lui pour en comprendre le véritable sens. Parfois, il en venait à douter de ses motivations.
-Peut être bien, admit-il en avalant une gorgée. Je ne sais pas si c'est une question d'amour propre. C'est juste que là-bas, je me sens utile, et sans doute que ma conscience et mon ego surdimensionné y sont pour beaucoup. L'avantage avec le travail en ville, c'est qu'il y a tellement à faire que ça évite de se poser trop de questions.
Le vieux sage approuva la confidence de son ami. Vulko appréciait gratter sous la surface, aller au cœur même de l'âme pour en extraire la nature profonde. Il entrevoyait les relations humaines par le biais d'un discours honnête et sans jugement. Les règles imposées par la société renvoyaient souvent à un faux soi, une image travaillée pour plaire au plus grand nombre. Lui ne trichait pas.
-Tout a évolué trop vite, déplora-t-il en se balançant sur sa chaise. Personne n'était préparé à un tel cataclysme. Aujourd'hui, chacun fait ce qu'il peut pour oublier cette dimension infernale qui menace au-dessus de nos têtes, prêtes à nous avaler entièrement.
-Je perçois un malaise dans la population ! annonça Chris en observant sa bouteille de verre à moitié vide. Wolfram et Hart ont instauré un régime totalitaire, mais sans eux nous ne serions plus de ce monde, et ça, beaucoup l'oublient. Je ne leur jette pas la pierre. Faire cohabiter tout ce joli petit monde sous une seule et même bannière en si peu de temps, et le tout en préservant cette terre d'une apocalypse, je n'aimerais pas être à leur place.
-Je te sens inquiet. Il y a quelque chose qui te tracasse et je pense savoir quoi.
Chris reprit une gorgée avant de poser la bouteille vide sur la marche.
-Nyctimos ! souffla-t-il d'une traite en levant la tête au ciel, avant de saisir le regard de son hôte, comme pour y lire sa réaction.
Celle-ci se fit discrète, empreinte d'humilité.
-Nous y voilà ! ajouta Vulko d'une voix égale, en continuant de se balancer lentement sur sa chaise.
Tout semblait glisser sur cet homme sans ne jamais l'impacter vraiment. Agacé, Chris espérait un retour plus poignant. Il abordait un sujet d'une importance capitale, mais tous n'avaient pas la même perception des faits.
-Il a l'intention de mener une croisade contre le pouvoir en place, persista-t-il en appuyant le trait. C'est de la folie. Il va entraîner la meute à sa perte si on ne l'arrête pas.
-On ?
-Tu le connais, il ne me porte pas en grande estime. Tu es le seul qui peut encore avoir une influence.
-Donc le « on » se transforme désormais en « tu », conclut Vulko, toujours aussi sereinement.
Chris détestait rentrer dans son jeu, et encore plus, jouer sur les mots.
-Pourquoi ? Pourquoi tu réagis comme si ça ne te touchait pas ? Pourquoi lui as-tu laissé ta place ? Tu as tout fait pour préserver ton peuple en négociant avec Wolfram et Hart. Tout ça pour quoi ? Tu as laissé la main à un homme capable de détruire tout ce que tu as entrepris.
-Je n'ai fait que lui laisser la place qui lui revenait de droit. Mais dis-moi, que sais-tu des Lycans ?
Chris soupira d'une frustration communicative.
-Je connais les Lycans, j'en ai côtoyé un pendant des années.
-Tu n'en connais que la surface, répondit abruptement Vulko. Je vais t'apprendre une chose sur notre peuple. Nyctimos, Takeshi et moi, nous appartenons à la tribu des Neuri, la race la plus ancienne. Contrairement aux autres, nous ne dépendons pas de la lune pour nous transformer. Nous le faisons au gré de notre volonté. La pleine lune nous rend nerveux, il est vrai, mais nous pouvons nous maîtriser.
-Je sais déjà tout ça !
-Ce n'est pas le cas de tous nos frères Lycans que nous accueillons. Certains souffrent de ne pas pouvoir se maîtriser les jours de pleine lune, d'autres de l'isolement qui leur est imposé par Wolfram et Hart. Il y a aussi ceux qui, comme Takeshi, nous ont quittés en acceptant de se plier aux règles, et il y a des frères qui, comme moi, se complaisent à vivre ici, à observer le soleil se lever et se coucher, sans rien attendre d'autre de la vie que ce qu'elle offre au moment présent. Parmi toutes ces perceptions, il n'existe pourtant aucune vérité établie. J'ai fait un choix en tant que chef de clan. Nyctimos est désormais confronté à ses propres choix, et ils ne sont pas moins louables.
-Mais il ne pourra pas gagner, insista Chris.
-Nyctimos est comme toi et Takeshi. Lui aussi rêve d'être un héros. Il n'accepte pas le sort que les faux Dieux nous ont imposé, et il préférera lutter, même si cela doit le mener à la mort. Le clan le suivra, parce qu'ils recherchent tous un sens à leur existence. Ils prétendront combattre pour la liberté, pour une noble cause, pour un idéal. Au fond nous recherchons tous une raison.
-Je ne comprends pas.
-Réponds à ma question. Lorsque Takeshi est mort, s'est-il transformé ou est-il resté humain ?
Chris resta silencieux. N'ayant pas assisté à la scène, il aurait bien du mal à confirmer quoi que ce soit, même si aucun doute ne subsistait quant aux circonstances de la tragédie. Peter l'aurait forcément décelé.
...Takeshi aurait pu survivre s'il s'était transformé, mais il a choisi délibérément de ne pas le faire, pourquoi selon toi ?
Parfaitement conscient du cheminement dans lequel le vieil homme tentait de l'entraîner, Chris ne se sentait pas prêt à l'admettre.
...Tu connais la réponse. Il a fait le choix de ne pas accepter sa nature de Lycan, quitte à en mourir. Était-ce un choix irraisonné ? Aux yeux des autres, certainement, mais lui savait ce qu'il faisait. Il est mort comme il a vécu, fidèle à son idéal. Nyctimos est de cette trempe. Tu es de cette trempe. Peu importe le camp, chacun se sent légitime dans ce qu'il entreprend, et je ne suis pas à même de juger les actions des uns et des autres. L'histoire a toujours été façonnée par des hommes de convictions. C'est dans la nature des choses. Pour certains, Wolfram et Hart sont des héros, pour d'autres, des tyrans, et il y a ceux qui les considèrent comme nos semblables. Pour ma part, je n'aspire qu'à une chose, vivre le reste de ma vie en paix avec moi-même, sans prendre part à la vision d'un monde que chaque camp tentera d'imposer. Mes combats, je les ai menés, aux autres de mener les leurs. Les luttes sont sans fin. Les générations suivantes seront soumises à la même violence, peut-être même pire. À quoi bon lutter contre le courant.
-Tu aimes t'écouter parler, le nargua Chris du coin de l’œil. Je savais bien que je n’aurais jamais dû te lancer sur ce sujet. Je n'arrive pas à me rappeler la dernière fois que nous sommes tombés d'accord tous les deux. Mais bon, il faut bien admettre que tes mots ne sont pas dénués de sens, ce qui me conforte encore plus dans l'idée que tu es la seule personne capable de lui faire changer d'avis. Mais tu ne le feras pas, et je respecte ça.
Vulko esquissa un tendre sourire, si bien que ses yeux délavés semblaient se refermer sous l'effet de quelques rides cachées jusqu'alors. Chris ne lui en tenait pas rigueur. À chaque fois, les débats tournaient en sa défaveur, et il l'acceptait. Le soldat n'était pas un homme d'esprit, alors à quoi bon argumenter face à un sage ? Lui se considérait comme l'imbécile suivant le doigt au lieu de contempler la lune.
...Enfin, j'imagine que le propre d'un soldat est d'improviser. J'aimerais juste éviter d'avoir à mener une enquête contre la meute et de devoir prendre une décision détestable. De toute façon, Johnson ne me refilerait jamais cette responsabilité en vue des liens que nous avons, et je ne sais pas si c'est mieux ainsi.
-Ne te torture pas l'esprit avec ce qui adviendra. Tu ne peux pas protéger tout le monde. Ça aussi, il va te falloir l'accepter. Les héros n'existent pas.
À cet instant, le téléphone de Chris vibra dans la poche de sa veste. Il se leva pour consulter l’écran. Le message provenait de Johnson.
-Comment va Lara ? demanda Vulko. Cette petite me manque. J'aurais aimé la revoir.
Chris détourna son attention de l’écran pour se concentrer sur sa partenaire.
-Lara, songea-t-il à voix haute. C'est encore difficile pour elle. Elle tenait beaucoup à Takeshi. À ce jour, elle n'a toujours pas relevé la tête. Il faudra énormément de temps pour qu'elle se remette. J'imagine qu'à l’heure qu’il est, elle doit se terrer dans sa chambre, à se morfondre.
**
Quelques péripéties en amont, dans la moiteur d'un lit, deux corps se livraient une bataille acharnée à qui jouera de son organe le plus intensément. Transpirant de leurs ébats, l'homme était positionné sur le dessus, tandis que la femme, éprise de spasmes, se laissait guider en expirant une résistance farouche, tantôt en l'implorant d’accélérer, puis de ralentir, telle une cheffe d'orchestre, maîtresse d'une symphonie endiablée.
Pour l'homme au corps sculpté par quelques pratiques sportives du quotidien, le plaisir fut à la hauteur de sa difficulté à satisfaire la soif insatiable de sa courtisane. Plus il en donnait, plus elle en redemandait, si bien que nonobstant sa position dominante, il se sentait en dessous de tout. Malgré sa réputation de Don Juan et le nombre incalculable de ses conquêtes, c'était la première fois qu'il éprouvait cette pression physique et mentale. L'acte impliquait des sentiments autrement plus profonds qu'un simple désir attisé par une banale attirance sexuelle, et cela changeait la donne. Ce n'était pas le coup d'un soir, en premier lieu parce que la matinée touchait à sa fin, et surtout, il avait attendu ce moment inespéré depuis trop longtemps.
Pour lui qui, d'un naturel optimiste, s'était mis en tête de parvenir à ses fins, ce ne fut qu'à l'heure de son découragement, dès lors qu'il avait abandonné toute idée de conclure, qu'elle le prit lâchement à revers.
