Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 25 : Sombre présage

14735 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 17/10/2024 21:09

                              Chapitre 22 SOMBRE PRÉSAGE

 

L'aube imprégnait les volets clos d'une douce lueur orangée. Dans la vaste pièce, seuls le crépitement du feu de l'imposante cheminée et le bruissement feutré d'un peigne glissant à travers la longue chevelure noire d'une gracieuse silhouette, venaient troubler la quiétude de l'instant.

 

Installée sur un petit tabouret, la posture droite et les jambes élégamment croisées, Djézabelle contemplait son reflet. Le miroir lui renvoyait toujours l'assurance d'une beauté désinvolte qu'elle se plaisait à assumer. Au fond, elle le savait : si elle le désirait, une multitude d' hommes se prosterneraient à ses pieds. Pourtant, parmi ces potentiels prétendants, un seul se montrait digne de recevoir ses faveurs.

 

L'individu en question reposait à quelques pas, étendu dans le grand lit à baldaquin, son corps dénudé partiellement couvert d'un drap jusqu'à l'aine. Au pied du lit, un masque traînait, négligemment abandonné. De mystérieux tatouages tribaux recouvraient la totalité de sa peau. Le vampire, plongé dans un profond sommeil, s’était affranchis de l’implacable rythme dicté par sa nature nocturne. Lui, d’ordinaire éveillé à l’heure où les mortels sombrent, avait su adapter son horloge interne à celle de la magicienne, d'autant qu'elle possédait des atouts auxquels il était difficile, sinon impossible, de résister.

 

Comme souvent, la nuit avait raisonné de leurs ébats. Djézabelle , fidèle à ses habitudes, se réveillait toujours avant lui. Sa coquetterie lui imposait de ne jamais se laisser surprendre, de toujours paraître sous son meilleur jour. La séduction demeurait sans doute le plus puissant de ses pouvoirs, et bien qu'elle n'eût plus rien à prouver, les habitudes avaient la dent dure.

 

Élevée et éduquée selon des règles ancestrales, elle n'avait jamais vraiment su s'en émanciper, et pour cause, elle ne le désirait pas. L'extrême beauté inspirait le respect, et pour cet homme, elle désirait se montrer à la hauteur de ses propres exigences. Une nuisette satinée caressait sa peau nacrée, dévoilant avec subtilité, ses courbes les plus envoûtantes.

 

Après s'être levée de son tabouret, elle s'approcha silencieusement du lit à baldaquin. À la manière d'un félin guettant sa proie, la plante de ses pieds épousait délicatement le sol, de façon à se faire la plus discrète possible. Elle excellait dans cet art, mais pas assez néanmoins pour surprendre un prédateur autrement plus coriace. L'ayant senti arriver, le vampire ne laissa rien paraître. Le parfum musqué auréolant sa silhouette l'avait trahie, et elle ne l'ignorait pas. Comme d'habitude, ils joueraient à faire semblant. Peu importe le flacon, seule l'ivresse de leurs deux corps, l'un contre l'autre, importait.

 

Elle ploya un genou sur le rebord du lit, avant d'enfourcher lentement son corps pour l'enserrer de ses cuisses. Cette manœuvre fit naître un léger sourire sur les lèvres de l’homme assoupi. Immergé dans un océan de fragrances, le vampire s'extirpa doucement de son demi-sommeil, sans toutefois ouvrir les yeux. Djézabelle se pencha, exhibant son buste tout en emprisonnant fermement ses bras, les retenant captifs avec une autorité aussi subtile que séduisante. Lui se laissa faire, docile, sans offrir la moindre résistance. Les longs cheveux parfumés de la belle vinrent effleurer son visage, tandis que ses hanches, guidées par une danse douce et résolue, imposaient un rythme délicat.

 

Elle exigeait une réponse et il y répondit en la renversant tendrement sur le dos. À mesure de leurs frémissements, leurs corps furent caressés d'un éclat d'ombre et de lumière, s'épanouissant à travers les interstices des volets clos et traversant les prismes de la fenêtre auréolée d'une protection ésotérique. La clarté de l'aube atteignit son apogée, accompagnant leurs derniers soupirs d'extase.

 

Dans la tourmente, ils retrouvèrent instinctivement leur position initiale. Djézabelle adorait conclure en ayant le dessus. Le lit, soumis à rudes épreuves, cessa alors de grincer pour retrouver une sérénité, confortée par les gazouillis matinaux des oiseaux. Pas tout à fait rassasiée, elle le couvrit de délicieux baisers à la base du cou, puis à l’extrémité des lèvres, avant de plonger son regard dans le sien.

 

-Désolé ! dit-elle alors que son visage trahissait ses mots. Je n'ai pas trouvé d'autres façons de te réveiller. Pourtant je t'assure, ce n'était absolument pas prémédité.

 

Le vampire répondit par un baiser.

 

-Je ne m'en plains pas !

 

-J'espère bien, rétorqua-t-elle en le prenant à témoin. Il ne manquerait plus que ça. Et puis, je dois bien avouer que je n'ai pas à me plaindre non plus.

 

Elle attendit une réaction qui ne vint jamais. Remarquant son inattention, elle osa une attaque frontale.

 

...Pourquoi ai-je l'impression que tu es toujours ailleurs ces derniers temps ?

 

-Parce que... si je devais me focaliser sur le moment présent, je serais sans aucun doute le plus heureux des hommes.

 

-Et c'est un mal ? réagit-elle, surprise. Je connais ta fâcheuse tendance à te complaire dans la souffrance, mais tout de même, je n'arrive plus à te suivre.

 

-Ce n'est pas ça, mais je ne peux pas me permettre de ne serait-ce qu'oublier pourquoi je fais tout ça. Pourquoi je me bats.

 

Désorientée par la réponse, elle se détacha doucement de lui en se positionnant à ses côtés, les yeux fixés au plafond.

 

-As-tu déjà éprouvé ne serait-ce qu'une fois le bonheur en ma compagnie ?

 

-N'en doute jamais !

 

-Pourtant tu es toujours resté toi. Je pourrais le prendre très mal si je n'avais pas une confiance aveugle en mes capacités.

 

-La malédiction ne fait plus effet. Je crois que... Je ne sais pas comment, mais j'ai dépassé tout ça. Il fut un temps ou Angelus avait une importance, aujourd'hui ce n'est plus le cas.

 

-Tu ne dis pas ça pour me soulager ?

 

-Non ! Et puis si je te mentais, tu l'aurais déjà décelé.

 

Si Djézabelle avait déjà démontré par le passé un certain talent pour le mensonge, il n'en était rien du vampire, et quelque part, son incapacité à mentir la rassurait.

 

-Je reste un peu frustré. J'aurais aimé m'occuper de cette malédiction moi-même. Je te l'ai même proposé il fut un temps.

 

-Tu la fais d'une certaine manière. Tu m'as délivré de bien des façons.

 

-Alors dis-moi ce qui ne va pas? Tu n'es pas drôle quand tu es ronchon.

 

-Ce n'est pas ça , c'est juste....

 

-Quoi ?

 

-Je ne sais pas comment l'expliquer … J'ai l'impression que... J'ai ce pressentiment... Le grand jour approche. Je le sens, je le sais.

 

-Tu es devin maintenant ? N'oublie pas que c'est mon credo, toi tu te contentes de mordre et je dois bien avouer que tu le fais plutôt bien.

 

-Ce n'est pas de la magie. C'est comme un sixième sens. On se rapproche du but et je ne suis pas certain d'être prêt.

 

-Prêt à quoi ?

 

-À risquer de tout perdre... de te perdre toi.

 

La tonalité de sa voix ne souffrait d'aucune incertitude. Le vampire éprouvait une peur qu'elle partageait en son for intérieur.

 

-Alors, au diable le monde ! réagit-elle en posant une main sur son torse, tandis que son visage se rapprochait du sien. Restons ainsi toi et moi. Avec ces marques sur ton corps, ils ne te retrouveront jamais. Nous n'aurons qu'à vivre dans leur monde. Tu n'y as jamais pensé ? Après tout, rien ne prouve que le monde d'après sera meilleur. Pourquoi ne pas accepter la fatalité pour une fois. Tu connais l'adage pour vivre heureux, vivons cachés. Ça ne nous a pas trop mal réussi jusqu'à présent.

 

-Tu sais bien que c'est impossible !

 

-Pourquoi ?

 

-Parce que tu vaux mieux que ça !

 

Une tirade déjà entendue à maintes reprises par le passé, au point de s'en convaincre.

 

-Tu continues de me surestimer ! Je ne suis pas comme toi, guidé par des idéaux. J'ai toujours pensé que le monde extérieur représentait le reflet de nos croyances intérieures. Et si c'était ça l'évolution de l'humanité. Ça ne t'est jamais venu à l'esprit que c'était peut-être le cours naturel des événements. Peut-être que tu devrais finir par l'accepter. Ce monde, tu l'as déjà sauvé. Si la Force avait pris le pouvoir, alors plus personne ne serait encore là pour en parler. Wolfram et Hart représentent peut-être le moindre mal.

 

-Tu as peut-être raison, mais je ne l'accepte pas, et je sais que toi non plus.

 

Un peu honteuse, elle se leva du lit.

 

-Décidément, il faut croire que tu as fini par déteindre sur moi. Pourtant une partie de moi aimerait redevenir celle que j'étais quand tu m'as connu, une fille égoïste et sans scrupule pour parvenir à ses fins. C'était plus facile à vivre.

 

-La facilité n'a jamais été le chemin.

 

-Bref, soupira-t-elle, en se dirigeant vers la grande baignoire de pierre, au centre de la pièce.

 

D'un geste fluide, elle décrocha son soutien-gorge, et le reste de sa nuisette glissa le long de son corps, frôlant sa peau nue avant de tomber à ses pieds. Une simple incantation, murmurée d’une voix douce, et l’eau commença à remplir la baignoire, tiède et parfumée, recouverte de délicats pétales de rose flottant à la surface.

 

...J’espère que tu es satisfait. Tu ne te rends pas compte du temps qu'il faut à une femme pour se refaire une beauté.

 

Le vampire se redressa timidement, les bras croisés, un sourire à peine contenu étirant ses lèvres. Il la contemplait avec admiration.

 

-Tu n'as pas besoin de tout ça, la complimenta-t-elle avant qu'elle ne l'interrompe en objectant de la main.

 

-Une douche après avoir fait l'amour ?

 

-Non, j’veux dire, passer du temps devant ce miroir. Tu n'en as pas besoin.

 

-Tu es jaloux parce que tu n'as pas de reflet et que tu ne peux pas faire pareil tout simplement. Tu as plus de deux cents ans et tu ne connais toujours pas les femmes.

