Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 13 : BIENVENUE A SUNNYDALE

15776 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/06/2024 22:03

Chapitre 13 BIENVENUE A SUNNYDALE

 

Depuis quelques jours, Sam et Riley naviguaient sur les océans en compagnie de Seyia. Leur long périple n’avait pas été de tout repos. Les tempêtes s'étant obstinément succédé depuis leur départ, ne furent pas étrangères à leurs difficultés. Bousculé maintes fois par l'océan déchaîné, le navire dût faire face à plusieurs salves de vagues ininterrompues, éprouvant par la même la solidité de la coque. Bien que délabrée en apparence, celle-ci avait résisté en remplissant pleinement son office. La passerelle, n'ayant de cesse d'être submergée par les trombes d'eau, oscillait au gré des soubresauts que lui imposait les caprices du temps.

 

Seyia officiait sa première expérience en mer et elle n'en garderait pas un souvenir impérissable. Ce voyage, bien qu'excitant en premier lieu, se révéla le plus laborieux de toute son existence. La jeune femme alternait entre un mal de mer constant et la peur irraisonnée de voir le navire se retourner. Son sommeil, trop bref et succin, ne lui offrit aucun effet réparateur. Entre les nausées, la tête qui tourne, et l'impression de perdre pied à chaque mouvement trop brusque, dormir s’avérait une tâche bien délicate, sans compter un confort rudimentaire à lui faire regretter le lit douillet de Sirk. Chahutée dans cette immensité, la tueuse éprouva la désagréable sensation de n'être que très peu de choses, un peu comme une astronaute en proie à l'infinité de l'espace : perdue et bien mal engagée. Tout ce qu'elle avait entraperçu jusqu'alors, revêtait d'une hostilité extrême à son encontre et se révélait à des années-lumière des documentaires diffusés jadis. Pourtant, dans les émissions télé de l'époque, la mer était toujours dépeinte comme paisible, d'un bleu intense, et regorgeant de merveilles dans ses profondeurs. Elle revoyait ces bancs de poissons, aux mille couleurs, affluer de toute part, ainsi que ces immenses prédateurs des mers, présentés comme des peluches inoffensives qu'il ne fallait tout de même pas trop asticoter puisqu'ils vivaient dans leurs éléments, eux, au contraire des humains.

 

Le seul hic, les profondeurs, que ce soit sur terre ou en mer, ne lui inspiraient guère plus qu'une obscurité morbide, fortement nourrie par ses récentes et moins récentes débâcles. Rien n'y faisait. Elle avait beau retourné le problème dans tous les sens, lorsque l'esprit se focalisait essentiellement sur le négatif, le cerveau suivait, et le monde apparaissait d'une noirceur telle que tout y trouvait la même finalité, sombre et apocalyptique, comme si la vie n'était qu'une suite de souffrance ininterrompue jusqu'à la délivrance de la mort qu'elle craignait tout autant. Elle n'aurait pas su dire si cette tendance à broyer du noir résultait d'une analyse factuelle et réaliste des événements, ou si ce n'était qu'une perception de l'esprit qu'elle pouvait remodeler selon son humeur. Au fond, elle espérait tout de même la deuxième option, en se persuadant que, dès lors qu'elle retrouverait la terre ferme, que son corps serait soumis à son habitat naturel, la vie reprendrait ses droits, avec cette petite touche d'espoir qui à elle seule permettait d'avancer.

 

Quitter la capitale, ce centre névralgique d'une pandémie qui, à mesure qu'elle s'en éloignait, s'en trouvait moins oppressante, constituait un motif d'espérance. Bien que les tentacules de la bête se soient répandus sur l'ensemble du globe, il existait toujours des refuges ici et là, dans lesquels les populations continuaient la lutte, et Seyia comptait bien accéder à sa plus digne représentante très prochainement.

 

Les deux soldats dépêchés pour l'escorter supportaient plutôt bien les aléas de ce voyage. Riley, capitaine intrépide du navire, avait passé son temps à la rassurer, lui affirmant que tout irait bien et qu'ils ne dériveraient pas de leur cap. Sam, quant à elle, s'était érigé en mère poule, en restant attentive aux besoins de la tueuse, et en affichant une sérénité qui inspirait une confiance toutefois modérée. Sur le trajet, il arrivait bien souvent à Sam de remettre en question les qualités de pilote de son mari, ce qui ne manquait pas de faire sourire Seyia. Cette dernière avait profité de la traversée pour récolter bon nombre de renseignements savoureux sur ses hôtes du moment.

 

C'est ainsi que tuant l'ennui, elle apprit avec un attrait non feint, toutes les péripéties vécus par le couple, et notamment Riley, de par son passé et son lien exigu avec le Scoobygang. De son engagement dans les rangs de l'initiative, à sa rencontre avec Buffy, jusqu'à la rupture l'ayant amené à voler de ses propres ailes : tout y était passé. De l'eau avait coulé sous les ponts depuis. Suite à l'arrivée des associés principaux sur terre, Riley et Sam avaient œuvré en collaboration avec Giles et le reste de l'équipe, à établir un camp de la résistance en Californie. Où exactement ? Le secret restait entier. Pendant la traversée, la tueuse y était allée de ses multiples questions sur l'équipe, sur leurs vies depuis cette fameuse bataille, mais rien n'avait fuité. Riley lui avait prétexté qu'elle en apprendrait plus très prochainement, et qu'elle devait prendre son mal en patience. Cette réponse ne fut pas pour convenir à la tueuse qui bouillonnait du désir de découvrir la vérité sur ses compagnons, trop longtemps restés en dehors de son radar, au point de les avoir imaginés morts et enterrés. Sans doute devaient-ils penser la même chose la concernant. Ne souhaitant pas paraître trop insistante, elle avait jugé bon de ré freiner son harcèlement moral. Riley et Sam, en bons soldats, respectaient scrupuleusement le protocole. Moins elle en savait, moins elle pourrait en déballer sous la torture, en cas de capture. C'était leur façon de se prémunir contre tout risque, en envisageant la moindre conséquence et en prenant les devants afin de ne pas avoir à les subir.

 

Alors qu'ils parvenaient, aux dires de Riley, à la finalité de leur voyage, l'océan, en cette journée bien entamée, était d'un calme prêtant à l'inquiétude tant il faisait ordre d'exception. La tueuse profita de l'occasion pour se positionner en poupe. Elle offrit docilement son corps au vent léger qui emportait avec lui les douces senteurs marines aux effluves salés. Enfin, il lui fut permis d'entrevoir les bienfaits d'une navigation en eau calme. Ce monde, recelant en son sein tant de mystères, lui apparut moins dangereux et éprouvant, à présent qu'elle se sentait en sécurité. La perception de son environnement évolua en même temps que son humeur. Seyia prenait conscience que rien n'était fondamentalement bon ou mauvais, que la perspective de son regard seul officiait cette bascule dans son subconscient, ce jugement la conditionnant à apprécier ou déprécier son environnement proche. Sans doute était-ce pour cela que Sam et Riley se montraient si réfractaires à l'inquiétude. Eux avaient compris, de par leur longue expérience, que la peur n'empêchait pas le danger. Malgré son âge l’ayant extirpé de l’adolescence, Seyia éprouvait toujours cette impression de ne rien connaître de la vie. Passer son existence à combattre l'avait inexorablement éloigné des expériences vécues par le commun, à savoir ceux dépourvus de la responsabilité d'accomplir la mission de tueuse.

 

La douce mélodie du vent à ses oreilles lui rappela cet air fabuleux interprété par Sirk. Pour mieux se recentrer, elle ferma les yeux et ploya le menton à l'horizon. Buffy lui avait appris, quelques années auparavant, à s'imprégner des énergies élémentaires, à les canaliser en elle afin d'accéder à la quiétude et ainsi révéler son plein potentiel. Le vent léger pénétra ses narines et elle en contrôla le flux à travers sa trachée. Le souffle circula à l'intérieur de son corps, se déplaçant dans sa nuque, puis dans son plexus solaire, jusqu’à se mouvoir dans ses bras et ses jambes. Quelle magnifique sensation que celle de se sentir légère comme une plume, de percevoir au-delà de sa conscience, une infinité de détails décuplant ainsi chacun de ces sens. Le doux chant des vagues caressant la carlingue du navire, la vie fleurissante des profondeurs, l’énergie inépuisable que contenait cet océan d'apparence calme en extérieur et grondant de multiple courants en ses profondeurs. Toute cette attractivité prenait vie en elle, comme si son corps se diluait dans cette source intarissable d’énergie. Ne plus penser, ne plus être, ne plus voir pour percevoir ce champ des invisibles foisonnant de toute part.

 

Et pourtant, dans toute cette sérénité, un détail l'empêcha de pleinement se libérer. Une infime sensation, tapie dans son être intérieur, guêtait le moment propice pour ressurgir comme un mauvais rêve. C'est alors que, comme un coup de boutoir, des visions morbides vinrent la hanter. Des bribes d'un passé qu'elle aurait souhaité oublier à jamais se révélèrent par flashs inopinés. Les visages d'Helena, de Joy et de Léa, lui apparurent, comme des coups de poignards en plein cœur, déchirant son âme pour mieux la broyer de l'intérieur. Ces spectres n'étaient pas ceux des jours heureux, mais ceux empreints d'une souffrance que leurs visages en état de décomposition appelaient du fin fond de leur désespoir comme un cri, un SOS, une invitation à les rejoindre dans les abysses.

 

Ainsi, l’énergie diffuse se focalisa dans sa gorge et elle se mit à suffoquer. Son corps jusqu'alors léger, fut ainsi épris d'une terrible lourdeur, telle une enclume œuvrant une descente interminable dans les profondeurs sombres et chaotiques de l'océan. C'est alors qu'un croassement à la résonance salvatrice l'interpella des hauteurs lointaines. Son âme regagna doucement la surface, attirée par cet appel céleste qui à mesure qu'elle s'en approchait, lui fit sortir la tête de l'eau. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, la noirceur des abysses s'était évaporée et avait laissé place à la clarté morose d'un soleil déclinant, parsemée de nuages sombres, annonciateurs du crépuscule naissant. Peinant à regagner son souffle, Seyia expérimenta la désagréable sensation d'être passé tout proche de la noyade. Pourtant, elle n'avait jamais physiquement quitté le navire, ce qui rendait de fait, l’expérience d'autant plus traumatisante.

 

-Encore le mal de mer, en déduisit Riley qui s'était approché sans qu'elle ne détecte sa présence.

 

-Oui, acquiesça-t-elle. Un truc du genre.

 

La tueuse ne souhaitait pas s’épancher dans de vagues explications.

 

-Rassure-toi, ton calvaire touche à sa fin.

 

D'un air confiant, Riley désigna du doigt, les dizaines de mouettes qui dansaient autour du navire.

 

-Ce n’est pas trop tôt, reprit Sam. Moi aussi, je commençais à trouver le temps long.

 

-Euh, je peux savoir ce qui vous rend si optimiste ? s'étonna Seyia. Je veux dire, oui, y a des mouettes, mais j'ai beau regardé partout autour de nous, je ne perçois aucune terre à l'horizon.

 

La réflexion de la tueuse engendra le sourire des deux amants qui s'épièrent du coin de l’œil.

 

-Et bien jeune fille, continua Riley...tu apprendras que les mouettes annoncent toujours une terre à l'horizon. Et puis surtout …

 

Le soldat tenait dans sa main un petit boîtier noir qu'il brandit en évidence, devant le regard hébété de la tueuse.

