Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 13 : BIENVENUE A SUNNYDALE
16354 mots, Catégorie: G
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Chapitre 13 BIENVENUE A SUNNYDALE
Depuis quelques jours, Sam et Riley voguaient sur les océans en compagnie de Seyia. Leur périple, loin d’être une traversée paisible, s’apparentait à une lutte incessante contre les éléments. Les tempêtes, qui s'étaient obstinément succédées depuis leur départ, ne furent pas étrangères à leurs difficultés. Secoué à maintes reprises par l'océan déchaîné, le navire dût faire face à plusieurs salves de vagues ininterrompues, défiant ainsi la fragilité de sa coque. Bien que délabrée en apparence, celle-ci avait résisté, remplissant pleinement son office. La passerelle, constamment submergée par les trombes d'eau, tanguait au rythme des soubresauts imposés par les caprices du temps.
Seyia officiait sa première expérience en mer, et elle n'en garderait pas un souvenir impérissable. Ce voyage, bien qu'excitant en premier lieu, s’avéra le plus laborieux de toute son existence. La jeune femme oscillait entre un mal de mer constant et la peur irraisonnée de voir le navire se retourner. Son sommeil, trop bref et fragmenté, n’apportait aucun réconfort. Entre les nausées, la tête qui tourne, et l'impression de perdre pied à chaque mouvement trop brusque, dormir constituait une tâche bien délicate, sans compter un confort rudimentaire à lui faire regretter le lit douillet de Sirk.
Chahutée dans cette immensité indifférente, la tueuse éprouvait la désagréable sensation de n'être que très peu de choses, un peu comme une astronaute en proie à l'infinité de l'espace : perdue et bien mal engagée. Tout ce qu'elle avait entraperçu jusqu'alors, témoignait d'une hostilité extrême à son encontre, à des années-lumière des documentaires diffusés jadis. Pourtant, dans les émissions télévisées de l'époque, la mer était toujours dépeinte comme un havre paisible, d'un bleu intense, et regorgeant de merveilles dans ses profondeurs. Elle se revoyait, fascinée, devant ces bancs de poissons aux mille couleurs, affluant de toutes parts, et ces immenses prédateurs marins, dépeints comme des peluches inoffensives qu'il ne fallait tout de même pas trop asticoter, puisqu'ils vivaient dans leurs éléments, eux, au contraire des humains.
Le seul hic, les profondeurs, que ce soit sur terre ou en mer, ne lui inspiraient guère plus qu'une obscurité morbide, fortement nourrie par ses récentes et moins récentes débâcles. Rien n'y faisait. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, lorsque l'esprit se focalisait essentiellement sur le négatif, le cerveau suivait, et le monde apparaissait d'une noirceur telle, que tout y trouvait la même finalité : sombre et apocalyptique, comme si la vie n'était qu'une suite de souffrance ininterrompue jusqu'à la délivrance de la mort, qu'elle craignait tout autant. Elle n'aurait pas su dire si cette tendance à broyer du noir résultait d'une analyse factuelle et réaliste des événements, ou si ce n'était qu'une perception de l'esprit qu'elle pouvait remodeler selon son humeur. Au fond, elle espérait tout de même la deuxième option, en se persuadant que, dès lors qu'elle retrouverait la terre ferme, que son corps serait soumis à son habitat naturel, la vie reprendrait ses droits, avec cette petite touche d'espoir qui à elle seule permettait d'avancer.
Quitter la capitale, ce centre névralgique d'une pandémie qui, à mesure qu'elle s'en éloignait, devenait moins oppressante, demeurait un motif d'espérance. Bien que les tentacules de la bête se soient répandus sur l'ensemble du globe, il subsistait toujours des refuges ici et là, où les populations continuaient la lutte. Et Seyia comptait bien accéder à sa plus digne représentante, très prochainement.
Les deux soldats dépêchés pour l'escorter semblaient mieux supporter les aléas de ce voyage. Riley, capitaine intrépide du navire, passait son temps à la rassurer, lui affirmant que tout irait bien et qu'ils ne dévieraient pas de leur cap. Sam, quant à elle, jouait les mères poules, attentive aux moindres besoins de la tueuse, tout en affichant une sérénité bienvenue en ces circonstances. Durant le trajet, il arrivait fréquemment à Sam de remettre en doute les qualités de pilote de son mari, provoquant à chaque fois un sourire amusé chez Seyia. Cette dernière avait profité de la traversée pour récolter bon nombre de renseignements savoureux sur ses compagnons d’infortune.
