Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 19 : Chapitre 19 DES OMBRES DANS LA NUIT

11111 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/07/2024 22:30

Chapitre 19 DES OMBRES DANS LA NUIT

 

Depuis quelques heures, les aventuriers sillonnaient les sentiers de la forêt luxuriante. Baigné par les rayons du soleil filtrant à travers les majestueux arbres d'épicéa et les fougères touffues, le terrain sinueux oscillait en un magnifique décor d'ombres et de lumières. Les fleurs, aux couleurs chatoyantes, accueillaient dans leur tapis de nectar, de petits assistants aux fines ailes bourdonnantes tandis que les plantes des bois s'épanouissaient en se nourrissant de la moindre parcelle de chaleur et de lumière. Accompagné par les gazouillis des oiseaux et par les cris des multiples créatures peuplant cette terre, Kteal s'était positionné en guide. Fort d'un sens de l'observation et de l'orientation hors du commun, il avançait prudemment en considérant le moindre bruit suspect. Pas du genre bavard, le cornu laissa le soin à ses poursuivants de combler ses propres tares.

 

-Ça fait du bien de retrouver la terre ferme, apprécia Alex en inspirant l'air à plein poumon. Kteal est vraiment à fond.

 

-Ouais il assure, constata Leina en croquant nonchalamment dans une pomme juteuse qu’elle venait de sortir de son sac en bandoulière. On dirait un ninja se déplaçant furtivement dans les bois. Quelle classe tout de même. C'est impressionnant.

 

Seyia, exaspérée par les commentaires bruyants de ses coéquipiers, les fusilla du regard en les conjurant de se taire.

 

-Ça ne vous a pas suffi dans les montagnes? Si vous continuez, on va se faire repérer.

 

Se confondant en excuse, le couple fit mine d'avoir compris la leçon, en esquissant un sourire mêlé de honte. Rassurée, la tueuse en profita pour accélérer le pas et rejoindre le guide du peloton.

 

-Pourquoi est-ce qu'on la nomme la forêt des damnés ? s'enquit-elle silencieusement. J'imagine que ce n'est pas dû à la beauté de l'environnement.

 

-Non en effet! répondit-il sans se démettre de sa concentration. Certains mystères inspirent ces lieux. On prétend que cette forêt est hantée par les âmes. Nous y avions opéré une expédition par le passé. Moi-même, je n'y participais pas. La forêt contient une source inépuisable de nourriture pour nous autres, bien plus que nous pourrions en trouver dans les montagnes, mais lors de l'expédition, nos compagnons furent attaqués par les gardiens de la forêt, de véritables démons semblables à des esprits, des ombres.

 

Seyia arborait un air perplexe.

 

-Des démons? Mais ce lieu a été créé par vous, les sorciers. Qu'y aurait-il dont vous n'auriez connaissance.

 

-Vous devez savoir une chose nous concernant. À l'origine, nous étions divisés en deux factions de sorciers. Les hommes ainsi que les démons. Nous vivions ensemble certes, mais il existait des groupes de connivences naturelles. Lors de la grande bataille, les humains opposés à la sorcière ont perdu leur pouvoir et ont été transformés en créatures telles que j'apparais devant vous. Nous avons été bannis à jamais hors d'Altor. Mais l'être à l'initiative de la révolte, celui qui a engendré le germe du pouvoir dans nos cœurs, était un démon sorcier. Lors de sa défaite, on prétend que lui et ses troupes ont connu un sort plus cruel que le nôtre. Il est probable qu'ils aient été changés en créature encore plus démoniaques que ce qu'ils étaient jadis. Des âmes à tout jamais prisonnières de ces terres fertiles.

 

-Est-ce que ces âmes peuvent agir sur les corps physiques? demanda Leina au fait de la discussion.

 

-Il semblerait que oui. L'un des nôtres a perdu la vie dans cette expédition. Son cadavre a été déposé au pied des montagnes comme un avertissement. Cette forêt est damnée alors restez sur vos gardes. Le danger peut survenir de partout.

 

Sans prévenir, Kteal figea sa position et d'un geste de la main, incita le reste de l'équipe à en faire autant. À quelques mètres, un bruissement provenant des fougères les interpella. Il n'en fallut pas plus pour que la tueuse et le guerrier dégainent leurs armes. Ils restèrent sur le qui-vive lorsqu'une ombre jaillit à travers champs. Un cervidé au pelage fauve traversa la clairière à toute allure avant de s'enfuir, pris de panique. Cette fausse alerte amusa Alex qui entama sa marche comme si de rien n’était.

 

-Je vous l'ai dit, vous êtes un peu trop tendu. Relax, tout est...

 

Il n'eut pas le temps de conclure, qu'une main le saisit brusquement par l'épaule pour le tirer en arrière. Dans l'élan, il s'étala sur le dos.

 

...Hé, mais ça va pas? Qu'est-ce qui t'a pris?

 

Le cornu s'empara d'une branche de bois et y déplaça précautionneusement le talus de feuille anormalement rabattu au sol. Un claquement mécanique brisa le silence et la terre s'affaissa brusquement. Un Filet de corde jaillit alors, entamant son ascension fulgurante vers les hauteurs, soutenu par les troncs environnants. Le piège se referma sous leurs yeux ébahis, sans faire de victime. Alex venait d'échapper à une bien mauvaise expérience.

 

...OK! réagit-il hébété. Je la ferme.

 

Seyia observa le mécanisme scrupuleusement.

 

-Des âmes hein?

 

Elle se tourna vers Kteal.

 

...Une chose est certaine, ce piège n'est pas l'œuvre d'un fantôme, mais bien d'une créature de chair et de sang.

 

-J'ai déjà entendu parler d'une histoire concernant une âme noire, réagit Leina. Partagé entre le monde des mort et celui des vivants, on prétend qu'elle a été capable d'avoir une incidence sur le monde matériel. Peut-être est-ce le cas ici?

 

-Tant que nous n'avons pas eu à faire à eux, soutint Alex... il va être difficile de confirmer toutes ces hypothèses. Personnellement, si on pouvait éviter de les croiser, je ne m'en plaindrais pas.

 

-Bien, reprit Seyia. Inutile de perdre plus de temps. Avançons et on verra bien. On avisera en temps voulu.

 

Kteal acquiesça d'un hochement de tête avant de reprendre le leadership de la marche. À l'arrière, Alex et Leina redoublaient de prudence. Les dernières péripéties leur imposait une rigueur de chaque instant. Avoir été éloigné du terrain pendant de longues années ne permettait plus à Alex de se montrer aussi efficace et alerte que dans sa prime jeunesse. Aujourd'hui, la remise en question se révélait brutale, et au fond de lui, il n'avait pas l'intention de redevenir le boulet du groupe. Des vies pesaient dans la balance, celle de sa femme en premier lieu.

 

Pour Leina, la problématique différait de ses coéquipiers. L'aventure, le terrain, cela n'avait jamais fait partie de ses prérogatives. Plus adaptée aux leçons théorique, un monde nouveau s'offrait à elle. Chaque minute passée en leurs compagnies se présentait comme un apprentissage, et il ne lui fallut pas longtemps pour réaliser toute la difficulté d'opérer en terrain hostile. Elle comprenait d'avantage le fossé existant entre deux univers totalement différents malgré leur complémentarité, et par voie de fait, les distorsions naturels qui en avaient découlés au sein de l'ancien manoir de Cleveland, entre les personnes de terrains et les autres.

 

Les deux amants, parfaitement conscients des limites que de longues années de sédentarisation avaient imposé à leurs corps, ne ménageaient pourtant pas leurs efforts. Courbaturés de toute part, ils enduraient ces longues heures de marche ininterrompues comme un supplice. A chaque fois que Kteal les toisait d'un regard en biais, sans doute pour jauger leur état de forme, ils se montraient dignes et courageux en feignant leur souffrance. Pourtant, leurs jambes ne les soutenaient déjà plus. La longue marche dans les montagnes avait fortement éprouvé leur métabolisme, et la forêt persistait sur cette lancée, avec ses risques modérés mais toutefois bien réels. L'hypothermie et la déshydratation constituaient autant de facteurs à prendre en considération que ces ombres démoniaques sévissant dans la zone, aussi prirent-ils soin de réguler leur température et de boire l'eau aux vertus revigorantes fournie par Rose. Une seule gorgée de ce breuvage suffisait à épancher leur soif. La température atmosphérique, plus viable que dans les hautes montagnes, facilitait toutefois leur adaptation.