 

...Je te présente la dernière merveille de l'armée. Un émetteur-récepteur indiquant avec précision les coordonnées Gps. Figure-toi que ce gadget fonctionne aussi bien en mer que sur la terre ferme.

 

-Ouah ! approuva la tueuse en simulant l'étonnement. Impressionnant. Les gadgets, ça n’a jamais été mon truc. Je préfère tout ce qui est rudimentaire. Un bout de bois, un sabre ou n'importe quoi qui ne consiste pas à appuyer sur une multitude de boutons.

 

-Je te comprends, intervint Sam. Si nous avions ta force de tueuse, nous aussi, nous compterions plus sur nos muscles, mais ce type d'équipement est vital pour nous. Je ne dis pas qu'on ne peut pas s'en passer, mais ce genre d'accessoire nous a sortis d'un mauvais pas, un nombre incalculable de fois. Après tout, que ferait James Bond sans tous ses gadgets.

 

-James qui … ?

 

Seyia regretta d'avoir posé cette question qui venait d'engendrer chez sa partenaire, un regard appuyant son manque de culture.

 

-Tu n'as pas eu la jeunesse de madame tout le monde n'est-ce pas ? constata-t-elle avec mélancolie.

 

La tueuse ne savait pas quoi répondre. L'idée d'une norme en vigueur concernant une adolescence type lui apparaissait au mieux abstraite. À bien y réfléchir, elle n'eut pas le souvenir d'avoir été malheureuse, et quand bien même, elle ne souhaitait pas s'en plaindre. Après tout, les personnes ordinaires ne connaîtraient jamais la délectation d'une chasse aux démons opérée avec succès, ce qui la désespérait d'autant plus lorsqu'elle y repensait.

 

-Ne t'en fais pas, intervint Riley qui avait deviné son désarroi. Je peux t'assurer que ta vie a été cent fois plus trépidante que tout ce que tu pourrais découvrir au cinéma.

 

Riley se présentait comme le parfait gentleman. Sans cette cicatrice marquant son œil gauche, il aurait tout du gendre idéal. Une sorte de bienveillance émanait naturellement de sa personne et Sam projetait la même lumière. Si on lui avait dit que ces deux-là opéraient en tant que soldats d'élite, elle aurait eu peine à le croire, pourtant les apparences s’avéraient trompeuses les concernant. Elle l'admettait volontiers. Cet homme jouissait d’un charisme monstre et en d'autres circonstances, il lui aurait certainement tapé dans l’œil. La tueuse se demandait comment Buffy avait pu louper le coche avec lui. Perdue dans son fantasme, elle fut réveillée par un claquement de doigts.

 

...La terre à Seyia, reviens vers moi.

 

-Euh, oui, je pensais à quelque chose, acquiesça-t-elle en rougissant. Mais c'est bon, je suis avec vous.

 

-Tant mieux, parce qu'on a besoin de toi. Viens, aide-moi à jeter ça par-dessus bord.

 

Accroupi, le soldat s’apprêtait à soulever une imposante masse de caoutchouc noir, traînant à ses pieds. Seyia s'empressa de glisser ses mains du côté opposé, tandis que Sam rejoignit la cabine de navigation pour stopper le moteur du navire. Après un petit effort, la masse caoutchouteuse pénétra l'eau et au même instant, un claquement d'air se fit entendre. La forme d'un zodiaque se dessina à la surface. Riley retenait à la force de ses bras, un long câble qu'il sangla à la bordure de la passerelle.

 

...Mission accomplie. À toi l'honneur.

 

La tueuse ne posa pas de question. Elle enjamba la passerelle, puis se laissa glisser le long de la corde, jusqu'à se réceptionner habilement sur l'embarcation. Sam l'a suivi, tandis que Riley, en bon capitaine, fut le dernier à quitter le navire.

 

-Cramponne-toi bien ! conseilla Sam à Seyia. Ce genre de bolide en a sous le capot. Le départ peut être surprenant.

 

Le moteur gronda, propageant ses vibrations sous l'assise de la tueuse, dont le corps accompagnait harmonieusement les ondulations. Lorsque Riley activa brusquement l'avancée du bolide, Seyia se retrouva en bien fâcheuse posture, l'estomac planté dans les talons. Perdant l'équilibre, la jeune femme serra de sa poigne le cordage, afin de préserver un semblant de stabilité. Tandis que le vent fouettait son visage, de fines gouttelettes d'eau glacées s’immisçaient sur sa combinaison, à chaque retombée trop brusque du navire. Les soubresauts, ainsi que la vitesse et le froid glacial la perturbèrent dans un premier temps, jusqu'à ce qu'elle s’acclimate à sa condition. Jetant un œil rapide sur ses deux compagnons de route, elle ne perçut aucune expression de mal être sur leurs visages impassibles. À se demander s'ils étaient bâtis du même bois. Alors qu'elle observa le chalutier s'éloigner derrière eux jusqu'à apparaître comme un point à l'horizon, Seyia fut interpellée par la voix ô combien réconfortante du soldat.

 

-Terre en vue, annonça-t-il comme une délivrance.

 

-Et le chalutier ? s'inquiéta Seyia, éprise de quelques remords à laisser l'objet de sa première expérience maritime en retrait. J'imagine que si on le laisse derrière, c'est parce qu'il attirerait trop l'attention. Mais si les garde-côtes le retrouvent, ça ne risque pas de les mener à nous ?

 

-Ne t'en fais pas, la rassura Sam. Personne ne le retrouvera. Dans quelques minutes, sa carcasse croupira au fond de l'océan. Il n'en restera aucune trace.

 

Cette annonce aurait dû la satisfaire, mais au fond d'elle, une petite voix, sans doute trop sentimentale, lui murmurait à quel point elle regrettait de voir disparaître dans l'oubli, ce compagnon de voyage qui, malgré les injures proférées à son encontre, avait su les amener contre vent et marée à bon port. En approche des côtes, l’œil rivé sur son Gps, Riley mit le cap sur une rive boisée.

 

-Ce n'est pas pour contester quoique ce soit, mais t'es certain de te diriger au bon endroit ?, insista Seyia. Non parce qu’il y a sûrement des coins moins hostiles pour amarrer. Du style, une belle plage sablonneuse avec des surfeurs. Il me semble que la Californie est reconnue pour ça.

 

-Les plages sablonneuses sont toujours là, mais oublis les Surfeurs, répliqua Sam. Plus de place pour les hobbies dans le Nouveau Monde. Qui plus est, les côtes sont toutes privatisées.

 

-Sans compter que les plages dont tu raffoles tant feraient de nous des cibles faciles, continua Riley. C'est une philosophie de vie. Si tu veux réussir, choisis toujours les chemins les plus sinueux.

 

-OK, ouais, ça se tient, reprit Seyia plongée dans une légère réflexion. C'est vrai, après tout, si on en suit ta logique, souffrir à bord d'un vieux rafiot plutôt que de se la couler douce dans un yacht jouissant de tout le confort moderne, ça ne paraît plus si insensé. N'empêche que jusqu'à maintenant, ça ne m'a pas trop réussi d'opter pour la difficulté. J'imagine que la liberté à un prix.

 

-Y a de ça, confirma Sam.. et le fait d'être très limité budgétairement n'a pas aidé non plus.

 

-On arrive, annonça Riley en ralentissant l'allure à l’approche du rivage.

 

Le zodiaque, d'une dernière poussée, accosta sur la terre ferme, déplaçant à son passage des petits graviers crépitant sous son poids. Le moteur à l'arrêt, le soldat mis pied à terre, suivi de Sam et Seyia. Suite à ces jours interminables de calvaire en mer, les trois aventuriers se réjouissaient de fouler à nouveau le continent.

 

-Enfin de retour à la maison !

 

Riley ne croyait pas si bien dire. Seyia fut éprise d'une forte émotion en regagnant sa terre natale dont elle avait été exilée depuis tant d'années désormais. La tueuse n'avait pas grandi dans cette région, mais ce retour au pays, au vu des circonstances, tenait du miracle. Résignée à l'idée de passer le reste de ses jours dans de lointaines contrées, à cent mille lieues de ces grandes étendues dont l’Amérique regorgeait tant, ce revirement imprégna en elle un sentiment d'accomplissement personnel. Passé le temps des réjouissances, Riley et Sam extirpèrent le zodiaque et le couvrirent de feuillage, jusqu'à le faire disparaître totalement de leur champ visuel. Le soldat prit ensuite la tête de l'expédition et se fraya un chemin à travers le bois. Les arbres auréolés d'une couleur vive peignaient un somptueux panorama d'ombre et de lumière. Le soleil déclinant offrit ses dernières lueurs de résistance avant de s’éteindre, avalé par l’horizon. Riley, tout en suivant les indications de son Gps, modéra son allure d'une démarche prudente.

 

-Faites attention. Ne déviez pas de ma trajectoire et collez-moi le plus possible. La nuit commence à tomber et ce serait trop bête de se blesser maintenant.

 

Ils parcoururent ainsi des kilomètres, en prenant soin d'éviter tous les pièges que mère nature jonchait sur leur chemin. Le sol irrégulier, les branches éparses ainsi que les innombrables racines : le moindre obstacle végétal participait à entraver leur avancée. Pénalisés par une luminosité déclinante qui ne tarda pas à les plonger dans la noirceur la plus totale, les arbres dispersés menaçaient, à chaque pas mal calibré, de les heurter de plein fouet. En suivant la faible lumière de son Gps, Riley assura pourtant un tracé sans fausses notes. Son parcours d'éclaireur prit fin à proximité d’un énorme talus. Surprise par l'immobilité soudaine du soldat, Seyia qui manœuvrait en pilote automatique, se cogna la tête contre ses omoplates musclées. Solidement ancré sur ses positions, Riley n'en fut aucunement déstabilisé.

 

-Aie, gémit-elle avec un train de retard. Tu pourrais prévenir avant de te changer en statue, et re Aie.

 

-On touche au but, affirma-t-il, imperméable aux plaintes de la tueuse.

 

Sans attendre son reste, il déblaya les branches feuillues recouvrant les contours indistincts d'une masse solide. Ce n'est que lorsqu'il activa l'interrupteur du boîtier miniature que le moteur se mit à rugir et que les puissants phares percèrent l'obscurité. Un 4x4 Suv américain, à la carrosserie aussi sombre que l'ébène, se dévoila dans la pénombre. Prise de stupéfaction, Seyia contempla la cylindrée de ses grands yeux ébahis.

 

-OK. Vous êtes vraiment sur le coup.

 

-Tu en doutais ? répondit Sam d'un sourire non dissimulé, en contournant le véhicule pour aller ouvrir la portière passagère.

 

-Je dois bien avouer que oui. Ça fait une bonne heure qu'on marche au milieu de nulle part, alors j'ai pensé qu'on s'était perdu et que Riley était trop fier pour l'avouer. Les hommes ne sont pas très reconnus pour admettre leurs erreurs.

 

-Tu m'en vois ravi de mettre un terme à ce cliché, s'en amusa-t-il en s'accaparant la place conducteur. Allez montes. Inutile de traîner dans les parages plus longtemps.