Tout s'était déroulé naturellement. Elle avait sonné à la porte, il avait ouvert, et aucun mot ne fut échangé depuis, à défaut d'un langage corporel autrement plus éloquent. Soumis à leur fougue, sans se concerter, ils s'essayèrent à une autre position, ajoutant une variante de plus à leur répertoire déjà bien fourni. Le lit ne fut pas le seul exutoire de leurs prouesses érotiques, car prouesse ne semblait pas un terme usurpé pour décrire la cadence et l'endurance qu'il leur fallut pour satisfaire leurs dévorants appétits.
Si la chambre affichait déjà un léger désordre avant leurs pulsions explosives, ce n'était rien à côté du théâtre de désolation actuel. Les draps et les vêtements éparpillés, presque arrachés, s'étendaient sur la moquette mauve, accompagnés d'une multitude de fournitures éjectées d'un bureau rendu vierge de toute entrave à leur sensuelle sauvagerie. Chaque meuble accusait le coup d'un ravalement de façade inopiné. Couchées, debout, leurs postures évoluaient pourvu qu'ils en éprouvassent le plaisir.
Pas loin d'abdiquer, le corps ruisselant de sueur, l'homme se sentait proche de la rupture, et pour cause, il avait dû calmer bien vite ses ardeurs pour tenir sur la longueur. Si en dehors du travail, il sculptait son corps à coup d'exercices et de courses visant à le maintenir en forme, sa partenaire jouait clairement dans la cour supérieure. Il entrevoyait désormais le fossé physique séparant un médecin légiste d'un agent de terrain. Lui opérait en ligue amateur tandis qu'elle jouait chez les professionnelles.
Pour autant, stimulé par ce challenge, il avait bien l'intention de se surpasser dans un ultime effort. Alors qu'elle l'enserrait de ses jambes et l'épuisait de coups de reins sans qu'il ne puisse plus se contenir, il la souleva pour la déposer fougueusement sur le matelas défroqué de sa parure.
Connectés par leurs deux corps enchevêtrés, elle sentait le dénouement poindre et se laissa dompter, soumise à un désir ardent de s'abandonner, de capituler sous les coups de semences d'un homme qu'elle n'aimait pas vraiment.
L'amour n'était pas un acte de foi pour elle, mais un acte de renoncement, à sa vie, à son profond désespoir, et plus que tout, à sa solitude. Son cri exprimait autant le plaisir que la souffrance d'une âme implorant à l'aide. Il y répondit, remplissant parfaitement la fonction attribuée par l'entremise d'un non-dit expiant tout péché. Adam avait croqué la pomme par désir et Ève s'en accommodait, parce qu'au fond, elle le désirait tout autant. Le pouvoir n'est jamais innocent, et l'acte d'amour non plus, puisqu’imprégné d’orgueil, de gourmandise, de luxure, de colère et d'envie, il concentrait à lui seul cinq des sept péchés capitaux.
Lara et Peter. Peter et Lara. Dans l'esprit de la jeune femme, cela ne collait pas. Pourtant dans les faits, il n'y avait rien à regretter, pas la moindre fausse note. Enivré par l'instant, Peter n'allait pas la contredire, lui qui portait sur son visage la satisfaction d'un adolescent ayant acté son dépucelage. Si elle trouvait cela mignon, l'apparence d'un chiot, la langue pendante, ne correspondait pas tout à fait l'image qu'elle se faisait de l'homme idéal, voire d'un homme tout court.
Allongée sur le dos, elle n'osait pas croiser son regard. Elle fixait le plafond, dans l'espoir de ne plus ressentir sur sa personne, le poids d'un sentiment qu'elle ne lui partageait pas. Sa nudité assumée jusqu'alors, sans complaisance, devenait pour elle un fardeau bien difficile à porter. Lara se leva du lit en recherchant prestement ses vêtements dispersés ici et là, à commencer par sa lingerie. Peter ne se posait pas tant de questions. Toujours sur son nuage, il s'affala sur le lit, les bras en cœur derrière la nuque, plutôt fier de sa prestation.
-Tu m'as épuisé ! s’esclaffa-t-il en guise de compliment. J'en ai connu des nanas, mais alors toi, enfin tout ça je l'avais jamais vécu avant. T'es incroyable.
Autant de mots insupportables à l'oreille. Plus vite elle partirait, plus vite... En réalité, elle n'en savait rien. Cet instant volontairement provoqué fut appréciable. Ça lui avait pris sur un coup de tête. Elle éprouvait un besoin viscéral de réconfort, et il était là, réceptif et prêt à l'emploi. Les conséquences importaient peu, ou plutôt, elle les avait minimisées. Désormais, elle ne désirait qu'une seule chose : partir, quitter cette pièce afin d'éviter les explications et les échanges ennuyeux et interminables.
Peter n'était pas un foudre de guerre, mais voir une femme enfiler ses bottines s'avérait assez concret pour susciter son étonnement.
...Hé! l'interpella-t-il en s’adossant contre la tête de lit. Qu'est ce qui te prend ? t'as un train à prendre ?
-Désolé, je dois filer.
-Waouh, génial ! C'est la première fois que tu m'adresses la parole depuis que t'es chez moi, et c'est pour m’annoncer que tu t’en vas.
-''Ne pas répondre, surtout ne pas répondre'' Ne rends pas les choses plus difficiles s'il te plaît ! ''Erreur monumentale.''
-C'est vrai, t'as raison, loin de moi l'idée de compliquer la situation. Après tout, c'est moi qui suis venu t'agresser sexuellement. Mais ôte-moi d'un doute, j'ai été si mauvais que ça ?
Elle aurait souhaité s’exonérer d’explication, mais elle lui devait au moins ça.
-OK ! admit-elle en se retournant pour lui faire face. Je vais préserver ton amour propre. Tu es loin d'avoir été mon plus mauvais coup. C'est bon ? Je peux partir maintenant ?
Une erreur de plus. Poser une question sous-entendait une réponse, et ce ne serait pas celle espérée.
-Et c'est tout ? insista-t-il en se levant du lit, ses attributs libres de droits. Les nanas avec lesquelles j'ai couché ne s'en sont jamais vraiment plaintes. Enfin bon, y a bien eu quelque cas… Même à moi, il m'arrive de connaître des baisses de forme.
-Rassure-toi, tu as été au-dessus de tout. Ça te va ? C'est ce que tu voulais entendre?
Elle aurait pu clôturer les débats et quitter les lieux sur le champ, mais sadiquement, elle se plaisait à prolonger le supplice. Se retirer lui semblait la meilleure solution, et sans trop savoir pourquoi, la seconde d'après, elle n'en était plus vraiment certaine. Coucher avec Peter lui avait fait du bien, pendant que ça a duré, mais désormais elle se retrouvait au point de départ, perdue, mal dans sa peau, sans perspective d'avenir.
Parler retardait l'échéance d'une confrontation avec l'après.
-Ne te force surtout pas à ménager mon ego, lâcha-il avec amertume. Il n'y a rien de pire pour un homme que d'inspirer la pitié.
Peter s'approcha d'elle, et, remarquant qu'elle se montrait subtilement gênée par sa nudité, enroula le drap du sommier autour de sa taille.
...Honnêtement, je n'ai aucune envie de débriefer sur une coucherie. Crois-moi, c'est le dernier de mes soucis.
Le ton employé et la sévérité de son regard la déstabilisèrent. Elle en arriverait presque à le prendre au sérieux, ce qui en ferait, du loin de sa mémoire, une grande première. Trop fière pour accepter de dévoiler sa soudaine vulnérabilité, elle éprouva l'envie salvatrice, le besoin irrépressible de lui faire mal, et cela sans l'once d'un remord.
-Écoute, si tu espères quoi que ce soit de moi alors reviens sur terre tout de suite, coucher ne signifie pas s'engager. J'avais besoin de me changer les idées, et tu étais la personne toute désignée pour ça. Ça ne va pas plus loin. Et puis tu n'as pas à te plaindre, tu as fini par avoir ce que tu voulais. Je ne vais pas m'excuser de m'être servi de toi. Rappelle-moi juste le nombre de nanas que tu as jeté après une séance au plumard.
-Ça n'a absolument rien à voir, protesta-t-il. Là, c'est moi qui subis. C'est totalement différent.
Lara ne trouva rien à y ajouter. Elle le perça d'un regard méprisant avant de lui tourner le dos et d'actionner la poignée de la porte.
...Attends!
Peter se précipita à son encontre et lui agrippa le bras. Geste malheureux qui lui valut de se retrouver les fesses plaquées au parquet. La grimace fut à la hauteur de sa surprise.
...Aïe, souffla-t-il avec un train de retard.
Lara n’éprouvait aucune satisfaction particulière quant à sa réaction, mais elle détestait qu'on la restreigne de ses mouvements contre son gré. Heureusement, Peter était robuste, sans quoi elle s'en serait voulu, au moins pendant quelques secondes. Elle soupira, entrouvrit la porte, mais fut à nouveau stoppée dans son élan.
...C'est ça fuis. Si tu penses qu'une fois partie, ton calvaire va s'estomper, tu te trompes.
Preuve que l'efficacité des mots prévalait bien souvent sur celle des gestes. Figée devant la porte, elle hésitait toujours à en franchir le seuil. Une partie d'elle souhaitait être retenue, assez pour se retourner et le confronter.
-De quoi tu parles ?
Le téléphone de Peter sonna, mais il n'y prêta aucune attention.
-Je sais pourquoi tu es venue me trouver !
-Oui, tu le sais puisque je viens de te l’expliquer.
-T'es dans une mauvaise passe depuis cette foutue mission. T’as perdu Takeshi, et tu sais quoi ? t'es pas la seule. Moi aussi je l'appréciais. Pour Chris et Chiara, c'est la même chose.
Lara s'attendait à ce genre de discours, mais cela ne la soulageait pas pour autant. Une lassitude exacerbée épousa ses traits, mais il en fallut bien plus à Peter pour abandonner.