 

-Je n'ai pas besoin de les connaître ! rétorqua-t-il en quittant le lit sans autre pudeur que celle de ses tatouages tribaux apparents dessinés sur sa peau. J'ai juste besoin de toi.

 

L’œil acéré, la magicienne ne perdit pas une miette du défilé, avant qu'il ne s'immerge à son tour dans la baignoire. Les tatouages sur son corps attisaient toute son attention, si bien qu'elle persistait à les observer avec une forme de curiosité malsaine.

 

-Toutes ces marques. Autant, je peux trouver ça sexy sur une partie du corps, mais dans ton cas, je trouve ça un peu too much. Ton ami n'avait pas bon goût.

 

Le vampire ne comptait pas la contredire. Lui aussi aurait apprécié pouvoir s'en passer, mais sa situation ne le permettait pas.

 

-Lindsey n'était pas un ami, corrigea-t-il abruptement. C'était un imbécile de Texan qui n'a jamais su faire les bons choix, et il a fini par le payer de sa vie. Pourtant, si je devais lui reconnaître une qualité, je dirais qu'il était plutôt doué pour se cacher de ses employeurs.

 

Un léger rictus provocateur peignit le visage de la magicienne. Elle connaissait déjà le fin mot de l'histoire, mais elle se délectait à le sortir de ses gonds. La mièvrerie dont il fit preuve à son égard quelque instant plus tôt demandait une petite vengeance personnelle. Elle détestait les phrases toutes faites et les compliments trop prononcés. Bien sûr, elle lui reprocherait tout autant son côté acerbe si c'était le cas. Djézabelle avait le don des roses, à se faire piquante et tendre à la fois. Ses pensées, sans filtres, la rendaient impétueuse quelquefois, et imprévisible toujours.

 

-C'est ce qui fait ta force, acquiesça-t-elle. Tu prends ce qu'il y a de meilleur dans chaque personne, même les mauvaises. Tu t'adaptes à toutes les situations. Je t'admire pour ça.

 

Un compliment qu'il remarqua à peine tant il se trouvait absorbé par le tréfonds de ses pensées insondables. Djézabelle s'était fait une raison et abandonna bien vite l'idée de le braquer une fois de plus pour démêler le vrai du faux. Comme à son habitude, Angel s’exerçait à étudier tous les cas de figure susceptibles de se présenter à lui, et elle en serait, comme toujours, avisée en temps et en heure, sauf que la situation factuelle exigeait une mise au point. Elle laissa glisser son pied le long de son entre-jambes, puis d'un mouvement brusque, suscita un effet de surprise, ponctué d'un soubresaut à en faire déborder la cuve. Cette manœuvre eut le mérite d'attiser une réaction équivoque chez le vampire dont les doigts agrippèrent fermement la bordure.

 

-Qu'est-ce que ?....

 

La mine renfrognée de sa victime ne fit qu’amplifier son amusement. Djézabelle affichait désormais sur son visage fier, un côté espiègle tendant à la provocation.

 

-Je ne te demanderai pas à quoi tu penses. Après tout, tes pensées n’appartiennent qu'à toi et tu n'as pas à m'en faire part. Mais lorsque tu es avec moi, dans notre intimité la plus sacrée, je te demanderai de ne pas me mettre de côté.

 

-Désolé ! admit-il. Je te promets de faire un effort.

 

-Tout à l'heure, tu as affirmé que ce jour maudit était proche, pourtant tu le sais plus que quiconque, tu as eu beau faire des pieds et des mains pour réunir toutes les forces vives, même en considérant que ton plan fonctionne sans accroc, ça ne sera toujours pas suffisant. Nous serons toujours trop peu nombreux pour leur faire face. Wolfram et Hart contrôlent tous les rouages de la société. Ils jouent sur leur terrain, à domicile et selon leurs règles.

 

Aucune inquiétude ne se lisait sur le visage nacré du vampire et cela la déstabilisait d'autant plus.

 

-J'ai fait un pari ! déclara-t-il sereinement. La victoire, nous ne l'obtiendrons pas de notre fait. Nous aurons notre part, mais il y a un facteur que l'ennemi a sous-estimé depuis le début.

 

-Si tu parles du peuple, alors tu te méprends. Ce ne sont que des moutons effrayés incapables de risquer leur vie pour une cause. Ils te décevront comme ils l'ont toujours fait.

 

-J'ai longtemps marché à leur côté sans les comprendre. Au début, je voulais les aider pour assouvir une prophétie et au final, ce sont eux qui m'ont sauvé. Ils valent mieux que ce que tu crois. J'en suis persuadé.

 

-Ne jamais trop en attendre des autres, tu risquerais d'être déçu, mais tu n'en es plus à ce stade.

 

-Déçu ou pas, c'est notre dernière chance alors oui, je me raccroche à ça.

 

-Si tu le dis ! soupira-t-elle en enjambant les rebords de la baignoire. Tu es d'une naïveté sans borne, mais disons que c'est aussi une des raisons pour laquelle je suis tombée amoureuse de toi, alors je ne vais pas m'en plaindre.

 

La magicienne enfila un déshabiller de soie lorsqu’un bruit sourd résonna soudainement dans la pièce. Le tambourinement contre l’immense porte de bois brut se fit plus insistant. C'est alors que la voix familière de l'une de ses sœurs s’éleva de l’autre côté de la grande porte, claire mais teintée d’une certaine urgence.

 

-Djézabelle !!! Tu as de la visite, vociféra Emelyne.

 

La magicienne soupira, exaspérée. Elle détestait qu'on la dérange de si bon matin.

 

-Je ne reçois personne. Je pensais avoir été formelle là-dessus. Si un contingent de l'empire désire me voir alors qu'il prenne rendez-vous.

 

Angel, conscient de sa situation, sortit brusquement du bain pour enfiler à la hâte un pantalon, prêt à déguerpir à la moindre occasion.

 

-Ce n'est pas l'empire ! la rassura Emelyne, plus clame. C'est cette petite effrontée qui n'obéit jamais.

 

De l'autre côté de la porte, une voix obstinée défait les directives de Djézabelle. Pris de stupeur, le vampire et la magicienne échangèrent un regard lourd de sens.

 

-Laisse-moi passer, insista la voix avant que la porte ne s'ouvre brutalement, claquant contre le mur et révélant les mines stupéfaites des deux hôtes, pris au dépourvu.

 

Le vampire resta immobile, incapable d’esquisser le moindre geste, figé sous le regard incrédule de la nouvelle venue.

 

-Ang... murmura-t-elle du bout des lèvres, comme si sa voix flottait, suspendue dans l'apesanteur.

 

Chiara fixait le vampire, les yeux écarquillés, sans prendre en compte la présence de Djézabelle. L'effet de surprise passé, une aura lumineuse émanait de la jeune femme, frappant le vampire de plein fouet. Angel la redécouvrait sous un jour nouveau, ses traits juvéniles s’étant métamorphosés en ceux d’une adulte rayonnante et sûre d’elle. Vêtue de ses vêtements de ville, quelques bandages entouraient ses poignées et ses avant-bras, signe de blessures récentes. Ses cheveux, tirés vers l'arrière et attachés en queue de cheval, révélaient toute la finesse d'un visage harmonieux, illuminé par deux diamants vert émeraude.

 

Angel, déstabilisé, la contemplait avec une intensité troublée, partagé entre la surprise de ces retrouvailles inattendues, et un profond sentiment de culpabilité. Sous le coup de l'émotion, Chiara laissa échapper son sac, qui tomba lourdement au sol.

 

-Chiara ! tenta-t-il de prononcer, en s'empressant de boutonner confusément sa chemise. Je... tu es...

 

Djézabelle, désireuse de dénouer la situation, entreprit d'apporter quelques éclaircissements.

 

-Quelle heureuse surprise ! lança-t-elle, feignant un enthousiasme forcé, tout en jetant un regard glacial à Emelyne, toujours figée derrière le seuil de la porte. Je sais que tout ceci est soudain et inattendu, mais je peux tout expliquer.

 

Chiara, cependant, ne lui accorda pas la moindre attention. En moins de temps qu'il en fallut pour l'écrire, son esprit vif recomposa les pièces du puzzle. Déjà, sa capacité de raisonnement lui permit d'envisager les grandes lignes de l'histoire. La conclusion s’imposa naturellement : les personnes en qui elle vouait une confiance infinie l'avaient honteusement trahie.

 

Ce simple constat l'amena à percevoir le monde par le prisme d'une colère froide et incontrôlable. Une fureur dévastatrice s’éveilla en elle, accompagnée d’une aura sombre et maléfique qui sembla absorber la lumière de la pièce. Cette radiance imprégna les particules d'air, rendant l’atmosphère irrespirable. Djézabelle, alertée par ses facultés de perception, pressentit un danger imminent. Instinctivement, elle déploya une sphère protectrice autour du vampire. L'air crépita autour d’eux, vibrant d’énergie.

 

C'est alors qu'une onde déforma l'espace, pulvérisant le sort de protection. Le souffle projeta Angel à travers la cloison, sous l’œil impuissant de la prêtresse, réduite à l'état de spectatrice désabusée. Rien ne l'avait préparé à se confronter au courroux de sa fille, devenue à ce point dangereuse qu'elle-même ne parvenait plus à la contrôler. Ce n'était pas vraiment une surprise pour Djézabelle qui avait constaté, au fil du temps, ses propres pouvoirs s'amoindrir. Ce phénomène marquait l’inéluctable passage de témoin dont elle serait la principale victime.

 

Alertées par le vacarme, les sœurs de l'ordre rappliquèrent, sans toutefois oser franchir le seuil de la porte. Djézabelle interdisait formellement à quiconque, excepté sa fille et officieusement le vampire, l'accès à ce lieu qu'elle considérait comme son refuge, son jardin secret. Dans ce manoir en tout point semblable à celui qu'elle possédait en Californie, son intimité faisait l'objet de la plus notable attention, et cette crise familiale ne justifiait pas une entorse au règlement, du moins, pas sans l'aval de la principale intéressée.

 

Pris sous les feux, Angel sentit son corps s'engourdir sous la pression d'une force invisible et oppressante. Le vampire eut tout loisir de constater le pouvoir incommensurable de sa protégée. En fâcheuse posture, la tournure des événements ne l'inquiétait pas outre mesure. Cette colère, il la comprenait à bien des égards. Quelque part, il expiait ses fautes passées, et la douleur éprouvée n'était qu'une partie du chemin pour obtenir son pardon.

 

Toujours soumise à son instinct meurtrier, Chiara, dans un état second, s'approcha dangereusement du vampire. Consciente du danger, Djézabelle s'érigea aussitôt en rempart.