C'est ainsi que tuant l'ennui, elle apprit, avec un attrait non feint, toutes les péripéties vécus par le couple, et notamment Riley, de par son passé et son lien ténu avec le Scoobygang. De son engagement dans les rangs de l'initiative, à sa rencontre avec Buffy, jusqu'à la rupture l'ayant amenée à voler de ses propres ailes : tout y était passé. De l'eau avait coulé sous les ponts depuis. Suite à l'arrivée des associés principaux sur terre, Riley et Sam avaient collaboré avec Giles et le reste de l'équipe pour établir un camp de résistance en Californie. Où exactement ? Le mystère restait entier. Pendant la traversée, la tueuse y était allée de ses multiples questions sur l'équipe, sur leurs vies depuis cette fameuse bataille, mais rien n'avait fuité. Riley lui avait prétexté qu'elle en apprendrait davantage très prochainement, et qu'il lui fallait prendre son mal en patience. Cette réponse ne fut pas pour convenir à la tueuse, qui bouillonnait d’impatience à l’idée de découvrir la vérité sur ses compagnons, trop longtemps restés hors de son radar, au point de les avoir imaginés morts et enterrés. Sans doute devaient-ils penser la même chose la concernant. Ne souhaitant pas paraître trop insistante, elle avait jugé bon de réfréner son harcèlement moral. Riley et Sam, en bons soldats, respectaient scrupuleusement le protocole : moins elle en savait, moins elle risquait d’en révéler sous la torture, en cas de capture. C'était leur façon de se prémunir contre tout risque, en envisageant la moindre conséquence et en prenant les devants afin de ne pas avoir à les subir.
Alors qu'ils parvenaient, aux dires de Riley, à la finalité de leur voyage, l'océan, en cette journée bien entamée, offrait un calme prêtant à l'inquiétude tant il faisait ordre d'exception. La tueuse profita de l'accalmie pour se positionner en poupe. Elle abandonna docilement son corps à la caresse du vent léger, qui emportait avec lui les effluves salés des vastes étendues marines. Enfin, elle goutait aux bienfaits d'une navigation sur des eaux apaisées. Ce monde, recelant en son sein tant de mystères, lui apparut moins dangereux et éprouvant, à présent qu'elle s’estimait en sécurité. Sa perception de l’environnement évolua, en même temps que son humeur. Seyia prenait conscience que rien n'était fondamentalement bon ou mauvais, que la perspective de son regard, seul, officiait cette bascule dans son subconscient, ce jugement la conditionnant à apprécier ou déprécier son environnement proche. Sans doute était-ce pour cela que Sam et Riley se montraient si réfractaires à l'inquiétude. Eux avaient compris, de par leur longue expérience, que la peur n'empêchait pas le danger. Malgré son âge l’ayant extirpé de l’adolescence, Seyia éprouvait toujours cette impression de ne rien connaître de la vie. Passer son existence à combattre l'avait inexorablement éloignée des expériences vécues par le commun, à savoir ceux dépourvus de la responsabilité d'accomplir la mission de tueuse.
La douce mélodie du vent à ses oreilles lui rappelait cet air fabuleux interprété par Sirk. Pour se recentrer, elle ferma les yeux et ploya le menton vers l'horizon. Buffy lui avait appris, quelques années auparavant, à s'imprégner des énergies élémentaires, à les canaliser en elle afin d'accéder à la quiétude et ainsi libérer son plein potentiel. Le vent léger pénétra ses narines et elle en contrôla le flux à travers sa trachée. Le souffle circula à l'intérieur de son corps, vibrant dans sa nuque, s’intensifiant dans son plexus solaire, avant de se mouvoir délicatement dans ses bras, puis ses jambes. Quelle magnifique sensation que celle de se sentir légère comme une plume, de percevoir, au-delà de sa conscience, une infinité de détails décuplant ainsi chacun de ces sens. Le doux chant des vagues caressant la carlingue du navire, la vie foisonnante nichée dans les profondeurs, l’énergie de cet océan paisible en surface mais grondant de multiple courants en ses entrailles : toute cette attractivité prenait vie en elle, comme si son corps se diluait dans cette source intarissable d’énergie. Ne plus penser, ne plus être, ne plus voir pour percevoir ce champ des invisibles foisonnant de toutes parts.