 

La longue traversée perdura jusqu'à la tombée de la nuit. Tenaillés par la faim et le froid, Kteal eut la bonne idée de dénicher, au milieu des fourrés, une petite clairière dégagée. Le guerrier savait l'importance stratégique que présentait cet environnement. D'une part, c'était plus pratique pour établir un camp, et de l'autre, les arbres espacés leur permettraient de repérer plus facilement l’approche d'éventuels agresseurs.

 

Le cornu s'affaira à amasser du bois et à établir un feu dans les règles de l'art, sans autre artifice que ses mains habiles et puissantes. Sachant Leina épuisée, il n'avait pas jugé bon de solliciter davantage ses attributs magiques. Lui-même aurait usé de ce procédé d'une banalité affligeante à une époque, mais désormais privé de ses capacités ésotériques, il en récoltait infiniment plus de mérite. Rien ne remplaçait les résultats acquis à force de sueurs. Être transformé en créature hybride lui avait redonné le gout de l'effort, et avait ancré ses pattes bien solidement sur terre, ou du moins dans son altération la plus proche. Utilisant leurs plaids en guise de drap, ils s'installèrent autour du feu. Seyia redoutait que la fumée ne trahisse leur position, mais, subissant le froid autant que les autres, elle fit amende honorable.

 

Au même titre que l'eau, les vivres contenus dans leurs petits sacs en bandoulière offraient les mêmes vertus revigorantes. Un simple fruit leur permettait de remplir leur estomac jusqu'à satiété.

 

-Incroyable! apprécia Alex en mordant dans sa pomme juteuse. Je n'ai pratiquement rien mangé et j'ai déjà plus faim.

 

-Oui, c'est comme l'eau, reprit Leina. Les fruits dans ce monde produisent des effets totalement décuplés en comparaison de ce qu'on connaît. Avec de telles réserves, on pourrait tenir une éternité dans la base.

 

Remarquant Kteal sans provision, la jeune femme lui proposa ses rations. Il objecta de la main en repoussant poliment l'invitation.

 

-Ces fruits sont baignés de magie, rétorqua-t-il, le buste fièrement redressé. Pour vous qui venez d'arriver, ils possèdent une propriété thérapeutique, mais pour nous qui arpentons ces lieux depuis des années, ils sont dangereux.

 

Les paroles de la créature intriguèrent les trois aventuriers.

 

-Que veux-tu dire par là? s'étonna la tueuse.

 

-En tant qu'être de chair et de sang, nous sommes tous soumis aux lois de la nature. Transgresser ces lois de manière excessive ne peut apporter que la désolation. Ce monde a été créé par la magie, mais les créatures, les animaux, les fleurs, les arbres, tous sont importés du monde réel, sans quoi nous n'aurions pas pu survivre ici-bas. Cette forêt et ses montagnes sont réelles, tout comme la vie qui les peuple. La capitale est différente. La magie y abonde à chaque coin de rue.

 

-La notion de magie m’échappera toujours, réagit Alex. J’ai baigné dedans toute ma vie et je ne suis toujours pas foutu d’en comprendre le mécanisme ni le sens profond.

 

-Tout n’est pas explicable, reprit Kteal. Le sens même de l’existence, la mécanique du corps, l’intellect, ce que nous considérons comme naturel, fait partie intégrante d’un grand tout dont nous n’avons pas exploré le millième de ce qui le constitue. Nous mettons des mots sur ce que nous observons sans en comprendre le véritable fondement.

 

-Ce monde semble chaotique lorsque nous l’observons de l’extérieur, assura Leina. Pourtant, ce qui permet à chaque chose d’exister, est supervisé par un ensemble inconcevable de données mathématiques qui s’accordent parfaitement pour permette l’existence, la conscience et tout ce qui échappera toujours à notre perception.

 

Kteal acquiesça d’un timide mouvement de tête.

 

-La magie, n’est rien d’autre qu’un fait naturel que nous ne pouvons pas nommer, qui échappe à notre perception et à notre analyse. Chacun se fera sa propre opinion. Pour moi, la magie n'est qu’énergie, un flux existant en toute vie et en toute chose. Pour utiliser une image qui correspondrait à notre compréhension, cela consisterait à défragmenter les atomes pour les reconstituer à sa convenance, brisant le cycle naturel de l'évolution à laquelle elle était destinée.

 

-Si c’est si naturel, ajouta Seyia, alors pourquoi serait-elle dangereuse pour celui qui l’utilise ?

 

-Parce que la magie ne se diffère pas de tout ce qui impute à la vie en général. Tout ce qui se rapporte à l’excès, engendre inévitablement du mauvais. Nos corps se sont constitués en fonction de ce que les bienfaits de la terre sont censés nous apporter. En modifiant la substance même des nutriments, nous trichons avec la nature et notre organisme n'est pas apte à le subir. Si c'est pour quelques jours et en si petite quantité, alors on ne risque rien, mais si on prolonge l'expérience au-delà du raisonnable, cela pourrait engendrer des conséquences irréversibles. Nous en deviendrons totalement dépendant, créant un effet de manque destructeur. Croyez en mon expérience, chaque bienfait que vous apporte la magie, la nature vous le fera payer au centuple. Cet équilibre est ce qui fait toute la différence entre la magie blanche et la magie noire.

 

-Tu veux dire que les effets ne sont pas les mêmes selon la volonté de la personne qui l'utilise, demanda Leina fortement intéressée par le sujet. C’est bizarre, la magie serait dotée d’une conscience morale ?

 

-Ce n’est pas tout à fait ça, reprit le cornu. Ceux qui l'utilisent à des fin perverses seront irrémédiablement pervertis à leur tour. Il ne s'agit pas de bien ou de mal. Ces notions n'existent pas véritablement en magie. La magie créatrice ne consiste qu'en une légère altération de son flux, par conséquent le contre coup est moins sévère. Au contraire, la destructrice requiert un chamboulement total de ce à quoi l’énergie est destinée. Le contre coup en est d'autant plus impactant. Là est toute la complexité. Les arts occultes doivent être utilisés avec parcimonie lorsque cela s'avère utile. Nous autres pratiquants, avions ce rêve de nous retrancher dans un monde où nous serions en sécurité. Ce faisant, nous en avons oublié les fondements même du savoir ésotérique. Nous étions dans l'erreur. La magie ne doit jamais être utilisée à des fins personnelles. Tout ce qui résulte de la vie est une question d'équilibre. Quand cet équilibre est détruit, il ne demeure que le chaos. L'excès fait partie intégrante de ce Chaos.

 

-Ben dit donc, s'étonna Seyia. J'étais loin de me douter que t’étais aussi bavard. C'est plutôt appréciable. Il suffit juste de trouver le sujet adéquat.

 

Kteal, visiblement contrarié, afficha un air vexé.

 

-Je ne parle que lorsque j'ai quelque chose à dire.

 

-Alors que nous, on parle pour parler, reprit Alex à la volée. Tu vois, je pars du principe que parler est un don divin. Bien souvent, ça m'a sorti de situations pas possibles, alors c'est un instrument que j'ai appris à exercer avec passion. C'est devenu mon super pouvoir. Parler pour tout et pour rien, bien plus souvent pour rien en fait que pour tout, mais les fois où ça m'a été utile, j'étais entraîné. Tu penses que je parles trop peut-être?

 

-Pour tout te dire, reprit Leina. Je penses que cette langue bien pendue a dû te créer bien plus de problème qu'elle ne t'en a résolu, mais ça fait partie de ton charme. Je ne t'aimerai pas muet.

 

-En parlant de silence, rétorqua Seyia. Il faudrait dormir un peu. On a besoin de reprendre des forces. Après tout, on ne sait pas ce qui nous attend. Je commence à en avoir ma claque d'évoluer à l'aveuglette.

 

-Sage décision, approuva Kteal. Dormez, je veillerai.