 

-Ça suffit Chiara ! ordonna-t-elle d'une voix criarde, tandis qu'un souffle ardent mettait à rude épreuve la résistance accrue de son corps.

 

Les yeux révulsés par la colère, la jeune surdouée sembla hésiter un instant. Jamais auparavant elle n’avait osé se dresser contre celle qu'elle considérait comme sa mère, mais l'aura maléfique dictait sa loi, étouffant peu à peu sa volonté propre. En proie à une lutte intérieure, Chiara porta ses mains à son visage, tentant désespérément de s'exorciser de cette emprise d'une teneur inconnue.

 

Saisissant cette opportunité, Djézabelle murmura un sort d'apaisement, mais la manœuvre n'eut pas l'effet escompté. Dans sa folie, la jeune femme perçut ce geste comme une agression. Sa rage éclata avec une violence inouïe.

 

D'un regard, sans esquisser le moindre geste, Chiara propulsa Djézabelle sur quelques mètres. Alors qu'elle levait le bras pour parachever son œuvre, une main ferme l'empêcha d'agir. En levant les yeux, elle se retrouva nez à nez avec celui qui fut jadis son maître d'armes. Le vampire lui faisait face, sa chemise ouverte ondulant en vagues avant de se stabiliser sur son torse. Lorsque son regard croisa celui du vampire, ce fut comme un électrochoc. Fragilisée et acculée, Chiara reprit peu à peu le contrôle.

 

Le besoin d'évacuer toute cette violence résiduelle s'imposa avec virulence. Elle déchaîna alors toute l'étendue de sa frustration sur le corps du vampire. Ses poings s’abattirent sur lui, encore et encore, d’abord avec une fureur aveugle, puis avec l’épuisement du désespoir.

 

-Comment as-tu pu ? hurla-t-elle en épuisant ses dernières forces sur son torse. Je te déteste … je te déteste…

 

Angel, encaissant les derniers élans de violence, resserra doucement ses bras autour de Chiara. Les yeux imbibés de rage, elle éclata finalement en sanglots, s’effondrant contre lui. Djézabelle, témoin de la scène, l’observait avec une compassion silencieuse. Comment aurait-elle pu lui en vouloir ? Pas en ces circonstances, pas après tous ces secrets. La culpabilité la rongeait aussi profondément, sinon plus, que celle de son amant. Mentir à son propre enfant….Quel fardeau plus terrible une mère pourrait-elle porter, fût-ce pour la protéger ? Djézabelle avait toujours douté du bien-fondé de ce choix, et à cet instant plus que jamais.

 

En retrait, les sœurs de la confrérie observaient silencieusement la scène. L'apaisement soudain acheva de les convaincre de rebrousser chemin. Elles s'éloignèrent dans un silence monastique, préférant ne pas interférer. C'était une histoire de famille, de celle qui concernait le premier cercle, et elles n'y appartenaient pas.

 

Un silence pesant régnait dans la vaste pièce. Un sentiment de honte et de culpabilité imprégnait les cœurs des trois occupants, incapables de remédier à leurs propres souffrances.

 

Tandis qu'elle reprenait progressivement ses esprits, Chiara s'éloigna sciemment du vampire, évitant soigneusement de croiser son regard. Comme un animal blessé, elle se recroquevilla sur elle-même, terrifiée. Tout dans sa tête se bousculait : la haine, la peur, les regrets, et cette perte de contrôle qui, telle une entité malfaisante, dévorait son âme jusqu'à engloutir sa propre personnalité. L’idée de devenir l'esclave de ses pulsions incontrôlables la remplissait d’effroi.

 

Au fond, le silence restait certainement la meilleure attitude à adopter, pourtant elle désirait des réponses. C'était son droit. Ils lui devaient bien cela. Ou peut-être pas. Peut-être que ça n'avait aucune espèce d'importance, que les seules personnes dignes de confiance se trouvaient désormais au sein de sa nouvelle famille, son équipe encore endeuillée par la perte tragique de l'un de ses membres. Sa présence en ces lieux se justifiait par un besoin urgent de repos, une tentative de panser ses blessures émotionnelles en passant du temps en compagnie de sa mère, s'assurer qu'elle, au moins, allait bien. Très mauvaise idée, jugea-t-elle rétrospectivement.

 

Lorsque son regard rencontra celui du vampire, un échange né d'un mouvement involontaire, le mal était fait. Soutenir le regard d’autrui avait ceci de difficile qu'il renvoyait directement à la projection de sa propre personne, soumise au jugement extérieur. Contrôler la perception de soi-même était une chose, mais contrôler celle des autres relevait de l’impossible.

 

Alors qu'elle aurait souhaité imposer sa souffrance et son ressentiment, une autre note, vibrante et lumineuse, perça les nuances ténébreuses, malgré sa volonté farouche de la garder scellée. Une fois encore, elle se sentit trahie par une puissance aux antipodes de celle ayant attrait à la destruction. Chiara devait bien l'admettre : elle était heureuse. Écœurée, irritée à bien des égards, mais honteusement heureuse. Angel, son mentor, avait survécu. Il se tenait là, devant-elle, en chair et en os, et la dévisageait avec tendresse en se rappelant à ses souvenirs d'antan.

 

Si l'adage « Loin des yeux loin du cœur » ne se vérifie pas toujours, il n'en demeure pas moins que les souvenirs lointains finissent par devenir des fantômes aux traits effacés à mesure que la mémoire les remodèle à sa façon. Sa mémoire à elle ne l'avait pas trahie. Il apparaissait trait pour trait, authentique au tableau de ses dix ans. Lui, au contraire, prenait plaisir à découvrir un tableau autrement différent. Si le temps n’exerçait aucune emprise sur le vampire, en dehors de quelques kilos de conscience en trop, il en avait assurément sur les autres. Un fardeau lorsque, de vie à trépas, le fil de la destinée subissait le jugement des Parques, et un cadeau lorsqu'il permettait d'être témoin de l'éclosion des nouvelles générations.

 

Chiara n'était plus une enfant. Son pouvoir latent surpassait celui de la grande prêtresse Djézabelle, et niveau charisme, elle avait de qui tenir. Bien moins raffinée que sa mère, sa beauté sauvage ne souffrait cependant d'aucune comparaison. Angel en fut quelque peu perturbé, mais à ce stade, elle ne vit pas la différence. Il s'approcha lentement, la paume de sa main levée de peur de l'effrayer.

 

-Chiara ! n'aies pas peur, tout va bien ! Je sais que tu es quelque peu désorientée...

 

''Désorientée ?'' songea-t-elle incrédule en ruminant ses pensées. ''Désorientée, c'est tout ce que tu trouves à dire après m'avoir laissé dans l'ignorance toutes ces années. Quel lourdaud, je rêve. Et ce ton…. il me prend pour un animal à apprivoiser ou quoi ?''

 

Le manque de réaction de la jeune femme l'incita à persévérer dans sa démarche d'apaisement.

 

-Tu as tout à fait le droit de m'en vouloir, mais je peux tout expliquer.

 

D'un geste brusque, presque par réflexe, elle se redressa, stoppant net son approche timorée. Puisant dans sa colère, elle trouva le courage d’enfin lui adresser le parole.

 

-Qui ..tu ...es ? grommela-t-elle, impactant ses mots de telle sorte qu'un malentendant aurait pu lire clairement à la commissure de ses lèvres. Je ne te connais pas. Tu n'es personne.

 

C'était plus fort qu'elle. Elle aurait souhaité aborder la conversation autrement, mais la colère, une fois de plus, venait de prendre le dessus. Son air volontairement psychotique incita le vampire à faire montre de prudence. Angel avait réussi à la maîtriser en jouant sur l'effet de surprise, mais la puissance destructrice de la jeune femme se révélait telle qu'il n'aurait pas deux fois cette chance.

 

-Il suffit ! intervint Djézabelle d’une voix autoritaire. Ou comptes-tu encore t'en prendre à ceux qui t'aiment ?

 

S'il existait des paroles blessantes, d'autres cultivaient l'art de vous sécher net et de vous renvoyer dans les cordes, remettant en cause votre nature éthique d'être humain. C'est ce que ressentit Chiara en croisant le regard de Djézabelle. Ce fut pire ensuite lorsqu'elle découvrit, avec horreur, les quelques hématomes causés par sa folie destructrice. Dans son état de démence, elle n'avait pas mesuré l’ampleur de ses actes. Le retour brutal à la réalité explosa en elle comme un big bang, secouant chaque fibre de son être. Rongée par les remords, elle se sentait impuissante. S'excuser n'arrangerait rien. Alors, honteuse, elle se réfugia dans un silence coupable, la tête basse.

 

...Angel n'est pas ton ennemi, poursuivit la prêtresse, forte de son ascendant psychologique. Tu as le droit de nous en vouloir et de nous haïr, mais sache que si nous t'avons menti, c'était dans ton propre intérêt.

 

-Je ne pensais pas qu'on pouvait mentir dans l’intérêt des autres, répondit froidement Chiara, en dévisageant haineusement le vampire. Je pensais que la confiance au sein d'une famille prévalait sur tout le reste.

 

-Je sais que tu souffres, interféra Angel, d’une voix douce... que tu sens trahie. Nous ne voulions pas te blesser. Les choses sont… compliquées.

 

-Laisse-moi deviner ! reprit la jeune femme en croisant les bras. Tu disparais pendant des années, et un beau jour, tu te dis : tiens, pourquoi pas revenir faire un petit coucou, et tant qu’à faire, passer du bon temps avec ma mère, qui, au passage, met sa vie en danger en t’hébergeant ici.

 

Sous le poids de l'accusation, le vampire et la magicienne partagèrent un air coupable.

 

...Tous les deux, vous vous êtes décidé à me cacher la vérité parce vous ne vouliez pas interférer dans ma vie. Vous vous êtes dit que je devais apprendre à voler de mes propres ailes, que l'idée de ton existence mettrait inexorablement ma carrière en danger. Je chauffe ?

 

-Tu brûles ! avoua le vampire. C'est peut-être encore moins compliqué.

 

-C'est ton talent, n'est-ce pas ?

 

Au fait de son incompréhension, elle précisa, un sourire amer aux lèvres.

 

...Prendre des décisions pour les autres. C’est bien ça, ton don, non ? Qui envoyer à l'échafaud, qui protéger ou exposer. Tu organises tout ça d'une main de maître. Un véritable marionnettiste. Tu n’accordes aucune importance aux choix des autres. Tu leur imposes ta volonté, et voilà tout. Finalement tu n'es pas différent de Wolfram et Hart.

 

-Je suis différent ! assura-t-il avec opiniâtreté. Mais pour Wolfram et Hart, tu sais... ?