Et pourtant, dans cette connexion transcendantale, un détail l'empêchait de pleinement se libérer. Une infime sensation, tapie dans les tréfonds de son être, guettait le moment propice pour ressurgir comme un mauvais rêve. C’est alors que des visions morbides vinrent la hanter. Des bribes d'un passé qu'elle aurait souhaité oublier à jamais se révélèrent sous forme de flashs inopinés. Les visages d'Helena, de Joy et de Léa émergèrent, tels des coups de poignards en plein cœur, déchirant son âme pour mieux la broyer de l'intérieur. Ces spectres n'évoquaient en rien les jours heureux, mais incarnaient une souffrance indicible. Leurs visages, rongés par la décomposition, hurlaient de désespoir : un cri muet, un SOS, une injonction à les rejoindre dans les abysses.
Ainsi, l’énergie diffuse se concentra dans sa gorge, et elle se mit à suffoquer. Son corps, jusque-là léger, fut soudain écrasé par une terrible lourdeur, donnant l’impression qu’une enclume l’entrainait inexorablement vers les profondeurs sombres et chaotiques de l'océan. C'est alors qu'un croassement à la résonance salvatrice l'interpella des hauteurs lointaines. Son âme regagna doucement la surface, attirée par cet appel céleste qui, à mesure qu'il se faisait plus clair et plus impérieux, la guida hors des profondeurs, jusqu’à lui faire émerger la tête de l'eau. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, la noirceur oppressante des abysses s'était dissipée, cédant sa place à la clarté morose d'un soleil déclinant, annonciateur du crépuscule naissant. Peinant à regagner son souffle, Seyia fut assaillie par une désagréable sensation : celle d'avoir frôlé la noyade. Pourtant, elle n'avait jamais physiquement quitté le navire. Cette dissonance entre le rêve et la réalité rendait l’expérience d’autant plus troublante, presque traumatisante.
-Encore le mal de mer ? en déduisit Riley, qui s'était approché sans qu'elle ne détecte sa présence.
-Oui, acquiesça-t-elle. Un truc du genre.
La tueuse ne souhaitait pas s’épancher dans de vagues explications.
-Rassure-toi, ton calvaire touche à sa fin, déclara Riley avec un sourire en coin.
D'un geste assuré, il désigna du doigt, les dizaines de mouettes qui dansaient autour du navire.
-Ce n’est pas trop tôt, intervint Sam en levant les yeux au ciel. Moi aussi, je commençais à trouver le temps long.
-Euh… je peux savoir ce qui vous rend si optimiste ? s'étonna Seyia. Je veux dire, d’accord, y a des mouettes, mais j'ai beau regardé partout autour de nous, je ne vois aucune terre à l'horizon.
La réflexion de la tueuse fit naître un sourire complice sur les lèvres des deux amants.
-Et bien, jeune fille, continua Riley avec un air faussement sérieux. Tu apprendras que les mouettes annoncent toujours une terre à l'horizon. Et puis surtout…
Il sortit de sa poche un petit boitier qu’il exhiba avec fierté devant Seyia, dont les yeux se plissèrent de perplexité.
...Je te présente la dernière merveille de l'armée. Un émetteur-récepteur indiquant avec précision les coordonnées Gps. Figure-toi que ce gadget fonctionne aussi bien en mer que sur la terre ferme.
-Ouah, approuva la tueuse en simulant l'étonnement. Impressionnant. Les gadgets, ça n’a jamais été mon truc. Je préfère tout ce qui est rudimentaire. Un bout de bois, un sabre ou n'importe quoi qui ne consiste pas à appuyer sur une multitude de boutons.
