Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 23 : Réunion

20824 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 24/09/2024 17:12

                                              Chapitre 20 Réunion

 

Lorsque le portail s’ouvrit sur le monde d'Ulticia, l'accueil réservé aux voyageurs dépassa toutes leurs attentes. Willow, Alex et Buffy se sautèrent dans les bras, sous les sourires bienveillants de Seyia et Leina qui se tenaient à l'écart. Les deux aventurières ne souhaitaient pas interférer dans cet excès de débordement affectif, en totale inadéquation avec leurs caractères. Bien que moins expressives, témoigner de ces retrouvailles les remplissaient d'une vive émotion. Elles reconsidéraient chacune à leur façon, tout le chemin parcouru pour parvenir à cette belle conclusion.

 

En réévaluant les multiples embûches sur leur route, il paraissait évident qu'ils venaient d'accomplir, à force d'abnégation et d'acharnement, un véritable petit miracle. De leur côté, les trois membres fondateurs du Scooby gang ne cachaient plus le plaisir éprouvé de se retrouver après tant d'années. Des sourires entremêlés de larmes affluèrent pour exprimer le bonheur d'être à nouveau réunis.

 

Dans cette bulle de bienveillance, Seyia fut saisie d’un pressentiment. Elle n'aurait pas su l'expliquer, mais l'atmosphère lui paraissait plus saine et sereine que dans ses souvenirs, avant qu'elle n'entame la phase aller de son voyage. Rien de concret, juste une impression vague, nourrie par ses sens affinés de tueuse qu'elle maîtrisait davantage avec le temps. Lorsqu'elle en fit part à Leina, celle-ci resta très évasive sur la question.

 

-Attends de voir, lui répondit-elle avec un large sourire en biais. Tu risques d'être assez surprise. Si tu penses qu'on a chômé pendant ton absence, ben tu te mets le doigt dans l’œil.

 

-Soit tu en as trop dit, soit pas assez. Dans tous les cas, si tu voulais ne rien révéler, il était inutile d'en parler.

 

-C'est vrai ! affirma Leina d'un grand sourire, sans pour autant combler le trou qu'elle s'amusait à volontairement creuser.

 

Seyia avait beau insister en la fixant d'un regard farouche, son amie, bien décidée à la faire languir, annihila toutes ses tentatives.

 

-Tant pis, se résigna finalement la tueuse, consciente qu'elle n'aurait pas le dernier mot.

 

Contrainte de prendre son mal en patience, ce sentiment de plénitude suffisait amplement à combler sa curiosité maladive, malicieusement entretenue par l'apprentie magicienne. Le temps des retrouvailles révolu, ne demeurait plus que les zones d'ombre à éclaircir, et avec elles, des centaines de questions en suspens. La joie des retrouvailles n'empêchait pas certaines rancœurs et incompréhensions causées par des années d'absence et de non-dit. Le temps des explications surviendrait bien assez tôt.

 

Pour l'heure, Alex invita Buffy et le reste du groupe à rejoindre la demeure de Kteal. Sur le chemin, lui et Leina récoltèrent des nouvelles de Dawn, apprenant avec joie son rôle de maman, ainsi que sa situation maritale. Bien qu'ils regrettassent amèrement l'absence de leur meilleure amie, ils la comprenaient d'autant plus, en leur qualité de parents, à toujours désirer le meilleur pour leurs enfants. C'était dans l'ordre des choses. Entre grandir dans les bas-fonds et en plein air sur la terre ferme, le choix s'imposait naturellement.

 

Une fois le pont et la grande artère traversés, ils arrivèrent dans la petite ruelle enneigée, au pied de la résidence de Kteal. Lia les accueillit chaleureusement et les invita tous à entrer. Avec la bonne volonté de leur hôtesse, chacun se trouva un petit espace autour de la petite table de bois. Seyia, Buffy, Willow, et Leina furent priées de s'installer sur les chaises vacantes, tandis que les autres restèrent debout, adossés aux meubles alentour.

 

En balayant la pièce du regard, Seyia fut heureuse de constater la présence de Shahin parmi eux. Le jeune homme, appuyé chaleureusement sur l'épaule de sa mère, affichait désormais une mine apaisée, dépourvue de colère et de haine. L'observation de la tueuse ne s'arrêta pas là, puisque Kteal brillait par son absence. Étonnement, un inconnu avait pris place au côté de Lia et de son fils, un peu trop familièrement à son goût.

 

Ne souhaitant pas donner l'impression de le dévisager, Seyia tenta de détourner subtilement son attention, mais l'étranger ne se gêna pas pour la fixer intensément, comme s'il prenait un malin plaisir à la désarçonner de la sorte. Sa carrure imposante s’apparentait à celle d'un véritable colosse, avec ses muscles saillants transparaissant de son haut de corps moulant. La mâchoire robuste, le crâne rasé et sa peau hâlée accentuaient l'intensité de son regard insondable, marqué par des petits yeux noirs en amande qui la jaugeaient avec insistance.

 

D’abord hésitante, la tueuse se décida à tenir le change. C'est alors qu'une étrange sensation s'immisça en elle. La certitude de l'avoir déjà rencontré, sans pouvoir mettre le doigt sur l'évènement en question, la déstabilisait profondément.

 

-Tu ne le reconnais pas ? insista Alex en semblant s'amuser de sa confusion.

 

Le reste de la bande lui enjoignit des sourires complices. Seule Buffy paraissait aussi désorientée, mais à sa décharge, elle avait de bonnes raisons de l'être. S'intégrer au film pour quiconque ayant manqué la moitié de l'histoire relevait d'une tâche laborieuse, et elle peinait à saisir toutes les subtilités de la situation.

 

Aux dires d'Alex, Seyia devait le connaître, pourtant un individu aussi charismatique et aussi massif, aurait dû la marquer. Tandis qu’elle luttait pour rassembler les fragments épars de sa mémoire, un flash la traversa comme une prise de conscience soudaine. Cet éclat dans le regard de l’inconnu correspondait, avec certitude, à celui de son compagnon de route.

 

-Kteal! réalisa-t-elle, toujours incrédule.

 

Le guerrier lui sourit en acquiesçant d'une légère inclinaison de la tête, conformément à ses habitudes. La tueuse s’afficha béate quelque instant.

 

...C'est toi ? Tu es...

 

-Et oui ! intervint Alex avec enthousiasme. Qui aurait pu dire que derrière cette crinière volant au vent se cachait un humain au charisme si attrayant.

 

Se rendant compte que ses propos prêtaient à confusion, il se hâta de préciser :

 

... Euh, je veux dire attrayant pour la gent féminine. Pas pour moi. Les muscles, tout ça, c'est pas trop mon truc....De toute façon, les hommes ne sont pas mon genre, mais ça, vous le savez, hein les filles ? J'en fais trop, vous croyez ?

 

Le sourire gêné de Buffy et le regard condescendant de Leina eurent raison de sa résignation. Fière de l'engouement que suscitait son mari, Lia se rapprocha doucement de Kteal et s'accola à son bras avec un sourire satisfait.

 

-Désolé, mais c'est le mien, affirma-t-elle avec tendresse. Il va falloir vous faire une raison.

 

Kteal esquissa un haussement de sourcil, seule façon pour lui d'exprimer son embarras. Seyia fusilla Leina du regard. Elle aurait eu l'air moins cruche si on l'avait avisé au préalable, et observer son amie se délecter de la situation lui inspirait quelques frasques vengeresses. Pour autant, cette surprise soulevait des tonnes de questions, dont une les résumant toutes.

 

-Qu'est-ce que j'ai loupé pendant mon absence ?

 

Désignée comme porte-parole, Willow s’évertua à jouer pleinement son rôle, non sans une certaine appréhension.

 

-Après ton départ, nous avons parcouru les contrées perdues, et j'ai mis un terme à la malédiction.

 

-La malédiction ? s'étonna Buffy, peu au fait des événements.

 

-Oh oui ! Je suis désolé, reprit Willow. Il y a tellement de choses qui se sont passées durant ton absence, mais je vais essayer de tout te résumer.

 

Ainsi, la sorcière, aidée par Leina, Alex et les autres, entreprit de lui conter les fameuses péripéties, tâchant d'offrir à la tueuse une mise à jour certes difficile à digérer, mais essentielle à la compréhension d'une situation des plus délicate.

 

-Ouah ! s’étonna Buffy incrédule. J'arrive pas à croire que tu aies subi tout ça pendant toutes ces années. Et Amy, je sais que vous étiez plus ou moins amie alors. Enfin, je suis désolé de ne pas avoir été là pour t'aider.

 

Les remords de la tueuse, poignant de sincérité, trouvèrent un impact chez la sorcière qui posa délicatement sa main sur celle de son amie.

 

-Tu ne pouvais pas savoir. Mais j'en viens à regretter d'avoir sorti Amy de sa cage. Elle serait peut-être toujours en vie aujourd'hui. On ne peut plus revenir en arrière désormais.

 

-Et donc ? reprit Seyia. Les guerriers des montagnes et les petits lutins de la forêt ont tous retrouvé leur apparence ?

 

-Oui, tous sans exception ! confirma Willow d'un sourire timide. Et nous les avons tous réunis dans la capitale. Ça n'a pas été facile de leur faire face, mais nous avons décidé de laisser le passé derrière et d'aller de l'avant tous ensemble.

 

-Super ! reprit Seyia. Donc j'imagine que tout finit bien, et qu'on n'a plus rien à faire ici. Tu n'as plus qu'à créer un portail et le tour est joué. On rentre à la maison.

 

Au faciès embêté de la sorcière, la tueuse pressentait une mauvaise nouvelle. Un simple oui aurait amplement suffi à son bonheur, et pourtant.

 

-Ce n'est pas aussi simple ! reprit Alex

 

-C'est-à-dire ?

 

-Je n'ai hélas pas le pouvoir de créer un portail capable de nous ramener dans notre réalité, avoua tristement la sorcière.

 

-Mais tu l'as fait quand tu m'as envoyé retrouver Buffy. En quoi est-ce différent ?

 

-Oui, j'ai pu créer un portail et tu as pu l'emprunter parce que tu étais étrangère à notre monde. Je n'aurais jamais pu le traverser moi-même. Il était à destination de Buffy, et elle seule pouvait l'utiliser puisqu'elle provenait de l'extérieur. Chaque jour, le portail s'ouvrait entre nos deux mondes au cas où Buffy déciderait de changer d'avis. Malheureusement, il ne permettait qu'un aller-retour. À l'époque, vous étiez censé la suivre à Lixus. Si Wolfram et Hart avaient envahi les dernières terres libres, alors ce monde aurait été une arche pour vous seuls, mais vous aviez refusé et ce n'est que maintenant que j'en comprends la raison. J'étais désespéré et je n'avais qu'une envie, quitter ce monde de souffrance à jamais. Un retour en arrière était inenvisageable. Aucun habitant de cette dimension ne s'est vu octroyer le pouvoir d'emprunter un portail. C'était la règle pour nous protéger du monde extérieur.

 

-La bille de lumière, se remémora Seyia inquiète. C'était notre dernière chance ? Mais ce n'est pas possible, il doit certainement exister un moyen. Vous êtes tous de puissants magiciens. En combinant vos forces, vous pourriez créer un portail. Vous l'avez déjà fait par le passé.

 

-Si nous étions sur terre, ce serait effectivement possible, mais les règles dans ce monde déphasé sont strictes, rétorqua Kteal. Nous les avons voulus de telle façon que, peu importe la puissance émise ou le degré de connaissance dans les arts mystique, rien ne puisse jamais défaire ce qui a été fait. Venir de l'extérieur est toujours plus aisé que d'en repartir.

 

-Mais rassure-toi, reprit Leina. Willow détient la solution. Tu penses vraiment que bloqués ici, nous aurions encore la force de sourire.

 

Les paroles réconfortantes de la belle eurent tout loisir d'attiser la curiosité de la tueuse. Willow ne la fit pas languir plus longtemps.

 

-Il existe une solution. Sans cela, je ne vous aurai jamais permis de nous rejoindre. C'était risqué, mais je n'avais pas le choix.

 

Elle marqua une pause avant de poursuivre.

 

…Ce lieu est intimement lié à ceux qui y ont vécu, par conséquent l'énergie qui en émane s'adapte en fonction de l'essence vitale de ses habitants. Ce monde s'adapte aux décès et aux naissances. La seule façon de quitter le monde d'Ultica, c'est de le détruire définitivement, et pour ça, il faut le consentement de tous sans exception. C'est la condition sine-qua-non à un retour. Si ce monde a été créé par la volonté de tous ceux qui l'habitent, alors il peut être détruit par une volonté équivalente et opposée.

 

Seyia fronça les sourcils, perplexe.

 

-Si je comprends bien, il faut l'aval de tous les habitants ? Mais c'est impossible. Tous n'ont pas envie de retourner à leur vie d'avant. Il y aura forcément des récalcitrants.

 

La mine optimiste de ses collègues suggérait pourtant le contraire.

 

-Le pouvoir des mots, annonça fièrement Alex. Je ne prétends pas que ça a été une partie de plaisir de tous les convaincre, mais après avoir appris la vérité sur Hécate et Wolfram et Hart, beaucoup ont décidé de ne plus vivre dans ce monde illusoire. L'effet domino a fait le reste. Ceux qui étaient en désaccord ont fini par être entraînés par la masse et ont changé d'avis. Et puis D'Hoffryn a aidé à les convaincre. Même s'il ne compte pas nous rejoindre dans la lutte, il avait une dette envers moi. Sans compter le maître de Kteal. Vous saviez qu'il était à ce point respecté dans le monde de la magie ?

 

-Je suis épaté ! reprit Buffy. Tu es un leader né Alex, et en même temps, je ne peux pas m'empêcher de trouver ça un peu cynique aussi. Il est tellement facile de manipuler les masses. Vous pensez que ça fait de nous des Machiavels en puissance ?

 

-Ainsi va le monde ! continua le borgne. Je préfère rester sur l'idée du leader né plutôt que celle d'un cruel manipulateur. Ça sonne mieux à l'oreille.

 

-Allons, Alex, sourit Buffy ! Tu m'as très bien comprise.

 

-Je sais ! Ce n'est peut-être pas le moment le plus opportun pour te le dire, mais tu m'as vraiment manqué !

 

-Je ne crois pas qu'il existe de moment plus opportun au contraire, s'émeut la tueuse.

 

-Donc tout va bien se passer, soupira Seyia, éprise de soulagement. Bon sang, mais vous auriez dû commencer par là. J'ai déjà eu assez d'émotion pour toute une vie, il était inutile d'en rajouter. Quand est ce qu'on rentre ?

 

-Ce soir ! annonça Willow. Nous avons tous rendez-vous sur la grande place. J'ai déjà donné l'alerte. À vrai dire, on attendait que vous.

 

Peu habituée à enchaîner les bonnes nouvelles, Seyia savoura d'autant plus cet instant où toutes les planètes semblaient alignées. Une fois la pression relâchée, le contre coup se caractérisa par une fatigue intense, mais peu lui importait désormais. Seule comptait l'agréable sensation du devoir accompli et cette ouverture vers l'avenir.