 

-Quoi ? Qu'ils sont le mal incarné, que je travaille pour des Dieux qui n'ont d'autre soif que celle du pouvoir ? Tu ne m'apprends rien.

 

Le vampire se montra stoïque malgré la surprenante révélation.

 

...Que veux-tu. Chacun doit se faire une place. Moi j'ai trouvé la mienne, et je ne m'en plains pas. Ma vie me plaît ainsi. Alors oui, je n'ai pas comme dessin de changer le monde. J'ai accepté la règle du jeu et j'aime ce que je fais. Mon travail, mes partenaires, tout ce qui fait ce monde actuel. À certains égards, je le trouve plus juste que l'ancien, même si tout est loin d'être parfait. Je me suis adapté, je me suis battu en passant sous silence que tu ais fait partie de ma vie et que je t'admirais quand j'étais môme. C'est fou ce qu'on peut être cruche à cet âge-là. Ma mère m'a tout dit. Ce monde, ce n'est pas Wolfram et Hart qui l'ont créé. C'est toi. C'est ce que tes actions nous ont légué.

 

Angel adressa un regard hargneux à Djézabelle.

 

-Quoi ? se défaussa-t-elle en haussant les épaules. Je n’y peux rien si elle interprète tout de travers.

 

-Un peu de contexte n'aurait pas été de trop, se défendit-il à voix basse.

 

-Je connais toute l'histoire, reprit Chiara, la voix tremblante. Ce monde, je l'ai accepté parce que j'avais l'intime conviction que c'était ton héritage. C'est ce qui a permis à une petite fille de faire le deuil de ta disparition. Inconsciemment, tout ce que j'ai fait, c'était pour que vous soyez fier de moi. Je me disais naïvement que tu me regardais de là-haut, qu'il fallait que je sois à la hauteur de ton enseignement. Je me sentais investie d'une mission. Aujourd'hui, j'apprends que tout ça n'était que mensonge.

 

-Oh, ça suffit ! s'insurgea Djézabelle dont la patience venait de prendre fin. Et ensuite quoi ? Tu vas nous sortir l’éternelle complainte de la pauvre fille en manque de figure paternelle et bla-bla-bla.

 

Cette remarque cinglante suscita, chez la jeune femme, une réaction désenchantée.

 

...Je t'arrête tout de suite. Si tu dois en vouloir à quelqu'un, c'est à moi. Ce jour-là, c'est moi qui l'ai trahi. Pour des raisons purement égoïstes, je l'ai sauvé également. Cet imbécile était prêt à se sacrifier. Il n'est pas plus coupable que nous toutes, ici réunies. Tu oublies que nous avons pleinement contribué à la prophétie, et tu as joué ton rôle, toi aussi.

 

-Je n'étais qu'une enfant, rétorqua Chiara avec véhémence. Tu ne peux pas me faire endosser cette responsabilité.

 

-C'est vrai, tu étais une enfant, et quelle est ton excuse aujourd'hui ? À l'époque, je connaissais la fin de la pièce bien avant qu'elle ne se joue. Je ne voulais pas que tu t'attaches à lui et j'ai tout fait pour t'épargner cette souffrance. J'ai peut-être mal agi en te cachant la vérité, mais c'était pour ton bien. Regarde-toi.

 

Djézabelle ne lui laissa pas le temps de s'indigner.

 

...Tu es devenue plus forte que je ne l'aurais imaginé, et plus stupide aussi. Tu vois ça comme une trahison. Moi je dis que c'était un sacrifice nécessaire. Je sais qui tu es, et tu n'es pas du genre à rejeter tes succès et tes échecs sur les autres. Ce n'est pas comme ça que Lilin nous a éduqué.

 

-Ne remets pas tes erreurs d'éducation sur le dos de grand-mère Lilin, s'emporta Chiara. Elle t'a peut-être éduqué, mais mes mauvais côtés, je les tiens de toi.

 

Djézabelle inclina la tête, en guise de résignation.

 

...Néanmoins, murmura timidement la jeune femme. Je dois bien admettre que mes bons côtés, je les tiens aussi de toi, alors sûrement que ça doit compenser.

 

Le ton avait changé, et une douceur naturelle enveloppait désormais les traits de Chiara.

 

-C'est ta façon de t'excuser ? la taquina la prêtresse d'un sourire timoré.

 

Peau de vache comme elle était, Chiara éprouvait les plus grandes difficultés à admettre ses torts, mais face à tant de grabuges, il devenait impératif d’emprunter une autre voie.

 

-Je me suis conduite comme une idiote et qu'on soit clair, vous n'êtes pas en reste, les sermonna-t-elle en pointant son regard noir sur le vampire. Toi, je ne te pardonne toujours pas.

 

-Je comprends ! répondit-il humblement.

 

-Disons que par égard pour ma mère, je suis prête à ne pas te coffrer. Ça lui ferait trop de mal et rappelle-toi ce que je t'ai dit la première fois qu'on s'est rencontré, au cas où tu la ferais souffrir. C'est toujours valable.

 

Angel accepta la sentence en acquiesçant d'un hochement de tête. Comment pourrait-il oublier les menaces de cette petite fille espiègle de dix ans ? Rien qu’à y repenser, un frisson lui parcourut l’échine.

 

-Méfie-toi, susurra Djézabelle à son oreille. Je ne sais pas ce qu'elle t'avait dit à l'époque, mais une chose est certaine, elle en est plus que capable aujourd'hui.

 

Profitant de l'occasion offerte sur un plateau par les deux femmes, Angel entreprit d'aborder un sujet délicat. À sa connaissance, Chiara possédait des pouvoirs de prémonition, mais jamais de cet ordre-là. Lorsqu'elle avait déchaîné les enfers, le vampire avait éprouvé une sensation familière. Ce pouvoir obscur, empreint d’une force dévastatrice, ressemblait fortement à celui de Djézabelle. Bien qu’il ne soit pas un expert en sciences ésotériques, Angel aurait pu le certifier : un lien indéniable les unissait.

 

-Ton pouvoir, reprit le vampire en s’approchant de Chiara. Depuis quand es-tu devenue aussi puissante ?

 

Scrutée par les regards inquisiteurs de ses deux ainés, le visage de Chiara se ferma aussitôt. Pour être tout à fait honnête, elle n'en savait rien, et se complaire dans l'ignorance ne la dérangeait pas outre mesure. Cette puissance incontrôlable l'effrayait. Les visions qu’elle subissait dans son enfance avaient disparu pour progressivement se métamorphoser en autre chose.

 

Pourtant, malgré ses réticences, son intuition lui conseillait de vider son sac. De toute évidence, dissimuler son état ne l'aiderait pas à avancer. Prenant une grande inspiration, Chiara se décida à saisir la perche tendue.

 

-Je n'en suis pas certaine. Ce n'est pas venu du jour au lendemain. Ça s'est fait progressivement. J'ai l'impression que ça a toujours été là, en moi. C'est comme si une entité sommeillait et cherchait à s'échapper, comme si mon corps ne parvenait plus à la contenir. Bref, je vous épargne les détails, c'est difficile à expliquer. La vérité, c'est que quand je suis submergée par une forte émotion, j'ai l'impression de perdre les pédales.

 

-J'ai déjà connu pareil cas de figure par le passé, appuya le vampire en provoquant quelques regards perplexes. Une femme. Elle aussi, perdue comme tu l'es maintenant. Il s'en est fallu d'un cheveu qu'elle envoie son propre père en enfer. Aux dernières nouvelles, elle avait réussi à remonter la pente en parvenant à se contrôler. Tu y arriveras aussi. Mais… tu as parlé d'une entité, tu veux dire que...

 

-Je sais que vous pensez que j'essaie de me dédouaner, mais c'est faux. Enfin... je ne sais plus vraiment si c'est moi ou si c'est...Non… c'est moi. Je suis mauvaise.

 

Djézabelle porta une main compatissante à son épaule.

 

-Tu n'es pas seule, la rassura la magicienne. Je sais ce que tu ressens. Je suis passé par là. À ton âge, je n'ai pas fait preuve d'autant de discernement que toi. Tu n'es pas mauvaise. Tu es simplement désarmée face à une puissance qui ne s’embarrasse pas de la morale. Je l'ai ressentie comme toi. J'ai essayé de la contrôler, et j'ai fini par comprendre que c'était impossible. On ne peut que l’apprivoiser, au mieux.

 

-Super ! ironisa Chiara. Autant dire que je suis condamnée à faire du mal autour de moi.

 

Face au profond désarroi de sa protégée, la prêtresse se sentait désarmée, mais son expérience pourrait contribuer à lui fournir quelques pistes.

 

-Tu es plus forte que moi ! Tu parviendras à en saisir le sens et à t'imposer à elle, tout comme je l'ai fait. Sans parler de contrôle absolu, tu auras au moins ton mot à dire. Cette force finira par dépendre de toi, autant que toi d'elle.

 

-Où veux-tu en venir ? s'inquiéta Angel.

 

-On ne peut pas contrôler une telle arme de destruction. C'est le fardeau des prêtresses de notre ordre. Cette puissance est une malédiction.

 

Elle porta son attention sur Chiara, alors sujette à un défaitisme apparent.

 

...Il existe deux choix possibles. Soit tu essaies de combattre cette puissance et elle t'engloutira dans des profondeurs dont tu ne ressortiras jamais. Soit… tu signes un pacte avec elle.

 

-Un pacte ? s'étonna Chiara, complètement perdue. Un pacte, c'est à dire ? Je lui demande poliment et tout s’arrange ?

 

Désemparée, La jeune femme chercha un appui du côté du vampire. La mine sinistre, ce dernier entrevoyait déjà les problèmes survenir.

 

-Signer un pacte ! répéta-t-il, sceptique. Je n'aime pas ces termes. Généralement, on en ressort jamais gagnant.

 

-Tu n'as pas le choix, répondit Djézabelle, sans prêter attention à la réticence d’Angel. Si tu souhaites garder un semblant de contrôle, il te faudra accepter de cohabiter avec cette puissance.

 

-Cohabiter ? contesta Chiara en posant les mains à ses hanches, agacée. Parce que tu cohabiterais avec une puissance capable d'annihiler tout ton entourage ? Ça n'a aucun sens.

 

-Tu ne pourras la maîtriser que si tu acceptes qu'elle s'empare d’une partie de ton âme, expliqua l’enchanteresse avec gravité. Il n'existe pas d'autre solution. Crois-moi, de longues lignées de sorcières ont essayé avant toi. C'est mathématique : plus tu luteras contre elle, plus elle se retournera contre toi. Inutile de te décrire les ravages que cela pourrait provoquer.