...Tu vas super mal. Tu te sens vide à l'intérieur, et qu'est-ce que tu fais ? Qui est ce que tu viens retrouver pour oublier ne serait-ce qu'une petite heure tous tes problèmes ?
Le téléphone persistait à sonner.
-Et dans ton esprit perturbé, qu'est-ce que t’en déduis ?
-J'en déduis que quand t'es au fond du trou, c'est chez moi que tu débarques. C'est plutôt flatteur quand j' y pense. Alors oui, je sais que t'es pas foutu de ressentir le dixième de ce que je ressens pour toi. T'es pas amoureuse, mais je te fais du bien, et ça, tu vois, je suis prêt à l'encaisser, parce que c'est tout ce qu'il me reste pour espérer compter un peu dans ta vie.
-Et ça te suffit ? s'étonna Lara. Je me sers de toi et tu l'acceptes.
La sonnerie s'estompa définitivement.
-Ce que tu ne comprends pas, c'est que je ne plaisante pas avec toi. Je ne t'ai jamais considéré comme un coup sans lendemain. Ni même comme un coup à vrai dire. Ta présence me suffit amplement, alors quand t'as débarqué chez moi avec des idées plein la tête, autant te dire que ça n'a pas été simple pour remettre de l'ordre dans ce qui me sert de cerveau. La plupart du temps, avec les nanas, je me fous de ce qu'elles ressentent. Je fais mon truc et au revoir, sauf qu'avec toi, je ne voulais pas me planter. Tu veux m'utiliser, fais-le sans culpabiliser. Je ne te demanderai jamais rien en retour. Si je peux te soulager alors tu fais de moi le plus pathétique et le plus heureux des hommes.
Lara n'en attendait pas tant. Son discours ne changeait rien à la donne. Son cœur restait fermé à une relation, néanmoins, sa perception de l'homme changea drastiquement. Si elle doutait des sentiments de Peter à son égard, il venait de la rassurer sur ce point, allant jusqu’à gagner son respect. Désormais, Lara se surprenait à entrevoir une issue nouvelle par le prisme d'un simple constat : il comptait. L'admettre était un premier pas vers l'après.
-Tu es pathétique, c'est vrai ! confirma-t-elle, sans détour.
Peter acquiesça docilement.
...Dans cette affaire, j'ai bien peur que tu ne sois pas le seul. Je ne vaux pas mieux. Dans le genre pétasse, j'ai franchi un palier.
Encore une fois, il n’apporta pas la moindre contradiction.
...Écoutes ! Je vais être franche. Je ne m'imagine pas fonder quoique ce soit avec toi ni avec quiconque d'ailleurs. Je te mentirais si je t'affirmais le contraire. Les histoires de couple, c'est pas mon truc. Mais t'as raison, j'ai besoin de toi, autant que tu penses avoir besoin de moi. L'équation est simple. Si on a envie l'un de l'autre, on serait tous les deux encore plus pathétiques de ne pas en profiter.
Sur ses mots, elle s'approcha de lui et, d'un coup sec, tira sur le drap qui ceignait sa taille.
...Tu crois que tu peux tenir la distance ? le provoqua-t-elle avec un air de défi.
Ils s'embrassèrent, langoureusement.
-Tu pourrais fatiguer avant moi, répliqua-t-il en l’aidant à se dévêtir à son tour.
Lancés pour un deuxième round, leurs deux téléphones sonnèrent conjointement, stoppant net leurs intrépides manœuvres. Un coup de fil n'était pas forcément synonyme d'urgence, mais deux simultanément, cela sentait les ennuis. Ils s'épièrent dans un échange de déduction partagée. Chacun s'empressa de saisir son téléphone.
...Ça vient de Johnson ! annonça Peter.
-Et moi de Chris, dit-elle en lisant le message qui lui était destiné.
Leur réaction fut immédiate. Les deux amants illégitimes se toisèrent gravement. Les nouvelles annulaient définitivement toute perspective de match retour. L'heure de reprendre du service venait de sonner.
***
Des montagnes, des collines, des vallées verdoyantes, des lacs profonds assombris sous leur manteau de brume, et de vastes espaces vides de toute habitation. Intégré à ce panorama sauvage, échouée sur un petit lopin de terre, se dressait une vieille maison de pierres à la toiture usée. Une fine fumée blanche s'échappait de la cheminée, s’étirant vers le ciel comme pour se mêler à l'abstrait tableau de nuages humides, flottant tels une menace constante sur les Highlands.
Cette modeste demeure, entourée par la lande colorée de chardon et de bruyère aux teintes améthystes, semblait figée dans une époque décimée. Balayés par les vents glacés, quelques moutons erraient dans les environs, survolés ici et là par quelques oiseaux marins qui luttaient pour garder le cap. Des milliers de légendes habitaient ces terres. L'une d'entre elles dépeignait le souffle du vent, s'infiltrant à travers les interstices des parois mal isolées, comme le chant des ancêtres provenant de l'au-delà. Ainsi, le temps peu clément se voulait le témoin des luttes passées, afin que personne n'oublie les sacrifices de ce peuple fier et combattant.
Pendue aux lèvres du vieil homme, Liv semblait boire ses paroles comme une élève attentive au chevet de son professeur. Morahtk lui avait conté tant d'histoires et de légendes sur l'Écosse, que la jeune femme en était devenue l'une de ses plus ferventes ambassadrices. Dans une contrée aussi reculée, s'évader par l’imaginaire devenait presque une nécessité. Le vieil homme, malgré les conditions de vie rudimentaires, s’efforçait d'égayer un peu le quotidien de cette femme, peu familiarisée à ce mode d’existence. En tant que soldat vétéran habitué à l’inconfort, il sous-estimait sans doute la capacité de Liv à s'acclimater à son environnement. Depuis son arrivée, pas une seule récrimination n’avait franchi ses lèvres. Pourtant, la rudesse de la vie sur les hautes terres ne les épargnait pas. La nuit, le froid y était glacial, et la journée, la pluie venait souvent perturber leur quotidien.
Malgré leur statut de fugitifs, Liv s'évertuait à garder le sourire et s'attelait à la tâche sans souffrir de la comparaison avec les deux hommes. Nourrir le bétail, traire les chèvres pour en extirper le lait, puiser l'eau traitée et ramener du bois pour le feu : autant de labeurs qu'elle accomplissait avec une volonté exemplaire. Sa résilience avait eu le mérite de briser les réticences du vieux Briscard, peu enclin à faire preuve de compréhension à l'aune de leur relation.
Les premières interactions, saupoudrées de préjugés misogynes en tout genre, annonçaient pourtant une cohabitation difficile. Pour le vieux guerrier, s'enticher d'une femme en étant activement recherchés par l'empire relevait d'un bien mauvais calcul. Désormais, il se demandait si ce n'était pas lui, le boulet de service.
Ses vieux os usés limitaient ses mouvements, et malgré la robustesse d'un corps forgé par de rudes batailles, son état déclinait au fil du temps. Conscient de ses faiblesses, lui aussi avait dû s'adapter à sa condition. L'esprit était devenu une alternative satisfaisante pour contrebalancer ses tares physiques.
Levé de bon matin, Morahtk avait été accueilli par le parfum envoûtant d’un arabica fraichement infusé. Le temps de s’asseoir autour de la vieille table de bois, qu'une tasse fumante lui fut servie. La jeune femme en avait profité pour enlever son tablier, défaire son chignon et s'installer en face de lui afin de converser comme ils en avaient pris l'habitude depuis un certain temps. Elle n'avait pas changé de place depuis, entretenue par les récits captivants du vieil homme.
Ryane, quant à lui, brillait par son absence. Comme tous les matins, il était parti rejoindre les hauteurs pour s'adonner à son entraînement quotidien, laissant ainsi à deux êtres, issus de générations différentes, l'opportunité d'établir et de consolider des liens précieux en isolement.
Bien qu'au départ, leurs échanges tournaient autour de leur passé respectif, désormais des discussions plus philosophiques rythmaient leurs débats. Morahtk appréciait tout particulièrement la vivacité d'esprit de Liv, ainsi que son caractère affirmé. Elle l'écoutait toujours avec attention, de quoi flatter son ego d'érudit et d'homme sage autoproclamé, mais ne se laissait jamais impressionner pour autant. La jeune femme n’hésitait pas à faire valoir ses idées, et ne manquait jamais de répondant lorsqu'elle se montrait en désaccord.
En ce jour, il n'y eut pourtant aucun débat clivant. Liv se laissa emporter par le flot d'une histoire narrée avec passion, prenant racine à l'époque lointaine des guerres entre l'écosse et le royaume d’Angleterre. Parvenant à son anecdote finale, le visage de Morahtk se décomposa en ingurgitant le fond de café froid qui stagnait dans sa tasse.
-Je parle beaucoup trop ! constata-t-il en repoussant son breuvage auquel il vouait un écœurement non feint.
-J'aime quand vous parlez, dit-elle en le toisant d'un regard lumineux et rêveur.
Morahtk sentit la chaleur lui monter aux joues. Quelques rides prononcées au coin des paupières accentuaient son sourire bienveillant à l'égard de la jeune femme, la laissant à son tour dans l'embarras.
-Vous êtes belle ! dit-il en la considérant avec tendresse. Je comprends ce que Ryane vous trouve.
-Vraiment ?
Elle inclina la tête, caressant machinalement ses cheveux par gêne.
...Je ne trouve pas.
-Vous vous trompez ! Mais ce n'est pas là, votre seul atout. Au-delà de votre beauté, vous êtes une femme de conviction. J'en porte encore sur moi les séquelles de notre discussion d'hier. Vous n'êtes pas le genre à vous laisser marcher dessus. Et je ne parle pas seulement de nos différents philosophiques. Ryane est une tête de mule, mais vous avez su lui montrer la voie, chose qu'un vieil homme comme moi n'a jamais pu faire en autant d'années à le côtoyer. Il n'y a qu'à voir comment il vous regarde.
-Vous avez une bien basse opinion de vous-même. Vous êtes important pour lui. Il vous considère comme un père. Moi, je n'ai rien fait de spécial.
-Allons jeune fille ! Si vous ne voyez pas à quel point vous l'avez changé, alors vous devez être foutrement aveugle. Je lui ai appris tout ce que je savais pour qu’il devienne un général apte à servir l'empire, mais vous, vous avez fait de lui un homme. Vous lui avez ouvert les yeux.