 

Les portes claquèrent et le véhicule s'échappa des fourrées pour arpenter un sentier débouchant sur l'asphalte, dans un crissement de pneu à troubler la quiétude du bois dormant. Épuisée par le voyage, la tueuse ne mit pas longtemps à s’endormir, bercée et rassurée par la chaleur et le confort du véhicule qui s'avérait nettement plus accommodant que ce à quoi elle fut habituée ces derniers jours.

 

*

 

Quelques centaines de kilomètres plus tard, une légère secousse la fit sortir de son apathie. C'était la main de Sam.

 

-Réveille-toi ma jolie, on arrive.

 

L'esprit embrumé, la tête dans le vague, Seyia eut besoin de quelques secondes pour sortir de sa léthargie, et se remémorer les raisons de sa présence dans cet habitacle, en compagnie de ses deux associés. Elle peinait à mettre des mots sur sa perception, mais peut-être pour la première fois depuis un long moment, elle se sentait heureuse et excitée à l'idée de ce qui l'attendait. Les dernières années, ses réveils eurent une fâcheuse tendance à tous se ressembler, accablée de ce même dégoût et de cette paresse l'incitant à rester coucher par peur de subir continuellement les mêmes journées chaotiques, mais pour une fois, les cartes semblaient rebattues. Elle se découvrait impatiente, comme dans son enfance, lorsque ses parents lui annonçaient fièrement la fin du trajet et le début des vacances. Évidemment, elle n'était plus une jeune fille, pour autant, la saveur s'y apparentait fortement et elle nourrissait l'espoir de retrouver enfin sa famille de substitution. Cueillie par la curiosité, elle observa par la vitre teintée, tous les indices susceptibles de lui apporter des informations sur son environnement proche. Étonnement, tout apparaissait vide et désert aux alentours. Elle avait beau alterner de côté, absolument rien ne présageait d'une présence quelconque à des kilomètres à la ronde. Suspectant les deux amants de l'avoir réveillé pour rien, elle se pencha à l'avant du véhicule en accablant ses hôtes d'une moue dubitative.

 

-Comment ça on arrive ? On est au milieu de nulle part ici.

 

-Nulle part, je ne dirai pas ça, sourit Riley en gardant un œil attentif sur la route. C'est vrai que Sunnydale n'est pas très grande, mais quand on connaît bien les lieux, c'est une ville charmante où il fait bon vivre.

 

-Sunnydale? s'étouffa Seyia en mimant une grimace. Tes sûrs que tu vas bien ?

 

Tout laissait à croire que Riley souffrait d'amnésie. Elle se demandait si la pression et le stress continuel l'avaient marqué au point d'opérer dans sa psyché un déni de la réalité, ce qui ne collait pas avec le stoïcisme affiché de Sam, dans l'incapacité de le remettre à sa place. Deux personnes souffrant des mêmes maux au même moment ne lui paraissait pas être une option viable, alors elle s'imagina un scénario dans lequel Sam, consciente des faiblesses de son mari, jouait un rôle de composition pour ne pas le brusquer. Après réflexion, cette idée prit du plomb dans l'aile, à considérer que dans ce cas précis, Sam aurait tenté, par un quelconque geste subtil, de lui faire comprendre la situation. Loin de se résoudre à rester dans le flou, Seyia se décida à employer la manière forte.

 

...Écoutez tous les deux, les interpella-t-elle solennellement. Je sais que c'est dur à accepter, mais Sunnydale a été réduite en cratère il y a plus d’une décennie, et il n'en reste plus rien, si ce n'est un champ de ruine. Navré de devoir vous l'annoncer comme ça, mais faut vous y faire. Sunnydale n'existe plus.

 

Riley et Sam se toisèrent d'un regard complice. Le couple ne semblait aucunement heurté par la remarque de la jeune femme.

 

-Accroche-toi, lui conseilla Riley de son sourire espiègle.

 

Le soldat appuya fortement sur l’accélérateur, puis actionna le frein à main d'une main experte. La manœuvre imposa au véhicule un dérapage contrôlé. Sans crier gare, le 4x4 changea de trajectoire et quitta le bitume pour bifurquer dans l'étendue sablonneuse, soulevant sur son passage un nuage de poussière qui perturba la visibilité du conducteur et des passagers. Prise de court, la tueuse fut projetée à l'arrière du véhicule, si bien qu'elle se demandait si Riley ne succombait pas, une fois de plus, à une folie qu'elle espérait la plus passagère possible. Le Suv, malgré son gabarit lui octroyant une adhérence effective sur tous type de terrains, vibrait comme dans un avion en proie à de fortes turbulences. Loin de s'en inquiéter, le soldat actionna un interrupteur rouge intégré au levier de vitesse. Instantanément, deux traînées de lumière incandescente apparurent de chaque côté du véhicule, dessinant les contours d'une piste semblable à celles des aérodromes en activité nocturne. Alors qu'aucun pointeur à l'horizon ne justifiait d'une destination en visuel, un amas de terre fut avalé, droit devant eux, dans les profondeurs. Une énorme plaque de ferraille soutenue par un mécanisme de trépied s’affaissa dans le sol pour connecter la surface à un tunnel souterrain. Le cœur de la tueuse se mit à tressaillir lorsque son corps, soumis à la gravité, fut happé en même temps que le véhicule dans une descente vertigineuse.

 

Aussitôt le 4x4 engouffré, que la plaque se redressa pour colmater la surface. La traînée de lumière s'éteignit, ne laissant aucune trace de leur passage, si ce n'est les marques de pneus que les vents de sable auront tôt fait de faire disparaître durant la nuit. Dans la cavité souterraine, Seyia voyait défiler les néons traçant au plafond des lignes de lumière que la pénombre rendait presque aveuglantes. La tueuse se pinça pour y croire. Elle s'était imaginé une planque dans un lieu vétuste, mais assurément pas un voyage dans la quatrième dimension. Tout ceci paraissait un peu trop théâtral à son goût, un bon point considérant la difficulté de leurs ennemis à s’imprégner d'un pareil scénario. Le mystère établi autour de ce lieu venait de trouver une justification convaincante. Le véhicule ralentit jusqu'à s'arrêter dans un immense parking éclairé. Quelques véhicules y stationnaient, allant du vieux fourgon ne payant pas de mine à la moto dernier cri.

 

-Bienvenue à Sunnydale, annonça Riley en coupant le moteur.

 

Ce n'est qu'en sortant du véhicule et en remarquant le vieux panneau de signalisation vert, avec écrit dessus « Welcome to Sunnydale », que Seyia comprit là où il voulait en venir. Ça la rassurait quelque part de constater que lui et Sam n'avaient pas perdu la tête.

 

-C'est comme ça que vous avez nommé votre planque ? Bel hommage.

 

-Pas tout à fait, reprit Sam. En fait nous sommes réellement à Sunnydale. Enfin, disons en bordure de la ville que l'on a connue, ou ce qu'il en reste, considérant le cratère qui l'a enseveli, mais je ne suis pas la mieux placée pour t'en parler.

 

Machinalement, Seyia se tourna vers Riley qui prit aussitôt la suite de la conversation.

 

-L'initiative ! annonça-t-il. Le gouvernement avait établi des bases souterraines dans les profondeurs pour garder un œil sur la bouche de l'enfer, et pour mener des expériences susceptibles de nous aider dans notre lutte. Tout ne s'est pas passé comme ils l'avaient prévu et la base de Sunnydale fut complètement détruite. Mais c'était la partie émergée de l'iceberg. Le réseau s'étendait bien au-delà. Il était hors de question de perdre leur influence dans la zone et en parallèle, une autre base a été créée en périphérie. C'est là que nous nous trouvons. À l'époque, seule la professeur Walch était au courant. Moi-même, je n'ai eu connaissance de cet endroit que bien des années plus tard. Autant dire que c'est le lieu le plus secret et le plus sécurisé du globe. Ici, aucun risque qu'on se fasse repérer. Personne ne penserait à trouver un camp de la résistance dans le champ de ruine d'une ancienne ville complètement rayée de la carte.

 

Seyia devait bien l'admettre, se terrer dans les entrailles d'une ville fantôme procédait d’un plan finement élaboré. Sunnydale, cette ville perçue en son temps comme le centre névralgique des puissances démoniaques, et de bien des batailles apocalyptiques, représentait pour la tueuse une sorte de terre promise, un terreau sur lequel rumeurs et légendes constituaient le socle de son imaginaire. Lorsqu'à la fin de chaque entraînement, Buffy lui contait ses aventures passées à sillonner les ruelles et les cimetières de cette cité chère à son cœur, c'était toujours avec une nostalgie prononcée. Le lycée, le Bronze, la bibliothèque, ainsi que la boutique de magie, tous ces monuments restèrent ancrés dans son inconscient, sans qu'elle ne les ait jamais expérimentés. Seyia le percevait. Cet endroit débordait d’énergie, d'ondes puissantes, rappelant les échos d'une vie passée qui imprégnait toujours les lieux. La terre possédait une mémoire qui préservait jalousement et pour l'éternité la trace de ceux qui l'avaient arpenté. Seyia éprouvait la sensation qu'elle aussi aurait à apporter sa pierre à l'édifice pour faire perdurer l'histoire de cette ville qu'elle sillonnait pour la première fois.

 

Deux soldats en treillis militaire accoururent vers leur position et se mirent au garde à vous devant Riley.

 

-Rompez! ordonna-t-il en invitant Seyia à le suivre. Allons-y, il y a des gens qui t'attendent.

 

Alors qu'elle parcourait l'étroit couloir, la tueuse fut interpellée par de vieilles affiches datant d'une autre époque, parmi lesquelles figurait un ancien prospectus où il était écrit « Sunnydale high 99 » avec pour slogan « the future is ours ». Cela lui donnait une idée de l'insouciance et de l'optimisme caractérisant la jeunesse d'une ère emblématique qu'elle n'avait pas connue, et qu'elle regrettait malgré tout en s'imaginant un passé idéalisé. Son regard fut accaparé par une autre affiche provenant du ''Bronze'', indiquant la liste des groupes de la soirée. « Bellylove, Cibo, Matto, Darling Violetta, Velvet Chain », et bien d'autres encore. L'ambiance lycéenne de l’époque lui faisait décidément forte impression. Subjuguée par ce mur des souvenirs, elle se laissa entraîner dans la pièce principale, le cœur battant à tout rompre.

 

Le moment fatidique approchait. Enfin, elle allait revoir des personnes qu'elle n'avait plus côtoyées depuis cette fameuse tragédie. Que leur dirait-elle ? Comment réagiront-ils lorsqu'ils la verront ? À quel point avaient-ils changé ? Tant de questions traversèrent ses pensées à mesure que ses pas la portèrent vers l'inconnu. Elle avait tant rêvé de ce moment où elle ne serait plus seule, mais tout paraissait trop beau. Elle ne voulait pas se donner de faux espoirs. Guidée par Riley et soutenue par Sam, elle évacua les mauvaises pensées. Il lui fallait lâcher prise, effectuer un réset total et se laisser guider par le courant qui la mena directement dans l'espace principal.