 

La tête inclinée, Chiara ne se satisfaisait pas de cette situation. Pour autant, elle commençait à se faire une raison. Si Djézabelle, puissance prêtresse de l'ordre, n'avait pas su s'en affranchir, alors comment le pourrait-elle ? Résolue à trouver une porte de sortie, elle redressa la tête en prêtant une oreille attentive.

 

-Je t'écoute !

 

Angel, redoutant la tournure des événements, affichait son désaccord d'une moue communicative.

 

-Bien ! commença Djézabelle. Comme je te l'ai expliqué, c'est un échange de bons procédés. Tu acceptes qu'elle prenne possession d’un fragment de ton être, et en retour, elle acceptera de se laisser guider en partie par ta volonté. Ça paraît simple dit comme ça, mais ça ne l'est pas. Tu vas devoir accepter l'inacceptable, et ta conscience sera rongée à jamais par la souffrance. C'est le prix à payer si tu veux que cette puissance serve tes intérêts. C'est le pacte. Je suis désolé. J'aurais aimé te mentir, te dire qu'il existe d'autres solutions, mais c'est la seule voie possible.

 

-Mais comment faire ? Ce n’est pas comme si je pouvais converser avec.

 

-Quand tu lui ouvriras la porte, le langage viendra naturellement à toi. Fais-moi confiance.

 

-Ça ne me dit toujours pas comment parvenir à créer ce foutu lien, rétorqua Chiara, frustrée. Il faut faire un sort ou entrer en méditation ?

 

-Rien de tout cela ! assura Djézabelle. Le cœur ne ment pas. Il suffit de le décider, de faire un choix. Ce n'est qu'un barrage mental, mais une fois les vannes ouvertes, il te sera impossible de les refermer.

 

-J’te remercie. C'est sûr que tout paraît limpide, clair et concret désormais. Rappelle-moi c'est quoi l'autre choix ?

 

Face au silence, Chiara abdiqua d'un profond soupir.

 

...Espérons que ma révélation me parvienne avant que je ne tue mes amis ou ma famille.

 

-Je ne comprends pas plus que toi, mais si je peux t'aider, je le ferai, se proposa le ténébreux. Tu peux compter sur moi, j'ai...

 

-Non ! l’interrompit-elle avec force. Je ne suis pas prête à recevoir quoique ce soit venant de toi, ni des conseils ni rien du tout.

 

Abattu, Angel cachait bien mal sa déception. Rebâtir une confiance demandait du temps, et c'est précisément ce qu'il n'avait pas. La désagréable impression de revivre sa relation conflictuelle avec Connor planait dans un coin de son esprit. Comme pour enfoncer le clou, Djézabelle, d’une simple expression, lui suggéra de ne pas insister.

 

...Alors comme ça, il suffit simplement de le vouloir et c'est tout. OK.

 

La jeune femme fit mine de se concentrer en battant des paupières. Les plissures sur son front suggéraient un rude effort, pourtant, Djézabelle ne semblait pas convaincue.

 

-Chiara ! l'interpella-t-elle d’un ton condescendant. Ça ne fonctionne pas comme ça.

 

Aussitôt, la jeune femme rouvrit les yeux en arborant un air espiègle et boudeur, semblable à l'enfant qu'elle fut jadis.

 

-Mais c'est toi qui m'as dit que c'était simple, qu'il suffisait de le vouloir et qu'il n'y avait pas besoin de rituel ou de méditation, et bla-bla-bla.

 

-Je n'ai pas dit que ce serait aussi facile. La véritable volonté transcende l'artifice de l'auto persuasion. Ce n'est ni le moment ni le lieu. Généralement, on ne le choisit pas. Il s'impose à nous. Ça n'a rien à voir avec la magie traditionnelle. Tu dois faire corps avec une force qui dépasse l'entendement et les frontières de tout ce qu’on connait..

 

Chiara poussa un long soupir de lassitude.

 

-Pourquoi faut-il toujours que tout ce qui touche aux forces mystique soit si difficile à décrypter ?

 

-N'oublie pas ce que je t'ai dit. Créer ce pacte avec la bête consiste à sacrifier une partie de ton âme. Tu ne devrais pas le prendre à la légère.

 

-Crois-moi, je ne prends rien du tout à la légère. Je deviens incontrôlable quand je suis dans cet état, et ça me terrifie. J'ai besoin de contrôler ce pouvoir, ou en tout cas de le maîtriser. Tu es la seule qui peut m'aider. Aide-moi !

 

Djézabelle prit une profonde inspiration avant de répondre.

 

-Je vais te donner la clé, mais le reste du chemin t'appartiendra.

 

La jeune femme acquiesça. Tout pourvu qu'elle ne revive plus pareille situation. Sa propre équipe en venait à douter d'elle, et il devenait impératif que cela cesse.

 

...Le pacte demande un sacrifice. Tu devras faire le choix le plus simple et le plus compliqué à la fois. Jusqu'à présent, tu as combattu ce pouvoir, ou tu l'utilisais sans en avoir pleinement conscience. Si tu veux établir le lien, alors tu vas devoir te laisser embrasser par lui, en faire ton amant. Ce mal se nourrit de l'obscurité. Laisse-le épouser ton côté sombre, la seule partie de toi qui ne mentira jamais. À cette condition, tu l'entendras. Le totem apparaîtra et le lien sera établi. T'en dire plus nuirait à tes chances de réussite et à ta propre vie.

 

-Entre ça et rien !

 

-Tu comprendras le moment venu. La seule chose qui m'importe, c'est de te savoir prête. Il n'y aura pas de retour en arrière possible alors réfléchis bien.

 

Le visage impassible et résolu de Chiara confortait la prêtresse dans son choix, bien qu’elle eût secrètement espéré que ce jour n’arrive jamais. Confrontée à l’inéluctable, céder une fois de plus aux caprices du destin la répugnait. Pourtant, elle n’avait pas le luxe de tergiverser. Sa fille représentait un danger pour autrui, et le temps ne jouait plus en sa faveur.

                                                                                                  

...Bien ! Dans ce cas, suis-moi !

 

La prêtresse s’avança vers l'imposante cheminée vitrifiée. Au cœur du foyer, les tisons crépitaient sous l'effet d'un feu vif et rougeoyant. Chiara la suivit, perplexe, ne décelant pas vraiment où elle voulait en venir. Le vampire, à proximité, observait la scène avec une certaine appréhension.

 

Une fois figée, Djézabelle murmura quelques mots indistincts. Aussitôt, la puissante flamme s’éteignit, ne laissant derrière elle ni braise ni fumée. En tirant la poignée, la grande vitre s'ouvrit sous les regards médusés de ses deux invités. Le foyer de la cheminée cachait une entrée à hauteur de bassin, totalement plongée dans l'obscurité.

 

Angel s’approcha pour tenter de percer les ténèbres insondables de cette ouverture vers l’inconnu, mais sa vision vampirique se montrait impuissante face à cet abîme silencieux et terrifiant.

 

-De la magie ! en conclut-il, exaspéré. Qu'est-ce que ça veut dire ?

 

Lorsque la prêtresse le considéra d'un regard sombre, il sut immédiatement que la réponse ne l'emballerait pas.

 

-Je te demande de rester dans cette pièce ! déclara-t-elle avec conviction. Surtout, quoiqu'il advienne, tu ne devras jamais franchir ce seuil ou ça ficherait tout par terre.

 

-Tu ne me rassures pas vraiment là ! fit-il remarqué d'une voix mesurée.

 

-Tu me fais confiance ?

 

Qu'il détestait cette question. La confiance n'excluait pas l'inquiétude, et les silences, ainsi que les non-dits, avaient une fâcheuse tendance à amplifier ce trait. La meilleure attitude serait de la soutenir en n'interférant pas dans ses projets, pourtant la difficulté à s'y résoudre semblait insurmontable. Djézabelle lui exprima sa gratitude d'un sourire, avant de se tourner vers Chiara.

 

...Quand tu auras franchi l'autre côté, il ne faudra pas hésiter. Si tu te sens prête, c'est maintenant.

 

-Je te suis, répondit la jeune femme, sa voix trahissant une certaine inquiétude.

 

-Allons-y.

 

La prêtresse s'inclina pour passer sous la voûte, puis disparut dans la pénombre. Chiara échangea un dernier regard avec le ténébreux, comme pour puiser un peu de courage avant de se lancer dans l'inconnu. En retrait, Angel pressentait que rien de bon ne les attendrait de l'autre côté. L'envie le démangeait de les suivre, mais il n'avait pas sa place dans ce monde occulte. L'attente promettait d’être insoutenable.

 

*

 

« Toi qui entres ici, perds tout espoir »

 

Chiara ne discernait ni les contours de cette matrice, ni la présence de Djézabelle. Une obscurité dense régnait, bien plus contraignante qu’une simple privation visuelle. Dans ce néant, ses sens semblaient altérés. Aucune tonalité ne lui parvenait, et elle ne ressentait même plus le poids de son propre corps. Elle se sentait légère, en apesanteur dans un néant assourdissant ou le seul son perceptible était celui de son sang bouillonnant furieusement dans ses veines.

 

Livrée à elle-même, effrayée, elle se trouvait perdue dans cet espace inconnu, saturé d'ondes hostiles. Ce néant, cette absence de matière et de vie, c’était le mal, elle en était convaincue. Seule la conscience de son existence la séparait de la mort. Être ou ne pas être, elle se focalisa sur sa psyché, seule arme à sa disposition. Penser pour ne pas disparaître.

 

Pourtant, au-delà du néant, une voix, un chuchotement, émergea des tréfonds des abîmes. Des susurrements projetés par vagues ondoyantes se révélèrent à elle, silencieux et fantasmagoriques, envoûtants tel le sifflement d'un serpent. Les contours d'un langage mystérieux se dessinaient autour de sa personne sans qu'elle n'en perçoive la signification. Sa seule certitude : tous ces mots, aussi incompréhensibles soient-ils, lui étaient destinées. Plus qu'une impression familière, ces notes résonnaient en elle comme l’écho d'une vie antérieure, transcendant l'unité et la rationalité d'une seule existence pour la conjuguer à toutes les autres.

 

L'impression poignante d'appartenir à une puissance universelle, transcendant ses intérêts personnels, lui glaça le sang. Son instinct l'incitait à fuir, mais sa raison lui soufflait le contraire. Et si c'était de cela qu’il s'agissait ? L'acceptation, accueillir ce langage au lieu de le rejeter. Djézabelle l'avait prévenu : le cœur ne ment jamais. Son intuition et sa raison ne devaient faire qu'une. Suffisait-il simplement de le décider, de le vouloir si ardemment qu'aucun doute ne puisse être permis ?

 

La peur, omniprésente et insidieuse, l'empêchait d'accomplir le pacte. Elle constituait un frein à son épanouissement, à son évolution. Mais comment pourrait-elle la proscrire ? Ne serait-il pas plus dangereux de vivre dans le déni de celle-ci ? Tant de questions alors que la solution à tous ses problèmes résidait dans l'assurance de ses convictions.