-Je ne m'en vanterais pas, rétorqua-t-elle avec amertume. Après tout, il avait une carrière, un avenir, avant de me connaître. Désormais, vous êtes devenus des fugitifs, et je m'en tiens en grande partie responsable. Je n'avais pas imaginé les conséquences et puis...je ne m'imaginais pas tomber amoureuse...
La jeune femme laissa échapper ses sentiments en suspens, comme un soupir effleuré du bout des lèvres. Une lumière illumina son visage lorsqu'elle prononça, avec la fougue et la naïveté d'une adolescente, un terme qu'elle considérait désuet et en parfait décalage avec son époque. Elle aurait souhaité trouver une façon plus mature de l'exprimer, voire ne pas l'exprimer du tout, compte tenu des circonstances, mais Morahtk eut la galanterie de ne pas relever la forme enfantine, pour se contenter du fond. Ce dernier semblait happé par une tendre mélancolie, son regard perdu attisant les cendres d'un lointain passé.
-Responsable d'aimer ? reprit-il avec un scepticisme exacerbé. Vous vous posez trop de questions mon enfant. Trop pour un monde aussi peu sérieux que le nôtre.
-Pardon ? insista-t-elle en le toisant d'un regard oblique.
-Écoutez bien ce que je vais vous dire...
Le vieil homme posa ses vieilles mains sillonnées de nervures bleutées sur la table.
... Dans cette société en perdition, on inverse les valeurs en glorifiant la haine et en banalisant les actes d'amour. On parle de géopolitique, on commet des crimes en son nom, on fait des guerres en pensant agir pour le bien de tous, et finalement on se rend compte que tout ceci n'est qu'une funeste fumisterie. Si vous ne faites pas attention, ils vous feront détester les opprimés et aimer les oppresseurs. Ce qui se cache derrière cet écran de fumée, ce sont les intérêts. Tous les actes aussi vils soient-ils répondent à une soif avide de pouvoir, aux plus bas instincts de l’humanité. Les rois, les présidents, les Déités elles-mêmes, tous ont pour point commun la même ambition.
La jeune femme écoutait avec attention, prise par le flot d'une intensité qu'elle ne lui connaissait pas jusqu'alors.
...Ils créent la haine, l'entretiennent, parce qu'ils en ont besoin pour régner. C'est un adage vieux comme le monde. Ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités vous feront commettre des atrocités. Il est si facile de s'inventer un ennemi commun pour manipuler les masses et parvenir à ses fins. Je ne parle pas forcément des puissants. Nous le faisons tous, plus ou moins, à notre échelle, mais aimer, ce sentiment fait appel à ce que nous avons de meilleur en chacun de nous. Tout comme il est plus aisé de détruire que de créer, aimer est un acte de foi en l'autre qui tient du miracle. J'ai vécu dans la haine toute ma vie, et pourtant je n'ai rien accompli. Rien ne m'a rendu plus fier que d'avoir aimé et d'avoir été aimé en retour. À la fin, c'est tout ce qui comptera jamais, alors n’éprouvez aucune honte à le ressentir pleinement, ni à l'exprimer.
Il inclina la tête vers l’arrière, puis inspira profondément par les narines en fermant les yeux.
...C'est comme respirer ! C'est vital. On le tient pour acquis, alors que rien ne l'est éternellement. Quelquefois, il est bon de se poser et de se recentrer sur ce qui importe vraiment, ne croyez-vous pas ?
Convaincue, la jeune femme ne comptait pas le contredire. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire d'une innocente sincérité. Le genre de sourire libre et sans filtre, dénué de toute entrave à l'oubli de soi.
-Je ne vous savais pas si sentimental.
-Bah ! bougonna le vieil homme. Il faut croire que c'est tout ce qu'il me reste : l'amertume et une certaine nostalgie. Prenez ce dont vous besoin et laissez le reste. Je me pavane, mais au fond, qui suis-je pour parler de sujets qui me dépassent totalement.
Liv, qui ne l'entendait pas de cette oreille, inclina ses coudes à même la table pour mieux s'approcher du vieil homme.
-Racontez moi tout ! insista-t-elle en plongeant ses grands yeux bleus hypnotiques dans les siens.
Morahtk, incapable de diluer sa longue histoire au détour d’une simple conversation, se décida à en extraire l’essence, le cœur de ce qu’il considérait comme un trésor inestimable.
-Très bien, dans ce cas, je vous raconterai l'essentiel.
À cet instant, Liv put lire dans son regard une émotion profonde, un sentiment qui la transporta à travers un instant de vie si commun dans sa particularité.
...Je ne vous parlerai pas d'elle, mais de tout ce qu'elle représentait. Si certains prétendent que l'amour rend aveugle, à moi, il m'a ouvert les yeux. Lorsqu'elle a posé son regard sur ma personne, alors tout s'est illuminé. La couleur du ciel, l'air que je respirais, la douceur du soleil sur ma peau, mon cœur, mon corps. Ce monde dans lequel j’errais depuis tant d’année comme une âme en peine m’apparut changé, merveilleux, empreint d'une forme de plénitude insondable, comme purifié d'une lumière vivifiante. Ça a l'air exagéré dit comme ça, mais croyez-moi, c'est encore bien loin de la réalité. À l'époque j'étais soldat. Je faisais mes classes à l'école militaire. C'est là-bas que je l'ai rencontrée. Je m'en souviens comme si c'était hier. Son sourire, l'intensité de son regard, à vrai dire, vous lui ressemblez de bien des façons.
Pendue aux lèvres du vieil homme, Liv était fascinée par la puissance évocatrice de son élocution, en tout point sincère et passionnée.
...Veuillez m'en excuser, mais je n'irai pas plus loin. L'histoire, vous la connaissez déjà. C'est la vie, l'amour, son lot d'espoir, de joie et de peine propre à chacun. Je l'aimais. Elle était ma terre, mon ciel, et nous sommes tous soumis à la même gravité universelle. La fin du voyage importe peu. Ce qui compte, ce qui reste, c'est le chemin. Les histoires se superposent, mais ne se ressemblent pas. C'est ce qui les rend à la fois uniques et banales, mais tellement précieuses. Croyez-moi, je suis bien placé pour en parler. C'est tout ce qui restera à tout jamais là-dedans.
Il conclut ainsi en liant le geste à la parole, de son index collé à sa tempe. Liv aurait souhaité en apprendre plus, connaître son nom, son apparence, et la fin de l'histoire, mais elle devait respecter son choix. La curiosité aidant, elle l'imagina à sa façon, se créant pour elle-même sa propre interprétation de la femme idéale.
-Elle devait être exceptionnelle.
-J'ai bien dit qu'elle vous ressemblait.
Légèrement surprise par la comparaison, elle afficha un sourire timide. Liv ne se considérait en rien exceptionnelle, mais elle apprécia le compliment pour peu qu'il soit sincère, et à n'en pas douter, le visage charmant et bienveillant du vieil homme, ses yeux humides et perçants transpiraient d'honnêteté. Pour autant, il arrive qu'à peine perceptiblement, le temps d'un battement de cil, une légère oscillation dans l'expression ne vienne perturber le courant d'une discussion jusqu'alors agréable et sereine, apportant à sa disconvenance son lot de « mais ».
-Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle sans lui laisser le temps de cogiter.
Tout d’abord surpris par la perspicacité de la jeune femme à lire entre les lignes, Morahtk se sentit soulagé de ne plus avoir à se tourmenter sur la manière d’aborder le sujet.
-Rien de grave, mais j'aimerai toutefois m'assurer que nous soyons sur la même longueur d'onde.
-Comment le savoir si vous ne le dites pas ?
Liv adopta une posture plus distante, bien recroquevillée contre le dossier de sa chaise, tandis qu'il la toisait d'un sourire feint. Le genre de sourire dont le but de rassurer s'en trouvait terni par la volonté même d'appuyer sur sa fonction première, celle d'atténuer une éventuelle discorde.
-Évidemment ! dit-il en cherchant ses mots avec une certaine gêne. Vous savez Liv, vous et Ryane, vous vivez le grand amour. Pour vous, tout ceci est important, mais pour lui... S'il a pris toutes ces décisions en allant jusqu'à défier un empire, et le terme n'est pas usurpé eut égard à sa position, c'est que pour lui vous êtes plus importante que tout, plus importante qu'un empire et que sa propre vie.
Liv devinait, à la teneur de ses propos, les futurs reproches advenir. Pourtant, elle ne comprenait pas bien le procédé consistant à lui soumettre l'idée qu'elle n'était en rien responsable du calvaire de son homme, pour ensuite la clouer au pilori de la culpabilité, si ce n'est par pur sadisme, chose dont elle le savait incapable. Ce discours éveilla en elle une curiosité qu'elle s'empressa de satisfaire.
-Et vos belles paroles sur l'amour ? prêcha-t-elle avec une pointe de sarcasme. J'imagine que ce n'était qu'une approche visant à faire baisser ma garde pour mieux me porter le coup d'estoc. C'est le genre de choses qu’on vous apprend à l'école militaire, non ? Sachez que je n'ai nul besoin de l'entendre. Je sais ma responsabilité, et j'en suis navré, mais qu'aurais-je du faire ? Lui mentir ? Le haïr ?
-Vous ne me comprenez pas, répondit Morahtk sur une tonalité incitant à l'apaisement. Je suis vieux, mais pas encore sénile au point de me contredire. Et si ça peut vous rassurer, on ne nous apprend pas à manier les mots à l'école militaire, mais les armes, peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que j'ai tant de mal à me faire comprendre.
-Mais ou voulez-vous en venir ?
-L'important ce n'est pas ce que vous auriez dû faire, mais ce qu'il vous reste à faire, et ce sera peut-être plus difficile pour vous que pour lui.
Toujours dans l'incompréhension, un léger froncement de sourcil incita le vieil homme à se faire plus concis.