 

Pour ne pas dénoter avec l'ambiance, Lia offrit une collation à ses invités. Pourtant, malgré les réjouissances, une parmi la multitude ne cachait pas une légère crispation. Buffy appréhendait son retour après toutes ces années d'absence. Faith, Giles et les autres. Comment pourrait-elle leur faire face ? Et surtout, allaient-ils l’accueillir à bras ouverts ? Elle en doutait fortement en considérant leurs ressentiments sans nul doute exacerbés au fil du temps.

 

Et puis il y avait Spike. Son cœur se serra à cette seule pensée. Le désir ambigu d'assumer sa responsabilité et de fuir pour échapper à une souffrance éventuelle, l'enfermait dans une excessive paranoïa. Pourtant cette fois-ci, elle s'interdisait de se dérober lâchement. Prendre le taureau par les cornes, faire le dos rond et encaisser, constituaient ses seules chances de salut et d'apaisement.

 

Le soir venu, les habitants se regroupèrent sur la grande place, tous prêts à entreprendre le deuil de ce royaume perdu aux confins d'une réalité parallèle. À l'heure du retour, une légère appréhension imprégnait toutefois les cœurs. La plupart savaient ce qu'ils laissaient derrière eux, mais sans aucune certitude quant à ce qui les attendrait de l’autre côté du rideau.

 

Willow, au centre de la place, s'érigea en pierre angulaire de toute la synergie oscillant autour d'elle. Il leurs fallait désormais quitter ce monde pour en rejoindre un autre, en proie à un mal plus profond. Pourtant, tous partaient avec la ferme intention de changer les choses.

 

Un grondement détonna, accompagné d'une lumière aveuglante, puis plus rien.

 

*

 

De retour de son périple à Los Angeles, Riley remit son rapport de mission à Faith. La tueuse, sans perdre de temps, en informa Giles et toute l'équipe. La nouvelle suscita des réactions variées : certains y virent une lueur d’espoir, tandis que d’autres l’accueillirent avec scepticisme.

 

Faith portait une confiance aveugle au ténébreux. Apprenant qu'il chapeautait le tout dans l'ombre, elle répondit favorablement, sans l’once d'une hésitation. La proposition de Gunn ne récolta pourtant pas le même enthousiasme au sein de l’assemblée. Malgré les réticences, Faith leur ordonna de se tenir prêts pour le cas échéant. Une alliance de cette envergure était inespérée et le champ d'action, jusqu’alors incertains, se précisait dans le temps, si bien que la tension commençait à affluer de toute part. L'heure de tout risquer approchait à grands pas.

 

Tous attendaient désormais le retour de Seyia, Leina et Alex, en espérant que viendraient s'y joindre d'autres nouvelles réjouissantes. Giles, pourtant, n'y croyait plus. Retrouver Willow et Buffy lui paraissait illusoire après toutes ces années. Sans compter qu'à cela, venait s'ajouter la crainte de devoir annoncer une bien mauvaise nouvelle à Sarah. L’observateur s’était attaché à cette dernière, au point de la considérer comme sa petite-fille. Quant à Sarah, elle ne manquait jamais une occasion de l'appeler « papi », surnom qu’il accueillait avec une tendresse et une fierté non feinte. Giles espérait, plus que tout, lui annoncer le retour de ses parents.

 

Devant elle, il s’efforçait de préserver un élan d'enthousiasme, mais au fond, il savait cette mission si délicate qu'elle risquait de tout perdre, et son jeune âge ne la prédisposait pas à affronter une telle épreuve.

 

Le soir venu, tandis que Riley trouvait du réconfort dans les bras de Sam, Spike, de son côté, noyait son spleen dans quelques verres de Whisky. Accoudé au comptoir du bar, à proximité de la scène où un groupe de musiciens jouait devant une foule dansante, il gardait son nez plongé dans le liquide ambré, à contre-courant de l'ambiance festive. Perturbé par les récents événements, rien de tel que la musique et l'alcool pour se réfugier dans sa bulle, fût-elle d'une aigreur à se damner.

 

Ces dernières vingt-quatre avaient été éreintantes pour le vampire, fortement mis à contribution. Il ressentait, à travers les champs de l’invisible, cette désagréable intuition de calme avant la tempête, mais ça ne le terrifiait pas plus que cela. Dans un coin de sa tête, la même scène repassait en boucle. Il aurait dû prendre part à l'expédition. Son devoir l'exigeait mais on l'en avait si injustement privé.

 

Pourtant, il refusait de blâmer Illyria, ni même cette tueuse dont le regard vibrait d'une résolution sans doute plus forte que la sienne. Là résidait le cœur du problème. Nul n'était censé désirer retrouver Buffy autant que lui. Toutes ces années à rêver de ce jour où il l'enlacerait avaient fait naître en lui un espoir sans cesse mis à mal. Aujourd'hui, peut-être devait-il admettre qu'inconsciemment, une part de lui n'y croyait plus vraiment.

 

Perdu dans ses divagations, une silhouette vint s'asseoir à ses côtés, le libérant de son mal-être passager. Fred apparaissait plus resplendissante que jamais, avec sa coiffure légèrement bouclée et ses vêtements de ville qu'elle portait de la plus chic des façons, malgré son apparente simplicité.

 

-Pourquoi je ne suis pas étonnée de te trouver là ? s'exclama-t-elle avec un sourire au coin.

 

-Peut-être parce que tu me connais mieux que personne, répliqua le vampire en ingurgitant une gorgée de son pure malt.

 

-Je n'ai pas cette prétention, mais il faut dire que tu ne passes pas inaperçu avec ton long manteau noir et ta chevelure solaire. Je prenais l'air pour me changer les idées quand je t'ai aperçu au bar. Depuis qu'on est revenu de Los Angeles, tu me sembles...distant, alors je venais juste m'assurer que tout allait bien.

 

Sans lui porter un regard, il posa son verre sur le comptoir.

 

-Arrête !

 

Elle l'observa, légèrement décontenancée, sans comprendre où il voulait en venir.

 

...Arrête de t'inquiéter pour moi, continua-t-il en la fixant. Ça, c'est mon rôle.

 

Elle baissa les yeux aussitôt, ne souhaitant pas réagir abruptement par peur d'engager une discussion déplaisante. Sur l'heure, elle n'en éprouvait pas l'envie. Au lieu de cela, elle se tourna vers le barman, et commanda, avec l'un de ses bons inutilisés, un verre de Whisky, à la grande stupéfaction du vampire.

 

...T'es sûre ? La dernière fois, ça ne t'avait pas trop réussi.

 

-Au contraire. Quelquefois, ça rend les choses plus faciles et puis je ne risque pas de me faire attaquer ici. Le seul risque que j’encoure serait de déblatérer des bêtises, ou de danser sur le comptoir... ce qui serait à bien y réfléchir, très gênant... Tant pis, après tout, le ridicule ne tue pas.

 

Sans retenue, elle ingurgita, cul sec, une gorgée, avant de reposer le verre sur le comptoir en grimaçant. Spike l'imita et claqua son verre au sien.

 

-Les gens normaux trinquent avant de boire, mais c'est ce qui les rend prévisibles et affreusement banales.

 

-Alors au diable la banalité ! s'obstina Fred en rempilant pour un tour.

 

Mêmes causes, mêmes conséquences. Son visage se déforma à mesure que le breuvage du diable se frayait un chemin le long de sa glotte, sous les traits amusés du vampire qui se délectait de la découvrir si entreprenante.

 

-Faudrait qu'on se mette d'accord sur à quoi on trinque ! raisonna-t-il.

 

-Au fait que tu ais retrouvé le sourire, conclut-elle en le toisant avec sérieux.

 

Si de légers doutes subsistaient quant à sa résistance à l'alcool, la question ne se posait plus. Fred savait parfaitement ce qu'elle faisait. Légèrement déstabilisé par sa perspicacité, Spike resta silencieux, une aubaine pour la jeune femme qui amorça aussitôt le sujet.

 

...Tu sais, je vous ai côtoyé Angel et toi pendant des années, alors crois-moi quand je te dis que j'ai une certaine expérience pour détecter un certain mal être chez les vampires introvertis. Tu as beau crier sur tous les toits que vous êtes différents, tu lui ressembles sur bien des aspects. Surtout quand il s'agit de faire croire à tout le monde que tout va bien alors qu'il n'en est rien.

 

Comme toujours, elle tapait juste. Cette fois-ci, Spike n'avait pas l'intention de se dérober, ou de lui cacher la vérité. De toute façon, même s'il essayait, elle le percerait à jour.

 

… Preuve que tu ne vas pas bien, je viens de te comparer à Angel et tu n'as même pas protesté.

 

-Quoi, c'est si évident que ça ?

 

Une question qui trouva réponse dans le regard éloquent de la jeune femme.

 

...Bon sang, c'est ridicule...

 

-Qu'est-ce qui est ridicule ?

 

-Moi, si tu veux tout savoir, admit-il en haussant le ton. Tu m'as bien regardé, je ne suis pas du genre à me lamenter sur mes petits problèmes alors qu'il y a des enjeux autrement plus importants.

 

-Pourtant, tu viens de le faire ! releva-t-elle froidement en lui tenant tête. Je croyais qu'on devait tout se dire.

 

-Tu veux parler de quoi ? De la fois où tu m'as caché tes manigances avec Angel ou du dessin de Cordélia, pas plus tard qu'hier. Pour ce qui est de tout révéler, tu te poses là. Tu es la mieux placée pour comprendre qu'il y a des choses qui doivent rester enfuies. C'est comme ça.

 

Fred inclina la tête, un peu honteuse d'avoir été prise à son propre jeu. Un léger silence s'instaura entre eux, laissant toute la place à une interprétation légèrement foirée de « Stairway to Heaven », agaçante à plus d'un titre et n'aidant pas à faire redescendre la pression. Le vampire dut se faire violence pour passer outre ce massacre vocal et se focaliser sur l’essentiel.

 

Hausser le ton de la sorte le débectait. Sa colère n'était pas dirigée contre Fred, mais contre lui-même, et il se montrait incapable de l'exprimer. Du reste, comment le pourrait-il, l'esprit à ce point embrouillé ?

 

-C'est Buffy ! devina-t-elle avec une pointe d'amertume. C'est évident, ça a toujours été elle.

 

-Tu vois ! Je suis comme ça. Le monde peut bien s'arrêter de tourner que ça ne changerait rien pour moi. La seule chose qui m'importe, c'est moi et mes foutues histoires de cœur. J'ai toujours été un égoïste et l'âme n'y a rien changé. Avec ou sans, je reste le même. Je n'ai jamais été quelqu'un de bon et je ne le serai jamais. Angel a toujours été meilleur que moi, et attention, ce n'est pas parce que je l'avoue enfin qu'il faut le crier sur tous les toits. Je tiens à mon amour propre, ou du moins à ce qu'il en reste.

 

-Grande nouvelle, tu es égotiste, je suis égoïste, nous le sommes tous à notre façon. Ce qui importe ce sont nos actes. Le Spike que j'ai côtoyé pendant toutes ces années m'a prouvé qu'il était quelqu'un de bien.

 

-Je ne te dis pas ça pour que tu me remontes le moral, ou pour me plaindre sur ma pauvre condition. Il s'agit juste pour toi de prendre conscience de la personne que je suis. T'as toujours eu une fâcheuse tendance à te focaliser uniquement sur le bon côté des gens, et ce n'est pas un compliment.

 

-Tu m'as sauvé ! confia-t-elle en faisant fi de ses remarques. Sur le champ de bataille, en laissant celle que tu aimais, et ce n'était pas le premier sacrifice que tu as fait pour moi. Ne m'oblige pas à te remémorer ta période fantôme, ni tout ce temps passé à veiller sur moi, parce qu'à chaque fois que j'y pense, ça me fait légèrement culpabiliser figure-toi.

 

-J'ai hésité pour tout te dire, avoua le vampire.

 

Face à l'incompréhension de Fred, il jugea bon de préciser.

 

...Quand Buffy m'a demandé de te protéger, j'ai hésité. Au fond de moi, j'aurais voulu rester à ses côtés. Je n'ai fait qu'obéir à sa volonté, rien d'autre.

 

-Heureusement que tu as douté. N'importe qui aurait fait de même à ta place, mais derrière, tu ne t'es pas défilé. J'ai appris à te connaître et je peux te garantir que tu fais partie des héros. Je t'ai observé quand tu aidais ces pauvres gens à Los Angeles. Tu ne faisais pas semblant. Ton problème, c'est que tu préfères te réfugier dans toutes ces fausses apparences, parce que c'est trop difficile pour toi d'envisager que tu puisses être aimé, ou pire d'envisager que tu en vailles la peine. Tu prétends que tu es la même personne avec et sans âme et bien moi je dis que tout ceci n'est que foutaise. C'est ta façon à toi d'expier les crimes que tu as commis par le passé, mais tous les deux on sait que c'est faux. Alors oui, tu n'es certainement pas parfait. Personne ne l'est. Tu es impulsif, casse-cou, et tes goûts en matière vestimentaire laissent à désirer et sont d'un cliché affligeant.

 

-Hé ! rouspéta Spike pour qui le look allait de pair avec sa personnalité.

 

-Mais ! reprit-elle sans s'interrompre. Le chemin, ce que tu fais tous les jours pour être quelqu'un de meilleur, c'est tout ce qui compte et ne comptera jamais. Ne laisse pas ta souffrance devenir un fardeau que tu ne partagerais avec personne, sous prétexte que tu trouverais ça égoïste ou trop gnangnan. Laisse les gens qui t'entourent t'aider à alléger ce poids que tu portes et cesse de faire...

 

-C'est déjà fait ! la coupa-t-il en la fixant d'un regard vulnérable et sincère.

 

-Pardon ?

 

-Alléger ce...

 

Spike soupira en se faisant violence pour cracher ce qu'il avait sur le cœur.

 

… Enfin, tu vois. Ce poids sur mes épaules... Bon sang, je suis nul pour dire ces trucs-là.

 

-Livre-toi à moi, s'il te plaît.

 

-Ce que j'essaie de te dire, c'est que t'as largement contribué à alléger ce foutu fardeau. Je ne dirais pas que j'en suis totalement guéri, mais grâce à toi, je sais que je vais dans la bonne direction et c'est juste horriblement difficile à admettre. C'est comme si je la trahissais d'une certaine façon.

 

Fred n'était pas certaine de comprendre où il voulait en venir, mais le fait qu’il se confie de la sorte la bouleversa, au point de la rendre fortement intimidée.

 

-Tu veux dire que...

 

-Ouais ! acquiesça-t-il en lisant entre les lignes. Je crois que je commence à me faire à l'idée de cesser de courir après les fantômes du passé.

 

-Alors c'est une bonne chose ? Ou alors non ? Je ne sais pas vraiment quoi en penser, mais si ça peut te permettre de te sentir mieux, alors c'est ce qu'il faut.