-Je te comprends, admit Sam avec un sourire compréhensif. Si nous avions ta force de tueuse, nous aussi, nous compterions plus sur nos muscles. Mais ce type d'équipement est vital pour nous. Je ne dis pas qu'on ne peut pas s'en passer, mais ce genre d'accessoire nous a sortis d'un mauvais pas, un nombre incalculable de fois. Après tout, que ferait James Bond sans tous ses gadgets.
-James qui … ?
Seyia regretta d'avoir posé cette question, qui venait d'engendrer chez sa partenaire, un regard appuyant son manque de culture.
-Tu n'as pas eu la jeunesse de madame tout le monde, hein ? constata Sam avec mélancolie.
La tueuse ne savait pas quoi répondre. L'idée d'une norme en vigueur concernant une adolescence type lui apparaissait au mieux abstraite. À bien y réfléchir, elle ne se souvenait pas d’avoir été malheureuse, et quand bien même, elle ne souhaitait pas s'en plaindre. Après tout, les personnes ordinaires ne connaîtraient jamais la délectation d'une chasse aux démons opérée avec succès, ce qui la désespérait d'autant plus lorsqu'elle y repensait.
-Ne t'en fais pas, lança Riley qui avait deviné son désarroi. Je peux t'assurer que ta vie a été cent fois plus trépidante que tout ce que tu pourrais découvrir au cinéma.
Riley incarnait le parfait gentleman. Sans cette cicatrice marquant son œil gauche, il aurait tout du gendre idéal. Une bienveillance naturelle émanait de sa personne, et Sam projetait la même lumière. Si on lui avait annoncé que ces deux-là opéraient en tant que soldats d'élite, elle aurait eu peine à le croire. Pourtant, les apparences étaient trompeuses les concernant. Elle l'admettait volontiers : cet homme jouissait d’un charisme indéniable. En d'autres circonstances, il lui aurait certainement tapé dans l’œil. La tueuse se demandait comment Buffy avait pu louper le coche avec lui. Perdue dans son fantasme, elle fut réveillée par un claquement de doigts.
...La terre à Seyia, reviens parmi nous !
-Euh, oui… Je pensais à quelque chose, bafouilla-t-elle en rougissant légèrement. Mais c'est bon, je suis avec vous.
-Tant mieux, parce qu'on a besoin de toi. Viens, aide-moi à jeter ça par-dessus bord.
Accroupi, Riley s’apprêtait à soulever une imposante masse de caoutchouc noir, traînant à ses pieds. Seyia s'empressa de glisser ses mains du côté opposé, alors que Sam rejoignit la cabine de navigation pour couper le moteur du navire. Dans un effort coordonné, ils basculèrent la masse par-dessus bord. À peine toucha-t-elle l’eau qu’un claquement sec se fit entendre. Sous leurs yeux, la forme d'un zodiaque gonflable prit vie à la surface, déployant ses contours robustes. Riley, agrippé au câble d’embarcation, tira de toutes ses forces pour stabiliser l’ensemble, avant de sangler solidement le cordage à la bordure de la passerelle.
...Mission accomplie. À toi l'honneur.
La tueuse ne posa pas de question. Elle enjamba la rambarde, puis se laissa glisser le long de la corde, jusqu'à se réceptionner habilement sur l'embarcation. Sam ne tarda pas à la rejoindre, tandis que Riley, en bon capitaine, fut le dernier à quitter le navire.
-Cramponne-toi bien, prévint Sam en jetant un regard vers Seyia. Ce genre de bolide en a sous le capot. Le départ peut être surprenant.
Le moteur gronda, propageant ses vibrations sous l'assise de la tueuse, dont le corps accompagnait harmonieusement les ondulations. Mais à l’instant où Riley activa l’accélération, Seyia vacilla, son équilibre pris en défaut par la soudaine poussée. L'estomac planté dans les talons, la jeune femme serra de sa poigne le cordage, afin de préserver un semblant de stabilité. Le vent glacé fouettait son visage, et de fines gouttelettes d'eau salée s’immisçaient sur sa combinaison, à chaque retombée trop brusque du navire. Elle eut d’abord du mal à se coordonner avec les mouvements imprévisibles du zodiaque, mais au fil des secondes, son corps s’habitua à ces assauts constants. Jetant un œil rapide sur ses deux compagnons de route, elle ne perçut aucune expression de mal être sur leurs visages impassibles. À se demander s'ils étaient bâtis du même bois. Alors qu'elle observa le chalutier s'éloigner derrière eux jusqu'à apparaître comme un point à l'horizon, Seyia fut interpellée par la voix ô combien réconfortante du soldat.