...L'amour est une merveilleuse chose, et c'est précisément parce qu'il vous aime qu'il aura besoin de votre soutien inconditionnel. Ryane n'est pas un homme comme les autres. Il n'est pas né à notre époque. Il a dû tout apprendre très vite. Heureusement, il est particulièrement doué dans tout ce qu'il entreprend, et possède un talent inné pour s'adapter à toute sorte de situations. Pour l'avoir côtoyé, je peux dire que c'est le guerrier, l'homme le plus remarquable qu'il m'ait été donné de rencontrer.
-Là-dessus, on est bien d'accord. Et donc ?
Morahtk se leva de sa chaise pour la rejoindre et s'asseoir sur le coin de table, en posant une main conciliante sur son épaule. La chaleur dégagée par ses puissantes mains rugueuses eut un effet catalyseur et apaisant sur l’organisme de la jeune femme.
-Bientôt, il devra s'en aller pour mener un combat auquel ni vous ni moi n'avons notre place.
A cette pensée, une vague de frissons parcourut Liv, submergée par un froid intérieur. Le vieil homme, sensible aux ondes, resserra son étreinte de façon à réguler la température de son corps.
...L'amour qu'il vous porte est la plus grande de ses forces, mais aussi la plus grande de ses faiblesses. Voilà pourquoi vous devez vous montrer forte et le soutenir, quoiqu'il décide. Si jamais il partait sans votre aval, alors ça pourrait engendrer des conséquences dramatiques.
-Il vous en a parlé n'est-ce pas ?
-C'est un combattant, Liv. Un combattant qui doute sur le terrain a déjà un pied dans la tombe.
-Vous ne répondez pas à ma question ?
D'un geste brusque, elle écarta la main amicale de son épaule et se dressa face à lui, repoussant la chaise grinçante sur le parquet. Sa soudaine agressivité ne reflétait pas une colère, mais une peur irraisonnée : celle de perdre pied face à un avenir incertain.
-Il m'en a parlé pendant que vous dormiez, avoua-t-il bassement. Ryane fait des rêves étranges. Il ressent, il voit des choses qui nous échappent. Une lutte à l'issue incertaine l'attend. Il l'a vu en songe. Il s'y prépare, mais sa plus grande peur reste liée à votre réaction. Il a besoin de vous, plus que jamais, de votre consentement. Il en a besoin pour combattre l'esprit libre, et pour cela, il vous faudra subir le poids de l'incertitude.
Morathk détourna un instant le regard, comme pour peser ses mots, avant de revenir à elle, le visage empreint de gravité.
…Vous resterez ici, aveugle, à attendre un homme qui ne reviendra peut-être jamais. Si vous essayez de le retenir, de l'empêcher d'accomplir son destin, il partira quand même… et vous le perdrez. Il a besoin de vous Liv, de votre soutien, et personne ne pourra vous soutenir en retour. C'est un fardeau lourd à porter, mais nécessaire.
Elle ne répondit pas. Le menton incliné, ses pupilles oscillaient de droite à gauche, reflets de ses tempêtes intérieures. Il y a peu, l’état du monde lui importait, désormais, il lui était devenu étranger, presque indifférent. Les paroles du vieil homme ne résonnaient pas comme une surprise, mais comme un simple rappel à l'ordre. La dure réalité s'imposera toujours, peu importe à quel point on souhaite la fuir.
De l'espace, du grand air… Ici, elle étouffait. Marcher lui ferait sans doute du bien. Elle enfila alors son gilet machinalement, silencieuse et pourtant hurlante à l'intérieur, soumise au regard à la fois dur et mélancolique d'un vieillard désabusé depuis trop longtemps pour manquer d'honnêteté.
...Je me devais de vous le dire, confessa-t-il, comme pour expier sa fausse maladresse.
-Merci ! exprima-t-elle à bout d'effort, en emportant dans son sillage les violentes bourrasques extérieures.
Morahtk resta ainsi, immobile, plongé dans l'obscurité d'une demeure hantée par les légendes qu’il avait créées de toutes pièces. La vérité n'allait pas sans son lot de souffrance, contrairement au mensonge fédérateur pour un temps. Trop âgé pour affronter les démons du présent, il se réfugiait désormais dans les anges du passé, et alors un fin sourire remodela les traits de son visage ridé. Parce qu'il savait l'esprit plus puissant que le corps, aujourd'hui tout lui semblait limpide. Elle se trouvait là, bien présente à ses côtés, pour toujours et sans doute au-delà, car au cycle de la réincarnation, il vouait une allégeance nouvelle, sans doute insufflée par la nécessité de trouver un sens à ses tourments. Peut-être se revoyait-il en Liv et Ryane, assez pour leur souhaiter un avenir plus clément que le sien. À l'intérieur de la bâtisse, le chant des ancêtres entonnait sa douce litanie.
****
Dans l'immensité presque infinie des hauts plateaux verdoyants, survolant l'étendue bleutée des Grands Lacs échancrés en contre bas, la silhouette d'un homme à moitié vêtu se distinguait comme un point, un grain de poussière, se confondant dans l’environnement immaculé et sauvage de ces terres immortelles. Les plaines se dessinaient à perte de vue, morcelées en îlots par les Lacs scintillants. Au nord, l'ombre des chaînes de montagnes épousait l'esquisse bleutée de la mer, tandis qu'au sud, de sombres nuages menaçaient les vallées continentales de leur courroux.
La main droite posée platement sur la main gauche, les jambes enchevêtrées, le buste relevé et les yeux clos, Ryane faisait face à un paysage qu'il ne percevait plus. La posture immobile, seuls ses cheveux bousculés par le souffle froid, semblaient s'accorder aux rudes rafales tournoyantes. L'air marin, s'engouffrant à travers les masses rocheuses en altitude, parvenait, dans son état de semi-conscience, à infiltrer ses narines jusqu'à se déplacer le long de sa trachée, signe d'une méditation encore imparfaite.
Désynchronisé de son but initial, Ryane ne parvenait pas à atteindre le niveau de concentration nécessaire à l'hégémonie de l'esprit sur le corps. À l’image des forces invisibles sévissant sur la plaine, il se sentait torturé, prêt à exploser dans un feu d'artifice incontrôlable.
Depuis sa prise de conscience de ce monde factice et corrompu, le guerrier n'incarnait plus que l'ombre de lui-même. L’entraînement quotidien ne suffisait plus à canaliser cet excès de rage qui le rongeait, tel un cancer, de l'intérieur.
Chaque fois que ses paupières se fermaient, les visages cruels de Drago, de Kendra, et du Dieu Cerf sous son allure trompeuse de vieil homme dégénéré, se rappelaient à ses récents échecs. Leurs sourires provocateurs imprégnaient son esprit, accentuant les battements de son cœur malgré lui. L'envie de mettre fin à cette tourmente imposa à son regard colérique, la vision pittoresque du paysage. Sans s'en rendre compte, il tenait fermement le manche de son katana à tête de dragon, prêt à dégainer pour trancher les fantômes de son subconscient. Finalement, il se ravisa et reposa son arme à même le sol.
D'une légère inclinaison de la nuque et des épaules, il expira lourdement, chassant les mauvaises ondes et retrouvant, momentanément, une sensation de légèreté et de répit. Sur sa peau, pâlie et endurcie par le froid, venait s'ajouter l'humidité du crachin, sous l'impulsion des nappes brumeuses déchirées par les vents contraires. Si son corps athlétique s’harmonisait parfaitement avec son environnement immédiat, son esprit le fuyait comme une ombre, inatteignable malgré sa proximité presque palpable. Une de plus. Encore. Une énième tentative avortée, pour autant d'échecs à atteindre la plénitude souhaitée.
Cependant, l’expérience lui avait appris que l'échec constituait une composante inéluctable du cycle naturel de l'apprentissage et de l’accomplissement. Refusant de se laisser asservir par un pessimisme contraignant, il inspira profondément et réitéra sa méditation transcendantale. Sa défaite contre Saldin pendant la campagne du désert, la prise de pouvoir de Drago, son revirement soudain et la fuite qui en a découlé : tous ces évènements avaient entamé sa confiance, et accentué sa quête rédemptrice, nourrie par un acharnement physique et spirituel.
Désormais que l'échéance se dessinait à travers ses songes inconscients, il lui fallait s'élever au-delà de tout ce qu'il fut jadis, se surpasser pour devenir meilleur. Un meilleur tueur, certes, mais surtout un meilleur homme, doté d’une volonté inébranlable, à l’image de son illustre adversaire, de Kaina protégeant ses enfants, ou encore de Liv lors de leur première rencontre. Pourtant, en l’état, il n'y parvenait toujours pas. Son esprit se focalisait trop sur la douleur. Il devait se transcender pour dominer ce froid glacial, cette sensation désagréable de roche instable, ces gouttes de pluie coupantes comme du verre, et ces rafales qui lacéraient son visage et son torse nu sans considération.
Une fois la souffrance contenue par un corps sculpté pour la soumettre, son esprit eut tout loisir de s'épancher sur ses peurs les plus intimes et ses doutes. La peur d'échouer, de prendre la mauvaise décision, de ne pas être à la hauteur, ou encore celle de perdre ses proches : Toutes ces pensées sombres l’empêchaient d’accéder à l’étape suivante. Dans ce marasme, il entrevit pourtant une porte de sortie, un espoir auquel se raccrocher. Et si, finalement, tout se déroulait comme il l'espérait, préservant son ego, son amour, et tout le reste ?
Après la pensée vint la non-pensée, la négation d'une quelconque interprétation. Se laisser dériver comme le courant d’une rivière, sans conscience de sa propre existence, disparaître pour ne laisser que le mouvement. Le courant le porta au-delà de son point d'ancrage, dans un lieu à la temporalité incertaine.
Une troupe avançait dans les décombres d'un bâtiment imprégné par les ondes maléfiques des trois Déités. La jeune tueuse, celle qu'il avait affrontée dans les souterrains, marchait au côté de Buffy. Le vampire blond, rencontré au cœur de la terre, était présent lui aussi. Une chambre blanche, épurée de vide, semblait les engloutir. Soudain, une lumière aveuglante transforma brusquement le décor. Un portail apparut, et avec lui un autre lieu, plus familier : le centre de Londres. Mais pas seulement. L'ouest, l'est, le nord, le sud. Partout, la foule défilait, scandant des appels à la liberté et exprimant son indignation face à l'ingérence de l'armée. Des panneaux, des liesses, des cris et des chants, et pour les faire taire, une armée.