 

-En attendant, ce qu'il me faut, c'est boire, dit-il en faisant signe au barman de les resservir. Il faudra au moins ça pour m'empêcher de monter sur scène et commettre un carnage. C'est criminel de massacrer tous ces classiques. J'en ai tué pour moins que ça.

 

Fred n'allait pas le contredire. Le sourire aux lèvres, la jeune femme demeura silencieuse en savourant cet instant au côté du vampire. Spike entrevoyait la lumière au bout du tunnel et bien qu'il en culpabilise, elle considérait cette évolution comme une avancée notable. Une étape venait d'être franchie.

 

Elle aurait aimé en faire autant, exprimer la même sincérité à son égard, mais elle ne se sentait pas encore prête.

 

**

 

Faith s'octroyait un moment d'intimité dans sa chambre, en compagnie de Robin. Malgré son statut de générale en chef, ses quartiers ne se révélaient guère plus attrayants ou plus spacieux que les autres. La petite pièce aux murs ternes comprenait un lit deux places, une petite table de nuit, et le comble du luxe, une salle de bain incluant une grande baignoire. Contrairement aux autres chambres équipées de pommeaux de douches rudimentaires, ce privilège s'expliquait par des raisons pratiques indûment liées à l'infirmité de Robin.

 

Depuis le compte rendu de Los Angeles et la mise au point opérée à cet effet, ce dernier semblait accuser le coup. Tandis que les autres se montraient sceptiques à l'idée de s'allier aux « Anges », lui l'était tout autant, mais pour d'autres raisons. Alors qu'il prenait un bain dans l'intention de se relaxer, le visage à moitié immergé dans l'eau, la porte s'ouvrit. Faith apparut, sans une once de pudeur, ne se souciant aucunement de violer son intimité. En couple depuis quelques années, ils avaient largement dépassé ce stade.

 

La tueuse rebelle, connaissant son homme sur le bout des ongles, avait décelé chez lui un certain malaise, lors de son discours sur les échéances à venir. Bien qu'elle en devinât les raisons, elle ne comptait pas le laisser subir toute cette pression seul. Il y a quelques années, elle ne s'en serait pas souciée outre mesure, mais le temps avait eu le don de l'assagir.

 

Faith s'approcha de lui, jusqu'à s'accouder à la bordure de la baignoire. À genoux, elle posa nonchalamment son menton sur ses avant-bras croisés, une moue sur les lèvres.

 

-Ça ne va pas ! déclara-t-elle sans lui laisser le bénéfice du doute.

 

Robin, conscient qu’éluder la question serait inutile, opta pour une discussion sans filtre. Faith détestait revêtir le rôle du chaperon et lorsqu'elle se donnait la peine d'aller contre sa nature, ses conditions prévalaient, sans tergiversation, ni cinéma ou débordements de sentiments.

 

-Je ne vais pas te faire un long speech, ou te faire part de mon mal être à ne pas pouvoir être là où je devrais, c'est-à-dire en première ligne, à tes côtés. C'est juste que ça risque de chauffer d'ici peu et savoir que je ne pourrai pas y prendre part, c'est...dur !

 

Fidèle à elle-même, la tueuse resta de marbre. Non pas que l'état d'esprit de son compagnon la laisse indifférente, mais elle refusait de le plaindre. Ce faisant, elle craignait de le rabaisser et de le ramener à sa condition d'homme diminué, alors qu'elle ne le considérait aucunement comme tel. À sa façon de le regarder, il comprit l’embarras qu’elle éprouvait, consciente de son incapacité à le sortir de son mal être passager. Robin s'en accommoda en sortant sa main humide de l'eau pour la poser délicatement sur son avant-bras.

 

...Laisse tomber, ajouta-t-il en la gratifiant d'un sourire charmeur. Ça va, c'est cool, je suis OK. C'est juste que j'ai du mal à t'imaginer faire un pas devant l'autre sans moi à tes côtés.

 

-Tu plaisantes, j’espère ? s’enorgueillit la tueuse. Rappelle-moi le nombre de fois où j'ai sauvé tes fesses en mission.

 

Voyant qu'il réfléchissait, elle crut bon de remettre les pendules à l'heure.

 

...Ne cherche pas. T'aurais pas assez de neurones pour les compter.

 

-T'as la mémoire sélective, la défia-t-il en arborant un air sérieux.

 

-Quoi ? s'offusqua-t-elle.

 

-Parfaitement !

 

-Tiens donc. Vas-y te gènes pas, énumère-moi tes heures de gloire.

 

-Ben entre autres, y a eu cette fois là-contre la force. Je veux dire, j'ai sacrifié mes jambes héroïquement en me projetant sur cet énorme monstre alors qu'il s’apprêtait à t'écrabouiller comme un moustique.

 

-Je vois, acquiesça faussement Faith d'un sourire amère. Ça c'est ce dont t'as rêvé quand t'étais inconscient, tu sais, pendant que je me battais pour sauver tes miches. Au passage, si tu n'avais pas traîné dans mes pattes à ce moment-là, je n’aurais certainement pas fini avec tous ces hématomes, et pour info, celui qui m'a sauvé cette fois-ci, c'était Angel.

 

Des paroles bien difficiles à entendre pour Robin, surjouant d'une main sur le cœur une attaque verbale bien rude à encaisser.

 

-Ouah ! soupira-t-il exagérément. C'est ce que j'aime chez toi. Trop honnête pour penser à m'épargner. Et puis, ce Angel, j’suis persuadé qu'il a fait ça dans le simple but de te draguer. C'est plus facile de risquer sa vie quand on possède des super pouvoirs de vampire.

 

-Oh, je vois que t'es jaloux, le nargua-t-elle d'un sourire narquois.

 

-Moi jaloux d'un ténébreux plutôt bel homme, avec lequel tu as essayé de coucher pendant ta période rebelle ? Bien sûr que je le suis, et même plus que ça.

 

-Alors tu ne devrais pas avoir à t'en faire, le rassura-t-elle d'un sourire en coin.

 

-Si tu penses que des mots vont suffire à me convaincre, il va me falloir beaucoup plus.

 

Le prenant au jeu, elle enfourcha les rebords de la baignoire et y pénétra entièrement vêtue.

 

-Et là ? murmura-t-elle, avant de glisser sa langue entre ses lèvres. Tu as encore besoin d'être convaincu ?

 

-C'est plutôt un bon début, mais il me reste, disons encore soixante pour cent de jalousie.

 

-Fermes-la ! insista-t-elle en l'embrassant langoureusement dans un élan passionné, faisant déborder par vague, l'eau de la baignoire sur le sol inondé.

 

Leurs conflits intérieurs ne trouvèrent aucune résolution sur l'heure. Quelles que soient leurs rancœurs, leurs inquiétudes et leurs peurs, seul le moment présent importait, avec la ferme intention d'en profiter chaque seconde.

 

***

 

Les yeux exorbités, Andrew ne lâchait plus sa cible du regard. La sueur perlait sur son front. Il savait que la moindre inattention provoquerait un désastre irréversible, un cataclysme dont il n'en ressortirait pas indemne, impactant sa vie pour le restant de ses jours. Le cœur battant à tout rompre, il se trouvait désormais à la croisée des chemins. Face à l’adversité, le geek avait pris l'habitude de puiser en lui des ressources insoupçonnées, mais jamais de toutes ces luttes passées, on l'avait poussé à ce point dans ses derniers retranchements. Sans doute trop confiant, il n'avait pas pris la menace au sérieux. Il aurait dû. Son adversaire le surprenait à plus d'un titre.

 

Les deux guerriers faisaient front une fois de plus, éreintés par cette longue lutte. Tout était question de déplacement, de distance, et d'opportunité. La confrontation entre la puissance brute et l'agilité allait décider du vainqueur. Ses coups dévastateurs se mesuraient à ceux de son opposante, plus vifs. Alors qu'elle s'approchait dangereusement, il fit mine de reculer, puis changea brusquement de trajectoire, cassant son élan pour mieux déclencher son attaque la plus dévastatrice. D'un puissant coup de poing ascendant, il s'apprêtait à la cueillir au menton, mais l'anticipation de son opposante déjoua ses plans.

 

Elle bloqua son assaut en se protégeant de ses avant-bras, puis contre-attaqua avec une série de coups de pied si rapides qu'il n'en vit pas la couleur. Sa ruse, visant à la déstabiliser en la prenant par surprise, échoua lamentablement. Pris de court, il vit déferler sur lui le prisme d'une défaite humiliante. Cette fois, il ne se relèverait plus. Un frisson parcourut son corps. Son échec mettait fin à une longue série d’invincibilité dont il se voulait le fier défenseur depuis ses années au lycée.

 

Son opposante laissa éclater sa joie, ajoutant à son humiliation.

 

-J'ai gagné ! hurla Sarah, de façon à ce que quiconque, dans les parages, puisse l'entendre. Je t'ai battu, je t'ai écrasé. C'est moi la meilleure.

 

Les doigts crispés sur la borne d'arcade, Andrew venait de perdre son prestige face à une gamine de sept ans. Pourtant, son statut de champion glané lors des différents tournois auxquelles il avait participé, ne le prédisposait pas à subir pareille déconvenue. À Street Fighter, peu se targuaient de pouvoir rivaliser avec son personnage favori qu'il maîtrisait à la perfection. Sarah intégrait désormais ce cercle très fermé.

 

Alors qu'elle insistait pour l'affronter une fois de plus, le doute le submergea. Subir une défaite en évoquant la malchance passait encore, mais si d'ordinaire elle enchaînait une seconde victoire, alors cette excuse deviendrait caduque et il ne voulait pas perdre la face une nouvelle fois.

 

-Non ! Je suis fatigué et puis j'ai mal aux poignées. Il doit y avoir un problème avec le joystick. Mon personnage ne répondait pas à mes mouvements. Il faudrait que je répare ça.

 

La déception se lisait sur le visage morne de la jeune fille. Elle adorait Andrew. Passer du temps en sa compagnie lui procurait une joie qu'elle ne retrouvait ni avec ses parents ni avec le doyen, bien trop sérieux pour s'adonner à des jeux de la sorte. Au moins, le geek savait s'amuser.

 

-Bon alors on fait quoi maintenant ? s'enquit-elle en s'enthousiasmant de la suite des événements.

 

Bonne question, à considérer que les passe-temps compatibles avec une enfant de son âge ne se bousculaient pas au portillon. Après avoir visionné quelques films sur de vieux DVD, et s’être mesuré à elle sur la borne d'arcade, il lui fallait désormais trouver une autre occupation.

 

Censé participer à une partie de jeux de rôle avec des amis plus tôt dans la soirée, Andrew avait dû changer ses projets à la dernière minute, à la demande de Giles. L'observateur, principal tuteur de Sarah, étant occupé ailleurs pour des raisons vagues liées au travail, Andrew avait accepté de bon cœur. Si Giles occupait le rôle du grand-père, lui se ressentait l'âme d'un oncle, titre qu'il embrassait de tout cœur avec un élan passionné. Ayant assisté la jeune fille dans toutes les étapes de sa vie, rien ne le rendait plus fier que de passer du temps en sa compagnie.

 

Après mûre réflexion et quelques propositions rejetées, une entente fut trouvée pour s'adonner au plaisir de l'assemblage. Ils s'installèrent tous deux sur la moquette rose, dans la chambre de la gamine, pour entamer un vieux puzzle de cent pièces mettant en scène des animaux de la jungle. L'ayant déjà complété plus d'une fois, Sarah liait les pièces à une vitesse foudroyante. Quelques minutes suffirent pour plier l'affaire, et la jeune fille affichait désormais une lassitude et une morosité équivoque.

 

Andrew, qui l'avait bien observée, savait de quoi il en retournait. Bien qu'il ait tout tenté pour occuper son esprit, l'inquiétude, comme un boomerang, revenait la heurter de plein fouet.

 

-Tu veux refaire un autre puzzle? demanda-t-il dans l'espoir de relancer son enthousiasme.

 

-Tu sais quand mon papa et ma maman vont revenir?

 

Le ton employé suscita son embarras. La jeune fille souffrait de l’absence de ses parents, et quoi qu'il puisse répondre, rien ne serait de nature à lui remonter le moral. Trop futée pour son âge, Sarah décèlerait sans difficulté toute tentative de mensonge. Andrew prétendait qu'elle tenait son intelligence de sa mère et cela se vérifiait à chaque fois. N'ayant pas l'intention de lui mentir, il le fit tout de même.

 

-Ça ne devrait plus tarder, ne t'en fais pas. Tu vas bientôt les revoir. Ils doivent certainement être sur le retour à l'heure qu'il est.

 

-C'est quand bientôt ? insista-t-elle au bord des larmes. Papa et maman ne m'ont même pas dit au revoir.

 

Comment répondre à la détresse d'une enfant, alors que lui-même, en tant qu’adulte, peinait à s’assumer ? Totalement désarmé pour faire face à ce genre de situation, Andrew prit tout de même ses responsabilités. Il s'approcha à genoux et posa ses mains sur les épaules de la jeune fille pour la réconforter.

 

-Tes parents n'ont pas eu le choix. Ils ont dû partir en urgence. Je sais que ce n’est pas facile pour toi, mais tu vas devoir te montrer courageuse. Tes parents t'aiment plus que tout. Je peux t'assurer qu'à l'heure qu'il est, ils n'ont qu'une seule envie, te retrouver. Ils nous ont demandé de veiller sur toi pendant leur absence, alors je sais que Giles et moi, on ne peut pas les remplacer, et je sais que ça te rend triste, mais si tu veux bien me faire confiance, alors je te promets que tu les reverras très vite.

 

La jeune fille acquiesça tristement.

 

-Ils sont partis dehors ? Grand-père m'a dit qu'ils ne craignaient rien, mais j'ai peur qu'ils se fassent attraper.

 

Ces mots firent naître en Andrew une colère sourde, difficile à contenir. Sarah n'avait pas vécu une enfance normale. Enfermée entre ces mûrs, sa perception du monde se limitait à ce qu'on lui enseignait à l'école et dans les livres. L'idée qu'elle ne puisse expérimenter les plaisirs simples et tellement précieux de la vie le révoltait. Tout ce qu'il tenait pour acquis s'était écroulé, brisant l’insouciance d'une jeunesse vivant cloîtrée dans la peur. Ce n'était pas dans ce monde qu'elle devait évoluer. Bouillonnant de l'intérieur, son sourire de façade rassura toutefois l'enfant.

 

-Giles t'a dit la vérité. Là où ils sont allés, il n'y a aucun danger.

 

-Et tu penses qu'un jour, moi aussi je pourrai aller dehors ?

 

-J’te le promet. Les choses vont s'arranger et tu pourras sortir t'amuser au grand air sans craindre quoi que ce soit. On fera tout pour ça. Allez viens là.

 

La jeune fille vint se blottir dans ses bras.