-Terre en vue, annonça-t-il comme une délivrance.
-Et le chalutier ? demanda Seyia, éprise de quelques remords à l’idée d’abandonner l'objet de sa première expérience maritime. J'imagine que si on le laisse derrière, c'est parce qu'il attirerait trop l'attention. Mais si les garde-côtes tombent dessus, ça ne risque pas de les mener à nous ?
-Pas d’inquiétude, répondit Sam avec assurance. Personne ne le retrouvera. Dans quelques minutes, sa carcasse reposera au fond de l'océan. Il n'en restera rien.
Cette annonce aurait dû la satisfaire, mais au fond d'elle, une petite voix, sans doute trop sentimentale, lui murmurait à quel point elle regrettait de voir disparaître dans l'oubli, ce compagnon de voyage qui, malgré les injures proférées à son encontre, avait su les amener contre vent et marée à bon port. En approche des côtes, l’œil rivé sur son Gps, Riley mit le cap sur une rive boisée.
-Ce n'est pas pour contester quoique ce soit, mais t’es sûr qu’on va au bon endroit ? insista Seyia, plissant les yeux vers l’horizon. Non, parce qu’il y a sûrement des coins moins hostiles pour amarrer. Du style, une belle plage avec des surfeurs. Il me semble que la Californie est réputée pour ça, non ?
-Les plages sont toujours là, mais oublis les Surfeurs, répondit Sam avec une pointe d’ironie. Plus de place pour les hobbies dans le Nouveau Monde. Qui plus est, les côtes sont toutes privatisées.
-Sans compter que les plages dont tu raffoles tant feraient de nous des cibles faciles, ajouta Riley d’un ton pragmatique. C'est une philosophie de vie : si tu veux réussir, choisis toujours les chemins les plus sinueux.
-OK, ouais, ça se tient, admit Seyia, un brin songeuse. C'est vrai, après tout, si on en suit ta logique, souffrir à bord d'un vieux rafiot plutôt que de se la couler douce dans un yacht tout confort, ça ne paraît plus si insensé. N'empêche que jusqu'à maintenant, opter pour la difficulté ne m’a pas franchement porté chance. J'imagine que la liberté à un prix.
-Y a de ça, confirma Sam. Et le fait d'être très limité budgétairement n'a pas aidé non plus.
-On arrive, annonça Riley en ralentissant l'allure à l’approche du rivage.
Le zodiaque, d'une dernière poussée, accosta sur la terre ferme, déplaçant à son passage des petits graviers crépitant sous son poids. Le moteur à l'arrêt, le soldat mis pied à terre, suivi de Sam et Seyia. Après des jours interminables de calvaire en mer, les trois aventuriers se réjouissaient de fouler à nouveau le continent.
-Enfin de retour à la maison ! lança Riley avec un enthousiasme contagieux.
Seyia sentit une vague d’émotion l’envahir en retrouvant sa terre natale, dont l’exil l’avait tenu éloignée pendant tant d’années. La tueuse n'avait pas grandi dans cette région, mais ce retour au pays, au vu des circonstances, tenait du miracle. Résignée à l'idée de passer le reste de ses jours dans de lointaines contrées, à cent mille lieues de ces grandes étendues dont l’Amérique regorgeait tant, ce revirement imprégna en elle un sentiment d'accomplissement personnel. Passé le temps des réjouissances, Riley et Sam s’attelèrent à dissimuler le zodiaque sous un amas de feuillage, jusqu'à ce qu’il disparaisse complètement dans le décor. Une fois cette tâche terminée, le soldat prit la tête de l'expédition et se fraya un chemin à travers le bois. Les arbres, auréolés d'une couleur vive, peignaient un somptueux panorama d'ombre et de lumière. Le soleil déclinant offrit ses dernières lueurs de résistance avant de s’éteindre, avalé par l’horizon. Riley, le regard rivé sur son Gps, modéra son allure d'une démarche prudente.