Revêtus de leurs exosquelettes, les soldats de l'Empire formaient les rangs, prédateurs silencieux, prêts à laisser libre cours à leurs plus bas instincts. Au-dessus, des drones menaçants survolaient la foule, contenue et nassée sans la moindre échappatoire. Les manifestants se composaient essentiellement d’adultes, des travailleurs pour la plupart, des personnes âgées courbées par le poids de leur dur labeur. Le soleil pointait à l’horizon, et les drones, tels des vautours, attendaient patiemment leur heure. Ce sourire cruel, ce regard vicieux, insensible, et cette parole criminelle… L'ordre fut donné avec une intonation que Ryane percevait distinctement à travers les lèvres craquelées du commandant. La mort, c’était tout ce qui les attendait. Une tuerie de masse engendrée par les coups de semonce qui éclatèrent simultanément aux quatre coins de la ville, déchirant le ciel.
Des cris, des silhouettes tombant comme des mouches, et toujours ce sourire assoiffé de sang. Sous l'effet de panique, des milliers de corps se percutaient, s'entrecroisaient, se piétinaient dans une tentative désespérée de fuite, mais dans un sens comme dans l'autre, l'étau se refermait, avec pour seule finalité, la faucheuse pour les accueillir. Les hurlements s'interrompirent brusquement sous les volutes de fumées blanches, utilisées pour aveugler l'ennemi.
Une autre bataille. La même ville, mais dans une temporalité différente. Dans l'obscurité, deux portails s'ouvrirent, illuminant la rue chaotique de leurs halos lumineux. Dans une autre temporalité encore, apparut un manoir et un homme marqué dans son dos par le tatouage du démon. Une ombre indistincte l'accompagnait, plus terrifiante encore que celle du Cerf, du Loup et du Bélier. L'aura ténébreuse dégageait une pression si intense que le retour à la réalité fut brutal et instantané.
Les yeux grands ouverts, Ryane haletait, à la recherche de son second souffle. Ses deux mains, étalées sur le sol, l'empêchaient de tomber à la renverse. Perdu entre le monde des rêves et les terres des Highlands, il peinait à se situer. Ses visions lui avaient semblé si réelles. Ce n’était évidemment pas un simple rêve, mais un songe d'un autre ordre.
Marqué par ce voyage apocalyptique, un profond malaise l'envahit. Un drame venait de se produire à l'instant même. Il le ressentait comme un coup de poignard en plein cœur, convaincu que ses sens aiguisés de tueurs ne le trahissaient pas. Totalement bouleversé par ces visions de mort, il resta figé quelque instant, dans un besoin d'y voir plus clair.
Les images imprégnant son esprit défilaient en vagues ininterrompues, sans qu'il ne parvienne en décrypter la véritable teneur. Étaient-ce les signes annonciateurs des changements à venir ou simplement les prémisses d'une nouvelle apocalypse ? Dans les deux cas, il lui fallait agir. Au fond, il ne se sentait pas prêt, mais que pouvait-il faire d'autre ? Rester cloîtré, à l'abri d'un monde qu'il avait contribué à soumettre, n'était pas une option. Sa dette envers ces pauvres gens, envers Liv et envers l'homme qu'il aspirait à devenir, demandait à être rétribuée. Pourtant, à l'heure de la décision, le doute persistait toujours. En y allant, il risquait de tout perdre et en restant, il se perdrait tout autant.
Les yeux levés vers le ciel, la tête plantée dans les nuages, il hurla à s'en déchirer les cordes vocales. Défiant les éléments, il serra ses poings de rage et, l’espace d’un instant, renoua avec un état primitif, sauvage, presque animal, semblable à sa renaissance dans les profondeurs du puits sépulcral. Soumis au diktat des vents violents, son cri de colère trouva pourtant un écho inattendu. Dans cette fureur, des bras l'étreignirent, diffusant une chaleur apaisante à son corps frigorifié. Cette sensation de douceur, blottie contre son dos, parvint à dompter sa rage. Sans même se retourner, il se laissa étreindre en joignant ses mains aux siennes, et en les pressant avec aplomb contre sa poitrine.
-Hé ! s’exclama-il, mélangeant la surprise à la gêne. Je ne t'attendais pas.
-C'est bien la première fois que j’arrive à te surprendre, répliqua Liv en collant son menton sur l'épaule dénudée du guerrier. On dirait que j'ai bien fait de venir.
Difficile pour Ryane de nier l'évidence. Rares se trouvaient les personnes capables de le prendre en défaut, et ce n'était pas avec une pirouette improvisée qu'il allait pouvoir se défiler. Après une telle manifestation de folie, elle s'attendait à des explications, et il souhaitait la préserver de ses propres névroses narcissiques. Son visage, marqué par la contrariété, se métamorphosa en un sourire dès lors qu'il se retourna pour lui faire face.
-Bonne surprise ! feignit-il en l'embrassant pour l’accueillir. Tu sais ce que c'est… L’entraînement. Crier m'aide à évacuer la pression. C'est un truc...de tueur...pour chasser les mauvais esprits.
-Bien sûr ! répondit-elle incrédule. Je pourrais y croire… dans un monde où tu serais extrêmement convaincant et moi, extrêmement naïve.
Le visage de Ryane se décomposa face à la perspicacité déconcertante de la jeune femme.
...T'es vraiment pas doué pour me mentir, et quelque part, ça me rassure. Le seul hic, c'est que tu ressentes le besoin de le faire. C'est généralement à ce moment-là que je m'inquiète.
Démasqué par sa piètre prestation, le guerrier détourna honteusement le regard, pour mieux se raviser d'un sourire espiègle, presque enfantin.
-Tu n'as pas à t'inquiéter, je t'assure. Tout va bien.
-Et tu continues de me mentir en me regardant droit dans les yeux, répliqua-t-elle sèchement. Je ne comprends pas pourquoi vous, les hommes, vous vous sentez toujours obligé de faire votre cinéma quand y a quelque chose qui ne va pas. Surtout que vous savez qu'on sait que vous savez, et que vous finirez fatalement par nous le dire...mais...oh mon dieu !
Liv s’interrompit brusquement, réalisant soudain la proximité du vide abyssal à ses pieds. Éprise de vertige et confrontée à la force du vent, elle perdit légèrement l'équilibre. Ryane lui tendit alors la main pour l'éloigner du bord de la falaise. Ils s'abritèrent quelques mètres plus loin, sous une voûte rocheuse ou traînaient des restes de rameaux de bois imbibés de cendres. Le guerrier récupéra le haut de sa tunique qu’il posa délicatement sur les épaules de sa bien-aimée. Ayant quitté le domaine à la hâte, la jeune femme ne portait qu'une simple robe brodée coupée au niveau des genoux, avec un fin gilet cardigan par-dessus. Pas de quoi la préserver du froid à cette altitude.
...Merci ! dit-elle en se blottissant à la tunique comme à une bouée de secours. Je me déteste d'être aussi frileuse alors que toi, tu te balades torse nu. Quand on a quitté Londres, c’était l’été. Ici, j'ai l'impression d'avoir franchi plusieurs fuseaux horaires.
Ses pommettes, raidies par le froid, arboraient une teinte rougeâtre. Ryane, quant à lui, échappait mystérieusement à cette contrainte.
-Ne t'en fais pas, mon corps est habitué à bien pire. Et puis, ça me donne une occasion de t'impressionner.
Liv le gratifia d’un regard empreint d'un scepticisme prononcé. Ce n'était pas le genre de femme à tout miser sur le physique, et second degré ou pas, inutile de le complimenter sur ses acquis.
-Ce n'est pas ton corps qui m'a rendue folle de toi. En parlant de folie, tu peux m'expliquer ce qui t'a pris tout à l'heure ?
Son visage, jusqu'alors serein, affichait désormais un air préoccupé.
-Je...Écoute, ce n’est rien, vraiment... C'est mon entraînement. Ça ne se passe pas comme je le voudrais. Je manque de concentration.
Elle exagéra un soupir.
-Je conçois qu'il soit difficile de se concentrer quand on hurle à la mort, ironisa-t-elle d’un œil affuté. Qu'est-ce que tu me caches? Et je te demande d'être honnête pour une fois.
Le regard inquisiteur de Liv donna l'impression à Ryane de subir un interrogatoire. Plus habitué à demander des comptes qu'à en en rendre, il en éprouva un certain malaise. Il tenta néanmoins de jouer, contraint et forcé, un rôle pour lequel il n'avait aucune prédisposition.
-Rien de plus que toi, protesta-t-il en usant de mauvaise foi. Par exemple, tu as le vertige, et je ne l'apprends que maintenant. On a tous nos petits jardins secrets.
Effarée par cette justification pitoyable, Liv secoua la tête, désabusée.
-Oui, sauf que je ne me suspends pas tous les quatre matins au bord d'une falaise. Je te rappelle qu'à Londres, je ne vivais pas au sommet d'un gratte-ciel. Ça n'a rien d'un secret, ce n'était simplement pas de circonstance, voilà tout. Mais toi, ça fait des semaines que quelque chose te tracasse. J'ai tout fait pour te laisser du temps, en espérant que tu finirais par te confier, mais tu ne me dis rien. J'ai parfois l'impression de vivre avec un fantôme. Tu es absent.
Lucide face aux accusations, Ryane ne reniait pas son attitude. Il acquiesça sans mot dire, le visage tendu, replié sur lui-même.
...J'ai une question à te poser, et je veux que tu me répondes franchement. Pourquoi viens-tu ici t’entraîner tous les jours pendant des heures ? Quel est le but ?
-Le but..., murmura-t-il en laissant la question en suspens.
-Oui ! Tu pars de bonne heure le matin, et tu reviens le soir. tu passes plus de temps ici qu'avec Morahtk et moi. Ces derniers temps, même quand tu es avec nous, tu te réfugies dans ta forteresse de solitude, et je veux comprendre pourquoi.
-Pour être prêt, le jour où...
Ryane avait répondu sans réfléchir, jusqu'à ce qu'il réalise son erreur.