 

... Si tu ne vas pas te coucher, tes parents vont m'engueuler à leur retour, surtout ta maman. Elle est très à cheval sur l'heure et on a débordé de quoi ? Deux bonnes heures.

 

Sarah, fatiguée, se laissa porter jusqu'à son lit. Une fois allongée, Andrew la couvrit en prenant soin qu'elle n'attrape pas froid.

 

-Papa me racontait souvent des histoires avant de dormir.

 

Andrew assimila le message, avec la ferme intention de rivaliser avec Alex sur le sujet. Des histoires, par centaines, se bousculaient dans son cerveau débordant d'imagination.

 

-C'est l'histoire d'une frite, mais pas n'importe quelle frite. Elle vivra plein d'aventures qui la mèneront dans un parc d'attractions ou elle deviendra la reine des frites, et il y aura même un manège en son honneur. Je suis persuadé que tu ne la connais pas celle-là.

 

La jeune fille répondit par la négative, et pour cause, lui non plus puisqu'il venait de l'improviser.

 

...Cette fritte en question refusait d'être jetée dans l'huile bouillante comme ses sœurs, alors elle fomenta un plan très élaboré pour s'échapper...

 

Andrew lui conta un long récit fourni de rebondissements. Sarah fut tellement prise par le contexte qu'elle en oublia passagèrement ses tourments. Lui demeura à son chevet jusqu'à ce qu'elle s'endorme. La fillette ferma les yeux avec le sentiment que tout irait bien et qu'elle retrouverait ses parents très prochainement. Après tout, c’était Andrew qui l'avait promis.

 

****

 

Le regard fixé sur l'écran, les traits tirés, Giles s'évertuait à transmettre des données via la salle informatique. D'ordinaire, cette tâche incombait à Leina, mais en son absence, il n'avait d'autre choix que de s'y atteler lui-même. Utiliser le réseau clandestin nécessitait certaines connaissances, et malgré ses lacunes évidentes, sa fille adoptive l'avait admirablement briefé. Ce qui s'apparentait au départ à un charabia de sources codées sans aucun sens, évolua avec le temps en un ramassis de données toujours aussi obscures, mais dont l'usage se révéla d’une efficacité à toute épreuve.

 

Giles détestait agir bêtement, suivre des codes sources sans en décrypter le sens. Une question de génération, sans doute. A son époque, internet en était à ses balbutiements. Lorsque l'école des observateurs prit le wagon en route, Giles avait d'ores et déjà terminé ses études. Des progrès furent heureusement constatés depuis son arrivée à Sunnydale et ses déboires avec mademoiselle Callendar. Il fut un temps où il soutenait que rien ne valait l'apprentissage dans de vieux bouquins poussiéreux. Malgré ses réticences, Giles avait fini par réaliser toute l'importance de l'informatique et assimiler bon nombre de ses codes, mais pas assez cependant pour cracker et détourner le réseau, au contraire de sa filleule.

 

Son apprentissage, à la manière d'un automate, lui permettait de transmettre des messages codés à l'autre bout de la terre, et plus spécifiquement à Londres. Sirk et lui s'échangeaient, au nez et à la barbe de l'empire, des informations capitales concernant l'évolution de leur lutte respective. Afin de ne pas trop attirer l'attention, et en faisant montre de prudence, ils ne se contactaient que très rarement, seulement lorsqu'ils le jugeaient nécessaire.

 

Aujourd'hui, il s'agissait de le prévenir de l'imminence de la révolte à venir. Un simple message évasif, sans autre information que celle-ci. Telle une bouteille à la mer, la réponse ne surviendrait pas dans l'heure, ni jamais. Sirk agirait comme le fantôme qu'il a toujours été : il récolterait l'information et se ferait oublier quelque temps.

 

Quelques bâillements eurent tôt fait de rappeler à Giles sa condition d'homme fatigué. Une fois sa tâche accomplie, il se trouva bien incapable de se redresser. Les yeux rougis et irrités, il dut retirer ses lunettes pour en frotter les verres, voilés par sa vue déclinante. Affalé dans sa chaise, il laissa échapper un profond soupir. Le vrombissement constant des serveurs dans la pièce voisine faisait office de berceuse, si bien qu'il s'apprêtait à rejoindre le pays des rêves.

 

-Ben mon vieux, tu fais vraiment peine à voir !

 

L'observateur bondit de son siège en extériorisant un cri d'effroi. Pris de court, il ne s'attendait pas à recevoir de visite et encore moins celle de ce cher Ethan. Les mains compressées sur sa poitrine, la tension disparut pour laisser place à un regard noir de colère, accessoirement suivi d'un coup de booste plutôt bienvenu.

 

-Tu pourrais frapper avant d'entrer, ou mieux, ne pas être là.

 

Avec son sourire de fouine collé à son faciès, Ethan n'affichait pas le moindre regret. Au contraire, il semblait se délecter de la situation.

 

-Allons, Rupert, tu sais comment je suis. Je ne peux pas me passer de toi, et surtout, j'ai toujours adoré réussir mon entrée.

 

-Si tu veux mon avis, reprit Giles en réajustant ses lunettes... tu ferais mieux de te focaliser sur ta sortie. C'est ce qui t'a toujours fait défaut.

 

Espérant provoquer quelques réactions chez son opposant, il n'en fut rien. Ethan, imperturbable, focalisait son intérêt sur l'ensemble des innombrables écrans et serveurs, contigus à la pièce principale.

 

...Je commence à me dire que ce n'était pas une bonne idée de te laisser autant de liberté, considéra l'observateur, inquiet de le voir fouiner de la sorte.

 

Ethan ne prêta aucune attention aux paroles de son rival et continua d'inspecter la zone dans ses moindres recoins.

 

-Eh bien ! réagit-il stupéfait. Tu m'avais bien caché ton jeu. Tous ces serveurs, et vous ne vous êtes jamais fait prendre. Réussir à détourner le réseau, vous êtes sûrement moins crétins que je l'avais imaginé.

 

Giles le fixa d'un regard sévère.

 

...Quoi ? J'ai dit quelque chose de vexant ?

 

-Non tu as juste été toi-même, antipathique, orgueilleux, vicieux et à moitié insultant. C'est ce que j'aime chez toi, tu me donnes toujours une occasion de te cogner.

 

-Allons, allons, du calme ! implora le sorcier, en esquissant quelques pas de retrait afin de distancer l’avancée menaçante de son vis-à-vis. Du calme mon vieux, on est du même côté.

 

Des couleuvres bien difficiles à avaler pour l'observateur.

 

-Tu n'es du côté de personne. Tu n'as jamais été qu'un misérable opportuniste. Un connard égoïste dépourvu de scrupule, suivant le sens du vent, voilà ce que tu es.

 

-Oui ! s’empressa-t-il d’acquiescer face au poing armé prêt à s’abattre sur sa personne. J'avoue, c'est tout moi. Je plaide coupable.

 

La revendication assumée de l'escroc joua en sa faveur. Épris de culpabilité, Giles se résigna à parachever son action. Profitant de ce battement, Ethan retrouva de sa superbe.

 

...Ben dit donc, tu m'as l'air très nerveux ces temps-ci !

 

L'observateur lui tourna le dos en s'appuyant sur le tableau de bord, la tête basse. Cette colère persistante, dévorante, ne pouvait plus durer. Il perdait pied. Chaque jour, ses excès de violence ne cessaient de s’amplifier. Ethan était la pire des crapules qu’il ait jamais fréquentées, mais il ne s’accommodait pas de cette excuse. La fatigue peut-être, ou le stress constant : tous ces facteurs pesaient sur sa psyché, et son rival ne manqua pas de le lui faire remarquer en s'engouffrant dans la brèche.

 

...Si tu pouvais éviter de me cogner à chaque fois qu'on se voit, je suis persuadé que ça aiderait à ce que toi et moi retrouvions un semblant de complicité, comme à l'époque.

 

-Je ne te fais pas confiance ! affirma sèchement Giles. Ta seule présence en ces lieux représente un danger pour l'ensemble des nôtres. Dieu seul sait encore ce que ton cerveau tordu est en train de manigancer.

 

-À vrai dire, j'ai déjà imaginé mille et une façons de vous fausser compagnie, certaines plus risquées que d'autres.

 

Giles le fusilla du regard.

 

...Tu me connais. C'est dans ma nature. Je ne peux pas m'empêcher d'être ce que je suis. D'ailleurs, le simple fait d'être ici, dans cette salle, a largement étoffé le champ des possibles.

 

-Je m'en étais aperçu, répliqua froidement l'observateur.

 

-C'est un risque que tu vas devoir prendre, Rupert. On sait tous les deux ce que valent mes promesses, mais tu n'es pas un assassin et comme je te l'ai déjà expliqué, moi non plus. Si j'avais vraiment voulu te tuer, ce serait déjà fait depuis le temps. Ce ne sont pas les occasions qui ont manqué.

 

Giles inspira profondément.

 

-Dans peu de temps, tu vas finir par me réclamer des remerciements.

 

-Non, mais j'apprécierai ne pas avoir à me répéter ni à me justifier à chaque fois que je te croise. Je ne t'ai rien caché sur mes intentions, mais le problème mon vieil ami, ce n'est pas moi. Du moins, pas pour l'heure. La vérité c'est que tu es en train de sombrer et que je te sers d'exutoire. En te voyant dans cet état, je suis bien content d'avoir choisi la voie qu’est la mienne. Toutes ces années à lutter et vois ou ça t'a mené. Je suis peut-être un égoïste et un opportuniste, mais je le vis plutôt bien. Contrairement à toi, ma conscience ne me réduit pas à l'état de loque humaine ou de vieil alcoolique.

 

La vérité n'était pas facile à entendre, et encore moins lorsqu'elle sortait de la bouche de cet homme. Ami, ennemi, rival : des concepts bien trop limités pour caractériser leur relation. Giles le haïssait et pourtant Ethan représentait la seule personne dont il se sentait proche. En sa compagnie, nul besoin de se contenir pour ne pas exploser. Il pouvait lâcher les chevaux, sans remords ni crainte de le blesser.

 

-Qu'est-ce que tu veux Ethan ?

 

-Ton bien, répliqua-t-il la mine sérieuse, avant de pouffer d'un rire cynique. Non je plaisante. T'aurais dû voir ta tête. Non, figure-toi que je venais aux nouvelles. On m'a dit ou tu te trouvais, d'ailleurs en parlant de ça, les habitants ne se méfient pas assez, et toi encore moins. Laisser une porte sécurisée entrouverte ? J'aurai pu, t’assommer et avec tout ce beau matériel, contacter l'empire.

 

-Encore aurait-il fallu que tu saches t'en servir, mais épargnes moi tes sarcasmes et viens-en au fait, veux-tu ?

 

-Je ne suis pas bête Rupert. Il se trame quelque chose. Il y a des rumeurs qui courent et je veux en être. Du moins, c'était l'idée de départ, t'émouvoir pour que tu me révèles la suite des événements, mais ton état dépressif a piqué ma curiosité.

 

-Je ne te ferai pas ce plaisir.

 

-Bon sang, Rupert, c'est la fin du monde. On a de grandes chances de finir dans un trou, et tu sais tout comme moi que s'il y a une vie après la mort, on ne sera pas du même bord. Quoique dans ta jeunesse, tu n'as pas été un saint. C'est l'occasion ou jamais de se parler à cœur ouvert. Tu remarqueras que je l'ai déjà fait de mon côté. Tu penses vraiment que c'est le moment de jouer les vierges effarouchées ? Je m'ennuie. J'ai besoin de distraction et toi tu as besoin de parler. C'est plutôt un bon deal.

 

Giles n'était pas dupe. Au fond, Ethan se fichait bien de ses démons intérieurs, mais il n'avait pas tort sur tout. C'était le moment de tout déballer, d'évacuer cette satanée colère qui l'habitait depuis trop longtemps.

 

-Quoi ? Qu'est-ce que tu veux savoir ? Tu te demandes pourquoi je bois tous les jours ? Pourquoi j'ai cette rage en moi qui me donne envie de tout détruire ? Je suis à la tête du conseil des observateurs et qu'est-ce que j'ai accompli depuis, rien du tout. Dans cette guerre absurde, j'ai perdu des gens que j'aimais et pour quel résultat ? Celui de se terrer comme des rats sous terre pour fuir pendant que d'autres luttent sur le front en risquant leurs vies tous les jours.

 

Sa voix se fit plus amère, presque tremblante.

 

… Je vieillis Ethan et je me rends compte que tous les sacrifices consentis toutes ces années n'ont fait que plonger ce monde toujours plus loin dans les ténèbres. Je n'y arrive plus. Je n'arrive plus à faire face à ces gens, à faire semblant que tout ira bien parce que je sais que ça ne sera pas le cas, que ce sera pire. Regarde-toi, tu es un sinistre imbécile qui n'a rien accompli dans sa vie et qui finira par crever seul, sans amis, sans famille, sans personne pour te pleurer, mais je ne vaux pas mieux.

 

Le ton de Giles s’assombrit, tandis qu’il laissait échapper un soupir chargé de désespoir.

 

… J'ai beau être entouré, je ne mérite ni leur confiance ni leur amour. J'étais censé les protéger. J'étais leur guide, J'aurais dû empêcher tout ça. J'aurais dû éviter toutes ces tragédies, mais je n'ai pas levé le petit doigt. Toi et moi, on brûlera en enfer.

 

Ethan, loin de s'attendre à pareille transparence, resta silencieux quelque instants pour s'assurer que la longue tirade ne se prolongerait pas.

 

-Tu sais quoi Rupert ? dit-il en l'observant d'un air compatissant. T'as raison. Ta vie est nulle, non vraiment... J'ai beau chercher un moyen de te remonter le moral, au-delà du fait que je n'en ai aucune envie, je n’en vois aucun. Comme tu la dis mon pote, toi et moi on pourrira en enfer et c'est un endroit qui me convient très bien. Merci…

 

Ethan prit une pause, savourant chaque mot, puis continua sur un ton presque jubilatoire.

 

… Grâce à toi, je me rends compte que tous les choix que j'ai faits ont été les bons. Passer autant de temps à essayer de faire le bien pour te ramasser de la sorte, crois-moi, tu aurais dû embrasser l'autre bord. Si ces temps-ci je me posais quelques questions sur mes choix de carrière, tu viens de les conforter. Merci, non vraiment, je me sens beaucoup mieux, d'un coup.

 

Giles afficha un air dépité. Ethan se comportait comme un parfait enfoiré, mais au moins il ne faisait pas semblant de compatir à ses problèmes, et d'une certaine façon, il appréciait cette franchise. Sur l’instant, il enviait cette capacité à ne jamais se remettre en question et à ne jamais rien regretter. Ethan s'apparentait à un cas d'étude, un spécimen rare, et pour des raisons échappant à toute logique, il le respectait pour ce trait de caractère.