 

Une immense étendue, cloisonnée en différents secteurs, se révéla à ses yeux stupéfaits. Une telle surface dans les profondeurs confinait à l’improbable. Ce n'était pas tant l'immensité des lieux qui l’émerveillait, que la vie qu'elle regorgeait en son sein. S'étendant sur des kilomètres, ce refuge possédait la superficie d'une petite ville, avec ces milliers de personnes à l'horizon, chacun vacant à ses occupations, dans un tohu-bohu de joie et de bonne humeur tranchant totalement avec la morosité du monde extérieur. Des rires et des discussions animées fleurissaient de part et d'autre, comme si la légèreté de la vie avait repris ses droits. Les cordes d'une guitare électrique interprétant '' Make in Rain'' de Foy Vance, diffusaient leurs ondes lointaines au fort accent de blues. Autour du chanteur dont elle ne discernait pas la silhouette, une foule de spectateurs s'ambiançait, lentement entraînée par le rythme qu'inspirait le musicien à son instrument. Cette voix pure et envoûtante, suave à certains égards, et vibrante comme une complainte, reflétait toute la puissance mélancolique de son interprétation. Cette tonalité vocale ne lui semblait pas étrangère, mais accaparée par l'excitation de la découverte, Seyia ne se focalisa pas sur ce point en particulier. En scrutant les hauteurs, une large passerelle entourant le périmètre de la zone, attira son attention. D'autres habitations, impossibles à estimer sur l'heure, semblaient se propager autour de cette plate-forme métallique, elle-même liée à la surface par de longs escaliers tournants, secondés en parallèle par des escalators automatiques. Alors que son regard virevoltait au gré de son excitation, de délicieuses odeurs d'épices affluèrent jusque dans ses narines, réveillant en elle un appétit d'ogre.

 

Malgré la teinte grisâtre et très militairement épurée des lieux, des ameublements ainsi que des décorations colorées en atténuèrent l'effet, si bien que chaque secteur jouissait d'une ambiance propre. C'était comme si les habitants avaient décidé, dans ce périmètre limité, d'introduire chaque espace à une ode au voyage, sans doute pour combler leur désir de liberté. Cette oasis perdue dans les entrailles du désert suintait un vent de révolte, de par l'exposition abondante de ces reliques du passé interdites en surface, à savoir des affiches et autres décorations prônant une liberté de création et de croyance, à même de défier toutes les nouvelles lois de censure et de politiquement correct instaurées par Wolfram et Hart. Ici, les anciennes religions avaient toujours court et il n'était pas rare de constater des croix et des artefacts religieux de tout bord, côtoyant sans détachement ceux ayant attrait aux croyances païennes et à la sorcellerie. Alors qu'elle arpentait l'allée centrale, Seyia fut surprise de remarquer un petit espace dédié à la lecture. Tous types de romans issus de l'ancienne génération remplissaient les étagères pour composer une bibliothèque de fortune. Cet endroit regorgeait à lui seul, de tout ce qui sous le règne des Dieux tyrans attentait au blasphème.

 

En termes de comparaison avec les souterrains de Londres, ceux de Sunnydale, au-delà de la taille, revêtaient un aspect bien plus moderne. Les gigantesques écrans collés aux parois murales en attestaient. Cette ancienne base militaire se trouvait à la pointe de l’ingénierie. Déjà à l'époque, elle jouissait d'une confortable avance technologique que le sablier du temps n'avait que modérément amenuisée.

 

-Voici ton nouveau chez toi, s'avança Sam. J’espère que tu t'y feras. Andrew se fera certainement une joie de te faire le tour du propriétaire.

 

Andrew. L'évocation de ce nom sonnait comme une douce caresse à ses oreilles. Elle aimerait tellement que ce soit lui. Qui d'autre. Le geek avait fait forte impression ce fameux soir dans le manoir en enflammant la piste de danse. Inexorablement, le souvenir de cette magnifique soirée et le sourire de ses amies, loin d'avoir été tendres avec elle ce soir-là, remontèrent à la surface. Elle se revoyait en compagnie de Joy, Léa et Helena, dans leurs magnifiques robes de bal, à danser et apprécier cet ultime moment de paix à tout jamais gravé dans sa mémoire. Prise dans ses pensées, Seyia n'avait pas remarqué la venue d'un groupe se précipitant à leur rencontre.

 

-Le comité d'accueil est arrivé, l'interpella Riley qui se réjouissait de voir débarquer des visages familiers.

 

Ces derniers avaient été informés de leur présence dès lors que l'ouverture de la rampe à la surface fut actionnée.

 

Le cœur battant à tout rompre, la tueuse n'en menait pas large. Deux personnes qu'elle ne reconnut pas au premier coup d’œil, se révélèrent parmi la multitude. Un homme mûr au visage mal rasé et à la chevelure clairsemée ici et là de blanc, muni d'un bandeau sur l’œil, ainsi qu'une magnifique jeune femme à peine plus âgée qu'elle, à la chevelure blonde et aux grands yeux gris bleu. Les deux arrivants affichaient un sourire radieux.

 

-Alex... réagit-elle comme si elle venait de gagner au Loto. Ce n’est pas vrai, c'est bien toi ?

 

-Hé oui. Le seul, l'unique, et puis mon œil de lynx a dû te mettre sur la voie.

 

-J'avoue que ça a aidé un peu.

 

Seyia détourna son regard vers la jeune femme à ses côtés.

 

...Et toi, si ma mémoire ne me joue pas de tour, tu es Leina.

 

-Contente de te savoir à nouveau parmi nous, reprit la belle Anglaise avec retenue. Je sais qu'en dehors des ordres de mission, on n'avait pas passé beaucoup de temps ensemble, mais ça fait un bien fou de retrouver un visage familier. Tu as beaucoup changé.

 

Seyia s'en trouva quelque peu désorientée. Il est vrai que du temps où ils cohabitaient tous dans le manoir à Cleveland, des affinités naturelles s'étaient créées entre les tueuses, de par leur histoire et leurs activités communes, au détriment des autres relations. Pour autant, son cœur se remplissait d'une joie intense à leur contact. Plus que le souvenir d'une simple liaison par oreillette, elle considérait Alex et Leina comme partie prenante de sa famille, pour avoir vécu le meilleur et le pire à leur côté. L'apport crucial du couple au bon déroulement des missions et des évacuations avait sauvé la mise à son escouade un nombre incalculable de fois.

 

-Je vois que ce cher Riley a une fois de plus accompli sa mission avec brio. Je ne veux pas me faire l'avocat du diable, mais selon les règles en vigueur dans ce cher Sunnydale, il est stipulé que quiconque revient de l'au-delà mérite un câlin de bienvenue.

 

Dans sa chemise à carreaux et son pantalon large, Alex déploya ses bras. Bien qu'un peu hésitante, la tueuse se laissa aller à un tendre enlacement.

 

...Bienvenue chez toi, reprit-il sous le regard approbateur de Leina, Riley et Sam qui savouraient ces belles retrouvailles.

 

Pas de nature à exprimer quoi que ce soit de sentimental, Seyia sentit toute la pression emmagasinée au fils des jours la quitter, si bien que sans énergie, elle se laissa transporter par l'étreinte chaleureuse d'Alex toujours prompt à aider son prochain.

 

-Ne te sens surtout pas obligé d'en profiter, le sermonna Leina qui suspectait son cher et tendre de faire durer le plaisir un peu trop longtemps à son goût.

 

-Oh, mon Dieu, retentit une voix nasillarde.

 

Aussitôt, une silhouette surgit, dégageant au passage Alex sur le côté. Sans comprendre ce qui lui arrivait, d'autres bras, plus fins et moins réconfortants l'enlacèrent, sous les regards sidérés de ses hôtes en proie à une gêne non consentie. Après tout, ils connaissaient l'animal. Andrew soignait toujours ses entrées. Désormais il palpait les joues de la tueuse, prise de court et dans l'incapacité de réagir.

 

...Tu n'es pas un fantôme ! constata-t-il en l'enlaçant de plus belle. C'est un miracle. Tu es comme Sangoku revenant du royaume des morts après avoir fait un entraînement chez maître Kaio. Tu viens nous aider à vaincre les saiyans.

 

-Sango quoi ? insista la belle bringuebalée dans tous les sens, en implorant du regard son entourage.

 

-Ça suffit, le réprimanda Leina. T'es en train de l'étouffer. Laisse-la respirer un peu.

 

Effrayé par le caractère bien trempé de la blonde, peu encline à mettre des gants avec lui, au contraire des autres à même de lui trouver constamment des circonstances atténuantes, Andrew relâcha son étreinte et recula de quelques pas, pour le plus grand soulagement de la tueuse. Ayant subi son lot d'enlacement pour la journée, Seyia ne comptait pas en profiter plus que de raison. C'était trop d'émotion pour un si petit corps, même si revoir Andrew, fidèle à lui-même, la rassura sur le fait. Le Geek avait toujours fait figure de mascotte au sein du groupe, et malgré son excentricité, sa solide réputation n'était plus à faire. Son passé parlait pour lui. En tant que médecin en chef, des liens s'étaient tout naturellement tissés avec les soldats de terrain confrontés aux blessures quotidiennes.

 

-Ils ne peuvent pas comprendre la relation existentielle qui existe entre un médecin et son patient, continua Andrew sur sa lancée avant d'entamer un regard fier, pénétré par une conviction solennelle en scrutant l'horizon. Quand on sauve une vie contre vent et marrée, en déjouant les pronostics de la faucheuse, alors oui, on peut dire que j'ai été la lumière au bout de son tunnel, l'oxygène à ses poumons, le senzu qui lui rendit son énergie alors qu'elle arpentait les sentiers de la mort.

 

-Ouais, reprit Alex dubitatif. En tout cas, l’énergie qui lui reste, t'es surtout en train de lui pomper. Et dire qu'il y avait un temps où c'était moi le comique du groupe. Dites-moi que j'étais moins lourd, je vous en supplie.

 

Les regards évasifs de ses interlocuteurs, désirant se soustraire à la question, attisèrent son désarroi. Il baissa la tête, consolé par une tape amicale de sa compagne sur l’épaule. Seyia, quant à elle, émettait quelques légers doutes quant à la version édulcorée du geek. Dans ses souvenirs, Andrew n'affichait aucune prédisposition pour la médecine et fut empêché à mainte reprise, par ses assistantes, de commettre des bourdes susceptibles de coûter la vie de bon nombre d'entre elles.

 

Interpellée par le bruissement d'un roulement mécanique, la tueuse pencha la tête de côté. Deux silhouettes apparurent dont l'une, en chaise roulante, poussait sur ses bras musclés pour faire tourner les grandes roues asymétriques de chaque côté. Sa poitrine se serra lorsqu'elle identifia Robin Wood, un ancien compagnon d'armes, ainsi que son ancien maître, Faith, la tueuse rebelle. Cette dernière n'avait pas changé. Malgré les dix années écoulées, elle paraissait toujours aussi fringante qu'à l'époque, vêtue d'une veste en cuir et d'un pantalon serré s'immisçant dans de longues bottes montantes jusqu'aux genoux. À ses cuisses étaient sanglés deux étuis comprenant un pieu et un couteau, tandis que derrière son dos dépassait la légendaire Scythe rougeoyante appartenant jadis à Buffy. Robin, lui non plus, n'accusait pas le poids des années. Son crâne dégarni réfléchissait toujours avec autant d'aisance les sources de lumières émises par les imposants néons environnants.

 

-Salut ma belle, s'annonça l'ex-proviseur. Content de te savoir entière.

 

Seiya accourut au-devant de ses anciens compagnons qu'elle s'était tant désespérés de retrouver. Leur dernière interaction remontait à ce fameux jour, sur le champ de bataille.