 

Ce langage, encore. L'appel du démon n'en finissait plus de la harceler. Le doute, la peur comme moteurs de son inaction, et rien à leur opposer. Au bord du renoncement, un déclic se produisit pourtant. Chiara venait de réaliser son erreur, et tout devint plus limpide, plus organique.

 

Il n'avait jamais été question d'opposer la peur et le doute, mais de les accepter. Elle ne se posait pas les bonnes questions et, par conséquent, les réponses restaient obscures. Plus maintenant. Elle ferma les yeux et se concentra sur son désir le plus profond. Une énergie circula le long de son plexus solaire, insufflée par une force de conviction nouvelle. Quoiqu'il en coûte, elle parviendrait à contrôler cette puissance satanique.

 

Sans qu'elle ne s'en rende compte, le langage se diffusa par l'entremise de ses lèvres, et le sens se révéla naturellement, intelligible, comme s’il lui avait toujours appartenu. Un savoir jusqu'alors latent se manifesta, et de l'obscurité naquit une lumière presque aveuglante.

 

Autour d'elle, tout apparaissait d'une blancheur immaculée. Aucun contour ne se dessinait, seulement cet horizon blanc à perte de vue, et ce vide infini. Seul le contact du sol à ses pieds attestait d'une dimension un tant soit peu tangible. Son corps retrouva sa lourdeur d'antan et ses sens, plus alertes, détectaient une présence.

 

Une silhouette sombre s'approcha d'elle. Elle l’a reconnu aussitôt. C'était Djézabelle. Pourtant, la prêtresse ne portait plus les mêmes vêtements. Cette robe de dentelle sombre et brodée, épousant délicatement son corps à la manière d'une toile d’araignée : elle l'aurait forcément remarqué. Son allure paraissait plus ténébreuse encore que d'habitude, et le contraste de sa robe sur l'environnement n'en demeurait pas la seule raison.

 

Son regard, et plus encore son aura, vibraient d'une profonde tristesse. Son intuition ne la trompait pas : Quelque chose de grave était sur le point de survenir.

 

-Djéza... ! l'interpella-t-elle en amorçant quelques pas dans sa direction. Je t'ai enfin trouvé ! Je crois que j'ai réussi... mais... tu le sais n'est-ce pas ?

 

La reine des corbeaux s'immobilisa face à sa disciple. Un léger rictus effleura ses lèvres, un sourire forcé, teinté d'amertume.

 

-Ainsi nous en sommes là, déclara Djézabelle, empreinte d'une mélancolie transparente. Toi et moi sommes spéciales. Nous avons été choisies. Nous éprouvons une solitude que le commun des mortels ne saurait comprendre. Et maintenant, dis-moi… qu’est-ce que tu vois ?

 

-Une femme magnifique, répondit tendrement Chiara. Tu es celle qui m'a montré la voie pour devenir celle que je suis aujourd'hui. Tu es la personne la plus forte que je connaisse, et ça n'a rien à voir avec tes pouvoirs. Pourtant, la femme que je vois devant moi à l'air d'avoir perdu tout espoir. Tu n'es pas comme d'habitude.

 

Chaque intervalle se ponctuait d'un silence lourd, presque solennel.

 

-L'espoir, souffla-t-elle, un rire triste aux lèvres. À quoi bon espérer quand le fil du destin nous est révélé dès le commencement ?

 

-Il nous appartient de choisir notre destin ! Du moins je veux le croire. C'est ce que te dirait Angel.

 

Prenant acte, Djézabelle tourna le dos à sa protégée pour mieux s’en éloigner.

 

...Djéza ! Tu peux me dire ce qu'il se passe ?

 

-J'ai choisi le mien !

 

La prêtresse se retourna brusquement, murmurant un sort à peine audible. L'espace entre les deux femmes s’imprégna aussitôt d'une lourdeur oppressante. Prise au dépourvu, Chiara n'eut pas le temps de réagir avant qu’un souffle puissant ne la balaie, la projetant plusieurs mètres en arrière. Heureusement, la réception sur ses coudes l'empêcha de subir pleinement l'impact. Ce sort ne visait pas à la blesser sérieusement : une mise en garde, tout au plus.

 

-Qu'est-ce que tu fais ? s’écria Chiara en se redressant à la hâte sur ses appuis.

 

L’entraînement avec le vampire s'était montré prolifique, et la jeune femme se considérait bien heureuse de posséder d'autres cordes à son arc que la pratique exclusive de la magie. Pour autant, son intuition ne la rassurait pas. Djézabelle ne se comportait pas comme à son habitude. Sa mélancolie s'était muée en résignation.

 

-Je fais ce qui doit être fait ! annonça l’enchanteresse en préservant une attitude offensive. Tout ce que nous avons vécu toi et moi nous préparait à cet instant. Le pouvoir du démon se transmet de génération en génération, depuis la nuit des temps. Qu'est-ce que tu pensais ? Qu'il ne demanderait rien en retour ?

 

-Non ! s'indigna Chiara qui venait de réaliser ce que tout ceci impliquait.

 

-Tu viens de comprendre ! Ce pouvoir est trop grand pour nous deux. La seule façon pour toi d'établir le lien, c'est de détruire le mien.

 

-Impossible !

 

-Le pouvoir reviendra à celle qui survivra. C'est ainsi. Je m'y suis préparé toute mon existence. Les dés sont jetés. Une fois le rituel lancé, il n'est plus de retour en arrière possible.

 

-Non arrêtes, il doit bien y avoir une autre solution, s'obstina Chiara.

 

-O acer ventus transiens hostibus

 

Une autre rafale, semblable à la première, s'extirpa des mains de la prêtresse, tandis que l'air ambiant se déformait sous l'effet des ondes. Ayant analysé la vitesse et la trajectoire de l'attaque la première fois, Chiara échappa aisément à l'impact, d'une roulade habile sur le côté. En se relevant, elle observa le souffle se perdre derrière son épaule, dans l'horizon immaculé.

 

-Ça suffit ! cria-t-elle en adoptant une posture passive. Je ne me battrai jamais contre toi.

 

-Alors tu vas mourir !

 

En chuchotant quelques murmures incantatoires, Djézabelle fit apparaître, autour de sa silhouette, une myriade de flammèches. Suspendues dans l’air, elles tourbillonnaient sur elles-mêmes, grandissant peu à peu, jusqu'à se métamorphoser en boules de feu menaçantes. La pression montait, et si les premiers assauts n’avaient été qu'une mise en garde, ce sort annonçait l'étape supérieure.

 

Chiara pressentait le danger, mais ne se sentait pas prête à y faire face. Elle baignait dans la magie depuis son enfance, mais ses connaissances reposaient exclusivement sur l'enseignement de Djézabelle. Quoi qu'elle puisse entreprendre, elle ne se trouvait pas en position de rivaliser. Et puis, plus que tout, elle ne le désirait pas.

 

Pourtant, lorsque le bourdonnement du feu, attisé par la résistance de l'air, lui parvint aux oreilles, elle sut que, cette fois, elle n'aurait pas le temps d'esquiver. D'instinct, elle puisa dans son répertoire un sort de protection, somme toute basique, mais ô combien efficace dans l’urgence. Un dôme transparent entoura sa personne.

 

Les multiples impacts furent d'une violence inouïe, et bien que protégée dans sa sphère, elle sentit la terre trembler sous ses pieds. Si elle pensait être sortie d'affaire, elle se trompait. Les boules de feu continuaient de se heurter à la membrane énergétique, sans toutefois parvenir à la percer.

 

Piégée dans sa bulle de protection, de la sueur commençait à perler sur son front, sous l'effet d'une chaleur sans cesse grandissante. L'air devenait irrespirable. La vapeur s’infiltrait par quelques micros fissures, brûlant sa gorge à chaque inhalation. À l'intérieur de la membrane en ébullition, Chiara ne distinguait plus la silhouette de Djézabelle.

 

Lorsque, brusquement, la température chuta, le voile s'évapora lentement, assez pour lire sur les lèvres de la magicienne.

 

...Spiritu ardoris convenire

 

Les sphères incandescentes n'avaient pas disparu. Elles gravitaient les unes autour des autres, avant de fusionner pour n'en faire qu'une. Cet amas d'énergie instable se distordait, arborant un aspect circulaire, puis ovale, continuellement en mouvement. Chiara plaqua ses mains contre la membrane de protection, ses yeux révulsés par la terreur. Plus aucun doute ne subsistait. Djézabelle ne plaisantait pas. Elle la savait désormais prête à commettre l'irréparable, et cette prise de conscience bouleversait tout.

 

Sa poitrine se serra à cette idée, et une profonde tristesse l'étreignit, accompagnée de la peur viscérale de trépasser sur l'heure. En reculant, la jeune femme se cambra, le dos appuyé contre la bulle d’énergie. Les dents serrées, elle appréhendait l'impact fatal.

 

Au milieu de ce chaos, la voix ressurgit, susurrant à ses oreilles les mots interdits qui se révélaient au moment le plus propice. Cette voix, c'était la sienne, et elle s'imposa sans même qu'elle ne l'ait jamais pratiquée.

 

-Etsi an Nebratron hamatas kwairegem. Etsi hunak non innisumi leu wesratis kareenkhe dûnasse. Itsi traisalaam,mastigahra koimmunda,akhita libaarkeesk. Itsi nat yenvagre en Nebratronal, sataan.

 

Le Verbis Diablo pénétra la psyché de Djézabelle. Aussitôt prise d'un vertige, l’enchanteresse perdit totalement la maîtrise de son sortilège. La boule de feu dévia de sa trajectoire et, après avoir percuté la membrane de protection, alla se perdre dans l'horizon sans toucher sa cible. Les deux sorcières se faisaient face, toutes deux éreintées par une telle débauche d'énergie.

 

-Tu as assimilé le langage ! constata la prêtresse, à bout de souffle. Il est temps de mettre fin à tout ceci.

 

-Non, ne fait pas ça, la supplia Chiara. Tout ce qui compte sur cette terre, ce sont les liens qui nous unissent. Ne détruis pas celui-là.

 

La reine des corbeaux n'écoutait déjà plus. L'esprit possédé par le malin, elle prononça la sentence.

 

-Etsi Wesrat Khedekarebeb emi nebratronak, nûllan. Maa.

 

Chiara fut à son tour saisie par une étrange sensation. Des frissons parcoururent la plante de ses pieds pour s'étendre à l'ensemble de son corps. Sa tête devint légère, et l'impression d'osciller subtilement de droite à gauche, accentua sa perte d'équilibre. Elle battit des paupières, secoua son crâne, mais la sensation de perdre pied persistait malgré tout.