 

Ne souhaitant pas répondre à sa provocation, l'observateur se réfugia dans le silence. Une bonne droite lui aurait certainement fait du bien, mais il avait l'impression que c'était ce qu'il attendait. Soudainement, l'un des écrans changea d'interface, en pointant le curseur sur la caméra du parking. Un bip fractionné se fit entendre, suivi d’une sonorité stridente provenant du système d’alarme. Directement liée à la base de commandement tenue par l'équipe de Riley, cette alerte soulevait quelques inquiétudes.

 

...Qu'est-ce qui se passe Rupert ? demanda Ethan, subitement plus sérieux.

 

L’observateur se retourna, l'air grave.

 

-Des intrus ! annonça-t-il terrifié à l'idée que le pire venait de survenir.

 

*****

 

Lorsque leur montre avait bipé, Riley et Sam jouissaient des plaisirs de la chair, tous deux enveloppés sous les draps. Séparés pendant cette embardée à Los Angeles, leurs retrouvailles furent célébrées par un moment d'intimité dans leur cocon, loin de toute agitation extérieure. Chargé de la sécurité du site, Riley était informé en priorité lorsqu'un événement inattendu survenait dans la base. Sa polyvalence en matière d'ordre, de discipline, et d'homme d'action, l'érigeait en bras droit de la tueuse. Si Faith prenait les grandes décisions, Riley les exécutait, aussi le soldat revêtait une importance capitale pour la tueuse, autant que Sam à son encontre.

 

Le couple s'était façonné dans l'adversité, au sein d'une unité spéciale de l'armée. Depuis la dissolution de celle-ci, rien n'avait vraiment changé. Officiellement, ils ne servaient plus leur gouvernement, mais la résistance. La différence s'arrêtait là. Le travail et les habitudes restaient les mêmes, à ceci près que leurs responsabilités s'en trouvaient décuplés, et leurs moyens, considérablement réduits. Aujourd'hui, alors qu'ils avaient décidé de se détacher de leurs responsabilités le temps d'une soirée pour vivre comme de simples citoyens et s'adonner à leurs ébats amoureux, le travail s’immisça encore une fois dans leur vie de couple, les ramenant à la dure réalité.

 

La tête reposée sur le torse encore saillant de son homme, Sam n'eut pas le temps d'exprimer un soupir, qu'elle se retrouva à enfiler son treillis militaire dans la précipitation. Riley lui emboîta le pas, ramassant ses vêtements éparpillés au pied du lit.

 

-Une urgence de niveau quatre, s'inquiéta Sam en enfilant son maillot de corps. Les Dieux sont visiblement contre nous.

 

-C'est le Job ! relativisa Riley qui s'empara de ses armes, en contrôlant le chargeur et la visée. On va au QG. Je ne sais pas ce qui nous attend, mais une chose est sûre, cette fois, ce n'est pas un exercice.

 

Leurs craintes semblaient fondées. C'était la première fois qu'une alarme de ce niveau retentissait en dehors des exercices quotidiens. Parmi les cas d'urgence, le niveau quatre représentait l’alerte maximale. Bien que le pire soit désormais envisagé, les deux soldats, en professionnels aguerris, gardèrent leur sang-froid. Riley connaissait les risques, ainsi que toutes les manœuvres de sécurité qui en résultaient. Pour l'heure, il leur fallait découvrir la source de cette alerte et pour ce faire, rejoindre l'avant-poste situé à l'entrée de la ville souterraine.

 

Dans la salle bordée de caméras, cinq soldats déambulaient, sur le qui-vive. Le gyrophare rouge oscillait contre les parois, tandis que les alarmes stridentes, émanant des enceintes, furent intentionnellement étouffées au profit d'une meilleure concentration. Dès l'arrivée de leurs supérieurs, les hommes s’alignèrent au garde à vous.

 

-John au rapport ! ordonna Riley d'une voix ferme.

 

Parmi les cinq commis alignées, droits comme des I, le torse bombé, celui du milieu s'avança pour prendre la parole. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front.

 

-Intrusion de niveau quatre détectée à l’entrée sud, annonça-il avec précision. Les caméras montrent plusieurs individus non identifiés. Nous avons renforcé les positions, dans l’attente de vos instructions.

 

Les écrans se focalisaient tous sur la caméra à l'entrée du parking. On y voyait apparaître quelques défenseurs armés, tenant en joue les innombrables intrus qui avaient investi la zone.

 

-Comment est-ce possible ? s’exclama Sam. Qui a bien pu leur ouvrir le portail ?

 

-Il s'est ouvert tout seul lieutenant, répondit un soldat en retrait. Des interférences d’une nature inconnue ont brouillé le système de sécurité. Nous avons perdu la main sur le mécanisme. C'est comme si nous avions été victime d'un virus. C'est inexplicable.

 

Après une brève réflexion, Riley actionna l'interrupteur de la radio.

 

-Ici colonel Finn pour corbeaux de nuit. Parlez !

 

Le son grésillant du retour diffusait une voix tremblante, en proie à la panique.

 

-Colonel... vous devriez venir voir ça.

 

Un simple regard échangé eut suffi à Riley et Sam pour accorder leur violon et se décider à rejoindre les lieux. Avant toute prise de décision, le soldat ne manqua pas d'alerter Faith sur l'anomalie en cours. En sa qualité de générale en chef, la tueuse confirma aussitôt les manœuvres, autorisant le soldat à prendre l'initiative. En cas d'intrusion, le protocole de sécurité stipulait, en priorité, la prise en charge et la protection des habitants. Riley dispersa alors ses hommes à l'entrée de la base et en chargea d'autres d'ameuter les résidents aux points de rassemblement les plus proches.

 

Accompagnés d'un peloton d'une vingtaine d'hommes lourdement équipés et armés, Riley et Sam parvinrent jusqu'au parking. Les soldats contenaient dans leur ligne de mire les intrus, sans trop savoir quel comportement adopter. L'identification avérée d'ennemis aurait nécessité une mise à feu sans sommation, mais la foule ne manifestait aucun signe d'hostilité à leur égard.

 

Riley s'avança prudemment, son fusil d'assaut pointé sur la masse sombre, partiellement cachée par la lumière terne du souterrain.

 

-Désignez vos identités ! ordonna-t-il d'une voix claire et limpide, l'œil dans le viseur.

 

De cette masse grouillante, un petit groupe se détacha dans l'ombre.

 

-Repos soldat, ce n'est que nous. Enfin, nous et tous les autres.

 

Cette voix familière laissa Riley perplexe. Ce n'est que lorsqu'une silhouette apparut dans la lumière mal diffusée d'un néon, que le voile se leva, révélant Alex Harris, bientôt rejoint par Leina et Seyia.

 

-Allez les filles, montrez-vous, faites pas les timides, annonça Leina en prêtant un regard derrière son épaule. Vous êtes ici chez vous.

 

Sous le choc, Riley laissa lentement retomber son bras armé. Deux visages familiers, perdus de vue depuis plusieurs années, se dévoilèrent timidement. Lui et Sam restèrent sans voix face à cet improbable retour. D'un geste de main, Riley fit signe à ses hommes de baisser leurs armes. Revoir Buffy en chair et en os ravivait en lui des émotions troublantes. Malgré son amour indéfectible envers Sam, son passé avec la tueuse lui procurait toujours cette sensation d'inachevée, avec son lot de sentiments lui rappelant que la page ne serait sans doute jamais tournée.

 

Aussitôt, l'attroupement s’étoffa avec l’arrivée simultanée de Faith, trempée de la tête au pied, de Giles et d'Ethan, dont l'hostilité naturelle semblait momentanément apaisée, et enfin de Spike et Fred, sur le qui-vive. L'heure des grandes retrouvailles avait sonné, mais ce n'étaient pas les réactions attendues ni espérées.

 

Un silence s'installa naturellement, chacun retenant ses mots. Un frisson de bonheur, de colère et de peur envahit les cœurs, et tous affichaient sur leur visage le fruit de sentiments contradictoires, intenses, se confrontant en leur for intérieur.

 

Buffy et Willow partageaient la honte et la culpabilité d'avoir délaissé leurs proches, ainsi que la peur irraisonnée de faire face à leurs ressentiments.

Giles voyait son plus grand désir devenir réalité, mais bien qu'il ait vécu cette scène mille fois dans sa tête, il se trouvait incapable de les prendre dans ses bras comme il l'aurait tant souhaité.

Spike, quant à lui, n’avait d’yeux que pour Buffy. À cet instant, son cœur lui procurait la sensation de battre à nouveau. Chaque parcelle de son être vibrait, mais paralysé par la peur, il resta sans réaction.

Fred, qui avait tant espérée ce moment où le vampire retrouverait l'amour de sa vie, redoutait que leur relation privilégiée souffre des changements à venir. Son égoïsme la rebutait, mais elle ne le contrôlait pas. Enfin, Faith ne dénotait pas avec l’ambiance générale, son sourire aux lèvres masquant l'intime crainte de revêtir, une fois de plus, le rôle de second couteau en présence de son éternelle rivale. Les fantômes du passé revenaient la hanter à un moment de sa vie où elle était persuadée d'avoir franchi ce cap.

 

Dans ce tumulte d'émotions diverses, seuls Seyia, Alex et Leina osaient afficher ouvertement leur réjouissance. Étant les artisans de ce retour tant espéré, le trio s'était préparé à des réactions d'une tout autre nature. La lourdeur de ce satané silence persistait, jusqu'à ce que Leina prenne l’initiative de briser la glace, en sautant dans les bras de Giles.

 

Ce dernier, surpris par cet élan spontané, la serra contre lui, soulagé de la retrouver saine et sauve. Suite à Quelques mots murmurés au creux de l’oreille, le déclic opéra. Giles s'avança timidement, puis, parvenant à proximité de la tueuse et de la sorcière, se laissa emporté par l'émotion et les étreignit toutes deux dans ses bras.

 

Alex, conscient de la tension vivace, adressa à sa femme un subtil clin d’œil empreint de gratitude. Le premier pas de l'observateur suscita des vocations. Tous se ruèrent sur leurs invités, à l'exception de Spike, toujours indécis quant à la conduite à tenir. C’est alors que son regard croisa celui de Buffy, déclenchant chez eux une réaction épidermique. Leurs corps frissonnèrent de concert, tant l'expression de ce moment fatidique, à la fois redoutée et désirée, les submergea.

 

Fred, réceptive à cette tension électrique, força un sourire que les traits mornes de son visage trahirent instantanément. Elle venait de réaliser que simuler ses sentiments s’avérait inutile puisque personne ne le remarquerait. Malgré la distance séparant la tueuse du vampire, elle savait pertinemment que rien ne compterait plus en dehors de leur amour, et que le plus sage serait de se retirer dignement. La boucle était bouclée, alors elle se détourna de la foule. Il fut un temps où elle vivait dans une grotte, où elle s'y sentait en sécurité. Aujourd'hui elle n'avait qu'une hâte : y retourner.

 

Éreintée par l'expédition, Seyia se déroba à toute cette agitation pour regagner ses appartements et se reposer avec le satisfaction du devoir accompli. En passant à quelque pas du vampire, ce dernier l’interpella.

 

-Tu m’impressionne. T'as assuré !

 

-Je sais ! affirma-t-elle du bout des lèvres. Pourquoi ? Tu en as douté ?

 

Sa réponse, teintée d'orgueil, ne fit qu’accentuer l’intérêt que le vampire lui portait. Décidément, cette tueuse lui plaisait, et pas seulement à cause de son attitude désinvolte. Lorsqu'il l'avait croisé dans ce fameux cimetière à Cleveland, Spike avait décelé en elle une lumière. L'intuition qu'elle serait destinée à accomplir de grandes choses venait de lui donner raison. Il l'observa s'éloigner, ses pensées encore absorbées par cette rencontre intrigante, avant de remarquer l'absence de Fred. Ce constat fit naître en lui une légère inquiétude.

 

Suite à ces retrouvailles, un problème de taille restait à résoudre : l’afflux massif de résistants avait considérablement réduit l’espace disponible. Il fallait désormais trouver une solution pour héberger tout le monde. Avec l'appui des habitants, tous, sans exception, trouvèrent refuge dans la base. Le retour de Buffy, de Willow et des mages qui les accompagnaient, fut interprété comme l'accomplissement de la prophétie. Les nouveaux venus furent ainsi accueillis en héros, pour le plus grand plaisir de Kteal et de sa famille, convaincus d'avoir pris la bonne décision.

 

Une fois le problème de logement résolu, Buffy et Willow regagnèrent leurs anciens quartiers, tandis que Leina et Alex se hâtèrent de retrouver leur fille. En entrant dans la chambre, ils aperçurent Andrew, accoudé au matelas, endormi au chevet de Sarah. Sans émettre le moindre bruit, Leina posa une couverture sur ses épaules. Elle observa le geek avec une affection sincère, touchée par cette dévotion et son attention envers Sarah. Alex, debout à ses côté, partageait la même gratitude.

 

-Andrew est vraiment un don du ciel, murmura-t-il à sa femme. Nous avons énormément de chance de l’avoir à nos côtés.

 

Leina acquiesça doucement, les yeux brillants d’émotion. Elle s’approcha de Sarah, veillant à ne pas troubler le sommeil paisible de l’enfant, et déposa un tendre baiser sur son front.

 

******

 

Le lendemain, après une nuit agitée où chacun avait dû affronter ses propres démons, une réunion au sommet fut organisée pour informer les arrivants des nouvelles avancées et s'assurer que tous allaient dans le même sens. Autour de la longue table siégeaient les membres fondateurs, ainsi que les nouveaux arrivants, représentés par Spike, Fred et Seyia.

 

Riley s'appliqua à résumer la situation avant que Faith ne prenne la parole pour dévoiler la suite du plan. Ses propos laissèrent une bonne partie de l’auditoire légèrement perplexe. Parmi les récalcitrants, Alex ne se gêna pas pour exprimer son avis.

 

-Très mauvaise idée ! et j'espère que je ne suis pas le seul à le penser. S'unir avec un autre groupe de résistants, forcément je suis pour. Mais suivre bêtement le plan d'Angel... Enfin quoi, vous avez tous la mémoire courte. Je n'y étais pas, mais c'est tout de même lui qui a permis à Wolfram et Hart d’accéder à notre dimension.

 

-Moi j'y étais, reprit Faith... et Angel s'est battu à nos côtés. Il m'a sauvé la vie ce jour-là. Quoiqu'on en dise, sans l'arrivée de Wolfram et Hart, la terre serait un champ de ruine à l'heure qu'il est. La force était en train de l'emporter.

 

Face à la réticence affichée du plus grand nombre, Faith se sentait bien esseulée.

 

-C'est peut-être une première, continua Giles... mais pour une fois, je suis d'accord avec Alex. Angel n'a pas fait que de bons choix dans sa vie, et même si c'était le moindre mal, rien ne prouve que s'il n'avait pas joué les perturbateurs au centre de la Terre, nous en serions à ce stade. Il y a fort à parier qu'il se soit laissé manipuler par Wolfram et Hart. Hélas, ce ne serait pas la première fois.

 

Faith, ne trouvant aucun appui de son côté, se tourna vers Buffy.

 

-Et toi Buff... Qu'est-ce que tu en penses ?