-Faites attention. Ne déviez pas de ma trajectoire et collez-moi le plus possible. La nuit commence à tomber, ce serait trop bête de se blesser maintenant.
Ils avancèrent sur plusieurs kilomètres, prenant soin d'éviter les pièges disséminés par mère nature sur leur route. Sol irrégulier, branches éparses, racines traitresses : chaque obstacle végétal semblait conspirer pour entraver leur progression. À mesure que la luminosité déclinait, l’obscurité les enveloppa totalement, rendant leur marche plus périlleuse encore. Les arbres, devenus de sombres silhouettes, menaçaient à chaque faux pas de leur barrer brutalement le passage. Pourtant, guidé par la lueur vacillante de son Gps, Riley assura un tracé sans fausse note, naviguant à travers les embouchures avec une précision presque instinctive. Son parcours d'éclaireur prit fin à proximité d’un imposant talus. Surprise par l'immobilité soudaine du soldat, Seyia qui manœuvrait en pilote automatique, se cogna la tête contre ses omoplates musclées. Solidement campé sur ses appuis, Riley n'en fut aucunement déstabilisé.
-Aie, gémit-elle avec un temps de retard. Tu pourrais prévenir avant de te transformer en statue, et re-aie.
-On touche au but, répliqua-t-il, imperméable aux plaintes de la tueuse.
Sans attendre davantage, il écarta les branches feuillues qui recouvraient les contours indistincts d'une masse solide. Ce n'est que lorsqu'il activa l'interrupteur du boîtier miniature, que le moteur se mit à rugir et que les puissants phares percèrent l'obscurité. Un 4x4 Suv américain, à la carrosserie aussi sombre que l'ébène, se révéla dans la pénombre. Prise de stupéfaction, Seyia contempla la cylindrée de ses grands yeux ébahis.
-OK... Vous êtes vraiment sur le coup, lâcha-t-elle impressionnée.
-Tu en doutais ? répondit Sam, en contournant le véhicule pour aller ouvrir la portière passagère.
-Je dois bien avouer que oui. Ça fait une bonne heure qu'on marche au milieu de nulle part, alors j'ai pensé qu'on s'était perdus… et que Riley était trop fier pour l'admettre. Après tout, les hommes ne sont pas réputés pour reconnaitre leurs erreurs.
-Tu m'en vois ravi de mettre un terme à ce cliché, s'amusa-t-il en prenant place derrière le volant. Allez, monte. Inutile de traîner dans les parages plus longtemps.
Les portes claquèrent et le véhicule s'extirpa des fourrées pour rejoindre l'asphalte, dans un crissement de pneu à troubler la quiétude du bois dormant. Épuisée par le voyage, la tueuse ne tarda pas à sombrer dans un sommeil profond, bercée par le ronronnement du moteur.
*
Quelques centaines de kilomètres plus loin, une légère secousse tira Seyia de sa torpeur. C'était la main de Sam.
-Réveille-toi, ma jolie. On arrive.
L'esprit embrumé, la tête encore dans le vague, Seyia mit quelques secondes à émerger complètement de sa léthargie. Peu à peu elle se remémora les raisons de sa présence dans cet habitacle, en compagnie de ses deux associés. Une sensation étrange l’envahissait, difficile à définir. Peut-être que pour la première fois depuis un long moment, elle se sentait heureuse et excitée à l'idée de ce qui l'attendait. Ces dernières années, ses réveils avaient tous eut la même saveur amère : un mélange de lassitude, de dégoût et de cette paresse écrasante qui l'incitait à rester coucher, par peur de subir continuellement les mêmes journées chaotiques. Mais pour une fois, les cartes semblaient rebattues. Elle se découvrait impatiente, comme dans son enfance, lorsque ses parents lui annonçaient fièrement la fin du trajet et le début des vacances. Certes, elle n'était plus une petite fille, mais la saveur de cet instant s'y apparentait fortement, et elle nourrissait l'espoir de retrouver enfin sa famille de substitution. Piquée par la curiosité, elle observa par la vitre teintée, tous les indices susceptibles de lui apporter des informations sur son environnement proche. Étonnement, tout semblait vide, un désert à perte de vue. Elle avait beau alterner de côté, absolument rien n’indiquait une quelconque présence humaine à des kilomètres à la ronde. Suspectant les deux amants de l'avoir réveillé pour rien, Seyia se pencha à l'avant du véhicule en accablant ses hôtes d'une moue dubitative.