 

Les trois aventuriers ne se firent pas prier. Le sommeil les emporta immédiatement. Kteal, immobile dans sa posture accroupie, resta en éveil, gardien silencieux d'une nuit sans lune. Lorsque le ciel s'assombrit, un nouveau monde prit le relais dans l'obscurité affable de cette forêt luxuriante. Les animaux diurnes laissèrent place à leurs voisins lunaires, au même rythme que la flore endormie, telle une ronde infinie dans laquelle la biodiversité œuvrait à maintenir un équilibre fondamental à la préservation de la vie. Pendant une bonne partie de la nuit, le guerrier trouva l'occasion de méditer, accompagné par la faune nocturne livrant son envoutante symphonie.

 

Les astres clairs naviguaient au-dessus de sa tête,

Emportant ses pensées au loin où le vent ne s'arrête.

Le temps n'avait plus cour,

Comme figé d'un éternel tourment,

Les berçant tour à tour,

D'un sommeil transparent.

S'abandonnant totalement à cet air serein et pure,

Du brin d'herbe humide aux grands chênes aux ombres obscurs.

Plongeant son regard aux confins du dôme terrestre,

Révélant dans le néant, toute l'étendue de ses couleurs célestes.

Kteal se voulait le gardien funeste des âmes endormies,

Seul conscient de ce que la nuit doit au jour et de ce que le jour doit à la nuit.

 

La quiétude ne dura hélas qu'un temps. Peu avant les premières lueurs de l'aube, des napes de brumes blanches se dispersèrent à travers les arbres, enveloppant de leur manteau vaporeux l'entièreté de la clairière. Se mêlant au brouillard, des bruits étranges couraient parmi les buissons alentour. L'ambiance, teintée d'une couche surnaturelle et angoissante, alerta le veilleur. Il n'en fallut pas plus au cornu pour rameuter l'équipe, en les réveillant sans ménagement.

 

-Restez sur vos gardes, les prévint-il à voix basse. Nous ne sommes pas seuls.

 

Son instinct de prédateur le poussa à saisir son arme. Seyia l’imita, pendant qu'Alex se plaça en bouclier devant sa femme. Ensemble, ils formèrent un triangle protecteur, avec en son centre, l'apprentie magicienne barricadée de toutes parts, bien malgré elle.

 

-Je n'ai pas besoin qu'on me protège, insista Leina en tapotant le dos massif de son mari.

 

Ce dernier n'en démordit pas.

 

-Restes derrière moi. Surtout ne bouges pas.

 

Le ton froid et déterminé de sa moitié, brisa en elle toute velléité de résistance. Contrariée autant que surprise par l'attitude sévère de son mari, elle découvrait une facette de sa personnalité qu’elle ne lui connaissait pas. Pour cause, jamais l'occasion ne s'était présentée de le côtoyer dans le feu de l'action. Impressionnée par sa force de persuasion, elle n’eut d'autres choix que de lui accorder sa confiance.

 

Prompt à agir en toute circonstance, Alex s'empara d'un bâton de bois à peine consumé. Les bruissements, provenant de toutes directions, gagnèrent en intensité. Dans cette fantasmagorie brumeuse, des ombres noires et menaçantes se révélèrent pour disparaître aussitôt. Toujours plus nombreuses, leurs apparitions s’accompagnaient de cris aigus et sourds semblables à des gémissements étouffés et lointains, comme s'ils provenaient d'un espace reculé.

 

Tandis que les défenseurs campaient sur leur position, une salve de projectiles les prit pour cible. La tueuse n'eut pas le temps de réagir qu'un souffle tiède lui effleura la joue, traversant l’air à une vitesse fulgurante. D'autres projectiles s'enfoncèrent dans le sol, projetant à ses pieds un amas de poussière terreuse. Il s'en fallut d'un cheveux pour que son corps ne soit criblé de toute part. Ses réflexes de tueuses, quelque peu émoussés, ne lui seraient d’aucun secours dans cet épais brouillard.

 

Jetant un œil inquiet sur ses compagnons, Seyia éprouva un immense soulagement en les découvrant tous sains et saufs.

 

-Tout le monde va bien? Personne n'est blessé?

 

-Tout va bien, mais j'ai l'impression que ce n'était qu'un coup de chance, raisonna Alex. On ne risque pas de survivre à une deuxième salve.

 

La tueuse le savait bien. À se tenir sur la défensive de la sorte, ils constituaient des proies bien trop faciles. Conscients de leur situation, il eut suffi d'un regard pour accorder leur violon. Après qu'Alex ait saisis fermement la main de Leina, tous quatre désertèrent leur position pour mieux se projeter à l'encontre de leurs adversaires.

 

Kteal, de par ses pattes puissantes et robustes, fut le premier à bondir sur sa cible. Transperçant le brouillard, il se retrouva nez à nez avec un spectre. A peine eut-il le temps d'armer sa lance que l'ombre se volatilisa sous ses yeux. La sensation de lutter face à un être semblant échapper aux lois de la gravité l'interloqua sur le fait, mais loin de se débiner, il réitéra son initiative après avoir détecté une présence ombrageuse sur son flanc gauche. Mêmes effets, mêmes conséquences. Encore une fois, il n'avait pas été assez rapide.

 

La tueuse de son côté ne se trouvait pas mieux lotie. Ses coups vifs et puissants n'égalaient en rien l'agilité de ces adversaires à la physique flottante et impalpable. Le borgne, occupé à préserver l’intégrité physique de sa partenaire, semblait perdre pied. Ses frappes maladroites n’avaient de cesse de brasser l'air. S'épuisant à frapper dans le vide, le cœur battant à tout rompre, Alex fut soudain épris d'une étrange sensation. Instinctivement, sans même en avoir esquissé l'idée, son attention se focalisa sur un point précis. Ce pressentiment d'un court instant lui fit dégainer son arme qu'il projeta dans les hauteurs. Le morceau de bois fendit l'air et tournoya sur son centre, heurtant de plein fouet la masse non définie.

 

S'ensuivit alors un hurlement comparable à une lamentation humaine. Le cri, provenant des hauteurs, se mua en un claquement sourd et lourd lorsque la masse chancelante, soumise à la gravité, s’écrasa au sol,

 

Transperçant l'épais brouillard, Alex se précipita au point d'impact, mais n'y décela aucune présence. Il ignorait la réelle portée de son geste, ni même si celui-ci fut la raison de leur débâcle, mais suite à cette manœuvre désespérée, les spectres disparurent silencieusement. Il fallut quelques minutes aux défenseurs pour s'assurer de leur départ définitif, assez pour que l'aube pointe le bout de son nez, offrant ses teintes rosée à la fraicheur revigorante d'une faune et d'une flore s'éveillant après un long sommeil. La brume se désagrégea sous les premières clartés, ne laissant derrière elle qu'une infime trace vaporeuse.

 

-Ils sont partis, constata Seyia en inspectant la zone. Ils se sont envolés au lever du jour. Ils ne supportent peut-être pas le soleil.

 

Kteal grogna de frustration. Le fauve ruminait son impuissance à ne serait-ce que les blesser, un échec dû à l’absence manifeste de leur structure osseuse. Non loin de là, Leina et Alex enquêtaient sur leur récente altercation. Le borgne ne se trompait pas. Son attaque avait laissé des traces. Il s'accroupit, attiré pas un indice qui semble-t-il, revêtait d'une importance capitale à la compréhension de ces récents évènements. Une étoffe noire, maillée de fils transparents, gisait sur le sol. Il la ramassa pour en palper la texture.

 

-Du tissu! confirma-t-il avec assurance, en exhibant sa dernière trouvaille. Regardez! Nos facétieux revenants sont bien constitués de chair et de sang.

 

Seyia s’accorda le temps de la réflexion.

 

-Ça explique bien des choses, réalisa-t-elle, consciente d'avoir été bernée. Ces êtres n'étaient que des marionnettes. Dans la brume, l'artifice passait totalement inaperçu.

 

-Et je pense avoir trouvé la trace du marionnettiste, les interpella Leina en inspectant le sol terreux. Quelque chose me dit qu'il ne doit pas être bien grand.

 

Les trois guerriers rejoignirent la jeune femme. Quelle ne fut pas leur surprise en découvrant les empreintes de pas laissées au sol par l'un des assaillants.