 

-Moi ? s'étonna-t-elle en se désignant de son index. Euh...C'est que... C'est quoi la question déjà ?

 

En prenant le train en marche, la difficulté pour la tueuse de se forger un avis légitime sur le sujet ne la prédisposait pas à s'affirmer. Ingurgiter toutes ces informations constituait déjà une tâche déplaisante, alors trancher sur les rapports affectifs qui la liaient au ténébreux, s’avérait au-dessus de ses forces. Elle désirait simplement se faire oublier et passer son tour. Ayant remarqué son malaise, Riley lui épargna cette besogne.

 

-La question n'est pas de suivre ou non le plan d'Angel, mais de s'allier à une faction alliée et de mener la lutte à leur côté. Ce Gunn m'a semblé être quelqu'un de confiance, mais on ne peut pas se permettre de se tromper.

 

-Gunn ? et... oh mon dieu, réagit maladroitement Willow en remarquant le visage familier siégeant au côté du vampire. Fred… Enfin je veux dire, tu es Fred. Je ne t'avais pas remarqué avant. Je suis désolé. Je suis vraiment heureuse de te revoir sous cette forme.

 

-Merci ! répondit-elle en souriant timidement. Je suis également ravie de te savoir de retour.

 

Lors de leur dernière entrevue, Illyria tenait les rênes, et la sorcière avait été profondément attristée d'apprendre sa disparition. La revoir aussi resplendissante de santé la bouleversait, à tel point qu'elle en perdit le fil de la conversation. Andrew se chargea de rééquilibrer les débats à sa façon.

 

-J'ai vécu pas mal d'expériences au côté d'Angel et sa bande, ajouta-t-il. On ne peut pas dire qu'ils soient mauvais. Bien au contraire. Si je m'en souviens bien, à l'époque, Spike avait perdu ses deux bras, mais tout s'est bien terminé. Ça nous avait permis de mettre la main sur une tueuse un peu folle. Enfin, il y a bien eu cette fois-là à Rome. L'amour qu'Angel et Spike éprouvaient pour Buffy les avait rendus quelque peu pathétiques, mais je mettrai ça sous le compte d'une certaine immaturité affective.

 

Rien de tel que de vieux souvenirs pour accentuer le malaise déjà existant entre le vampire et la tueuse. Leurs regards se cherchaient puis se fuyaient instantanément, sans parvenir à se trouver.

 

-Pour en revenir au sujet, reprit Leina. Il n'y a qu'une seule question qu’on est en droit de se poser. Sommes-nous prêts à risquer toutes ces années de luttes sur un coup de dés ? Autant être franche. Soit ça passe, soit ça casse, et je n'ai aucune idée des probabilités, mais je sais qu'elles ne seront pas en notre faveur.

 

-Je n'ai pas eu le souvenir d'une seule fois où ça l'était, rétorqua Seyia. J’veux dire, à notre avantage. C'est l'histoire de notre vie. Soit on tente, soit on reste là à se regarder dans le blanc des yeux en attendant qu'un miracle ait lieu. Je reviens de Londres, je sais ce qui s'y joue. Pour moi c’est clair. Je prends le parti de tout tenter. Avec le retour de Buffy et de Willow, sans compter l'appui de nos nouveaux alliés, nous avons une carte à jouer. Je suis peut-être un peu trop optimiste, mais si je suis venu ici, c'est pour tenir une promesse. Il y a des gens qui comptent sur nous. On ne peut pas les décevoir.

 

-Je suis navré, mais je ne ferai jamais confiance à Angel ! s'obstina Alex. J'ai connu le meilleur et le pire de ses facettes et s'il y a une chose que j'ai compris, c'est que c'est dans le pire qu'il est le meilleur. Donnez-moi une seule bonne raison de lui faire confiance.

 

Fred ne se sentait pas à sa place. Remettre en cause la fiabilité de sa propre famille lui déchirait le cœur. Que ce soit Angel ou Gunn, elle n'hésiterait pas une seconde à les suivre jusqu'en enfer s'il le fallait. Révoltée, poussée par son instinct, elle se leva brusquement, faisant crisser sa chaise sur le plancher.

 

-Désolé... Je...

 

Sans demander son reste, elle quitta la pièce sous les regards intrigués de ses hôtes. En phase avec son état d'esprit, Spike ne comptait pas en rester là.

 

-Bon sang, mais c'est quoi votre problème ? Je ne suis pas le plus grand fan d'Angel, mais il y a une chose qu'on ne peut pas lui enlever. Il n'abandonne jamais et il se bat pour essayer de rendre le monde meilleur. Il échoue lamentablement à chaque fois, mais au moins, il tente. Fred est l’une des femmes les plus intelligente et remarquable qu’il m’ait été donné de côtoyer dans ma chienne de vie. Si elle lui fait confiance, alors je dois bien admettre que moi aussi. Parce que je sais qui il est.

 

La colère exprimée par le vampire ne faiblissait pas.

 

…Vous avez des doutes sur Gunn ? Je suis le seul à l'avoir côtoyé sur le terrain. C'est peut-être un casse-cou seulement si un jour je dois combattre à ses côtés, j'irai les yeux fermés parce que lui a décidé d'agir. On ne peut pas en dire autant de vous. Ça fait combien de temps que vous attendez sagement sous terre par peur d'affronter le monde extérieur pendant que des gens crèvent tous les jours. Bon sang, mais regardez-vous. Elle est où l'équipe qui a combattu la force alors qu'absolument rien ne jouait en sa faveur.

 

-L'équipe ? s'indigna Giles d'une voix étranglée. Quelle équipe ? Ça fait dix ans qu'il n'y a plus d'équipe. L'équipe s'est dissoute quand certains d’entre nous ont abandonné, nous ont abandonnés.

 

La rancœur tenace de l'observateur à l'encontre de ses deux protégées jeta un énorme froid dans la salle.

 

-Giles ! l'interpella Robin... je ne pense pas que ce soit le moment.

 

-Oh que si ! insista-t-il en fixant froidement ses deux protégées. Je suis navré, mais je ne peux plus faire semblant. Vous voulez tous agir comme si de rien n’était, mais c'est au-dessus de mes forces. Pas après tout ce que nous avons traversé. Ne doutez jamais de mon amour pour vous, et c'est parce que je vous aime que je me dois d’être franc. Votre conduite a été inqualifiable. Je n'ai même pas les mots pour exprimer à quel point vous m'avez déçu. Toutes ces années à m'imaginer Dieu sait quoi à votre sujet. Je ne savais même pas si vous étiez en vie, et vous débarquez comme ça, sans explication. Alors non, l'équipe n'existe plus et c'est au-dessus de mes forces de la recréer pour la perdre définitivement.

 

Bouleversées par les paroles acerbes de leur mentor, Buffy et Willow sentirent peser sur leur conscience le poids de leurs actes passés. La gorge nouée, la tête basse, des larmes étoffèrent leurs visages mornes. Cherchant un peu de réconfort dans le regard de l'autre, elles n'y trouvèrent que le miroir de leur conscience tiraillée de l’intérieur. Au-delà de cette colère épidermique, le message était parfaitement assimilé.

 

Durant leurs longues absences, l'observateur avait vieilli. Rester sans nouvelles de celles qu'il considérait comme ses enfants, fut vécu comme le pire des châtiments pour Giles, et désormais, un homme usé se tenait devant elles. Derrière ce reproche amer se cachait la peur de les perdre à nouveau. Pour Buffy et Willow, ces mots, bien que douloureux, représentaient la plus belle des preuves d'amour.

 

-Je suis sincèrement désolé, Giles ! reprit Buffy, en trouvant le courage de confronter son regard au sien. Je ne pourrai jamais rattraper le temps perdu ou m'excuser assez pour tous les soucis que je vous ai causés. J'en ai pleinement conscience. Je sais ce que vous pensez tous, et vous avez raison. J'ai été lâche. Vous pouvez nous en vouloir à moi ou à Willow pour les choix que nous avons faits. Alex !

 

Elle l'interpella en le fixant à son tour.

 

...Je sais ce que tu ressens, même si tu as tout fait pour le cacher. Tu as toutes les raisons de nous en vouloir pour ça.

 

Il ne la démentit pas.

 

...Nous avons déçu pas mal de monde, même toi Faith. Je suis désolée de t'avoir laissé gérer tout ça toute seule. Je t'ai laissé tomber.

 

-T'en fais pas pour moi ! ajouta la tueuse rebelle, peu à l'aise avec les mea-culpa. C'est cool, on est OK.

 

-Écoutez tous, reprit Buffy. Je suis désolé, mais il va falloir l'accepter parce que c'est la vie. Il arrive qu'on prenne des chemins différents, qu'on se trompe ou d'ailleurs qu'on fasse le bon choix, peu importe, c'est ce qui se passe dans toutes les familles. Que l'on soit proche ou à des milliers de kilomètre de distance...

 

-Ou dans une autre dimension, reprit Willow en aparté.

 

-Ou dans une autre dimension, répéta Buffy en soutenant son amie. Ça ne change rien au fait qu’il ne s’est pas passé un seul jour sans que nous soufrions en pensant à vous. Et c'est peut-être encore plus difficile à encaisser quand cette souffrance a été causée par nos propres choix. On vit avec, c'est dur, ça fait mal, mais il faut s'y faire. Qui saurait dire, autour de cette table, si aujourd'hui les choix que nous ferons impacteront l'avenir en bien ou en mal ? Personne ne sait parce qu'il n'existe pas de réponse toute faite. C'est la vie. Il existera toujours cette part d'incertitude, le regret de ne pas avoir agi de telle façon à tel moment, et cela peu importe nos choix.

 

Le regard déterminé, elle poursuivit d’une voix plus assurée.

 

… Ce qui se passe ici, aujourd'hui, dépasse nos ressentiments, nos propres peurs et nos douleurs personnelles. Il en va de l'avenir de l'humanité. En vous rejoignant, j'ai décidé de me battre, pour moi, pour vous, pour les générations futurs, pour celles et ceux qui n'ont pas connu le monde dans lequel nous avons tous grandi. Nous n'avons pas su le protéger, et je refuses de vieillir avec le regret de ne pas avoir tout tenté pour leur léguer un meilleur avenir. C'est notre héritage, et j'aimerais qu'on écrive l'histoire tous ensemble, en famille. Notre mission, on va l'accomplir, et tant pis si on échoue. Il n'y aura aucun regret à avoir. Mais si on doit tout tenter, il faudra le faire ensemble.

 

-Ça passe ou ça casse ! interpréta Faith. Pour moi, ça me va.

 

-Et on prétend que c'est moi le beau parleur, plaisanta Alex. Je ne sais pas vous, mais le frisson des beaux discours avant la grande bataille, ça m'avait manqué. Je suis pour. Tu as tout mon soutient. Comme toujours.

 

-Je ne pourrai pas vous accompagner sur le terrain, ajouta Robin, mais je saurai me rendre utile. Tous ceux qui ne pourront pas combattre s'occuperont de veiller sur les nôtres en attendant votre retour. Croyez-moi, ça sera plus difficile pour nous.

 

Le discours de la tueuse venait de mettre tout le monde d'accord.

 

-Et quand tout sera terminé, reprit Andrew... il faudra recréer tous ces monuments de Sunnydale pour que les nouvelles générations puissent les découvrir à leur tour.

 

-Se prélasser à la plage, dormir à la belle étoile, rêvassa Sam.

 

-Pratiquer la magie, visiter des musées, lire des tonnes de bouquins, fantasma Willow

 

-Apprendre le piano, avoua Seyia... ou n'importe quel instrument.

 

-Manger des pizzas jusqu'à pas d'heure avec Sarah devant des cartoons, répliqua Alex.

 

Leina ne l'entendait pas de cette oreille et le reprit aussitôt.

 

-Tu voulais dire devant des documentaires.

 

Giles, pris dans le flot d’une insouciance coupable, soupira silencieusement. Son regard se perdit un instant dans la vide. Il venait de passer des jours, des mois à ressasser de vieilles blessures, trop épuisé pour dépasser le poids de son amertume. Mais ce moment de légèreté, cet échange presque enfantin raviva en lui une petite étincelle d’espoir. Il contempla alors ses enfants, ces survivants d’un monde déchiré par la guerre, et soudain, un souvenir refit surface, comme une révélation. Leur optimisme, même naïf, avait toujours été la clé de leurs innombrables succès. Peut-être l’avait-il perdu de vue, usé par la vieillesse et les déconvenues. C’est alors qu’un léger sourire effleura ses lèvres.

 

-Vous êtes tous tarés, soupira joyeusement Giles dont l'état d'esprit venait d'entamer une volte-face. Soit, je m'avoue vaincu. Il faut croire que l'insouciance de la jeunesse est et sera toujours ce qui fera changer les choses. Je sais que le plus dur reste à faire, et que tout excès d’optimisme serait à ce stade bien malvenu, mais soit, je me range de votre côté. Et toi Buffy, que feras-tu quand tout sera terminé ?

 

Elle n'eut pas à réfléchir bien longtemps avant de trouver la réponse, le sourire aux lèvres.

 

-Vous avez raison Giles. Faisons le job, et après seulement, il sera temps d’y penser.

 

*******

 

La réunion toucha à sa fin. Tous quittèrent la pièce, à l’exception de Faith et Buffy. Les deux tueuses profitèrent de cette occasion pour s'entretenir en tête à tête afin de clarifier une situation ambiguë. Buffy, déterminée à prendre l’initiative, saisit la Scythe et la tendit à sa rivale, comme une offrande.

 

-C'est à toi qu'elle revient! annonça-t-elle avec assurance.

 

Faith, les bras relâchés, fit mine de ne pas s'en préoccuper.

 

-Oh non, hors de question. Elle est à toi. Elle l'a toujours été. À vrai dire, c'est un sacré soulagement de ne plus l'avoir.

 

-Tu te trompes ! La Scythe n'appartient à personne en particulier. Tu as lutté toutes ces années, alors que moi j'avais abandonné. Tu la mérites, je t'assure.

 

-Non! répondit Faith avec entrain. Cette arme, c'est un poids pour moi. Chaque fois que je la tiens entre mes mains, j'ai l'impression de posséder quelque chose qui t'appartient, et j'ai déjà eu mon lot de choses qui t'appartenaient alors...

 

Elle s’interrompit, mal à l’aise à l’idée de rouvrir les blessures du passé.

 

-Je pensais qu’on avait dépassé tout ça, poursuivit Buffy, légèrement irritée. Tu as changé et j'ai aussi évolué de mon côté. On a traversé tellement d’épreuves ensemble. Tes erreurs ont depuis longtemps été effacées par toutes les bonnes actions que tu as faites, et je ne peux pas en dire autant de mon côté.