-Le jour ou quoi ?
Il fronça les sourcils.
-Qu'est-ce que tu veux m'entendre dire ?
-La vérité. Tu n'as jamais eu l'intention de vivre ici avec moi. Tu n'as jamais voulu te contenter de cette vie-là.
-Qui s'en contenterait ? Ce n'est pas ce que je veux pour toi. Tu mérites mieux que cette vieille maison décrépie.
-Tu ne vas toujours pas au cœur des choses. Moi, je m'en contente. Peu m'importe de vivre ici ou ailleurs, mais toi, ça ne te suffit pas. Si c'était le cas, tu ne passerais pas ton temps à me fuir.
Le guerrier haussa les épaules, l'air résigné.
-Que veux-tu que je te dise ? Je suis un tueur. C'est dans mon sang. Je ne peux pas me contenter de rester là à ne rien faire pendant que Drago et ses troupes s'adonnent à un carnage. Je suis un combattant et j'ai beau t'aimer plus que tout, je sais que si je n'agis pas, je me renierai.
-Enfin, tu parles vrai. La vérité sonne mieux à l'oreille. Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt ?
-Parce que j'avais peur ! avoua-t-il d'une voix forte. C'est ce que tu voulais m'entendre dire ? Oui, je suis terrifié à l'idée de te perdre. J'ai peur de t'avoir donné de faux espoirs, peur de te décevoir, et peur de prendre la mauvaise décision.
-Avoir peur, c'est tout à fait naturel.
-Pas pour moi, répliqua-t-il sèchement, détourant le regard avant de la fixer à nouveau. Je n'ai jamais eu peur de perdre quoique ce soit avant. Je me laissais porter par le courant, et j'étais doué pour ça. Je tuais parce qu'on me l'ordonnait, parce qu'il n'y avait rien qui comptait. Quand j'allais sur un champ de bataille, je ne me souciais ni de la victoire ni de la défaite, parce que j'étais seul. J’me foutais bien de vivre ou de mourir, mais ce n'est plus le cas depuis que je t'ai rencontré. J'ai peur, Liv, parce que si je pars, je ne sais pas si je te reverrai, ni si quelqu'un pourra te protéger en mon absence. J'ai peur de perdre, peur de mourir, parce que j'ai enfin une raison de vivre.
-J'ai peur moi aussi, avoua-t-elle tristement. Peur qu'il t’arrive malheur, peur d'espérer ton retour pendant que ton corps pourrirait sur un champ de bataille. J'ai eu peur bien avant de te connaître, et je continue d'avoir peur, parce que le monde dans lequel on vit est incertain, et terrifiant. Mais il y a plus terrifiant encore : L'idée de t'imaginer à mes côtés pendant que des milliers de gens souffrent, pendant que tu te consumes à être quelqu'un que tu n'es pas. Je ne suis pas avec toi pour devenir une chaîne à tes pieds, mais pour t'épauler, te soutenir. Si tu dois te battre, alors je serai à tes côtés, à prier pour toi. Je ne te demanderai qu'une seule chose : si tu dois partir, fais-le avec l'intention de vaincre, et de revenir. Tu ne veux pas me faire souffrir ? Alors reviens-moi en vie.
Surpris par la teneur de ces propos, Ryane venait de réaliser son erreur. Une fois de plus, Liv s'était montrée bien plus forte que lui.
-Tu veux dire... ?
-Oui!
-Des événements se sont passés ou vont se passer. Je ne peux pas t'expliquer le pourquoi du comment, mais c'est grave, et j'ai l'impression que je peux changer les choses. Je dois rejoindre la capitale au plus vite.
-Par plus vite, tu entends...
-Demain! Je sais, c'est soudain, mais il s'est passé comme un déclic aujourd'hui, et je crains qu'il n'y ait plus de temps à perdre. Il est peut-être déjà trop tard.
-Je m'y étais préparé! souffla-t-elle avec détermination, comme pour s'en convaincre.
-Tu es une femme incroyable!
-Oui, et tu n’imagines pas à quel point ça me coûte.
-Je le sais, affirma-t-il en l'appelant de ses bras.
À l'ombre de leurs cheveux entremêlés, leurs visages s'épousèrent, tandis que l'atmosphère rugissait ses derniers soubresauts de colère. Plus tard dans l'après-midi, les nuages menaçants se dissipèrent, redonnant aux lacs et à l'horizon océanique, leurs teintes éclatantes. Le froid, toujours tenace, s’insinuait comme une présence persistante, mais la douce chaleur du feu crépitant, offrait un refuge réconfortant pour la jeune femme.
Derrière la fine couche de fumée, Liv ne le quittait pas des yeux. Emmitouflée dans sa tunique, elle contemplait avec passion et amertume l'homme danser avec son katana. Ce jour-là, Ryane présenta sa plus belle symphonie. Jamais ses mouvements n'avaient atteint un tel degré de perfection. À chaque friction de l'air, la lame scintillante semblait capturer la lumière de l'astre solaire pour mieux la disperser en éclat autour de lui, au rythme de ses gestes élégants et maitrisés.
Le corps et l'esprit, en parfaite symbiose, harmonisaient chacun de ses mouvements. Ses pas, à la fois puissants et légers, effleuraient la roche avec la dextérité d'un équilibriste suspendu à un fil. L'utilité dans l'inutilité, la pensée dans la non-pensée, la douceur dans la force : tout semblait découler naturellement, sans but ni loi précise, le corps et l'arme soumis à un instinct irrationnel, indéchiffrable, mais d'une beauté saisissante pour quiconque en fut le témoin.
La jeune femme garderait à jamais en mémoire cette prestation privilégiée, bien consciente que l’inexorable compte à rebours avait déjà commencé. Le soir venu, bravant le froid près du feu, leurs corps se réchauffèrent dans un tendre enlacement jusqu'à l’aube, à l'heure du départ. Meurtris, les deux amants se quittèrent le cœur lourd d’appréhension, mais avec l'espoir que bientôt leurs chemins se rejoindraient à nouveau. Liv adressa une prière au Dieu monothéiste, tandis que lui, porté par un amour indéfectible, s'en remettait au destin et à une promesse qu'il avait bien l'intention de tenir.
Ryane activa les moteurs du HM200, avec gravé dans sa tête, la saveur de cette nuit si particulière. Il ignorait ce qui l'attendait, mais en observant le radar affilié à l'écran, la perspective de revoir la fameuse tueuse raviva son goût pour l'aventure. L’idée de ces retrouvailles adoucit brièvement la tristesse de son départ précipité. Dans un monde régi par le mouvement perpétuel, il n’avait d’autre choix que de se laisser emporter par le courant, avant que n'advienne la fatale inertie.
*****
Londres exhalait des effluves de vapeurs grisâtres dans un silence lourd, étouffant, vidé de toute substance. Une odeur de charogne et de mort affluait dans le dédale de ruelles, comme si chacune portait le poids de ses propres crimes.
Des corps entassés comme du bétail, et au loin, quelques rugissements d'un microcosme mécanique, s'attelant à nettoyer la ville de ses déchets inavouables. Survolant ici et là, les mouches cybernétiques retransmettaient avidement, sur le réseau, la temporalité des événements, façonnés, interprétés, balancés comme une évidence. Le peuple inconscient, ces rebuts, ces traîtres, ces terroristes avait récolté le prix de son insoumission à l’empire, et ce n'était que justice : un simple retour à l'ordre diffusé en direct, à travers les écrans et toutes les ramifications d'un système visant à véhiculer des informations convergentes, indubitables, criantes de vérité de par leur essence, leur fonction, leur raison d'être.
À l'imprévu nul n'est tenu, et l'immédiateté ne souffrait d'aucun temps mort. Le débit de parole empêchait le silence salvateur de la réflexion. Meubler, déblatérer, occuper les esprits, parce qu'une personne avisée en valait une centaine, et une centaine, des milliers. Il fallait épuiser l'algorithme pour le réduire à son plus simple appareil : l'humanité dans ce tout ce qu'elle possède d'universalité. Les ondes affluaient, toujours en mouvement, horrifiées par le vide, s'affolant comme un trou noir se nourrissant de son propre champ gravitationnel, avalant la matière, avide, boulimique, régurgitant par un trop-plein les résidus insoumis à son rayonnement.
Perdues dans cette toile dévorante, trois âmes erraient, dépourvues de la moindre lueur dans le regard. Leur démarche désordonnée, leurs visages figés, inexpressifs et pâles, trahissaient une profonde désolation. Chaque corps enjambé les enfonçait, les piétinait, dans une mélopée silencieuse et assourdissante, profanant leur esprit d'un voile cadavérique, ou l'absence de mots répondait par échos au néant.
En mouvement dans l'inertie mortuaire, portés par le vide, ils avançaient malgré tout, soumis à l'attrait d'une force invisible, d'une idée simple, vitale, celle d'accéder au point de rassemblement. Ne pas perdre le cap, lever la truffe au vent et avancer coûte que coûte, en quête d'un je ne sais quoi salvateur capable de pallier leurs souffrances intérieures. Ce groupe, l'unité sept, constituait leur seul point de repère alors que le monde s'écroulait autour et en dedans, et que les larmes ne suffisaient plus à évacuer l'écume du cœur.
Ils progressaient, lentement, difficilement, retenant leur souffle pour ne pas respirer la mort, reboutant continuellement leurs pensées pour éviter qu'elles ne croupissent à leur pied, et ainsi grignoter les parcelles de pavés écarlates sans s'effondrer. Les yeux rivés sur le signal de localisation intégré à leur téléphone, ils convergèrent au point de rassemblement, refoulant volontairement les vrombissements lointains des machines besogneuses et les effluves répugnants de viandes froides, dégagées par les premières décompositions des corps criblées sans discernement.
Parvenus à destination, Chris, Chiara et Lara se rassemblèrent dans un petit périmètre, sans oser, ni parvenir à se soutenir du regard. Si pour l'heure, la présence de chacun apportait communément une force, il était trop tôt pour se confronter à une détresse capable de les enterrer six pieds sous terre. La tête basse, le silence lourd, chacun se réfugia dans un recueillement de circonstance, eu égard aux personnes disparues et à leur vie passée, car cet événement venait de briser une partie d'eux même à jamais ensevelie sous ces terres avec les défunts.