 

-Qu'est ce qui t'est arrivé ? s'inquiéta la tueuse en s'abaissant à la hauteur du rescapé, les mains sur les genoux.

 

-Oh, ça ? reprit Robin en déclinant le regard sur son corps meurtri. Un petit souvenir de l'apocalypse.

 

Remarquant la mine maussade de la jeune femme, il crut bon d'ajouter.

 

...Ne t'en fais pas pour moi. Beaucoup n'ont pas eu la chance de s'en sortir vivant, alors je ne vais pas me plaindre. Je fais avec, ou sans considérant l'état de mes jambes.

 

C'était une façon positive d’interpréter les choses, mais connaissant son opiniâtreté d'antan à toujours accourir en première ligne, Seyia suspectait son apparente décontraction de n'être que le reflet d'une souffrance enfuie difficilement avouable.

 

-Tu connais Robin, reprit Faith. C'est un grand garçon. Sa condition ne l'a jamais empêché de se rendre indispensable, sans quoi, ça ferait bien longtemps que je l'aurai largué.

 

Levant le regard sur la tueuse, Seyia s'empressa de se redresser, hésitant quant à la façon de saluer celle qu'elle admirait au même titre que Buffy.

 

...Alors, ne te méprends surtout pas, fit la tueuse rebelle en plaçant ses mains en barrage devant elle. Je suis super heureuse de te revoir, mais je n'ai jamais été très câlin, alors si on pouvait sauter le passage sentimental où tout le monde se prend dans les bras et pleure en ressassant les années perdues, ça m'arrangerait assez.

 

Un sourire naturel imprégna le visage de Seyia. Elle n'en attendait pas moins de son ancien maître d'armes toujours prompt à préserver son caractère asocial. Malgré le poids des années, la tueuse découvrait que rien n'avait foncièrement changé. Le sentiment de retrouver ses marques assez rapidement venait d'étouffer ses plus grandes craintes. Une question l'intriguait malgré tout. Pourquoi Faith se trouvait-elle en possession de la Scythe de la tueuse ?

 

Pas le temps de l'interroger qu'elle fut interpellée par un attroupement de personnes inconnues au bataillon. Étant la petite nouvelle, elle se doutait que sa présence avait de quoi intriguer, mais elle aurait apprécié se faire plus discrète. Tous ces regards insistants braqués sur sa personne la déstabilisaient, et Seyia détestait par-dessus tout accaparer le centre de l'attention. Alors, très timidement, elle esquissa un petit geste de la main en guise de présentation.

 

Elle ne l'avait pas remarqué, prise dans l'étau de ces chaleureuses retrouvailles, mais la musique de fond avait cessé. Le musicien n'allait pas tarder à faire montre de sa présence en scindant la foule en deux tel Moïse, mais avec assurément moins de barbes, et infiniment plus de classe, dans son ample chemise de soie repassée. Lorsqu'il décrocha la paire de lunettes de son visage, ses magnifiques yeux bleus la percèrent à nue, si intensément que sa poitrine se noua. L'esquisse d'un léger sourire apparut au coin des lèvres du vieil homme. Ses cheveux en hiver bouclaient par l'entremise d'une légère sueur suintant le long de son front. Qui oserait dire après cela que jouer d'un instrument ne requérait pas un effort considérable ? Le chef de la confrérie des observateurs lui faisait face en chair et en os. Giles accusait un peu le poids des années. Ses joues apparaissaient plus creusées, ses traits moins affûtés, mais pour le reste, sa stature et sa prestance en imposait toujours autant. Il existait deux catégories de personnes. Celle qui sous le poids de l'âge se recroquevillait sur elle-même en trimballant leur lourde carcasse comme un fardeau, et celles qui perdaient en énergie ce qu'elles gagnaient en charisme. Giles appartenait à la seconde catégorie. Le British était de la trempe de ceux sur qui le temps n'exerçait aucune incidence néfaste, du moins en apparence.

 

S'approchant d'elle en silence, ses deux mains se posèrent délicatement sur ses épaules. Ses yeux vibraient d'une émotion contenue. Giles s'était toujours évertué à considérer toutes les tueuses comme ses enfants, ou en tout cas, il avait tout fait pour qu'elles le ressentent comme tel. Les mots furent difficiles à sortir. L'observateur demeura de longues secondes silencieux, à savourer ce moment en toute simplicité.

 

-Enfin te voici. Robson et Sirk ont fourni de l’excellent travail.

 

Giles scruta le couple de soldats d'un œil reconnaissant.

 

...Riley et Sam, toujours aussi efficace.

 

-Je suis navré pour...

 

Seyia chercha ses mots, mais il n' existait aucune bonne façon d'exprimer ses condoléances.

 

...Robson. C'était quelqu'un de bien. Il a lutté jusqu'au bout pour que je survive. Je suis vraiment...Enfin, je sais que vous étiez proches alors...

 

L'observateur ajusta ses lunettes en baissant les yeux, comme pour voiler son regard d'une tristesse qu'il souhaitait garder pour lui seul.

 

-Oh, je te remercie. Robson...Enfin, si tu es là c'est qu'il n'est pas mort en vain.

 

L'observateur plongea son regard dans le sien en forçant un rictus.

 

...Je suis persuadé qu'il a fait honneur au conseil des observateurs jusqu'à la fin. Il a accompli sa mission et bien au-delà, il a apporté un nouvel espoir.

 

La tueuse ne comprenait pas bien ou il voulait en venir. Quel nouvel espoir aurait-il pu apporter ? Bien sûr, elle avait survécu et rejoint la maison mère des camps de résistances à travers le monde, mais ce n'était qu'une tueuse. Elle ne pouvait décemment pas, à elle seule, influer d’une manière significative sur la trame des événements. Si c'était aussi simple alors Faith et Buffy auraient déjà vaincu le Loup, le Cerf, et le Bélier depuis le temps.

 

-L'espoir, c'est justement ce que je suis venu chercher ici.

 

Suite aux paroles de la tueuse, un profond malaise s'empara de l'ensemble de l'équipe.

 

-Tu dois être éreintée par ce long voyage, continua Giles. J’imagine que tu as énormément de questions à poser. Nous en aurions tout autant à ton sujet, mais je ne pense pas que ce soit le lieu pour cela. Que dirais-tu d'aller dans un endroit, disons plus...

 

Il effectua un mouvement de tête à peine perceptible pour désigner la foule amassée derrière.

 

...discret.

 

Seyia ne se fit pas prier et accepta aussitôt. Les regards insistants de la foule attisaient son malaise, et l'état dans lequel elle se présentait n'arrangeait rien à l'affaire. Non pas qu'elle soit coquette, mais après plusieurs jours passés en mer sans pouvoir se changer, ses vêtements empestaient et sa peau devait être également imprégnée d'une odeur nauséabonde. Son odorat s'étant habitué, elle ne le sentait pas, mais dans ce genre de cas, les personnes concernées s'en trouvaient généralement les dernières avisées, un peu comme une odeur de cigarette persistante et incommodante pour les autres. Son statut de non-fumeuse l'attestait, bien qu'elle aurait préféré sentir la cigarette froide à tout autre effluve inhabituel.

 

**

 

Arpentant les longs escalators automatiques fournissant la passerelle supérieure, Alex eut tôt fait de s'improviser guide, déjouant ainsi les pronostics de Sam qui avait misé sur Andrew.

 

-Pour te faire le topo, l'aile Ouest et l'aile Est sont desservies en chambres. Enfin, disons que ce sont plutôt des aménagements de fortunes avec des matelas et le minimum syndical pour dormir. On reçoit beaucoup de monde. Les places se font précieuses, mais en y mettant de la bonne volonté, on parvient à maintenir un semblant d'ordre. Faut croire que la cohabitation à Cleveland a été un bon enseignement. Il y a des douches communes à chaque extrémité, mais attention, on a cloisonné chaque pommeau pour respecter l'intimité de chacun, non pas que j'ai à cacher quoi que ce soit. Tout est à sa place me concernant. Je veux dire, personne n'a jamais eu à se plaindre et Aieeee...

 

Leina ne manqua pas de le pincer fortement au bras.

 

… J'en étais ou déjà, ah oui, donc comme je le disais, ici on vit un peu comme dans une communauté de hippies, non pas qu'on fume de l'herbe à longueur de journée, quoique certains le font. Pour ce qui est de la zone nord, là où nous allons, c'est l'endroit où se trouve notre QG, un peu comme on avait au manoir, avec la salle de surveillance et tout le tout team. On possède même une salle informatique avec des serveurs ultras puissants avec lesquels on récolte des tas de données. C'est un peu notre domaine à Leina et moi. Enfin, pour être franc, c'est plutôt Leina qui est le cerveau. Tu verrais, c'est devenu une hackeuse de génie. Je te ferai visiter plus tard. Nos chambres à nous se trouvent dans cette zone également. C'est le seul privilège qui nous est octroyé en notre qualité de membre VIP. Pour résumé, c'est un peu le même principe que tu as connu sauf qu'on est terré comme des rats, mais attention, des rats joyeux et faisant le bien autour d'eux, un peu comme dans ratatouille. Tout ce qui se trouve en bas fait partie du domaine public. Disons que c'est une petite ville dans un bunker. Le stock de nourriture et d'armes, les cuisines et les jeux, bref tout ce qui permet de ne pas péter les plombs et de s'évader un peu, on le retrouve en bas. Figure-toi qu'on possède même une estrade pour les musiciens et un cinéma. Enfin, c'est un vidéo projecteur rétro et l'écran est un drap blanc, mais si t'imagines bien, ça peut faire impression.

 

-Je confirme, continua Andrew. D'ailleurs cette semaine c'est moi qui m'occupe de la programmation. Que des chefs-d’œuvre du septième art, Armageddon, Titanic, la liste de Schindler, j'avais aussi pensé à mettre la dernière trilogie Star-Wars, mais je trouvais ça trop déprimant. Ce qu'ils ont osé faire à Luke.

 

-Et dire que ça fait dix années que je supporte ça, marmonna Giles dans sa barbe en levant les yeux au ciel en signe de désarroi.

 

Ils marchèrent de longues minutes avant d'entrer dans le fameux QG en question. Ce vaste espace aux poutres métalliques et à la structure industrielle comportait un immense bar. Derrière le comptoir en bois massif, des étagères contenaient toutes sortes de bouteilles d'alcool fort, et quelques autres breuvages servant à préparer des cocktails. Une longue table rectangulaire, entourée de chaises confortables, occupait le cœur de la pièce. La cloison murale était décorée d'instruments de musiques, dont une collection de guitares encore fonctionnelles allant de l’acoustique à l’électrique. Toutes appartenaient sans exception à Giles qui se plaisait à s'exercer certains jours à l’abri des regards. Sur le mur du fond, une cible parsemée de trous trônait à côté d'un baby-foot aux manchettes usées. Enfin, placés un peu à l'écart derrière deux piliers métalliques, de larges fauteuils entouraient une petite table basse au design moderne. Sur le plateau vitré étaient posés des sous-verre à l'effigie de Sunnydale. Cet endroit qu'ils appelaient QG s'apparentait plus à une garçonnière qu'à un véritable lieu de travail ou les décisions importantes se devaient d'être prises. Connaissant l'équipe, Seyia n'en fut pas étonnée outre mesure. La tueuse prit ses aises en même temps que ses convives, autour de la longue table centrale. Seuls Alex et Leina manquaient à l'appel, occupés derrière le bar à préparer le café chaud qui infusait la pièce d'une savoureuse odeur arabica, ainsi qu'un assortiment de gâteaux secs de nature à combler les fringales des voyageurs.