 

-Ouais, ben ne le prends pas mal Buff, mais ne compte pas sur moi pour te flageller. Je connaissais ton attachement pour toutes ces filles. Toi et moi, on a juste trouvé deux façons de surmonter cette épreuve. Moi en me réfugiant dans une lutte désespérée afin de me prouver qu'elles n'étaient pas mortes pour rien, et toi en regardant la vérité en face. Tu as été la plus courageuse de nous deux. La vérité, c'est qu'il n'y a aucune raison valable, aucune mort glorieuse. Ce qui reste au bout du compte, ce sont des vies fauchées dans la fleur de l'âge, et c'est tout.

 

-J'ai perdu espoir, avoua Buffy d'une voix grave. Toi pas. Faisons en sorte que leur sacrifice ne soit pas vain, et battons-nous pour les vivants. On peut encore changer les choses, et si c'est encore possible, c'est parce que tu n'as jamais cessé d'y croire. Cette Scythe te revient de droit.

 

Buffy montrait quelques signes de fatigue en tenant l'arme à bout de bras.

 

...Ça pèse mine de rien, alors si tu pouvais m'aider.

 

Une tentative ingénieuse, mais néanmoins insuffisante pour influencer le choix de la tueuse rebelle.

 

-Écoutes ! Ne va pas croire que c'est parce que je ressasse mes mauvaises actions ou un truc du genre. Non, je t'assure que j'ai depuis longtemps dépassé ce stade. C'est juste que pour moi, cette Scythe fait partie d'un passé, celui où tu n'étais pas là, et ce n'est plus le cas, alors c'est ma façon à moi d'aller de l'avant. Et puis ce côté rouge pétant ne colle pas du tout avec mes fringues.

 

Buffy, résignée face à la détermination inébranlable de sa camarade, finit par céder. Faith avait su trouver les mots justes, alors elle se fit une raison. Dans un geste silencieux de renoncement, elle raccrocha la Scythe derrière son dos.

 

...Il y a une chose dont j'aimerai te parler, continua Faith. C'est pour cette raison que je t'ai demandé de rester.

 

Le ton solennel eut pour mérite d'attiser la curiosité de sa partenaire.

 

-Je t'écoute !

 

-Je ne vais pas passer par quatre chemins, et je ne veux pas que tu te sentes mal à l'aise par rapport à ça. Tu dois reprendre le commandement.

 

Buffy ne s'attendait pas à une telle demande. Tout d'abord surprise, elle fit preuve d’opiniâtreté en usant de la même obstination.

 

-Non ! Désolé, mais c'est au-dessus de mes forces.

 

-Mais attends je n’ai même pas eu le temps d'essayer de te convaincre.

 

-C'est tout vu !

 

-Ce n'est pas mon choix, mais celui de tous ici, insista la brune.

 

Buffy la fixa d'un regard suspicieux.

 

-Tu mens !

 

-OK, je mens, avoua Faith, prise en flagrant délit. Mais ça ne change rien à ce qu'ils pensent vraiment. Tu as l’âme d'un leader. Tu as bien vu lors de cette réunion, quand je perdais le fil, tu as parlé et tu as mis tout le monde d'accord. Je ne t’arrive pas à la cheville sur ce terrain. Tu es celle que tout le monde attend.

 

Buffy fronça les sourcils, méfiante.

 

-C'est cette fameuse histoire de prophétie inventée de toute pièce ? soupçonna-t-elle. Celle concernant une tueuse qui sauvera le monde.

 

-Non ! assura Faith. Ça, c'était une histoire inventée pour garder tout le monde à flot. C'était pas une bonne idée, mais dans l'urgence, il fallait remonter le moral des troupes. Si je te demande de reprendre ton rôle, c'est parce que ça fait partie de toi. C'est inné chez toi. Tu n'as pas à commander ou menacer, les gens te suivent naturellement. Je t'ai longtemps jalousé pour ça d'ailleurs. Tu es la mieux placée pour les diriger.

 

-Ce n'est pas ce que j'ai vu depuis mon arrivée. Tu es une meilleure leader que je ne l'ai jamais été. Ils te font tous confiance. Que ce soit clair, si j'ai accepté de revenir pour combattre, c'était pour agir sous les ordres de celle qui a su préserver la vie de ceux qui comptaient le plus pour moi.

 

Faith allait réagir, mais Buffy la prit de court.

 

...Non, la seule question à laquelle tu dois répondre, c'est : acceptes-tu de me reprendre dans vos rangs ? Je sais que j'ai encore beaucoup à prouver et j'aimerais le faire en travaillant pour toi.

 

-Mais...

 

-Laisse-moi travailler pour toi. Fais-moi cette faveur, tu veux bien ?

 

Un silence s'instaura entre les deux tueuses. Faith scruta le regard de Buffy, y lisant une profonde abnégation. Consciente qu’elle ne parviendrait pas à lui faire changer d'avis, elle céda à son tour.

 

-Match nul alors, reprit la brune, avec un sourire.

 

-Je me montrerai digne de ta confiance ! répondit Buffy, plus déterminée que jamais.

 

-Et moi de la tienne ! conclut Faith.

 

********

 

Les heures s'étaient égrenées depuis la fin de la réunion. En ce milieu de soirée, le vampire s'adonnait à son rituel quotidien. Accoudé au bar, Spike enchaînait quelques pintes, solitaire. Pas assez cependant pour lui faire oublier ce trop-plein de frustrations accumulées depuis leurs retrouvailles, ou leur non-retrouvailles. À ce stade, il en venait à haïr son propre comportement. Pour une fois, il aurait souhaité qu'elle fasse le premier pas, sans doute que cela aurait rendu les choses moins compliquées, à défaut davantage.

 

Depuis le retour de Buffy, son temps fut essentiellement consacré à l'éviter. Après tant d'années à convoiter l'ombre de sa silhouette, il se trouvait infoutu de lui adresser la parole, sans compter que Fred semblait le fuir également. Habituellement, lorsqu'il errait seul quelque part, elle finissait toujours par le rejoindre et lui tenir compagnie. Au cours de la soirée, il s'était même surpris à se retourner machinalement en espérant la voir surgir de nulle part et tailler le bout de gras. Son sourire, sa présence l'aiderait certainement à y voir plus clair, à plus forte raison dans cette situation inconfortable.

 

Toute cette agitation devait prendre fin. Il ne pouvait plus rester assis là, à tergiverser en espérant un dénouement à toute cette confusion. Provoquer les événements lui permettrait au moins de ne pas les subir. Après une dernière gorgée, il claqua son verre au comptoir, puis se décida à entamer, d'une démarche résolue, son ascension en direction des habitations supérieures.

 

Il longea la porte numérotée du nombre trois cent trois, et traversa le long couloir jusqu'à parvenir à la chambre trois cent vingt et un. Spike s'apprêtait à frapper, mais au moment où son poing allait heurter le montant de la porte, une appréhension soudaine annihila son initiative. Le vampire ne se reconnaissait plus. Les yeux rivés au plafond, il en venait à haïr sa propre faiblesse. Déterminé à retrouver de son mordant, il dut se faire violence pour effacer ses doutes. Cette fois-ci, il irait jusqu'au bout.

 

Le temps d'amorcer le geste que la poignée s'actionna et la porte s'ouvrit, le prenant de court. Le vampire en avait presque oublié les sens développés de la tueuse. Buffy avait probablement ressenti sa présence. À sa façon, elle venait d'engager le premier pas, générant cet instant singulier dans lequel l'esprit et le corps semblaient se déphaser face à l'inattendu. L'intensité de leurs regards les désarma tous deux pour un temps. Ils se retrouvèrent, chacun à la merci de l'autre, comme deux gosses idiots, perdus et désemparés devant l'évidence. L'étincelle subsistait toujours.

 

Buffy et Spike s'étaient déjà entraperçus, mais c'était la première fois qu'ils se contemplaient vraiment, à l'abri d'une intimité et d'une histoire appartenant à eux seuls. Remise de ses émotions, la tueuse laissa transparaître, à l'échancrure de ses lèvres légèrement rosées, l’ébauche d'un sourire empreint d'un malaise perceptible.

 

-Tu veux entrer ? lui demanda-t-elle, d'un ton hésitant. Ah moins que …

 

-Non ! réagit-il à la hâte. Enfin je veux dire, oui ! dans la mesure où... je suis là !

 

Que les mots simples avaient une fâcheuse tendance à se compliquer, une fois le cœur soumis à rude épreuve. Buffy s'efforça de prendre les devants en s'écartant pour le laisser franchir le seuil de la porte. La tueuse portait l'une de ces longues parures traditionnelles africaines, légères et finement brodées en guise de robe de nuit. Ses cheveux totalement détachés cascadaient le long de sa nuque, tandis que ses yeux verts épousaient parfaitement la couleur turquoise de sa tunique.

 

...Tu es...

 

Il allait dire magnifique, mais se ravisa.

 

...Enfin, ça te va bien.

 

-Merci …

 

Spike se tenait là, subjugué par le ravissement de son visage et la noblesse de sa posture. Buffy ne ressemblait plus à celle qu'il avait quittée tragiquement, il y a dix ans de cela. Lui, immuable dans son éternité vampirique, n’avait subi aucune altération ; mais elle, marquée par le passage du temps, semblait transformée. Si proche l'un de l'autre, il eut tout loisir de remarquer à quel point la tueuse arborait les traits d'une femme somptueuse. Il émanait de sa frêle silhouette une aura inhabituelle réservée à ceux qui, après une longue lutte intérieure, en étaient ressortis grandis.

 

Refermée sur elle-même, les bras croisés, Buffy partageait pourtant des mêmes tourments que le vampire.

 

...Tu vas bien ? osa-t-elle finalement, la voix teintée d’une timidité mêlée de honte.

 

-Je ne sais pas vraiment. Me retrouver face à toi après tout ce temps, c'est merveilleux et... bizarre en même temps.

 

-Je ressens la même chose.

 

Le malaise subsistant, Buffy tenta une approche moins frontale pour dénouer la situation.

 

...Je ne te fais pas visiter les lieux. Enfin, j’imagine que toutes les chambres se ressemblent alors.

 

Le vampire opéra un rapide tour d'horizon en affichant un air faussement intéressé.

 

-Ouais enfin ! c'est plutôt...

 

-J'aurais dû venir te voir plus tôt, l’interrompit-elle brusquement. Mais je... Enfin... J'avais...

 

-Peur ! acheva-t-il spontanément.

 

-Oui ! concéda-t-elle, intimidée.

 

-Non...Enfin, je parlais pour moi. J'aurais voulu venir te voir, mais avec cette foutue foule autour, je sais pas, j’me sentais pas prêt. Je ne sais toujours pas d'ailleurs si je le suis, mais après toutes ces années, j’n’étais plus en mesure d'attendre une minute de plus.

 

-Je suis contente que tu te sois décidé ! affirma-t-elle en s'asseyant sur le rebord de son lit.

 

Spike hésita un instant, puis se résolut à s’installer à ses côtés.

 

-Alors on en est là, hein ? soupira-t-il, en proie à un profond agacement. À se cacher pour ne pas se parler. Pourquoi c'est toujours si compliqué entre nous ?

 

-Je ne trouve pas ça si compliqué, au contraire. Souviens-toi la fois où tu t'es pointé dans le manoir à Cleveland. Si mes souvenirs sont bons, on s'était disputé. Je trouve qu'il y a du mieux.

 

Ce souvenir eut pour mérite de dépeindre un sourire sur le visage du vampire.

 

-C'est vrai, admit-il, le poing levé, dans un geste de victoire simulé. On s'améliore avec le temps.

 

Buffy haussa légèrement les épaules.

 

-Oui, enfin, il ne faut pas crier victoire trop tôt. J’imagine que toi aussi, tu as énormément de reproches à me faire.

 

Des reproches, il en avait à revendre, une liste longue comme le bras, mais il refusait que la rancœur ne vienne entacher cet instant d'intimité. Sa colère ne signifiait rien à côté de la joie immense de la retrouver.

 

-Je t'ai cherché ! finit-il par avouer, la voix mesurée, comme une confession. Toutes ces années, j'ai tout fait pour te retrouver. J'ai sillonné toutes les routes des États-Unis dans l'espoir de récolter le moindre indice.

 

-Je...

 

Buffy baissa les yeux, replongeant dans un passé lourd de regret.

 

...Je suis navré... J'aurai dû... j'aurai pu....

 

-Mais tu ne l'as pas fait ! répliqua Spike, une pointe de déception perçant dans sa voix. Oh je ne te blâme pas. Je ne suis pas là pour te faire la morale ou te culpabiliser. Je n’ose même pas imaginer ce que tu as traversé. Cette guerre… elle a creusé des cicatrices indélébiles sur chacun d'entre nous. Je m'en veux de ne pas avoir été présent, de ne pas t'avoir aidé à surmonter cette passe difficile. C'était pas comme ça que ça devait se passer.

 

-Tu n'as rien à te reprocher, répondit Buffy avec une conviction soudainement retrouvée. C'est moi qui t'ai demandé de partir. Je t'ai supplié, en te faisant une promesse que je ne pouvais pas tenir.

 

-De quoi tu parles? rétorqua-t-il surpris, en la fixant intensément.

 

Buffy prit une profonde inspiration avant de se confier.

 

-Je t'ai menti, confessa-t-elle, stoïque. Ce jour-là, j'avais la certitude que je ne survivrais pas, alors je t'ai dit ce que tu avais besoin d'entendre. J'avais tout perdu, et je ne voulais pas te perdre, toi aussi. Alors, je t'ai menti. Je ne l'ai jamais avoué à personne, mais à ce moment-là, dans mon esprit, il n'y avait pas d'autre alternative. J'étais censé mourir sur le champ de bataille, au côté de toutes ces filles. Ça ne me faisait pas peur. J'étais prête. Il faut croire que ce n'était pas mon heure.

 

La froideur et le détachement avec lesquels elle relatait ces événements lui glacèrent le sang. Chaque mot prononcé piétinait un peu plus l’âme du vampire. Cette promesse sur le champ de bataille, c'était ce qui l'avait empêché de sombrer. Apprendre que tous ses espoirs reposaient sur un mensonge, lui procurait la sensation d'être cogné de plein fouet par une massue, et pire encore, de se faire arracher les entrailles.

 

...Je suis désolé ! murmura Buffy en observant l'expression du vampire se décomposer sous ses yeux. Je ne te demande pas de me pardonner. Je sais ce que tu dois ressentir, mais je refuse de te mentir encore.

 

Désarçonné par cette prise de conscience brutale, il vacilla un instant, avant de puiser en lui la force de relativiser et de sortir la tête de l'eau. Spike la considéra tendrement.

 

-Tu n'as pas à t'excuser. Inutile de ressasser le passé. On a tous commis des erreurs. C'était la guerre Buffy, et tu as eu ton lot de souffrance, bien plus que la plupart d'entre nous. Je ne peux pas t'en vouloir. J'ai ressenti la même chose sous le lycée de Sunnydale. Je sais ce que c'est, je l'ai vécu. J'étais résigné à quitter ce monde. Tout ce qui m’importait, c'était que tu survives. Même si tu m'as menti, même si à ce moment précis, tu avais déjà baissé les bras, peu importe. Tu as pensé à me sauver, à sauver Fred. C'est ce que je retiens.