 

-Tu l'as eu Alex! Le marionnettiste était caché dans l'arbre et vu le nombre de spectres, il semblerait qu'il n'ait pas été seul.

 

-Félicitation! approuva Seyia d'un sourire sincère. Tu as été capable de faire ce qu'aucun de nous n'a pu.

 

-Ouais, confirma-t-il en glissant une main dans ses cheveux, visiblement gêné. Il faut croire que mes anciens réflexes sont toujours présents.

 

Kteal ne participait pas aux réjouissances. Le cornu inspectait minutieusement le terrain. La terre encore humide révélait des traces qui s'enfonçaient plus profondément dans la forêt, pour se perdre dans les fourrées, à l'ouest de leur position. La tueuse ne tarda pas à remarquer son air contrarié.

 

-Kteal ? tu vas bien?

 

Le cornu ne répondit pas. Le dos tourné, son esprit lorgnait vers d’autres horizons. En proie à un dilemme, il venait de prendre une décision .

 

-La citée d'Altor n'est plus très loin. Il vous faudra avancer en direction du sud, sans détour. Nos chemins se séparent ici. J'ai mon propre combat à mener.

 

La tueuse devinait aisément ses intentions, à travers ce regard imprégné d'un sentiment bien trop familier : la vengeance.

 

-Tu veux les retrouver c'est ça?

 

Son silence prônait l'évidence. Kteal inclina la tête, un peu honteux de se retrouver esclave de ses pulsions, mais au-delà d'une vengeance personnelle, il en allait de son honneur.

 

-Ils ont tué l'un des nôtres par le passé. Ils auraient très bien pu s'adonner à une autre tuerie aujourd'hui. Il faut que quelqu'un les arrête. Vous avez d'autres affaires autrement plus importantes à régler. Quand j'en aurai terminé avec eux, alors je vous rejoindrai.

 

Son discours, sans doute trop optimiste, ne convenait pas au reste du groupe.

 

-À la condition que tu ne te fasses pas tuer, reprit Leina en prenant part à la conversation.

 

-Ouais mon pote, continua Alex. T'as bien vu ce qui s'est passé tout à l'heure. Tout seul, tu ne feras pas le poids.

 

Kteal connaissait les risques, mais sa décision était prise et il ne se sentait plus capable de faire machine arrière.

 

-On t'accompagne ! affirma Seyia en s'enquérant du regard approbateur de ses coéquipiers.

 

-Hors de question! Ce n'est pas votre combat.

 

-Tu nous as sauvé la vie! reprit la sorcière blonde. Et puis sans toi, on aurait d'autant plus de mal à combattre la sorcière de l'ombre. Un guerrier de ta trempe nous serait fortement utile.

 

-Sans compter qu'on n’est pas à un détour prêt, ajouta le borgne. Je dois bien avouer que j'ai envie de découvrir le fin mot de l'histoire.

 

-On est une équipe désormais, déclara la tueuse. Il va falloir t'y faire. Ton combat est devenu le nôtre.

 

Face à la volonté affichée des trois aventuriers, le cornu se sentit à la fois démunis et profondément redevable. Il venait de les rencontrer et déjà, ils étaient prêts à le suivre dans sa quête personnelle. Ému, il n'en laissa rien paraître. Pourtant, si les yeux reflétaient l'âme, alors assurément, les siens transparaissaient au-delà de sa condition de bête. Trop fier pour dévoiler ses émotions, il concentra ses pensées sur l’objectif.

 

-C'est dans cette direction. La terre est encore fraîche, les empreintes nous mèneront directement à eux. Qui ou quoi qu'ils soient, il ne feront plus illusion.

 

C'est ainsi qu'ils partirent en quête de réponse, se détournant momentanément de leur mission première.

 

*

 

En forêt, la température restait basse. Les rayons du soleil peinaient à percer le dense feuillage qui ne laissaient filtrer qu'une partie infime de la lumière emmagasinée. Dans cette teinte contrastée, les aventuriers se déplaçaient prudemment, en file indienne. En suivant la piste de leurs agresseurs, ils ne tardèrent pas à repérer d'autres empreintes, toutes orientées dans la même direction. Kteal, en pisteur chevronné, suivait parfaitement les traces encore fraiches et humides. Sur ses talons, Seyia ne manquait rien des méthodes employées par le cornu. Enthousiasmée à l'idée d'apprendre des techniques échappant à son répertoire, elle guettait avec attention le moindre de ses faits et gestes.

 

L’observation attentive de l'environnement permettait de recueillir des informations précieuses. La profondeur des empreintes, la distance entre chaque pas, les branches brisées sur le passage : tous ces éléments révélaient des données cruciales sur la physionomie de leurs agresseurs. En l'occurrence, Kteal en déduisit une attaque perpétrée par des démons de forte constitution malgré une taille apparemment restreinte. Une indication de peu d'importance, selon ses dires, à en juger par la dangerosité de ces êtres sans foi ni loi. Pour Alex non plus, la taille ne justifiait pas d'une quelconque opinion préconçue. Combattre les Turok Han lui avait appris à ne jamais sous-estimer un adversaire, peu importe son apparence.

 

Leur poursuite les entraina dans un lieu sordide. Les empreintes menèrent à un sentier jonché de carcasses animales. Des cranes pendaient aux branches des arbres, dont les ramures peintes d'un sang écarlate évoquaient un attrait prononcé pour le macabre. Des amas de viscères et d’entrailles s’accrochaient aux rameaux comme des colliers morbides. L'odeur nauséabonde et âcre de chair putréfiée, mêlée à celle du sang, inspira à Leina une nausée si violente qu'elle releva son poncho à hauteur de nez pour en atténuer les effets. Une bonne initiative considérant son opiniâtreté à rester digne en toute circonstance. Seyia, plus pragmatique, considérait cette mise en scène savamment orchestrée comme une mise en garde. Pour autant, quelques cadavres en décomposition ne suffiraient pas à réfréner son besoin d’en découdre. Pour une tueuse, le danger était de bonne augure : cela signifiait qu'elle s'approchait du but.

 

-Loin de moi l'idée de faire mon rabat-joie, mais vous êtes sûrs que vous voulez allez plus loin ? hésita Alex. Non parce que si vous ne comprenez pas le message en filigrane, vous savez, celui qui dit “toi qui pénètre ces terres, attends-toi à en ressortir les tripes à l'air”.

 

-C'est pour ça qu'on est venu non? rétorqua la tueuse. On ne va pas abandonner pour si peu.

 

-Le côté féérique des débuts me manque énormément à vrai dire, regretta-t-il, bourré d'appréhension. Mais bon, puisqu'on est là, autant se jeter dans la gueule du loup. Après tout, c'est ce qu'on sait faire de mieux.

 

Leina fouina aux alentours pour dénicher de quoi se défendre. Peu inspirée en matière d'armement, elle s'empara d'un fémur qu'elle extirpa d'un squelette, non sans exprimer un dégout de circonstance.

 

-J'arrives pas à croire c’que je viens de faire, réagit-t-elle le visage décomposé. Beurk, Beurk et re Beurk.

 

-Je t'aurai bien proposé la scythe de la tueuse, confessa Seyia en agrippant le manche de son arme... mais j'aurai trop peur que tu t'écharpes avec. Désolé. Si tu veux attendre ici, on le comprendrait, mais je ne pense pas que ce soit plus sûr.

 

-Non! Ne vous inquiétez pas pour moi, j'ai appris à me défendre à l'école des observateurs. Vous pensez que le jujitsu serait utile dans ces cas-là?

 

À la mine décousue de ses compagnons, elle comprit que non.

 

...OK. Advienne que pourra.

 

Alex posa une main réconfortante à son épaule.

 

-Surtout ne penses pas! Si tu sens un danger, n'hésites pas et frappe le plus fort possible. Ne prends jamais en pitié ton adversaire parce que lui ne le fera pas. Et puis dans le doute, cours. C'est encore la meilleure solution.

 

-Oui, c'est bon! Arrête de me stresser, j'ai compris l'idée.

 

Kteal, de son côté, montrait quelques signes d'impatience que Seyia s'évertua à tempérer.