 

-Chaud devant, annonça plateau en main Alex, en distribuant les tasses encore fumantes tandis que Leina lui emboîta le pas.

 

La tueuse, tiraillée par son estomac criant famine, se précipita sur les gâteaux qu'elle ingurgita avec la grâce d'un rapace affamé, attisant les sourires alentour. Riley et Sam, qui souffraient de la même fringale, s'y attelèrent avec la retenue propre à leur rang militaire.

 

-Vas-y doucement, lui conseilla Alex... ou tu risques d'avoir une crise de foie.

 

-Débolé...balbutia-t-elle la bouche pleine. Ch'est juste que sha fait bontemps que j'ai ba mangé gelgue gose daushi Bon.

 

Elle fit descendre le tout avec une gorgée de café qui ne manqua pas de lui brûler la gorge.

 

-Rien de tel que de bons vieux crackers américains pour retrouver le goût du pays, s'avança Robin.

 

-Désolé de te contredire, reprit Leina...mais la bouffe américaine est loin de surpasser les délices londoniens. Enfin, du moins du temps où j'y étais.

 

-Il faut la comprendre, continua Alex. La gelée de menthe et le pouding, autant de fabuleux mets siégeant au panthéon de la bouffe universelle.

 

Leina le fustigea de l'un de ses regards noirs dont elle avait le secret.

 

-L'américain typique, souffla-t-elle nonchalamment. Bourré de cliché et croyant tout connaître de la vie alors qu'il n'est jamais sorti de son trou.

 

La jeune blonde se retourna vers l'observateur en le prenant à témoin.

 

...Giles, affranchissez-le.

 

-Oh... et bien, oui, acquiesça le doyen empreint d'un élan patriotique. Il est vrai que les Anglo-saxons ont à bien des égards une richesse culturelle et gustative que les Américains ne possèdent pas. Le curry d'agneau, le poulet tandoori.

 

Le fantasme de ces savoureux mets lui mit l'eau à la bouche.

 

-Cà ne compte pas, rétorqua Alex. Ce que vous venez de citer Giles, ce sont des plats indiens, absolument rien à voir avec le côté british. Si vous me parlez de Fish and chips alors là oui, je veux bien l'entendre. Autant dire que vous avez juste accompagné du poisson avec les frites inventées par les Français, rien de bien innovant pour un pays à la soi-disant culture culinaire.

 

Évidemment, ceci n'avait pas échappé à Giles, mais Londres avait toujours eu, de par son histoire impériale, des liens très étroits avec l'inde et c'est tout naturellement que la capitale britannique de l'époque en avait importé un pan de sa culture soutenue par une vague d'immigration massive.

 

-Les frites que tu prétends provenir de France viennent en fait de Belgique, réfuta Leina. Mais j'imagine que tu n'as jamais entendu parler de ce pays.

 

-En fait ce n'est pas tout à fait vrai, démentit l'observateur. Il n’y existe pas de consensus. Certains prétendent que les frites ont été inventées par les Français et d'autres par les Belges. Cela dit, si on les nomme french fries ici, c'est que les Américains ont découvert les frites lors de la Première Guerre mondiale dans le nord de la France. Une légende court également selon laquelle Thomas Jefferson adorait les frites préparées par son cuisinier français et que c'est pour cette raison qu'il les a nommées frites françaises. Je crains hélas que nous ne saurons jamais la vérité de notre vivant.

 

-Un véritable puits de science notre cher Giles, plaisanta Faith.

 

La tueuse rebelle, assise nonchalamment sur son siège, subissait plus qu'elle ne le voulait un débat qui ne l’intéressait pas outre mesure.

 

-Rappelle-moi les plats typiques américains, suggéra Leina qui s'en faisait une affaire personnelle.

 

Les deux amants se livrèrent à une véritable guerre de tranchées, se répondant du tac au tac en citant chacun un exemple de plat connu, tout en espérant clore le débat. Seyia profita de cette discussion animée pour passer inaperçue et finir de savourer ce qui garnissait son assiette, surtout que la discussion avait pris de l'ampleur et que les divergences se déployèrent au plus grand nombre, certains vantant le mérite des États-Unis sur le Royaume-Uni et vice versa.

 

-Ça suffit ! vociféra Andrew en tapant du poing sur la table.

 

Aussitôt un silence pesant s'instaura dans la pièce. Peu habitué à ce que le geek hausse le ton de la sorte, l'effet en fut d'autant plus impactant.

 

...Vous n'avez pas honte ? Non, mais regardez-vous. Vous vous conduisez tous comme des enfants capricieux. Il s'agirait de grandir un peu. Inutile de vous rappeler pourquoi nous sommes tous réunis ici. Revenons à ce qui importe véritablement.

 

Le ton solennel couvrit de honte les membres de l'équipe qui n'en revenaient pas de se faire sermonner de la sorte.

 

...Mon bras.

 

-Ton bras ? répliqua Riley dans l'incompréhension la plus totale. Ce qui importe à un rapport avec ton bras ?

 

-En fait je crois que je me suis cassé le bras, gémit le geek, au bord des larmes, en essayant tant bien que mal de contenir la douleur.

 

Andrew se tenait le coude en exerçant des petits bonds comme s'il venait de se cogner les pieds dans une porte.

 

-Allez viens avec moi, reprit Sam en lui prêtant son épaule pour l'accompagner vers la sortie. On va soigner ça à l'infirmerie.

 

Giles se racla la gorge en faisant montre d'un malaise certain.

 

-Et si nous revenions à l'essentiel. J’imagine qu'il y a des tas de questions qui se bousculent dans ta tête ?

 

-C'est peu de le dire, confirma Seyia en s'essuyant le museau du revers de la main.

 

Bien décidée à entrer dans le vif du sujet, elle prit Faith à partie.

 

...Où est-elle ? Où est Buffy ? Et Willow ? Pourquoi possèdes-tu la Scythe ? Ne me dis pas qu'elles sont...

 

Seyia n'osa pas aller au bout de sa pensée par peur de lire dans leur regard une expression qu'elle aurait bien du mal à encaisser. Trop tard. Les regards baissés ne présageaient rien de bon. Une douleur aiguë irradia dans sa poitrine.

 

-Elles vont bien, la rassura Alex. Buffy, Willow, et Dawn sont en vie. Du moins, aux dernières nouvelles.

 

Son sang ne fit qu'un tour, inspirant à son corps des montagnes russes d'émotions dont elle se serait aisément passée. Empêtrée dans une équation de données, son cerveau parvint à en retenir le principal « vivantes, mais pas ici ».

 

-Où sont-elles ? Qu'est-ce qui s'est passé depuis tout ce temps ? Je ne comprends rien. Pourquoi tant de mystère ?

 

Giles enleva ses lunettes, les traits de son visage imprégnés d'amertume.

 

-Buffy...

 

Il marqua un temps d'arrêt comme pour mieux se recentrer sur la tournure des phrases qu'il allait employer.

 

...Elle a quitté la résistance. Plus précisément, elle n'en a jamais fait partie. Elle...

 

-Buffy nous a lâchés, le coupa Alex en s'attirant les regards sévères de l’assemblée.

 

-Tu sais que c'est plus compliqué que ça, reprit Leina en guise de reproche.

 

-Ah bon, moi je trouve ça plutôt simple. Buffy et Willow nous ont laissé tomber pour se réfugier dans leurs sanctuaires en espérant fuir la réalité de ce monde. Pendant qu'on est là à se démener chaque jour pour faire évoluer la cause, elles doivent attendre bien gentiment que les choses se passent en sirotant un petit cocktail au soleil. Qui autour de cette table ne le pense pas ?

 

-Alex ! le reprit Giles avec véhémence. Ferme-la veux-tu ?

 

-Après toutes ces années, j'observe que certains d'entre nous ne sont toujours pas prêts à accepter la réalité. Désolé, mais j'ai mieux à faire que d'attendre ici à leur trouver des excuses. On a toujours une guerre à mener. Si vous me cherchez, vous savez où me trouver.

 

Sur ces mots, Alex prit congé de l'assemblée, sous le regard inquiet de Leina. Connaissant son mari par cœur, cette dernière savait que l'expression de cette rage reflétait une douleur enfuie qui ne demandait qu'à s'évacuer. Pour Seyia, ces révélations fracassantes paraissaient d'autant plus invraisemblables que ce comportement ne ressemblait pas à celle qu'elle considérait comme sa principale source d'inspiration. Non, elle se refusait à penser qu'Alex puisse être dans le vrai. Jamais Buffy n'avait baissé les bras auparavant.

 

-Buffy n'aurait jamais fait ça, souffla-t-elle comme un prolongement de ses pensées. Elle n'aurait pas abandonné, pas elle...

 

Une fois de plus, le silence éloquent et les regards fuyants n'allaient pas dans le sens qu'elle aurait souhaité.

 

-Buffy, Willow, reprit Giles... Elles ont énormément souffert de l'échec cuisant de la dernière bataille. Buffy ne s'en est hélas jamais remise. En tant que général des troupes, elle n'a jamais pu accepter la perte de toutes ces filles tombées au combat. Après la bataille, ce n'était plus la même personne que toi et moi avions connue, c'était comme si elle était morte à l'intérieur. Elle ne parlait plus, ne se nourrissait plus, l'expression de son visage n'exprimait plus rien, ni joie, ni souffrance, absolument rien d'autre qu'un vide abyssal. Buffy se trouvait dans un état de dépression avancé, et bien que nous ayons tout fait pour l'en sortir, ce fut hélas peine perdue. Le jour où elle retrouva la parole, ce fut pour nous annoncer qu'elle abandonnait la lutte, qu'elle nous quittait pour emmener Dawn dans un endroit plus sûr. Qui pourrait l'en blâmer ? Depuis on ne l'a plus revue. Personne ne sait où elle est, si ce n'est...

 

-Willow, continua Leina avec amertume. Seule Willow sait où se trouve Buffy et Dawn. Elle les a téléportés dans un endroit sécurisé, si tant est qu'il en existe encore sur cette planète, après quoi elle aussi a disparu.

 

-Willow aussi ? s'étonna Seyia. Mais pour quelle raison ?

 

-Pour les mêmes raisons qui ont poussé Buffy dans un profond désespoir. Je ne veux pas lui trouver d'excuses, mais Willow a perdu toutes les femmes qu'elle a aimées. Quand Kennedy est morte, quelque chose s'est définitivement brisé en elle. Ce fut en quelque sorte le coup de grâce, après la perte de Tara.