 

Buffy ne s'attendait pas à tant de compréhension de la part du vampire. Tant d'années à culpabiliser, à redouter sa réaction, et en quelques instants, toutes ses craintes et ses appréhensions venaient de s’envoler. Libérée d'un poids, la pression retomba, nouant sa gorge d'une émotion qu'elle s'évertua à rendre la plus discrète possible.

 

-Merci !murmura-t-elle, tandis que les traits fermés de son visage se décrispaient enfin.

 

Dans l'obscurité tamisée de la chambre, ils restèrent assis, à scruter la façade crayeuse dans un mutisme endeuillé, jusqu'à ce que le vampire ne brise l'omerta.

 

-Et maintenant ?

 

-Maintenant...

 

-Toi et moi… Où on en est après tout ce temps ?

 

Aborder le sujet engendrait de part et d'autre, une crainte irraisonnée quant aux conséquences sur leur relation. Buffy en avait parfaitement conscience. À cette seule pensée, son cœur se serra. Pourtant, elle ne fuirait pas. Elle ne fuirait plus.

 

-Toute la question est là.

 

-C'était peut-être maladroit, reconnut le vampire en fuyant son regard. C'est pas le moment. Il y a des choses plus importantes en jeu.

 

-Non, au contraire. Nous deux, les chemins parcourus, tout ce qu'on est, ici et maintenant, il n'y a rien de plus important. Je ne veux pas attendre la fin d'une guerre éventuelle pour évoquer notre histoire.

 

-Et alors ? demanda-t-il avec une lueur d’espoir dans la voix. Tu as la réponse ?

 

-Une réponse ? soupira-t-elle. J'ai bien peur de ne pas en avoir. Je voulais juste que tu saches qu'il n'y a pas eu un jour où, en contemplant le coucher de soleil sur cette terrasse, je n'ai pas pensé à toi... à nous. J'espérais, naïvement, que tu surgirais de nulle part pour m'enlacer dans tes bras. Alors, oui, si tu veux tout savoir, j’ai toujours des sentiments pour toi. Mais ce n’est pas réponse que tu attendais.

 

-Qu'est-ce que tu veux dire ?

 

-J'ai perçu une certaine crainte dans ta voix. Ce n’était pas le rejet que tu redoutais. Ce qui t'inquiétait, c'était que je révèle mes sentiments.

 

-Non ! réfuta-t-il, le regard fuyant, comme déphasé de sa propre existence. Je...

 

-Tu avais peur de faire face à tes propres sentiments, Spike. Peur de ne pas être à la hauteur des attentes que tu avais placées en nous, peur de découvrir que nous avons changé.

 

-Alors c'est ça, assura le vampire en affichant sa déception. Tes sentiments ont changé.

 

-Nos sentiments…, nous…, tout a changé.

 

-C'est ridicule ! Mes sentiments sont les mêmes, sinon pourquoi j'aurais remué ciel et terre toutes ces années dans l'unique but de te retrouver.

 

-Ça fait dix ans, Spike. Nous avons été séparés pendant dix longues années. L'absence a creusé un gouffre, qu’on le veuille ou non, c’est comme ça. Absolument rien ne résiste au temps, pas même nous. Tu peux te convaincre que nous sommes restés les mêmes, mais c'est faux. Le temps nous a transformés tous les deux.

 

-Le temps n'a aucune importance pour moi, je t'attendrais toute ma vie s'il le fallait.

 

-C'est gentil, mais tu mens, et pire encore, tu te mens à toi même.

 

Ses mots, aussi directs qu’inattendus, l’avaient déstabilisé. L’expression de Spike se durcit, alors qu’une spirale de questions se bousculait dans sa tête, semant le germe d'un doute indicible.

 

...Il y a des regards qui ne trompent pas, dit-elle avec une pointe de mélancolie dans la voix. Si tu as tant hésité à me parler, c'est parce que tu avais peur d’affronter la réalité. Tu as changé. Ce n'est pas un hasard si j'ai pris soin de t'éviter. Je connaissais la vérité. J'attendais simplement que tu trouves le courage de me l'avouer. C'était pendant un court instant, mais ça m'a suffi pour comprendre. Lors de la réunion, tu la regardais avec celle lueur dans les yeux… cette petite étincelle que tu me réservais autrefois. 

 

-Mais de qui tu...?

 

Spike venait de réaliser. La réponse s'imposa à lui, claire et limpide. Bien sûr. Comment ne l'avait-il pas réalisé plus tôt ? Cette façon de sans cesse penser à elle, de vouloir la protéger à tout prix, de ressentir ce vide douloureux quand elle n’était pas là. Buffy perçut ce changement radical sur le visage du vampire et, malgré la douleur sous-jacente, un sourire doux et apaisé illumina son visage.

 

-Dix années, Spike. Il est temps pour nous de faire face à la réalité. Tu éprouves des sentiments pour elle, et mon absence a rendu ça possible. C'est comme ça et je l'accepte.

 

-Tout ce que je suis, je te le dois, répondit-il avec une sincérité désarmante, plongeant son regard intensément dans le sien. Tu m'as rendu meilleur. Je t'ai aimé de toute mon âme, et ça ne changera jamais.

 

-Je le sais. Je n'en ai jamais douté, et je ne remettrai jamais notre histoire en cause. Si les choses avaient été différentes, si le monde avait été plus clément, alors nous serions encore ensemble, et notre histoire se serait conclue par, ils s’aimèrent et vécurent heureux jusqu'à la fin des temps. Mais la vie n'a rien d'un conte de fées. Je ne sais pas si ce genre d'amour existe, mais une chose est certaine : ce que nous avons vécu, toi et moi, en valait la peine. Maintenant, nous devons avancer.

 

-Tu le savais depuis le début, bien avant ton retour parmi nous, j’me trompe ?

 

-Peut-être. Cette longue période d’exil m’a changée. Ces années d'absence m'ont aidé à concevoir un autre horizon. Les histoires de cœurs ne sont plus vraiment une priorité pour moi. Tous les deux, nous avons eu notre chance, et puis, j'ai vu comment elle te regardait. Que je le veuille ou non, je dois bien m'avouer vaincue. Ce qu'elle peut te donner, moi je ne le peux plus, même si je le voulais. J'ai appris à vivre sans nous, et je ne suis pas revenue pour recoller les morceaux d'une vie qui m'a échappé malgré moi. Si je suis là, c’est pour mener à bien une dernière mission. C'est mon rôle, celui de la tueuse. J'y suis préparée depuis le lycée. La solitude, ça fait partie de ma vie. Tant que je porterai le poids de ma lignée sur les épaules, je n'aurai pas de situation stable. Je l’ai enfin compris. Après, qui sait.

 

-Tu le ressens peut-être comme ça, mais tu n'as jamais été seule. Tes amis, ta famille, et moi… Tu pourras toujours compter sur ceux qui te soutiennent.

 

-Je le sais, je n'en doute pas. Ce que je veux dire, c'est qu'au bout du compte, entouré ou pas, on se retrouve toujours seul face à soi-même. Quand tout sera terminé, alors je pourrai peut-être envisager, pourquoi pas, quelque chose de sérieux avec quelqu'un, mais là, tout de suite, la seule chose qui m'importe, c'est de mettre fin à tout ça.

 

L'expression résolue de la tueuse lui rappelait un souvenir lointain. À cet instant, le vampire ne doutait plus.

 

-On y arrivera ! affirma-t-il avec conviction. J'ai l'intuition pour la première fois qu'on l'emportera. Et si j'ai cette sensation, c'est parce que c'est toi qui viens de me l'insuffler. Je te connais Buffy. Quand tu as ce regard, je sais que rien n'est impossible.

 

-Nous y arriverons tous ensemble. Si je le sais, c'est parce que j'ai autant confiance en vous que vous avez confiance en moi. Mais l'heure n'est pas à la bataille ni aux beaux discours. Il y a quelque chose que tu dois faire qui n'implique ni écoulement de sang ni sacrifice héroïque.

 

Le message était passé. Malgré le profond malaise éprouvé à son égard, il devait aller de l'avant. Plus que des mots, un simple regard suffit à lui exprimer toute sa gratitude. Il se dirigea vers la porte.

 

...Spike ! l'interpella-t-elle avant qu'il ne s'éloigne. Il se peut qu'un jour je me réveille un matin et que je me rende compte que je regrette tout ce que je viens de dire. Le message que j'essaie de te faire passer, c'est que si le temps déconstruit les êtres, il arrive qu'il les reconstruise. Peut-être que, quelque part, dans un coin de ma tête, j'aurai toujours cet espoir.

 

Le vampire en prit tendrement acte avant de quitter les lieux, laissant la tueuse en proie à sa propre solitude. Un voile de douleur l’effleura, comme une souvenir familier, mais cette fois, Buffy n’y succomberait pas. Il fut un temps où cette douleur l’aurait brisée, l’aurait clouée au sol sous le poids des larmes et du chagrin. Mais aujourd’hui, elle se sentait différente, plus forte, plus apaisée, en accord avec elle-même.

 

********

 

Traversé par des ondes d'une nature inconnue, Spike longeait le long couloir sans vie. Ses pas lui paraissaient légers, comme s'il marchait sur un nuage. Dépassant tout raisonnement, son instinct prit le pas sur ses pensées. Il se laissa guider par une énergie mystique, une force presque surnaturelle qui lui donnait l’impression de s'extraire de son propre corps. Attiré irrésistiblement par cette force irrépressible, il s'arrêta devant la porte trois cent trois.

 

Seule devant son miroir, Fred contemplait son reflet teinté de morosité. Elle glissa une main dans ses cheveux, les tira en arrière, et s'humidifia le visage. La fraîcheur de l'eau sur sa peau lui procurait une agréable sensation d'apaisement. Elle en imbiba ses mains avant de les porter délicatement le long de sa nuque. Fred avait beau user d'artifices, la même mélancolie se manifestait à travers la noirceur de ses traits. De son caractère d'ordinaire optimiste et bienveillant, il n'en demeurait guère plus que des ersatz insignifiants.

 

Pleinement consciente de la cause de son mal-être, elle n'entrevoyait pas d'amélioration poindre à l'horizon. Ne serait-ce que les imaginer tous les deux lui fendait le cœur, pourtant elle devait accepter la règle du jeu. Toute cette histoire relevait d’une douce évidence, sauf qu'elle n'imaginait pas des sentiments de cette nature naître en elle, au point de le ressentir pleinement dans sa chair.

 

Convaincue, suite à la mort de Wesley, de ne plus jamais retomber amoureuse, la vie capricieuse et perfide venait, une fois de plus, de la prendre en défaut. Dans un monde parfait, la gentille Fred aurait dû se réjouir pour lui, pour eux, mais à quoi bon se forcer à mentir. Égoïstement, elle se sentait ravagée, en proie à un immense regret, celui de n'avoir pas su assumer l'élan de son cœur. Désormais il lui fallait subir, en espérant que le temps efface sa peine, à commencer par cette nuit de sommeil.

 

Sur son oreiller, elle étoufferait quelques larmes et la vie suivra son flux. Comptant mettre à bien ses projets à court terme, elle sortit de la salle de bain, enveloppée de sa nuisette, et se dirigea machinalement en direction de son lit. Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas une silhouette assise sur son matelas.

 

-J'adore ton pyjama ! ironisa l'invité en la sortant de son apathie.

 

Fred s’arrêta net, le cœur soudain affolé. Le sang se mit à affluer plus vite dans ses veines, une vague de chaleur envahissant son ventre. Elle serra la mâchoire en tentant de masquer le bouleversement que sa présence provoquait en elle.

 

-Je suis fatigué Spike, exprima-t-elle d'une voix lasse.

 

-Attends ! s’exclama-t-il, en se redressant. Ça ne prendra pas longtemps, il faut que j’te parle.

 

Fred, perturbée par l’insistance du vampire, fronça les sourcils. Elle n’avait ni l’énergie ni l’envie d’endosser le rôle de la confidente ce soir.

 

-Qu'est-ce que tu aurais à me dire qui ne pourrait pas attendre demain ?

 

-Euh ! Eh ben !...

 

Le silence s’installa un instant. Spike la fixa avec une intensité qu’elle ne lui connaissait pas. Son regard la fit vaciller.

 

...Ce que je m'apprête à te dire est sûrement la chose la plus difficile que j'ai eu à faire dans toute ma chienne de vie.

 

Fred sentit son cœur s’emballer alors qu'un frisson ébranla toutes ses certitudes. Jamais il ne l'avait regardé de cette façon, avec une telle éloquence dans le regard.

 

-Spike s'il te plaît !

 

Il fit un pas vers elle, réduisant la distance entre eux à un simple souffle. Le regard du vampire semblait percer son âme, mettant à nue une vulnérabilité qu’elle aurait souhaité préserver à l’ombre de sa propre intimité.

 

-Je ne le dirai qu'une seule fois. Ce sera rapide. Tout ce que tu as à faire, c'est écouter.

 

Tremblante, Fred sentait son corps réagir malgré elle. Son esprit tentait de maintenir le contrôle, mais elle se sentait piégée, comme paralysée par ses émotions.

 

-Tu commences à me faire peur...

 

Spike prit une légère inspiration, et d’un ton calme, inaltérable, il laissa échapper ces mots comme une délivrance.

 

-Je t'aime.

 

La terre sembla se dérober sous les pieds de la jeune femme. Percutée de plein fouet, cette déclaration l'ébranla profondément, au point de ne plus éprouver le poids de son propre corps.

 

-Spike, ce n'est vraiment pas drôle, murmura-t-elle, tremblante d’émotion, le cœur sur le point d'exploser.

 

-Je sais que c'est égoïste et que je ne te mérite pas, mais la vérité c'est que je n'imagine pas vivre un seul jour sans toi, à mes côtés.

 

-Je t'en prie...

 

-Pour moi, ça ne fait aucun doute. On est fait l'un pour l'autre. J’veux dire, ça fait dix ans qu'on vit ensemble, et c'est avec toi que j'ai envie de passer le reste de mes jours, alors oui, c'est mièvre, sans doute trop sentimental, et ça me ressemble pas, mais je m'en fou totalement parce que je t'ai dans la peau et je refuse de vivre une seconde de plus dans ce foutu déni.

 

Fred sentit ses dernières défenses s’effondrer. C'en était trop. Submergée par l'émotion et par cette déclaration inespérée, elle perdit pied. Un chamboulement s'exerça dans son organisme, agissant comme le déclenchement d'un souffle libérateur. Sans réfléchir, elle se jeta sur lui, ses lèvres trouvant les siennes dans une explosion de passion refoulée depuis trop longtemps. Ce baiser enfiévré, désespéré, les libérait enfin de leurs espoirs consumés, du fardeau de leurs propres chimères.

 

Emportés par leurs désirs, ce baiser dura encore et encore, marquant le commencement d'une idylle naissante dans les ténèbres, et aspirant à s'exalter dans la lumière.

 

 

 

 

 

 

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