 

-Quoiqu'il arrive, ne fais rien d'irréfléchis. Ne laisse pas la vengeance dicter tes actes, ou tu nous mettrai en danger nous aussi.

 

Il hocha la tête en guise d'approbation.

 

-Ne vous en faites pas. Vos vie m'importent plus que les leurs.

 

Une fois la mise au point effectuée, ils infiltrèrent la zone en amont du sentier. Retenant leur souffle et modulant leur cadence, ils progressèrent à tâtons, s'évertuant à taire leur approche furtive. Une tâche rendue bien laborieuse par un terrain dense regorgeant de feuilles, brindilles, rameaux, et autres bois morts, sans compter les innombrables carcasses disséminés ici et là. La vision d'horreur s'étendit sur quelques centaines de mètre avant que la forêt ne retrouve ses couleurs chatoyante ainsi que la pureté de son air redevenue respirable.

 

Le sentier sordide désormais derrière eux, ils évoluèrent jusqu'à un espace clairsemé ou les troncs des grands arbres s'élevaient, légèrement plus espacés les uns des autres. Cette zone contrastait fortement avec l’ambiance précédente. A défaut de verser dans le macabre, elle exsudait une atmosphère incommodante, presque malsaine. Le silence de ces lieux n'inspirait aucune sérénité. Ses sens de tueuse confirmèrent ses craintes. Seyia se savait épiée et elle n'était pas la seule à le percevoir. Kteal s'arrêta brusquement, les poils de sa fourrure hérissés. Moins alertes, Leina et Alex redoublèrent de prudence, en se fiant à l'attitude manifeste de leurs deux chefs de file. Figés sur leur position, ils inspectèrent minutieusement la zone, sans parvenir à identifier la source de leurs inquiétudes. Pourtant, c'était une certitude. La menace, bien qu'invisible à l'œil nue, rôdait quelque part, à les observer en ce moment même.

 

Scrutant les hauteurs, Kteal se concentra sur les frondaisons luxuriantes des grands arbres. Sa vision de fauve, plus efficace en milieu sauvage que celle des humains, constituait un atout précieux. Soudainement, son cœur s'étreignit. Epris d'un frisson, il fut déstabilisé une fraction de seconde, lorsqu'il crut apercevoir les contours d'un œil sombre, camouflé dans le feuillage d'un grand chêne. Il n'eut pas le temps de s'en assurer que des dizaines de lianes jaillirent des arbres, en même temps que fondirent sur eux des êtres à la silhouette indistincte, dont l'élan fut accompagné de leurs cris guerriers.

 

Pris au dépourvu, Seyia, Kteal, Alex et Leina, se regroupèrent dos à dos, tandis que leurs adversaires, plus nombreux, les encerclaient en les menaçant de leur bâtons. D'autres restaient embusqués sur les branches, accroupis comme des singes, en brandissant leurs sarbacanes prêtes à l'emploi. Cernés de toute part, les défenseurs pointèrent leur armes en évidence, dans l'espoir d'établir une distance raisonnable entre eux et leurs agresseurs.

 

Revêtus de peaux de bêtes, ces derniers portaient sur leur visage, les traits d'une haine apparente et faisaient montre d'opiniâtreté à se jeter dans la bataille. Comme l'avait deviné Kteal, leurs adversaires étaient de taille modeste, mais néanmoins d'une ossature lourde que l'épaisseur de leur membre laissait deviner. Un phénomène avait cependant échappé à toute analyse. Ces démons n'avaient rien de démoniaque. Ils étaient humains, la branche naine de l'espèce. Leurs longues barbes tressées, leurs épais sourcils, et leur comportement agressif, accentuaient leur air bourru, peu enclin à la discussion.

 

Kteal tenait admirablement la comparaison. La haine au cœur, il guettait la moindre occasion pour s'adonner à un carnage. La tueuse, ne laissant pas ses émotions entraver son jugement, ne s'inquiétait pas pour son propre sort. Sa force d'élue lui permettrait de se sortir de ce mauvais pas, bien que cela ne soit pas sans risque. Elle pourrait aisément se défaire des attaques au sols et même échapper, en faisant preuve d'ingéniosité et d'agilité, aux snipers postés dans les hauteurs, mais Alex et Leina risqueraient d'en pâtir. Partant de ce constat amer, elle se résigna à temporiser et fut soulagée d'observer le cornu agir en ce sens.

 

-Débarrassez-vous de vos armes, ordonna l'un des assaillants d'une voix grave et menaçante. On vous tient en joue. Vous n'avez aucune chance.

 

-Hors de question, ragea Kteal. Si je dois mourir, alors je vous emporterai tous avec moi.

 

Les provocations n'ayant pas loisir d'apaiser les cœurs, Seyia se décida à parlementer avant que les choses ne s'enveniment dangereusement.

 

-On peut se battre, ou alors dans l'intérêt de tout le monde, trouver un terrain d'entente. Si vous nous attaquez, nous riposterons et je peux vous assurer que vous ne voulez pas ça.

 

Suite à une rapide analyse de la situation, il paraissait évident, pour la tueuse, que si ces êtres souhaitaient véritablement leur mort, l'assaut aurait été donné sans sommation. En position de force, rien ne les empêchait de passer à l'acte. Suite aux pourparlers proposés, les guerriers nains hésitèrent quant à la conduite à tenir. Ils agitaient fermement leur lance de bois sans toutefois oser franchir le point de non-retour. Des murmures de protestation peu loquaces se colportaient dans leurs rangs, tels que “ tuons les”, “pas de quartier” ou encore “ Ils se sont alliés avec les démons des montagnes pour se liguer contre nous”, le tout garni d'affirmations et de hochements de têtes appuyant pleinement leur recommandations guerrières. Alex, inquiété par la tournure des évènements, jugea le moment opportun pour user de diplomatie.

 

-Ecoutez, je ne sais pas qui vous êtes et loin de moi l'idée de remettre en question vos actes barb...euh, vos actes étranges et tout à fait nobles dans vos coutumes de dépecer des animaux et d'attaquer des innocents sans raisons. D'ailleurs qui suis-je pour juger des différences culturelles. Peut-être qu'on vous a offensé sans le vouloir. Si c'est le cas, nous en somme désolé, mais je reste persuadé que nous gagnerons tous à partager nos différents points de vue autour d'un feu. Et notez que je n'ai à aucun moment mentionné de bucher. Du coup, pour le feu, on va oublier.

 

Le discours ne fit pas l'unanimité dans le rang des assaillants. Leurs mines déconfites en témoignaient.

 

-Mais pour qui tu nous prends pauvre crétin, l'invectiva l'un des guerriers. On n’est pas des sauvages. Alors sous prétexte qu'on porte des peaux de bêtes et qu'on a créé des armes rudimentaires avec le peu de matière qu'on possédait, tout de suite, à tes yeux, on est censé appartenir à une sous espèce. Tu sais quoi, tous ces préjugés, ça me donne envie de te faire la peau, et si ça peut te rassurer, non, je ne me ferai pas un manteau avec.

 

-L'enfoiré, protesta un autre guerrier nain en se tenant la joue gonflée d'un hématome. C'est lui. C'est lui qui m'a fait tomber de l'arbre. J'aurai pu crever. Celui-là, j’me le réserve.

 

-Chérie, reprit Leina en choyant sa moitié d'un regard enclin aux reproches. Tu sais que je t'aime, mais pour l'amour du ciel, tais-toi!

 

-Il ne peut pas se taire! Il n'a jamais su, résonna une voix grave parmi les assaillants.

 

Surpris, les défenseurs rivèrent leur yeux sur un nain à la barbe blanche et aux petits yeux noires calculateurs. Cet être singulier marqua son entrée en se faufilant parmi les siens, jusqu'à parvenir en face du principal intéressé. Désarmé, les bras croisés derrière le dos, l'inconnu s'exposa sereinement en faisant fi de l'arme que tenait en main son vis à vis.

 

...C'est bon! Baissez les armes! ordonna-t-il à ses confrères. Ce ne sont pas des ennemis. Aux mieux, des gens paumés n'ayant aucune conscience de leurs actes.

 

Celui qui se présentait comme le doyen de la troupe projeta un regard dédaigneux sur Kteal.