 

Seyia entra dans une colère noire, en se demandant comment les choses avaient pu aussi mal tourner. Même si elle s'en voulait de le penser, elle comprenait parfaitement la position d'Alex. Elle aussi avait perdu des êtres chers lors de cette bataille, mais jamais l'idée d'abandonner ne lui avait traversé l'esprit. Continuer le combat pour perpétuer la mémoire des personnes qui ont sacrifié leur vie à ses côtés, avait toujours été son leitmotiv. Pourtant, en toute honnêteté, elle s'interrogeait sur les raisons qui la poussaient à poursuivre cette lutte désespérée. Elle se demandait si se jeter sans cesse dans l'estomac de la bête ne constituait pas une façon de tendre les bras à la mort sans culpabiliser du serment fait à ses sœurs. Tout se basculait dans son esprit. Ce qui semblait évident ne l'était plus vraiment. La complexité de la psychologie humaine se détachait quelques fois du cadre du raisonnement pour arpenter celui ayant attrait à l'instinct de préservation. Aucune des questions qu'elle se posait ne présentait de réponses satisfaisantes. La douleur demeurait encore trop présente, toujours, tout le temps. Les fantômes du passé ne lui laissaient jamais de répits, jusqu'à la pourchasser dans son sommeil. Éreintée, elle hésita à assouvir d'autres pans de sa curiosité. Seyia savait qu'elle le regretterait, mais elle s'y exerça cependant, comme si le fil de la vie l'incitait à plonger sans cesse plus profondément dans les ténèbres.

 

-Alors c'est ainsi. Buffy et Willow, les deux plus puissantes guerrières de l'ordre ont abandonné. Giles, quand vous parliez d'espoir devant tous ces gens en bas, qu'est-ce que vous entendiez par-là? Robson tenait le même discours. Buffy est partie, les tueuses n'existent plus, ou en tout cas celles qui existent sont du mauvais côté, et je ne vois pas ce que Faith et moi pourrions faire pour changer la donne. Nous n'avons pas le pouvoir de changer le monde. Nous l'avions à une époque, mais nous avons échoué. Alors de quel espoir s'agit-il ?

 

Robin, Faith, Riley et Leina portèrent chacun leur attention sur Giles. Le vieil homme apparaissait décontenancé par cette simple question, mais pas du genre à fuir ses responsabilités, il se décida à révéler le fin mot de l'histoire. À la vue des réactions suscitées, Seyia ne s'attendait de toute façon plus à un miracle.

 

-Tu n'es pas sans savoir que les tueuses sont devenues une légende dans la mémoire collective, ou plus exactement, la mémoire de ceux qui ont choisi de ne pas accepter le monde tel qu'il est. Les tueuses sont un symbole pour tous ceux qui espèrent encore en de meilleurs lendemains. Cet espoir, c'est moi qui leur ai insufflé.

 

-Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas.

 

-Je leur ai menti, avoua-t-il sans sourciller. Quand le monde s'est écroulé, nous n'étions qu'une poignée d'individus. Au cours du temps, nous avons recueilli bon nombre de familles, et nos rangs n'ont eu de cesse de s'étoffer, alors il a fallu maintenir la flamme, leur offrir l'espoir qui leur permettrait à tous de tenir et de continuer la lutte malgré tout. Ce n'était pas de gaieté de cœur, mais il a fallu trouver un moyen.

 

-Et... s'impatienta-t-elle. Où voulez-vous en venir ?

 

-Je leur ai fait miroiter une fausse prophétie, confessa-t-il amèrement. Buffy étant partie, j'ai inventé une histoire sur une tueuse élue qui, lors de son retour, viendrait rétablir l'équilibre des forces et apporter la lumière dans ce monde. 

 

Il se mit à rire nerveusement.

 

...Quand on y pense, c'est ridicule. Un enfant de quatre ans ne croirait pas à une telle supercherie.

 

-Mais ils y ont cru, reprit Seyia écœurée. Lorsque les gens touchent le fond, ils sont capables de se raccrocher à la plus petite étincelle, fut-elle irréelle. Je comprends tout maintenant. Ces gens qui me regardaient comme si j'étais le messie en bas, ils pensent que je suis l'élue, tout comme Robson le croyait.

 

-Non, réfuta Giles. Robson connaissait la situation. Il savait qu'en restant à ses côtés, tu serais morte vainement. Il a voulu t'offrir une porte de sortie.

 

-Ici ou là-bas, quelle importance ? La porte de sortie, je n'en vois aucune. Ou peut-être allez-vous me faire mentir ? Quelle est la suite du plan ? Quand est-ce qu'on est censé intervenir ?

 

Le silence fut édifiant, tant et si bien que Faith, d’ordinaire peu loquace, se força à prendre la parole.

 

-On n’est pas prêt, confirma-t-elle en s'allumant une cigarette. On n’est pas assez nombreux. Même si nos réseaux s'étendent jusqu'à Londres, il nous faut trouver d'autres alliés. En état, attaquer Wolfram et Hart serait du pur suicide. Non pas que je n'aime pas les causes désespérées, mais envoyer de pauvres gens à la mort sans espoir d'y changer quoi que ce soit, c'est plus pour moi ce genre de conneries.

 

-Les choses évoluent, reprit Robin. On sait de source sûre que « Les Anges » un autre groupe de résistants s'est formé à Los-Angeles. On essaie de les contacter en passant par un réseau parallèle, mais sans succès pour le moment. Si on s'alliait à eux, alors ça augmenterait considérablement nos chances.

 

-Je m'y efforce chaque jour, mais je doute qu'ils soient connectés, se désespéra Leina. Leurs excès de prudence a sans doute œuvré à leur succès, mais ça les a en contrepartie coupés du monde. Même en prenant le risque de se déplacer là-bas, Los Angeles n'a rien à voir avec Sunnydale. Autant chercher une aiguille dans vous savez quoi... Et puis en toute objectivité, je nous vois mal voyager en première classe à Londres pour damner le pion à l'empire. Nous serions interceptés avant même d'avoir passé la frontière.

 

Seyia ne savait pas si son état psychologique relevait d'une fatigue excessive ou d'une suite ininterrompue de mauvaises nouvelles, mais elle perdait pied. Ce voyage, elle l'avait entrepris dans le but de trouver un appui pour libérer Londres du joug des Dieux malfaisants, et elle se rendait compte que ses projets tenaient d'une vaine utopie. Trop faible et abattue pour éprouver quelque révolte que ce soit, elle se leva comme un zombie, le regard morne.

 

-Je vais aller prendre une douche et j'irai dormir. Bonne nuit.

 

Seyia quitta les lieux, accompagnée par Leina. La jeune femme prit sur elle de lui désigner sa chambre, puis de lui fournir tous les vêtements de rechange ainsi que les services de bain.

 

***

 

Le lendemain matin à son réveil, Robin entreprit de lui faire visiter la ville souterraine, en l'accompagnant à travers les ruelles animées et bondées de monde. Vu d'en bas, la tueuse fut surprise de constater qu'une micro société s'était tout naturellement créée. Installés dans une boulangerie, de laquelle se dégageait une délicieuse odeur de pains tout droit sortis du four, Seyia et Robin se délectèrent d'un petit déjeuner assez copieux pour tenir la journée. L'ex-proviseur en profita pour lui expliquer le règlement intérieur indispensable à la vie en communauté.

 

Rationnés, les repas et autres collations se servaient à l'aide de petits jetons que chacun se trouvait libre de dépenser à sa guise dans la journée. Le système instauré permettait, aux dires de Robin, de faire en sorte que tout le monde soit traité en toute égalité. L'argent ne circulait pas et n'avait, de ce fait, aucune valeur dans les bas-fonds. L'entraide et le recyclage étaient les mots d'ordre. Chaque habitant dédiait un jour de sa semaine à la préparation des repas, ainsi qu'au travail de récolte. Tous devaient mettre la main à la patte en contribuant au bien commun. L'armée commandée par Riley s'assurait de la sécurité intérieure. Chaque personne en âge et en état de combattre devait se soumettre à un entraînement et à une passe de garde, si bien que tout à chacun était susceptible de porter l'uniforme quand le besoin l’exigeait. Le règlement se voulait strict, mais juste. Du moins, c'est ce que soutenait l'homme en chaise roulante, qui, malgré son handicap, s'y pliait avec ferveur.

 

Lorsqu'elle arpenta les sentiers fumants aux odeurs très disparates aux côtés de Robin, Seyia s'étonna de la faculté humaine à faire preuve d'ingéniosité, à plus forte partie dans des circonstances défavorables. Ainsi, Le nouveau Sunnydale en termes d’activités n'avait rien à envier à l'ancien, si ce n'est l'air pur avec le ciel pour horizon. Des bars de fortunes occupaient l'espace ici et là, côtoyant salon de coiffure et cabinets médicaux. Chaque ruelle arpentée présentait son lot de surprise, allant d'une école où les rires des enfants se répercutaient à travers les fines cloisons de bois créés pour l'occasion, à la salle de jeux munis de bornes d'arcade, baby-foot et flippers en tout genre. Une zone entièrement dédiée aux activités sportives avait pris place à l'est de la cité, desservant petit terrain de basket et de baseball, ainsi que des appareils de musculation. Un peu plus loin, à l'angle d'une rue, se tenait l'estrade où les musiciens attiraient en masse les badauds. La scène aux allures de Woodstock fut instaurée sous l'égide de Giles qui lui-même s'y présentait à l'occasion. La tueuse fut subjuguée par la vie et par l'immensité que revêtait cette ville artificielle. Si elle semblait imposante vue d'en haut, elle l'était encore bien plus à l'échelle humaine.

 

L'odeur de la campagne venait se substituer à celle plus fumante du cœur de la ville artificielle. Leurs pas les conduisirent dans une zone isolée, peuplée d'animaux d'élevage. On y trouvait un immense poulailler, contenant des centaines de poules pondeuses contribuant à la récole des œufs, ainsi qu'un enclos ou les vaches laitières s'adonnaient à leur paresse matinale. L'endroit parfait pour flâner et digérer le petit déjeuner du matin. Tout du long, Robin avait imposé à l'aide de ses bras puissants, une cadence que la tueuse eut bien du mal à suivre, et elle se trouva bien soulagée de prendre le temps de se poser un peu. Les précédents jours à naviguer sur un bateau furent préjudiciables sur son état physique. Retrouver le goût de l'effort demandait un léger temps d'adaptation qu'elle s’évertuait à raccourcir autant que possible. Bien qu’un sentiment de quiétude transparaissait de cet environnement insolite, son mal être intérieur ne lui permettait pas d’en profiter. Subissant les regards incessants depuis son arrivée, la tueuse éprouvait le fardeau de porter sur elle les espoirs vains de pauvres gens qu'elle se verrait dans l'obligation de décevoir, et y faire abstraction s’avérait difficile.

 

-Il ne faut pas lui en vouloir, l’apostropha Robin pendant que Seyia fixait les animaux de la ferme, l'esprit dans le vague. Je pense comprendre ce que tu ressens. Tu ne t'attendais pas à ça en venant ici ?

 

La tueuse s'appuya sur l'enclos.

 

-En fait, je ne savais pas du tout à quoi m'attendre.

 

-Et tu es déçue ?

 

-Non, réfuta-t-elle d'une voix mesurée. Je ne peux pas dire que je suis déçue. Quand je vois tout le travail accompli pour en arriver là, je me dis que c'est déjà formidable.

 

-Mais...continua-t-il en relevant un ressentiment évident chez la jeune femme.

 

-Mais...

 

Elle baissa la tête en esquissant un timide sourire.

 

... C'est moi. J'ai été trop naïve. Je pensais qu'en me pointant ici, tout allait s'arranger par un coup de baguette magique, que j'allais retrouver Buffy et qu'on irait tous en cœur combattre et vaincre une bonne fois pour toutes Wolfram et Hart. Bref, un merveilleux conte de fées.

 

Robin se surprit à sourire en relevant une vision d'un monde un peu trop simpliste qui ne collait absolument pas à la réalité du moment.

 

-Ils vainquirent le méchant et vécurent heureux jusqu'à la fin des temps. J'aime assez.