 

En portant le regard sur sa mère, sa vision se brouilla. La silhouette de cette dernière se dédoublait sans cesse pour revenir à son point d'origine, comme une image oscillant aléatoirement dans l'espace. Djézabelle semblait s'éloigner puis se rapprocher, dans une transition brutale et saccadée, parfois plus douce, accentuant sa perte de repère visuelle.

 

C’est en tentant de soutenir son visage chancelant entre ses mains qu'elle comprit. Son corps ne répondait plus. Ses membres se trouvaient paralysés. Le simple fait de bouger l'extrémité de ses doigts relevait d’un effort colossal. Plus elle essayait, plus ses articulations tremblaient. Ses muscles s’atrophièrent, et une douleur lancinante imprégna l'ensemble de ses membres.

 

Plus qu'une souffrance physique, elle avait la sensation d'étouffer, de n'être guère plus qu'un pantin entre les doigts de celle qu'elle se détestait à considérer comme son adversaire. Et cette voix qui ne cessait de la harceler, de la narguer, en prenant petit à petit possession de son esprit, et bientôt de son âme.

 

...Etsi Wesrat Khedekarebeb emi nebratronak, nûllan. Maa.

 

Djézabelle entonna le chant du cygne noir, et il se voulait froid, mordant, dépourvu de toute retenue ou pitié. Chiara, désemparée, se retrouvait en bien fâcheuse posture. Ses sens, en alerte, captèrent un autre danger imminent, provenant des profondeurs. Les vibrations sous ses pieds trahissaient la présence d’une entité inquiétante, tapie sous terre et remontant à la surface, prête à la dévorer.

 

C'est alors que des centaines, des milliers de scorpions s'extirpèrent des profondeurs, envahissant son corps paralysé pour y planter leurs dards meurtriers. Une pléthore d'aiguilles chauffées à blanc la transperça de toutes parts. La douleur arracha à Chiara de longs gémissements ininterrompus. D'abord ses jambes, puis ses cuisses, et bientôt tout son épiderme subirait le même sort, enseveli sous une marée de bestioles qui prenaient un malin plaisir à lui infliger un véritable supplice. Lorsque la souffrance se ferait plus douce, ce ne serait pas bon signe.

 

Il fallait qu'elle réagisse. Le venin avait déjà infiltré son sang. Bientôt, son cœur cesserait de battre, et son bourreau arborait les traits de sa propre mère. Peut-être était-ce là sa plus grande déchirure, bien plus que ce mal l’entraînant dans les méandres d'un abîme duquel elle ne reviendrait jamais.

 

L'amertume et la colère lui firent pourtant entrevoir une porte de sortie, inspirée par cette voix enfuie quelque part dans son subconscient. Si la plus belle ruse du diable consiste à persuader les hommes de son inexistence, en cet instant, elle croyait en lui plus qu’à quiconque. Au bord du précipice, elle était prête à tout, même à vendre son âme pour ne pas s’éteindre. C'était son souhait le plus honnête, un désir né d’un instinct de survie dévoyant tous les codes moraux qu’elle avait assimilés jusqu’alors.

 

Ainsi, sa prière s’exauça. Recouverte de scorpions, il lui restait la parole, et à travers sa voix, les mots du démon s'incarnèrent.

 

-Etsi Wesrat Khedekarebeb emi Emi nebratronak, nûllan. Maa.

 

Djézabelle se trouva, dès lors, sujette au même châtiment mortifère. Des milliers de veuves noires, araignées des profondeurs, submergèrent son corps, lui infligeant de terribles morsures paralysantes. Malgré tout, n'ayant pas l'intention d'abandonner, la prêtresse puisa dans ses derniers retranchements.

 

Les deux voix s'affrontèrent, se faisant tour à tour écho, puis s’entremêlèrent jusqu'à s'accorder sur la même partition. De l'extérieur, leurs silhouettes ne ressemblaient guère plus qu'à deux masses sombres, grouillant de deux espèces d'arachnides qui se confondaient entre elles. Seules les sonates obscures subsistaient, se confrontant pêle-mêle dans une intonation toujours plus rauque et criarde.

 

-Etsi wesrat !                           -Etsi wesrat !

-Khedekareb emi                    -Khedekareb emi

-Emi nebratonak                     -Emi nebratonak

-Nullan maa                           -Nullan maa

-Nullan maa                           -Nullan maa

-Etsi an nat ashgagna              -Etsi an nat ashgagna

-No dunasse                           -No dun...

-Itsi maa ebdee nullaan           -Itsi..........

-Emi nebratonrak !                  -.............

 

Les deux corps figés n'exprimaient plus une once de vie. L'esprit du démon, arbitre ricanant de cette lutte impitoyable, venait de choisir son camp,.

 

**

 

De l'autre côté du miroir, Angel s'impatientait du retour des deux magiciennes. Un mauvais pressentiment le rongeait, et il regrettait amèrement de ne pas s'être imposé lorsqu'il en avait eu l'occasion. Rester dans le flou attisait son inquiétude. Au fond, il se doutait que si Djézabelle l'avait délibérément tenu à l'écart, c'était pour le ménager. L'envie de passer la frontière le tiraillait, mais épris du doute, il n'osa pas franchir la ligne rouge. Son intervention, bien que louable, pourrait tout aussi bien s'avérer préjudiciable et les mettre en péril.

 

Résigné, il attendait patiemment son heure, lorsque soudain, une déflagration puissante malmena ses tympans. Des ondes invisibles aux effluves sanguinolents s'extirpèrent violemment de la cheminée. Elles traversèrent la pièce et brisèrent le vitrage de la fenêtre avant de se diluer dans l'horizon.

 

Ces ondes, disséminées comme une prière, se frayèrent un chemin à travers les dimensions obscures pour trouver refuge dans le mystère de la création, là où à l'impossible nul n'est tenu. Tapis dans l'obscurité, des yeux rouge sang s'ouvrirent. Un cri, à en faire frissonner la voûte céleste, résonna pour la première fois. Le parfum écarlate avait éveillé son instinct de prédateur. Intimement lié au cycle de la vie et de la mort, dont il se faisait le messager, l'oiseau de mauvais augure répondit à l'appel.

 

Naissant du néant, il déploya ses grandes ailes et, de plusieurs battements, entama son ascension majestueuse. À la manière d'une étoile filante, l'oiseau noir sillonna les dimensions pour rejoindre les lointaines contrées terrestres. Poussé par une force mystique, il traversa les différents fuseaux horaires, oscillant entre les ténèbres et l’azur, jusqu'à survoler Londres sous son fin et virevoltant manteau d'ébène.

 

Dansant à travers les bourrasques et les gratte-ciel, son plumage brillait d'un bleu intense, tandis que ses croassements rauques et graves semblaient annoncer un funeste présage. Ses yeux, à la manière des têtes chercheuses, sondèrent la ville. Aussitôt trouvé l'objet de son désir, il plongea en piqué vers le manoir, et s’engouffra par la fenêtre brisée.

 

À l’abri de la lumière du jour, adossé contre le mur, Angel eut tout loisir d'observer le volatile lui frôler le nez avant de disparaître à l'intérieur de la cheminée. Une impression de déjà-vu s’empara de lui, le ramenant quelques années en arrière, lors de cet étrange voyage en compagnie de Wesley, avant qu'il ne découvre le manoir enfoui au cœur de la forêt. Cette nuit-là, l'oiseau noir lui avait servi de guide. Bien que ce volatile ne lui soit pas destiné, l'excuse fut toute trouvée pour manquer à sa parole. Après tout, si cet oiseau de malheur avait franchi la frontière interdite, pourquoi pas lui ?

 

Intimement convaincu du danger, Angel se précipita de l'autre côté. Ce qu'il y découvrit lui glaça le sang. Recroquevillée sur elle-même, les mains agrippées à ses genoux, Chiara gisait au sol, complètement nue, le corps maculé d'hématomes et de brûlures noircissant sa peau. Sur son épaule droite, trônait fièrement l'oiseau de mauvais augure. Le corbeau, tel un protecteur vigilant, fixait le vampire avec une intensité troublante.

 

Du visage de Chiara, totalement apathique, coulaient des larmes de sang. Cette vision inquiétante sortit Angel de sa torpeur.

 

-Djézabelle, songea-t-il avec effroi en sondant les alentours.

 

Son visage se décomposa lorsqu'il aperçut, à quelque pas de Chiara, la magicienne étendue au sol, inerte. Redoutant le pire, le vampire se précipita à son encontre, la gorge nouée. Il s'agenouilla à ses côtés, bascula sa nuque délicatement vers l'arrière, et s'empressa de détecter la mesure d'un battement ou la frêle présence d'un souffle. Sans succès.

 

Il ne lui restait qu'une seule manœuvre à entreprendre : le massage cardiaque. Angel posa ses mains sur le plexus de Djézabelle, tendit l'extrémité de ses bras, et, contrôlant sa force pour ne pas lui briser les os, effectua une série de pression rythmées sur son thorax. Les insufflations, il n'en était pas capable.

 

...Chiara ! Ne reste pas planté là. J'ai besoin de toi.

 

Mais la jeune femme ne répondit pas à son appel, trop choquée pour réagir. Alors il continua à presser, encore et encore, jusqu'à ce que l'évidence le frappe. Elle ne reviendrait pas. Résigné, le vampire colla son visage contre le sien, la serrant désespérément dans ses bras.

 

À cet instant, une étrange aura enveloppa le corps inanimé de la magicienne. Ses yeux s'ouvrirent brusquement, et, comme une seconde naissance, son souffle prit le forme d'un gémissement prononcé, ajoutant à la sidération générale. Toujours sous le coup de l'émotion, le vampire la serra contre lui.

 

Chiara, incrédule, se tourna dans leur direction.

 

...Ça va aller ! la rassura le vampire. Tu ne crains plus rien, je suis là maintenant. Ça va aller.

 

Bringuebalée comme une poupée de chiffon, Djézabelle peinait à reprendre son souffle.

 

-Si tu continues à me secouer de la sorte, je risque de vomir ! le prévint-elle à bout de force.

 

Prenant conscience de son excès d'euphorie, il desserra son étreinte.

 

...Aide-moi à me redresser, tu veux bien ! demanda-t-elle d'une voix faible.

 

Sans attendre, il lui offrit son soutien. Chiara, encore bouleversée par les récents événements, avait du mal à y croire. Convaincue d'avoir commis le plus irréparable des crimes, elle ne s'expliquait pas ce revirement de situation.

 

-Je... Je t'ai tué.

 

Soutenue par le vampire, Djézabelle resta figée devant se fille, en lui soumettant un sourire timide, quelque peu atténué par l'affaiblissement de son organisme.