 

...Je ne dirai pas la même chose de toi. Ta place n'est pas ici mais dans les montagnes, en compagnie de ce cher “Brat”.

 

Le cornu, interpellé par les paroles du vieillard, se remémora une intonation dans le discours, reconnaissable à toute autre.

 

-C'est donc toi! vociféra-t-il en contenant sa colère.

 

Le petit homme à la barbe blanche ne se montra pas étonné par le ressentiment de la créature. N'en prenant pas acte, il détourna son regard vers Alex.

 

-Si l'on m'avait dit un jour que je rencontrerais ce cher Mr Harris dans ces lointaines contrées. Enfin, je pense comprendre la raison de votre présence. J'imagine que vous êtes à la recherche de votre amie.

 

-OK, soupira Alex complètement interloqué. On se connaît? Non parce que votre faciès ne me dit absolument rien. Navré.

 

-J'ai ce déplaisir en effet! dit le démon en observant sa propre condition d'un air las. Je conçois que mon apparence puisse vous poser quelque difficultés mais voyez-vous, cette malédiction est une croix que je porte chaque jour, alors percevez la grandeur au-delà de ma petitesse apparente. Après tout, vous auriez très bien pu être pour moi une sorte de gendre, si vous n'aviez pas misérablement abandonné ma protégée, lâchement, le jour du mariage.

 

-D'Hoffryn! tilta Alex, épris d'un sursaut inattendu. Vous êtes D'Hoffryn le démon!

 

-Ma pauvre Anyanka. Elle me manque tellement. Je la considérais comme ma propre enfant. Dire qu'elle s'est entichée d'un misérable humain tel que vous. Ce fut hélas sa plus grande erreur.

 

Seyia bouscula Alex, d'un léger coup d'épaule.

 

-Tu le connais? s'enquit-elle en murmurant. Alors quoi, c'est un ami?

 

-Amis? D'Hoffryn? On peut pas vraiment dire ça.

 

-OK, donc c'est un ennemi?

 

-Ennemi? Pas vraiment non plus.

 

Seyia, affligée par les réponses trop brouillonnes d'Alex, hésitait quant à la conduite à adopter. Après tout, les nains n'avaient pas obéis au vieillard lorsque ce dernier leur avait intimer l'ordre de baisser leurs armes. Les assaillants les tenaient toujours en joue et il aurait été dangereux de relâcher leur vigilance.

 

-Alors quoi? s'impatienta la tueuse en agitant sa scythe. On se bat où on discute. J'aimerai juste pouvoir me positionner si ça ne dérange personne.

 

Kteal, en préservant une posture menaçante, n'envisageait qu'une seule alternative, et elle se voulait sanglante. Alex, lui, se déposséda de son arme de fortune et s'approcha de D'Hoffryn en faisant fi de sa prudence. Comme de vieilles connaissance, les deux hommes s'extirpèrent tranquillement de la masse, suivis par Leina et les autres guerriers nains qui leur emboitèrent le pas. Délaissés par la troupe qui s’éclipsait dans les bois, Kteal et Seyia s’observèrent, hébétés.

 

-Bon! constata la tueuse, les bras ballants et la scythe hors d’usage. Je sais que la vengeance te tenait à cœur, mais...Enfin...on va peut-être les suivre...Ou alors, on reste là ... à attendre...

 

Elle sifflota pendant quelques secondes.

 

...Donc c'est...ce chemin, dit-elle en indiquant la direction de son majeur.

 

Enrageant de l'intérieur, Kteal dut se résoudre à abandonner ses sombres dessins.

 

-Ce démon est dangereux, reprit-il en la mettant en garde. Quel qu'ait été son châtiment, ne le considères pas comme une victime.

 

Sur ces mots, il entama sa poursuite, accompagné de la tueuse impatiente de découvrir le fin mot de l'histoire. La présence et le comportement de ces êtres perdus au sein de ces bois tortueux, soulevait quelques questions, et pas des moindres. Il y a dix minutes, les nains souhaitaient leurs morts et désormais, ils les invitaient bien sagement dans leur domaines, et tout ceci sans aucune transition. Cette situation avait de quoi rendre septique.

 

Rejoignant le reste de la troupe, Seyia et Kteal se laissèrent guider à travers les passages sinueux. Tirant profit de leur petite taille, les nains se déplaçaient habilement à travers les espaces touffus et étroits, tandis que les aventuriers, notamment Kteal, durent faire preuve de souplesse pour enjamber les talus et baisser la tête aux moments les plus opportuns. Tous ces efforts furent récompensés par une vision en tout point atypique.

 

En levant la tête, les quatre aventuriers découvrirent un camp regorgeant de surprises, si bien qu'ils auraient pu passer des heures en ces lieux sans le remarquer. Dans les hauteurs infinies, des maisons en forme de bulbe habillaient la canopée d'arbre, reliées entre elles par des parcelles de corde et de bois. Ce réseau aérien tissait un tableau enchanteur, ou chaque détail semblait pensé pour se fondre harmonieusement dans la nature environnante. Quelques habitations suspendues comme des lanternes féériques, ajoutaient une touche de magie à ce sanctuaire forestier insoupçonné.

 

Aux pieds des grands chênes, une sensation de vertige parcourut l'échine du borgne qui n’aurait jamais imaginé devoir escalader de telles hauteurs à la force de ses bras. D'Hoffryn, percevant son appréhension, jugea bon de le rassurer en les invitant tous à prendre un repas commun sur la terre ferme, à titre d'exception.

 

Aussitôt l'avait-il annoncé que ses hommes se ruèrent sur les préparatifs dans une danse coordonnée, suscitant l'admiration des invités. Ainsi, les guerriers nains escaladèrent les longues cordées suspendues aux troncs d'arbres, en faisant montre d'une agilité exceptionnelle. Différents paniers remplis de fruits de toute sorte et de fournitures utiles à la conception du repas, se transmettaient des hauteurs à ceux qui les réceptionnaient sur la terre ferme.

 

Comme dans un chantier, le décor se dessinait à une vitesse prodigieuse, dévoilant peu à peu un espace de convivialité et de partage. Des petites tables individuelles s'assemblèrent pour en former une seule, sur laquelle tous sans exception pourraient s'y agglutiner. Deux troncs morts, taillés sur le dessus pour former des assises, furent portés à bout de bras et installés de chaque côté de la longue table, le tout habilement orchestré et sans aucun geste superflu.

 

Tel un ballet répété des centaines de fois, aucune fausse note ne venait perturber le tableau. Du gibier rôti au feu de bois tournait sur une broche, embaumant l'air d'une alléchante odeur de viande fumée. À bien les observer, les nains possédaient le sens de l'hospitalité. Malgré leurs sourires absents, Seyia avait pu ressentir leur passion débordante lors de la confection du repas. Certains sifflotaient, d'autre s'invectivaient poliment, mais aucun ne renâclait à la tâche.

 

D'Hoffryn, en tant qu'hôte et chef de clan, occupait le bout de table, avec installés de part et d'autre de sa personne, les nouveaux arrivants, suivi de la centaine d'âme que composait sa troupe. Dans ce brouhaha festif, seul Kteal paraissait hermétique à son environnement. Le sentiment de trahir les siens le dévorait de l'intérieur, pourtant comme à son habitude, il n'en montra rien. Les invités furent servis en premier. De la viande et de l'eau-de-vie produites par le clan garnissaient la table, accompagnés de grands plateaux de fruits.

 

-Délicieux, savoura Alex en ne lésinant pas sur le coup de fourchette. Enfin de la vraie bouffe. On a beau dire, mais rien ne remplace la nourriture bio.

 

Bien de son avis, Leina dégusta le lapin grillé avant d'engloutir, d'une traite, le breuvage alcoolisé. Seyia, plus noble dans ses gestes, s'accorda le temps de déguster lentement chaque bouchée. Par soucis de bienséance, elle se refusa à agir comme une bête affamée. La fermeté de la viande grillée avait ravivé son appétit dévorant, momentanément comblée par la magie, et elle dut lutter pour ne pas oublier ses manières. Quant à Kteal, le creux de son estomac entonnait des gargouillis de circonstance. Malgré tout, trop fier, il ne toucha pas à son assiette et resta les bras croisées, complètement détaché de toute cette fragrance. Du moins s'efforçait-il de l'être en apparence. Une fois assuré du confort de ses invités, D'Hoffryn jugea le moment opportun pour promulguer quelques éclaircissements nécessaires.