Chris, sans doute le plus expérimenté de la bande, leva la tête en premier. Par effet de chaîne, Lara et Chiara l’imitèrent. Une lueur nouvelle brillait dans leurs yeux, attisant la flamme de leurs ressentiments.
-Je ne marche plus ! déclara le soldat d’une voix solennelle et maîtrisé. Je ne peux plus...
Une vive émotion transparaissait de son discours, mais au sein de l'équipe, chacun se sentait prêt à jouer son rôle. Lara prit le relais.
-Ils sont allés trop loin...On est allé trop loin...
-Non ! intervint Chiara. Tout ça, ce n'est pas nous, ce n'est pas ce qu’on fait. Ce sont eux. C'est lui.
-Drago ! lâcha Chris, estomaqué. Wolfram et Hart, l'empire, ce putain de Nouveau Monde qu'ils ont créé, et on y a participé...
-Pas pour ça ! s’insurgea la tireuse d'élite. Pour rendre le monde meilleur.
-Peut-être, rétorqua silencieusement Chiara. Mais on savait où on mettait les pieds. On s'est juste menti chaque jour, parce que c'était plus facile ainsi.
-Ce qu'on faisait, insista Lara en cherchant l'appui de Chris. C'était juste. On n’a fait que traquer des criminels.
Le soldat hocha lugubrement la tête.
-On sait qui sont les criminels désormais !
-Tu veux dire...
-Ils ont commis l'irréparable en dévoilant leur véritable nature. Si j'ai accepté ce travail, c'était pour protéger les citoyens, faire en sorte que la justice s'applique pour tout le monde. Mais tout ça… ce n'était que de la poudre aux yeux. Tout vient de partir en fumée. Il est temps de prendre nos responsabilités, ici et maintenant. Il est temps de faire un choix.
Le soldat supportait les regards pesants de ces compagnons d'armes.
-Tu veux dire quitter l'équipe ? demanda Lara. Démissionner ? Pour aller où ? Pour faire quoi ? Mener la guerre contre le pouvoir en place ? À nous trois ? On est juste des fourmis. On ne compte même pas dans l'équation.
-Fourmis ou pas, aucun de nous n'a signé pour ça. Lara, Chiara, je ne vous oblige à rien.
-Je sais, mais... amorça Lara, avant de se rétracter. Oh, et puis merde, qu'est-ce qui me prend ? Qu'ils aillent se faire foutre. Quoique vous décidiez, je vous suivrai. Après tout, je n'ai que vous, alors...
Chiara, un peu distante, observait ses deux coéquipiers avec admiration. Elle retrouvait chez son chef de section la force de caractère et le sens de justice de son ancien mentor. Sa sœur d'arme ne se montrait pas moins louable, en s’efforçant, malgré ses incertitudes, de maintenir l'équipe à flot. Quelque part, cette connivence de groupe la rassurait. Les liens tissés entre chaque membre de l'équipe, qu'elle affiliait à sa propre famille, n'étaient pas feints.
Lorsque Chris braqua son attention sur sa personne, la jeune femme répondit sans se défiler.
-Pour moi, c'est très clair. Ils sont allés trop loin. La seule question est de savoir si nous sommes prêts à combattre un empire, avec tout ce que cela implique.
-On perdra ! avoua Chris. Il est clair qu'à nous trois, on ne fait pas le poids. Mais on ne sera pas seuls. la meute de Nyctimos sera avec nous, ou plus exactement, nous avec eux. Personnellement, si je dois mourir, autant que ce soit pour une bonne cause, plutôt que sur le théâtre des opérations en travaillant pour ces foutus Dieux.
-On est d'accord, mais qu'est-ce qu'on fait pour Johnson, Peter et les autres? s'inquiéta Lara. Est-ce qu'ils ne risquent pas d'en subir les conséquences?
-Non. Ils ne feront pas le lien avec nous, du moins pas tout de suite. Quand ça pétera, il y a de fortes chances pour que Johnson rejoigne nos rangs. En attendant, il se débrouillera pour cacher notre sédition. On peut lui faire confiance, c'est un homme de principe. Peter l'est aussi.
-Et si on démissionnait, tout simplement ? reprit Lara.
-Surtout pas! rétorqua Chiara. On ne démissionne pas quand on travaille pour l'empire. Ça serait immédiatement interprété comme un signe de trahison, et trois d'un coup, on attirerait fatalement l'attention. Une démission, c'est de la paperasse, et les registres nous accuseraient sans délai. On ne peut pas se le permettre.
Lara ne raisonnait pas comme à son habitude. Son attachement à Peter et aux autres faussait sa faculté de réflexion. Sa jeune cadette, plus mature, n'hésitait pas à prendre ses responsabilités pour la ramener sur le droit chemin. Chiara ne cessait de l'impressionner malgré son jeune âge, mais il lui fallait désormais se ressaisir et assumer son rang.
-OK ! Donc, par où on commence ?
-L'idée, c'est de rejoindre la horde, répondit Chris. On ne sera pas forcément les bienvenus. Ils ne nous feront pas entièrement confiance, mais...
Le vrombissement d'une machine volante interrompit brusquement la discussion. Le drone projeta une onde rougeoyante pour scanner la zone. Détectant une intrusion, la machine se figea au-dessus de leur tête. Chris leva la main, intimant à son équipe de garder son calme.
...Pas d'inquiétude, on va se faire scanner. Une fois nos identités contrôlées, ce drone continuera son chemin.
Un laser balaya leurs silhouettes de la tête au pied, esquissant montées et descentes sans interruption. C'est alors qu'une voix robotique les interpella.
« Anomalie constatée. Confirmation d'intrus dans la zone »
La voix stridente et impersonnelle les cloua de stupeur.
...Impossible ! réagit Chris, en sortant sa carte de l'intérieur de sa veste militaire. Il y a une erreur. Nous sommes parfaitement en règle.
Pour autant, la machine semblait disconvenir à son affirmation. Elle virevoltait sèchement dans l'air, comme soumise à un dérèglement de ses circuits. Les rayons X scannèrent une fois de plus les trois soldats, en passant en revue la moindre parcelle de vêtements, jusqu'à sonder leurs squelettes.
-C'est pas normal ça, murmura Lara en saisissant l'arme qu'elle portait derrière ses reins, prête à s'en servir si nécessaire.
« Détection arme à feu. Annihilation de la cible. Annihila... »
Trois détonations retentirent. Le drone, perforé par endroits, fut traversé par un arc électrique avant de se disloquer dans une pluie d'étincelles rutilantes. Une fine fumée s'échappait du canon de l'arme que le soldat tenait d’une main ferme. En proie au doute, Lara fut soulagée d'avoir été devancée par son supérieur, bien qu'elle s’apprêtât à rendre le même verdict.
...C'est peut-être un défectueux, soupçonna-t-elle sans trop y croire.
Chris fronça les sourcils, attentif aux bruits lointains. Le vacarme avait alerté les drones avoisinants, qui rappliquaient à leur tour.
-Merde, jura le soldat. Ces machines sont interconnectées. On n’a plus le choix, c'est elles ou nous.
Les oiseaux mécaniques, canons assortis, bourdonnaient au-dessus de leur tête, eux-mêmes survolés par le corbeau d'ébène, directement lié à la psyché de Chiara. La main posée sur sa tempe, cette dernière semblait souffrir de maux de tête particulièrement malvenus.
S’empressant de prendre la relève, Lara cribla ses cibles, en faisant mouche à chaque tentative. Moins doué dans l'exercice, Chris consomma plus de munitions, pour un résultat non moins efficace. À eux deux, ils parvinrent à éradiquer la première vague d’ennemis, dans un éclat de détonations qui ne manqua pas d'attirer les autres machines du secteur.
-Ils se répliquent ou quoi? s’exclama Lara, en passe de manquer de munitions.
Voyant la situation s'envenimer, Chris chercha un appui du côté de sa jeune protégée.
-Chiara, je sais que je ne suis pas fan de tes talents de magicienne, mais si t'as un petit tour à sortir de ton chapeau, t’en prives surtout pas.
Cette dernière ne réagit pas, comme déconnectée et indifférente à leurs sorts. Chris venait de vider son chargeur, et il ne restait que quelques munitions à la tireuse d'élite pour s'illustrer. Pas de quoi les sortir de ce mauvais pas. Avec un peu de chance, Lara pourrait, d'une pression, aligner deux de ces Drones, mais que faire des dix autres restants ? Mal équipés pour les circonstances, leur manque d’anticipation s’avérait préjudiciable, à l’heure de lutter pour leur survie.
Les premier cliquetis, annonçant le chargement simultané de plusieurs canons prêts à déchaîner leur puissance, les forcèrent à se recroqueviller, dos à dos. Heureusement, leurs armes ne constituaient pas leur seul atout. À l'ultime échéance, Chiara s'illustra de ses dons singuliers. Les paupières closes, elle murmura dans la langue du diable. Les pupilles du corbeau s'illuminèrent alors d'un éclat de rubis.
Soudain, les machines en branle se télescopèrent violemment, dans une succession de détonations assourdissantes. L'air se comprima au-dessus de leur tête, irradiant la zone d'un souffle thermique en suspension. Des débris de câbles arrachés et de puces défragmentées se disséminèrent sur la chaussée, tandis que le seigneur des airs vint se percher sur l'épaule de sa maîtresse.
Chris et Lara, un temps sidérés par les effets pyrotechniques, dévisagèrent leur partenaire. Sortie de sa transe, Chiara rouvrit les yeux, affrontant la stupéfaction suscitée tant par ses pouvoirs que par le volatile trônant fièrement à ses côtés.
-OK ! Je vais tout vous expliquer, mais là, ce n’est ni le lieu ni le moment.
Chris, encore perturbé, n'osa pas la contredire, préférant parer au plus urgent.
-OK, on se tire d'ici avant que d'autres rappliquent.
-On suit le plan, ajouta Lara. Nyctimos m'a toujours apprécié. Peut-être que je pourrai le convaincre.
-Oubliez ça, j'ai mieux ! déclara sereinement Chiara. Je sais où on peut se réfugier.