 

-Tu ne m'as pas tué. Mais pour que la transmission fonctionne, il fallait que tu y croies.

 

-Je ne comprends pas, assura Chiara dont le visage groggy accusait le coup d'un esprit déstructuré.

 

Après s'être assuré de la stabilité de Djézabelle, Angel enleva sa chemise pour recouvrir le corps nu de Chiara. Dans la manœuvre, il prit soin de ne pas heurter le corbeau protecteur à son épaule. La situation lui échappait complètement, mais savoir les deux femmes en vie suffisait amplement à son contentement.

 

-C'est le pacte ! expliqua Djézabelle. Le démon ne peut prendre possession d'une seule hôte et pour cela, il demandait le sacrifice ultime. Il fallait te pousser dans tes derniers retranchements. Ton instinct de préservation a fait le reste.

 

-Alors c'était ça le choix facile et néanmoins le plus difficile dont tu me parlais ? Celui de tuer ma propre mère ? Tu te fous de moi ?

 

-Tu ne m'as pas tué. Cette mise en scène faisait partie intégrante du rituel. Une sorte d'illusion, même si mon essence vitale en a fortement été impactée.

 

-Non ! Je t'ai tué. J'en ai émis le désir. Dans ma tête, tout était réel.

 

-Je sais ce que tu ressens. J'ai éprouvé la même chose que toi à l'époque.

 

-Tu veux dire que...

 

-Oui ! soupira Djézabelle. Lilin m'a fait subir le même traitement et je dois dire que ça a grandement éprouvé notre relation. Enfin, ça et d’autres choses. Je ne voudrais pas que cela entache la nôtre.

 

Chiara resta silencieuse. La culpabilité la rongeait de l'intérieur, avec le pressentiment que plus rien ne serait comme avant.

 

-Quand tu parles de transmission, ajouta Angel... ça signifie que...

 

-Tout à fait, confirma la prêtresse. J'ai perdu le lien avec le démon. Je n'entendrai plus jamais sa voix. Si c'est une délivrance pour moi, c'est aussi un fardeau quand je sais que Chiara devra désormais vivre avec. Ainsi va le malin : lorsqu'il t'accorde un bienfait, il te laisse toujours un arrière-goût amer dans la bouche.

 

Chiara venait de réaliser l'étendue du sacrifice consenti par sa mère, et la douleur fut plus profonde encore.

 

...Ne fais pas cette tête-là. Je reste une enchanteresse de génie. Même dépourvue du pouvoir du démon, je suis assez puissante pour pouvoir me défendre et aider au besoin.

 

-Et ce corbeau ? demanda Angel en toisant l'animal toujours perché sur l'épaule de la jeune femme.

 

-Il représente le totem. À chaque génération, un nouveau lien est créé, et avec lui, un nouvel ange gardien. Ce corbeau symbolise le cycle de la vie et de la mort, ainsi que l'âme de celles et ceux qui ont tissé le lien. C'est le nouveau maillon d'une chaîne, jusqu'à ce qu'un autre prenne la relève un jour. Hier c'était moi, aujourd'hui Chiara, et demain, qui sait.

 

-Je le ressens dans ma chair, constata la jeune femme en observant l'oiseau noir. Je ne peux pas me l'expliquer, mais j'ai l'impression que je le connais depuis toujours.

 

-Tout est nouveau pour toi, réagit Djézabelle. Il te faudra un certain temps avant d'assimiler ce pouvoir, mais pour le moment tu as besoin de repos.

 

D'une simple pensée, Chiara ordonna à son totem de disparaître, et celui-ci s’exécuta aussitôt en quittant la pièce. Épuisée tant mentalement que physiquement, la jeune femme examina son corps d’un air las.

 

-Dis-moi que t'as gardé mes anciens vêtements.

 

Djézabelle hocha la tête en esquissant un sourire.

 

-Allez viens, retournons chez nous. Cette dimension me donne la nausée.

 

Malgré sa faiblesse apparente, Djézabelle prit sur elle d'accompagner sa fille jusqu'au portail menant à la cheminée. Sur le chemin, elle porta son attention sur le vampire.

 

... Au fait. Tu n'étais pas censé nous honorer de ta présence. Il me semble t'avoir demandé de rester à l'extérieur.

 

-Je ne sais pas, se justifia le vampire. J'ai senti que c'était le bon moment. Et puis j'ai un truc avec les corbeaux. Quand j'en vois un, je ne peux pas m’empêcher de le suivre.

 

Djézabelle ne donnait pas l'impression de lui en vouloir, ce qui le rassurait en quelque sorte.

 

-Si tu étais arrivé avant la fin du rituel, tu aurais tout foutu par terre, sans compter que ton esprit aurait subi d’innombrables tourments. Soit tu es très courageux, soit prodigieusement crétin. Dans tous les cas, merci de t'être inquiété pour nous.

 

-La prochaine fois, préviens-moi avant d'improviser ce genre d'épreuves, ironisa le vampire. Juste au cas où il me viendrait l'idée de jouer les héros en engendrant une tragédie. De ce côté-là, je crois que j'ai assez donné.

 

-Promis, lui assura-t-elle avec conviction, si bien qu'il n'en crut pas un traître mot.

 

Une fois le portail traversé, Djézabelle prit soin de fournir des vêtements propres à Chiara. Tandis que cette dernière prenait un bain, la prêtresse en profita pour changer les draps du lit, puis la laissa seule dans la pièce afin qu'elle puisse se reposer. Angel et elle-même joignirent l'étage inférieur, en compagnie des sœurs de la confrérie. À l'abri des oreilles indiscrètes, ils échangèrent sur les récents événements. Un verre de vin à la main, la magicienne s'efforçait d’afficher un visage serein, mais le vampire n'était pas dupe.

 

…Pourquoi me regardes-tu ainsi ? insista-t-elle, feignant un léger malaise.

 

Nul besoin pour le vampire de s'exprimer ; elle connaissait déjà la réponse.

 

...OK ! Tu t'inquiètes, mais je t'assure, ça va.

 

Il soupira profondément.

 

-Non ça ne va pas. Je vois bien que tu essaies de te monter forte, mais tu n'as pas à faire semblant. Ce rituel a drainé toute ton énergie. Tu es épuisée et tu continues de faire comme-ci ce n'était pas le cas. Tu peux tromper Chiara et tes sœurs, mais pas moi.

 

Angel lisait en elle comme dans un livre ouvert et elle détestait cela. N'ayant pas su préserver les apparences, elle posa son front contre son torse et s'abandonna totalement à la fatigue. D’un réflexe habile, Angel lui subtilisa le verre qu'elle s’apprêtait à relâcher de ses doigts tremblants. Il glissa doucement sa main dans ses cheveux et la serra tendrement dans ses bras pour l’empêcher de s’écrouler.

 

...Tu dois te reposer ! chuchota-t-il à son oreille.

 

-Je suis navré, murmura-t-elle exténuée, les yeux mi-clos. Chiara t'en veut aujourd'hui, mais un jour, elle comprendra... Elle comprendra quel homme tu es... Il lui faudra un peu de temps.

 

-Ne t'en fais pas pour ça, répondit-il en lui caressant les cheveux. Laisse-toi aller. Je veillerai sur toi.

 

Suite à quelques timides soubresauts, elle cessa de lutter et s'endormit progressivement. Angel la transporta jusqu'au canapé et l'y installa délicatement, posant sur elle une fine couverture. Il demeura à son chevet, à la caresser de son regard épris d'admiration. Cet instant d'apaisement, il voulait se l'octroyer, rester là bêtement à la regarder, la contempler et veiller sur son sommeil. Au fond de lui subsistait le pressentiment tenace que l'heure du jugement allait sonner. Que ce soit pour le meilleur ou le pire, il n'était plus certain d'être prêt.

 

Pendant un instant, il s'imagina vivre heureux avec Djézabelle, pour le restant de ses jours. Pour un instant seulement. Dire qu'il courait après une hypothétique rédemption, alors qu'il venait de la trouver dans tous ces moments partagés au côté de cette femme. Le vampire se surprit à penser que la vie avait comblé, de bien des façons, toutes ses attentes.

 

***

 

La vibration de son téléphone interrompit son sommeil perturbé. Légèrement dans le vague, il fallut à Chiara quelques secondes pour remettre de l'ordre dans ses idées. Dissocier le rêve de la réalité n’était pas une mince affaire, pourtant un coup d’œil sur le corbeau posté à sa fenêtre conforta son intuition. Elle dut se faire violence pour saisir son sac et en extirper l'objet de son sommeil écourté. En observant l'heure affichée sur l'écran, elle se rendit compte qu'elle n'avait dormi qu'une petite heure, bien trop peu pour se remettre du contrecoup.

 

Le message provenait de Chris, et le soldat n'était pas le genre à prendre de ses nouvelles par courtoisie. Le discours se voulait strict et formel : ''Rendez-vous au centre de Londres dans les plus brefs délais'', avec en pièce jointe, une adresse renvoyant à une page internet. Lorsqu'elle cliqua dessus, une vidéo s'activa, retransmettant en direct l'information du moment. Chiara n'en croyait pas ses yeux. Horrifiée par la teneur des événements montrés dans la vidéo, elle se leva du lit, enfila ses vêtements à la hâte, puis se précipita dans les escaliers, les dévalant à toute allure.

 

En quittant le manoir sans prendre le temps ni la courtoisie de s'en expliquer, la jeune femme attisa à son encontre quelques questionnements légitimes.

 

Angel n'allait pas tarder à comprendre la cause de cette agitation, puisqu'Emelyne accourut pour lui annoncer la terrible nouvelle. Dès lors, le vampire se précipita à la fenêtre sans attendre. Il devait en avoir le cœur net. Protégé par le vitrage teinté, il décida d'ouvrir les battants pour s'imprégner de l'atmosphère extérieure.

 

Exposé à la lumière du jour, son corps entra instantanément en combustion. La douleur imprégnait sa chair en fusion, mais il ne la considéra pas comme sienne. En se focalisant sur ses sens, il perçut les cris sourds d'une foule, trop lointaine pour en distinguer le nombre. Sans doute étaient-ils des milliers. Face à l'horizon voilé d'une fine couche de fumée, Angel décela, de son ouïe vampirique, l'écho des rafales meurtrières. Une lourdeur de mort planait dans l’air, et à trop s’exposer, la sienne était sur le point de survenir.

 

De la fumée blanche transpirait de tous les pores de sa peau, mais il resta stoïque, le regard sombre. Cette souffrance, il voulait la ressentir pleinement, parce qu'à cet instant, il s'était juré de la partager avec ses ennemis.

 

 

 

 

 

 









 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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