 

-Je ne sais pas comment vous vous êtes débrouillé pour rejoindre ce plan d'existence, mais votre présence en ces lieux, en compagnie de Kteal, m'intrigue au plus haut point.

 

Après avoir engloutis une gorgée, Alex claqua sa tasse difforme sur la surface en bois.

 

-Ouah ça dépote, dit-il en s'essuyant le museau. Si vous voulez tout savoir, c'est une longue histoire que je peux résumer en portail vertigineux et enchanteresse plutôt mignonne. Une gentille fée nous a mis sur le coup en nous fournissant le plan pour rejoindre la capitale et délivrer notre amie des griffes de la méchante sorcière. Dis comme ça, ça ressemble à un conte pour enfant, mais au point où en est, ça n'étonnera personne. Inutile de ressasser l’escapade périlleuse dans les montagnes. Mon visage en porte encore les séquelles. Faut dire que Kteal nous a bien aidé sur ce coup-là. La suite vous la connaissez déjà.

 

Ce résumé improvisé eut pour mérite d'apprendre à D'Hoffryn les grandes lignes d'un cheminement bien plus complexe. Néanmoins, l'expression du maître des lieux suggérait une légère suspicion, comme si un pan de l'histoire échappait à son raisonnement.

 

-Une fée? Captivant. Et cette fée vous a guidé jusqu'ici dans le but de délivrer votre amie. J'imagine que l’amie en question est Willow. Qui d'autre?

 

Il titilla sa barbe, l'air intéressé.

 

...Et tous les quatre, vous vous en estimez capable? 

 

-L'enchanteresse, le coupa Leina. Elle se fait appeler Rose. Elle vit au-delà des montagnes, une amie de Willow. Elle nous a raconté toute l'histoire. La guerre à l'origine de votre bannissement. J'imagine qu'elle parlait de vous n'est-ce pas? Le démon qui a semé le chaos dans le royaume.

 

Leina détestait tourner autour du pot et son hôte appréciait tout particulièrement ce trait de caractère.

 

-Intéressant! raisonna-t-il en fixant sombrement les yeux bleus gris de la belle blonde. Je comprends ce que ce cher Mr Harris vous trouve. Vous lui ressemblez de bien des façons.

 

Cette remarque ne l'enchantait pas. Evidemment, elle respectait les anciennes relations amoureuses de son mari, mais elle refusait toute comparaison avec une ex, même défunte. L'idée qu'Alex se soit épris d'elle en raison de sa ressemblance avec Anya la dérangeait profondément.

 

-Anya était Anya, moi je suis moi.

 

D'Hoffryn sourit, éprouvant une légère satisfaction à déstabiliser son entourage. Alex s'accordait pleinement des dires de sa femme. Anya lui manquait terriblement et ferait à jamais partie de sa vie, mais il était un homme marié et un père de famille. Sa vie, c'était Leina et Sarah désormais. Seyia, remarquant le malaise instauré, en profita pour entrer dans la danse.

 

-Pourquoi nous avoir attaqué dans les bois? Et pourquoi avoir commis tous ces crimes? Vous n'êtes vraiment pas facile à cerner.

 

-De quels crimes devrais-je me sentir coupable? répliqua D'Hoffryn avec une nonchalance qui prêterait presque au dégoût. Je suis le maître des démons vengeurs. Punir les coupables fait partie intégrante de ma nature. Ce que vous appelez crimes n'est rien d'autre que l'expression de ma fonction. Néanmoins, depuis l'avènement de Wolfram et Hart et bien avant cela, à la perte de ma merveilleuse Anyanka, j'ai perdu le gout de la vengeance et des tueries. Tout était devenu fade.

 

-Ça ne t’a pas empêché de tuer l'un des nôtres, s'emporta Kteal d'un regard assassin.

 

-Tuer l'un des vôtres? s'étonna-t-il avant de remettre le doigt sur l'évènement en question. Oh, je vois à quoi tu fais allusion. C'était lors de l'escapade de tes amis sur nos terres. Une bien malheureuse histoire, j'en conviens. Hélas, tu ne sembles pas au fait des circonstances. Je ne sais pas ce qu'on t’a raconté, mais je ne me considères pas vraiment comme le méchant de l'histoire.

 

-On vous écoutes! continua Seyia. J'aimerai connaitre votre version, et je n’fais pas seulement allusion au compagnon de Kteal. J’aimerai connaitre toute l’histoire.

 

-La vérité n'est, comme souvent, qu'une question de point de vue, répliqua D'Hoffryn. La vérité peut être multiple ou imposée, mais il y en a une qui prévaut sur toutes les autres. Celle qui ne souffre d'aucune altération, d'aucun jugement, celle qui énonce les faits.

 

Kteal le fustigea d’une moue dubitative.

 

…Il me semble important que vous ayez tous les éléments en votre possession, continua le démon. Lorsque nous avions battis ce monde, Willow était au bord du gouffre, comme beaucoup d’entre nous. Ne pensez pas que quitter la dimension d'Arashmaharr fut pour moi une partie de plaisir. Hélas je n'avais pas le choix. L'hégémonie de Wolfram et Hart s'étend bien au-delà des frontières terrestres.

 

-Ça alors, s’étonna Alex. Je n’imaginais pas un tel degré d’influence. C’est étrange, avant leur ascension, je n’avais jamais entendu parler d’eux.

 

-Le diable aime à se faire discret Mr Harris. La force en est le parfait exemple. Si vous le permettez, je vais continuer. A l’époque, nous voulions tous fuir nos responsabilités. Un monde sans lois, sans règle, un monde dans lequel tous les magiciens seraient libre de se laisser aller à leurs penchants les plus inavoués. Une belle et cynique utopie. Nous étions ainsi esclaves de la moindre de nos pulsions, de la moindre de nos volontés, mais ce n'est pas ainsi que l'on vit en communauté. Savez-vous ce qu'apporte un monde sans règle, sans lois, sans chef capable d'assumer des décisions importante?

 

-L'anarchie, répondit Leina. Nous savons tout ça. On a déjà eu un cour là-dessus.

 

-L'anarchie, le Chaos, peu importe le terme employé. Dans les faits, ça mène au néant, à la destruction de soi et des autres. Vivre libre ne signifie pas vivre sans contraintes, bien au contraire. Willow, malgré son jeune âge était la plus puissante d'entre nous. Moi-même, malgré mes pouvoirs, je ne lui arrivais pas à la cheville.

 

-Oui et elle vous a botté le cul lorsque vous avez fomenté un coup d'état, reprit Leina sur un ton provocateur.

 

-Quand je la voyais se détruire à petit feu et entrainer tous les autres dans son sillage, je savais que ce n'était pas la bonne direction à prendre. Alors oui, pour le bien de tous, j'ai voulu instaurer un minimum d'ordre, d'ailleurs, selon mes souvenirs, Kteal et son maître n'étaient pas en désaccord avec mon point de vue.

 

-Nos points de vue ont divergé dès l'instant où tu as voulu prendre le pouvoir par la force, avoua le cornu débordant de ressentiment.

 

-Hélas, je n'avais pas le choix. Il fallait agir avant que Willow ne transforme cette terre en poussière. Tu le sais plus que quiconque Kteal, la magie se doit d'être régie par des limites, et elles avaient été dépassées depuis bien longtemps.

 

Le cornu ne réfuta pas. Ne souhaitant pas laisser ses interlocuteurs dans le flou plus longtemps, D'Hoffryn reprit le cour de la discussion.

 

...Je sais que tous ces aspects ne vous parlent peut-être pas, mais si je peux utiliser une image humaine, pensez au indigènes et ce qu'ils sont devenus dans les camps. L'alcool a eu raison d'eux, de leur âme et de leur volonté. Voyez la magie comme telle. Plus on l'utilise, plus elle nous dévore de l'intérieur, comme un virus, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de notre essence profonde.

 

-Il se trouve qu’on a aussi eu un cours là-dessus, réagit Seyia en adressant un regard discret au cornu.