 

-Oui je sais. Enfin, je me rendais bien compte que c'était illusoire, mais j’espérais trouver, je ne sais pas, une petite étincelle, un je ne sais quoi qui me fasse penser que j'ai bien fais de quitter Londres, mais là j'ai juste l'impression d'avoir laissé tomber les gens qui se sont battus et qui continuent de se battre sur le terrain. J'ai l'impression d'avoir fui.

 

-Tu te trompes, insista Robin en portant le regard sur la tueuse. Les batailles ne se jouent pas uniquement à Londres, mais partout dans le monde. C'est une lutte de chaque instant et je peux t'assurer que Giles, Faith et les autres ont fourni un travail remarquable. Ils n'ont jamais cessé de combattre pendant toutes ces années. Ils ont sauvé des milliers de personnes et ont repoussé l'empire à maintes occasions.

 

-Ils ?

 

-Je déteste me vanter, plaisanta Robin. C'est vrai que j'ai fait le plus gros du boulot, mais tu connais Faith, elle déteste la concurrence alors j’essaie de minimiser mon impact pour ne pas lui faire de l'ombre.

 

Robin avait le don de prendre les événements avec une telle légèreté qu'il parvint à décrocher un sourire sur le visage, jusqu'alors fermé, de Seyia.

 

...Écoute, je sais que la situation n'est pas idéale, mais ce que Faith a dit hier est vrai. Nous ne sommes pas là à nous terrer en attendant que les choses se passent. Établir des alliances prend du temps et c'est plus que vital si on veut porter un coup fatal à ces enfoirés de l'empire, mais on agit avec prudence. Le moindre faux pas et tous les efforts fournis jusqu'à présent partiront en fumée. En état, nous ne sommes pas assez nombreux pour changer la donne. Tout ce qui a été accompli à Londres aurait dû permettre aux habitants d'y voir clair et de se rebeller. C'était notre espoir, mais les masses soumises par la peur et la terreur sont encore muselées. Seuls, nous ne parviendrons à rien, et en attendant il a fallu trouver le moyen de préserver l'espoir, sans quoi, tout ce que nous avons mis des années à bâtir se serait effondré aussitôt. Ce n'est peut-être pas le paradis ici, mais ça reste l'un des rares oasis de liberté à travers le monde. Au moins les enfants grandissent en s'épanouissant. Ce n'est plus comme la vie d'avant, mais c'est toujours ça de pris. Avec le recul, tu comprendras que Giles a fait ce qu'il fallait.

 

-Ce n'est pas à Giles que j'en veux, avoua la tueuse en baissant les yeux. C'est à Buffy !

 

Un léger silence teinté d'une rancœur tenace perdura, aussitôt brisé par l'ex-proviseur, parfaitement au fait de la profonde déception éprouvée par la tueuse, pour l'avoir lui-même expérimenté.

 

-C'est comme ça. C'était une période difficile. Après toutes les fois où elle a sauvé le monde, peut-être qu'il était venu l'heure pour elle de passer le relais. Le métier de tueuse, ce n'est pas à toi que je vais l'apprendre, est un fardeau. Buffy a endossé ce rôle très jeune, et contrairement aux autres, elle a survécu. La malédiction veut que les tueuses meurent prématurément. Peut-être y a-t-il une raison à ça. Et puis honnêtement, même si elle avait été là, ça n'aurait pas changé grand-chose.

 

-Faith... C'est elle qui a pris la tête de la résistance ?

 

-Oui, enfin on est tous présents pour l'épauler, mais elle a pris la relève d'une main de maître. Si on en est là aujourd'hui, c'est en grande partie grâce à elle. Elle n'a jamais abandonné, et je peux te dire que je ne compte plus les fois où elle nous a botté le cul pour nous remettre en selle alors qu'on était au bord du désespoir. Crois-moi quand je te dis qu'elle a dû prendre sur elle pour revêtir le rôle de chef. Ce n’était pas vraiment une vocation à la base, mais elle a su s'adapter.

 

Lorsqu'elle avait vu Faith en possession de la Scythe, Seyia avait craint le pire, mais dès lors que la vérité lui fut révélée, le soulagement de savoir l'arme légendaire en possession de la seule tueuse méritant de la porter faisait désormais sens. La tueuse rebelle, malgré ses compétences équivalentes à celles de Buffy, avait toujours évolué dans l'ombre de cette dernière. Depuis son intronisation sur le devant de la scène, elle prouvait, aux yeux de tous, sa capacité à occuper les premiers rôles. Seyia considérait cette montée en galon comme un juste retour des choses concernant l’une des principales formatrices de l'armée de tueuses, du temps où elle existait encore.

 

-Merci !

 

-De quoi ? s'inquiéta Robin

 

-D'être présent, de prendre le temps de m'expliquer, de m'intégrer. Je me rends bien compte que je ne me suis pas montrée très reconnaissante envers l'équipe. Je n'avais pas mesuré tous les sacrifices réalisés pour me permettre d'être ici avec vous.

 

Seyia appréciait vraiment Robin. Elle s'était toujours sentie proche de lui, de par leur proximité sur le théâtre des opérations. Bien qu'il ne possédait pas la force d'une tueuse, il les avait toujours accompagnés sur le terrain, au détriment de sa propre vie. Lors de cette fameuse journée, il avait combattu fièrement à leur côté et il en garderait les stigmates pour l'éternité. Plus que son courage, son attitude constamment tournée vers l'avenir lui inspirait un optimisme salutaire.

 

-En fait, j'ai pas vraiment eu le choix, avoua-t-il la bouche en croissant de lune. Ordre du patron. Si je ne parviens pas à afficher un sourire sur ce beau visage avant ce soir, alors je serai privé de rations.

 

-Mission accomplie Soldat ! continua Seyia qui se plaisait à entrer dans son jeu.

 

-Super ! fit-il avant de retrouver une expression plus neutre. Blague mise à part, je sais que ça prendra du temps avant que tu te sentes à l'aise, et on ne veut pas te forcer à être ce que tu n'es pas. Quoi qu'il te passe par la tête, je veux que tu sois consciente que personne ne te jugera ici. Tu peux compter sur nous tous pour t’épauler. J'aimerais que tu ne l'oublies pas.

 

-Je ne l'oublierai pas !

 

Ils restèrent quelque temps à apprécier les bienfaits apaisants de la compagnie des animaux, avant qu'une sonnerie, suivie d'une vibration, ne vienne troubler leur quiétude. Saisissant de sa poche intérieure le biper en plastique duquel clignotait une petite lumière rouge, Robin en décrypta aussitôt le message. Celui-ci leur quémandait de se rendre sans délais, dans le local informatique, centre de toutes les opérations orchestrées par le biais du réseau clandestin.

 

-Leina nous demande. Généralement, quand elle fait appel à toute la troupe, ce n'est pas pour rien.

 

-Ce n'était pas une sorcière à l'époque ? demanda Seyia, étonnée d'apprendre que Leina maîtrisait certaines compétences dans un domaine qu'elle ne lui connaissait pas.

 

-Entre autres. Disons que la sorcellerie était plus un passe-temps qu'une passion. Elle s'occupait de la sécurité du manoir. Heureusement pour nous, elle possède plusieurs cordes à son arc. Les observateurs l'ont bien formé. Cette femme est un véritable génie. C'est le cerveau de la bande en quelque sorte. Mais tu verras par toi-même. Dépêchons-nous.

 

****

 

Quelques minutes plus tard, toute l'équipe se rassembla dans le local informatique situé à proximité du QG. À l'intérieur, greffé aux cloisons murales, une multitude d'écrans corrélés les uns aux autres, projetait des données numériques cryptées incompréhensibles pour les non-initiés. À la manière d'une tour de contrôle, l'interface, constituée de centaines de touches grises et noires, s'allongeait sur tout le périmètre. Cette salle donnait directement accès à un espace ouvert deux fois plus imposant, hébergeant par colonnes d'innombrables serveurs qui rayonnaient d'une lueur bleutée dans l'obscurité. Toutes les données émises et réceptionnées transitaient par ces armoires câblées avant de se projeter sur les écrans, sous l’œil attentif de Leina. Assise sur une chaise de bureau à roulette, cette dernière ne perdait pas la moindre miette des informations récoltées. Tandis qu'Alex se tenait fièrement debout à ses côtés, tous deux accueillirent l'ensemble du groupe, impatient d'en apprendre plus.

 

-Je vois qu'il ne manque personne, constata fièrement le borgne en glissant une main sur l'épaule de sa dulcinée. Figurez-vous que madame Harris ici présente a découvert une donnée plutôt intrigante.

 

-Sans vouloir te vexer Alex, c'était évident que ça n'allait pas venir de toi, reprit Faith adossée au mur en croisant les bras.

 

La répartie de la tueuse suscita l'indignation de son vis-à-vis.

 

-Hé, j'ai aidé à ma façon, se défendit-il avec conviction. Si elle a mis le doigt dessus, c'est parce que je m’intéressais au programme TV, alors j'estime y être pour quelque chose.

 

-Le programme TV ? s'inquiéta Giles. Alex, si c'est encore une de tes blagues alors...

 

-C'est très sérieux, le coupa Leina en affichant un regard complice à son bien aimé. Tout le mérite lui revient, lui et son idiotie à s’intéresser à des spectacles de macho totalement abjects et sans intérêt intellectuel.

 

Le sourire fier, Alex hocha la tête pour appuyer les propos de sa femme.

 

-Je ne voudrais pas paraître trop insistant, mais de quoi s'agit-il exactement ? s'enquit Riley les mains posées à ses hanches.

 

-Voyez par vous-même !

 

Leina fit tournoyer sa chaise, puis pianota à une vitesse phénoménale sur les touches du clavier. L'un des écrans afficha la programmation d'un futur événement mettant en scène des combats d'arène à Las Vegas. Les noms des participants et leurs caractéristiques défilaient en masse jusqu'à en obtenir la liste exhaustive.

 

-Incroyable, s’enthousiasma Andrew à l'inverse de ses collègues entretenus dans le flou. Tu as réussi à mettre la main sur un dossier ultra-secret connu des seuls organisateurs. Tant de pouvoirs entre les mains d'une frêle créature d’Avalon, c'est cool. Tu pourrais avoir en exclusivité des informations sur la prochaine saison de la reine de la nuit, je suis un fan inconditionnel d' Harmony. Je ne manque jamais son émission. Je la trouve vraiment délicieuse dans ses petites tenues sexy.

 

-Mais il n’est pas censé être gai ? chuchota Sam à l'oreille de Riley qui ne sut pas quoi lui répondre tant la question prêtait à débat.

 

-Vous ne remarquez rien ? insista Leina désespérée de ne pas susciter la réaction attendue. Je vous donne un indice, il se fait appeler le Sanguinaire. Caractéristiques physiques, Blond platine, yeux bleus, vampire, look Billy Idol. Je dois vraiment vous faire un dessin ?

 

La nouvelle laissa les membres de l'équipe bouches bée. Alors que la stupeur se mêla à l'excitation, une voix fluette interrompit l'interlude. La jeune Fille aux longs cheveux bruns et aux yeux bleus, dans sa robe fleurie, portait à son dos un cartable.

 

-Maman, Papa, j'ai fini les cours, j’peux aller jouer à la console ?

 

-Et tes devoirs ? reprirent Leina et Alex en cœur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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