 

Ce dernier leva un cil en guise d’approbation.

 

-Soit, continua le démon. Preuve en est que Kteal et moi nous rejoignons sur l’essentiel. Notre alliance ne relevait pas du hasard. Enfin, toujours est-il que Willow désirait perdre son âme plus que quiconque. Il fallait l'arrêter par tous les moyens avant qu'il ne soit trop tard. Hélas, malgré notre volonté d’agir, nous fumes vaincus. Cette lutte intestine nous a tous considérablement affaiblis. Willow n'ayant aucun attrait pour le pouvoir, une autre plus vicieuse et dangereuse a pris sa place, guettant la moindre occasion pour s’engouffrer dans la brèche. Ce serpent nous a dépossédé de notre enveloppe charnelle et nous a châtié hors de la capitale. Privés de notre essence, nous, démons, avions été changés en homme. Une humiliation visant à nous rendre inoffensifs. Kteal et son groupe ont connu un meilleur sort. Ils ont été transformés en créatures à la puissance démesurée.

 

-Parce que tu considères cela comme une chance petit homme, répliqua Kteal en appuyant volontairement sur le point sensible.

 

Pour la première fois, D'Hoffryn sembla irrité par la remarque, mais il maitrisa sa colère. Un démon de son rang considérait comme sacrilège, cette métamorphose le réduisant à l’état d’être humain.

 

-Je ne comprends pas, s'interrogea la tueuse. Si vos hommes et ceux de Brat ont été bannis de la capitale, pourquoi ne pas vous être alliés?

 

-Nous ne sommes pas dupe. Les lois de la nature sont formelles. Les forts mangent les faibles. Tôt ou tard, si nous n'avions pas défendu notre territoire, alors ils se seraient retournés contre nous et nous n'aurions pas fait le poids. Quand deux espèces luttent pour survivre, il ne peut en résulter que l'anéantissement de la plus vulnérable d'entre elles.

 

-Voilà pourquoi tout ce cinéma avec ces fantômes, tilta Alex. C'était une façon pour vous de créer une illusion capable d'instaurer la crainte, tout ça pour ne pas dévoiler votre faiblesse.

 

D'Hoffryn acquiesça.

 

-Oui, nous en sommes réduits à cela. Lorsque les amis de Kteal ont sillonné nos terres, nous les avions observés en secret. Nous avons dû trouver un moyen de les éloigner sans violence. Jamais il n'a été question de commettre des crimes.

 

-Comment oses-tu? s'emporta le cornu en se levant brusquement.

 

-Kteal! s'il te plait, laisses le parler! insista Seyia.

 

-Ce qui s'est passé ce jour-là n'était rien d'autre qu'un malheureux accident, continua D'Hoffryn sans sourciller. Nous étions parvenus à les effrayer et à les faire fuir, mais dans la panique, ton ami a trébuché et sa chute lui fut fatale. Nous avons découvert son corps empalé contre une branche acérée.

 

Devant l'invraisemblance de la situation, la créature à fourrure apparut plus sceptique que jamais.

 

...Je sais que c'est difficile à croire, mais pourtant ce sont les faits. Nous ne renions pas notre responsabilité pour autant, mais nous souhaitions le ramener parmi les siens afin de lui offrir des funérailles dignes. Nous avons déposé son corps au pied de la montagne, puis nous sommes partis.

 

Complètement désarçonné par ces révélations, Kteal ressassait le film dans sa tête, lors de la découverte de la dépouille, et de ce trou béant dans l’abdomen. Il avait beau trouvé les faits totalement ridicules, tout concordait. Les certitudes et la haine emmagasinées au fil des années se basaient sur un mensonge, sur une mauvaise interprétation des évènements, et il ne se sentait pas prêt à l'accepter.

 

-Si tu dis la vérité, vociféra-t-il... comment expliques-tu le fait que vous ayez tenté de nous tuer ce matin dans les bois.

 

-Vous tuer? pouffa le démon au visage d'homme. Si tel avait été nos intentions, alors vous seriez déjà tous morts à l'heure qu'il est. Pensez-vous réellement que nous sommes mauvais au point de rater nos cibles. Krog! démonstration!

 

D'Hoffryn brandit son verre en évidence. L'un de ses compagnons se redressa en bout de table, et d'un souffle dans l'embouchure se sa sarbacane, expédia une flèche en plein cœur du récipient. La démonstration fut sans appel. En proie à une remise en question brutale, Kteal se leva en silence et prit congé de ses hôtes afin de digérer la nouvelle. Seyia souhaitait le rejoindre pour l'aider à surmonter cette épreuve, mais elle renonça, persuadée d'agir pour son bien en respectant son désir de solitude. Finalement, D'Hoffryn et sa bande ne semblaient pas être de mauvais bougres, ce qui la rassura sur le fait. Les doutes dissipés, une question lui brula les lèvres.

 

-Cette fameuse sorcière qui a emprisonné Willow, qui est-elle vraiment?

 

-Un poison, fulmina-t-il avec aversion. Willow nous a vaincu, mais celle qui nous a châtiée était d'apparence la plus faible d'entre nous. De tout le royaume, Miss Rosenberg était la plus puissante. Sans doute s'est-elle fait trahir, à moins bien entendu qu'elle l'ait décidé. Votre amie sorcière avait un penchant certain pour l'autodestruction. Peut-être éprouvait-elle le désir de disparaître.

 

-Peu importe qui elle est, s'emporta Alex. On va la vaincre et libérer Willow. Avec son aide, on trouvera Buffy. On les ramènera toutes les deux.

 

Le sourire sournois de D'Hoffryn provoqua le doute chez Leina. La jeune femme le suspectait d'en savoir plus qu'il ne le laissait paraitre. N'ayant aucun moyen de lui sortir les vers du nez, elle n'insista pas. Le repas touchant à sa fin, les aventuriers furent conviés à se reposer, dans l'attente de leur départ pour la citée d'Altor. Dans l'après-midi, Seyia se décida à rejoindre Kteal dont l'absence commençait à peser. Elle le trouva dans les bois, les jambes croisées, en pleine méditation, combattant ses propres démons. Soutenu par la présence réconfortante de la tueuse, il finit par accepter la dure réalité.

 

La nuit venue, Alex, Leina, et Seyia, se virent offrir le gite dans les maisonnées perchées au sommet des arbres. D'abord réticent à l'idée de passer la nuit dans les hauteurs, Alex se laissa finalement convaincre par sa femme. Il ne le regretta pas, à considérer la vue prenante et propice à quelques moments intimes et romantiques mémorables. L'espace intérieur, trop étroit pour y accueillir plus de deux personnes, obligea Seyia à séjourner dans une maison voisine. Quant à Kteal, il préféra sommeiller sur la terre ferme, loin de toute civilisation.

 

Le lendemain, les aventuriers étaient fin prêts pour leur dernière étape. D'Hoffryn et ses hommes les accompagnèrent jusqu'à la frontière du campement. Kteal reçut un accoutrement lui permettant de passer inaperçu dans la capitale. Affublé d'un turban dissimulant sa corne brisée et d'un attirail couvrant ses membres trop singuliers, il ressemblait à un marchand sorti tout droit d'un conte des mille et une nuit. À l'heure du départ, D'Hoffryn interpella Alex.

 

-Anya a fait son choix. Bien que je ne l’ait pas encouragé à le suivre, je dois admettre qu'elle ne s'est peut-être pas trompée. Votre amour était contre nature, mais il avait le mérite d'être pur, et je ne peux pas vous l'enlever. Je suis persuadé que vous vous montrerez digne de ce qu'elle a perçu en vous. Je me fie à son jugement, dans la mesure bien entendu où le choix ne m'est pas forcément offert.

 

Le borgne acquiesça timidement.

 

-Je ne sais pas si je méritais son amour, mais je l'aimais. Anya fera à tout jamais partie de ma vie. Quoiqu'il arrive, j'essaierai de me montrer à la hauteur de sa mémoire, je vous le promets.

 

Le démon sorcier approuva d’une légère inclinaison de la tête, sans dire un mot, le regard absent perdu dans les tréfonds de son esprit insondable. Les silhouettes des voyageurs s’évanouirent peu à peu dans le lointain, progressant vers la citée d’Altor.

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