-Comment ça, on arrive ? On est au milieu de nulle part, ici.
-Nulle part ? Je ne dirai pas ça, rétorqua Riley en gardant un œil attentif sur la route. C'est vrai que Sunnydale n'est pas très grande, mais quand on connaît bien les lieux, c'est une ville charmante où il fait bon vivre.
-Sunnydale?! s'étouffa Seyia en mimant une grimace. T’es sûr que ça va ?
Tout laissait à croire que Riley souffrait d'amnésie. La pression et le stress auraient-ils fini par altérer son esprit au point de le plonger dans un déni absolu de la réalité ? Cela expliquerait bien des choses… sauf une : le stoïcisme affiché de Sam, qui n’esquissait pas le moindre signe de contradiction. Deux personnes atteintes des mêmes maux au même moment ? Peu probable. Seyia envisagea alors une autre hypothèse : et si Sam, consciente des faiblesses de son mari, jouait un rôle de composition pour ne pas le brusquer ? Après réflexion, cette idée prit du plomb dans l'aile, à considérer que dans ce cas précis, Sam aurait tenté, par un quelconque geste subtil, de lui faire comprendre la situation. Loin de se résoudre à rester dans le flou, Seyia se décida à employer la manière forte.
...Écoutez, tous les deux, déclara-t-elle d’un ton solennel. Je sais que c'est dur à accepter, mais Sunnydale a été réduite en cratère il y a plus d’une décennie. Il n'en reste plus rien, si ce n'est un champ de ruine. Navré de devoir vous l'annoncer comme ça, mais il va falloir vous y faire. Sunnydale n'existe plus.
Riley et Sam se toisèrent d'un regard complice. Le couple ne semblait aucunement heurté par la remarque de la jeune femme.
-Accroche-toi, lui conseilla Riley avec son sourire espiègle.
Sans attendre une réaction, il écrasa l’accélérateur et, d’une main experte, actionna le frein à main. Le 4x4 exécuta un dérapage contrôlé, pivotant brusquement avant de quitter bitume pour s’engager dans une vaste étendue sablonneuse. Un nuage de poussière s’éleva aussitôt, enveloppant le véhicule et brouillant la visibilité des passagers. Prise de court, la tueuse fut projetée contre son siège, si bien qu'elle se demandait si Riley ne succombait pas, une fois de plus, à une folie qu'elle espérait la plus passagère possible. Malgré son imposant gabarit et sa traction efficace sur tous type de terrains, le SUV vibrait comme un avion en proie à de fortes turbulences. Loin de s'en inquiéter, le soldat actionna un interrupteur rouge intégré au levier de vitesse. Instantanément, deux traînées de lumière incandescente apparurent de chaque côté du véhicule, dessinant les contours d'une piste semblable à celles des aérodromes en activité nocturne. Alors qu'aucun pointeur à l'horizon ne laissait présager une destination, un amas de terre se déroba sous leurs yeux, avalé dans les profondeurs. Une énorme plaque de ferraille, soutenue par un mécanisme de trépied, s’affaissa dans le sol pour connecter la surface à un tunnel souterrain. Le cœur de la tueuse se mit à tressaillir lorsque son corps, soumis à la gravité, fut happé, en même temps que le véhicule, dans une descente vertigineuse.
Aussitôt le 4x4 engouffré dans l’ouverture, que la plaque se redressa pour colmater la surface. La traînée de lumière s'éteignit, effaçant toute trace de leur passage. Seules subsistaient les marques de pneus, que les vents de sable ne tarderaient pas à faire disparaître durant la nuit. Dans la cavité souterraine, Seyia voyait défiler des néons, traçant au plafond des lignes lumineuses si vives que la pénombre environnante les rendait presque aveuglantes. La tueuse se pinça pour y croire. Elle s'était imaginé une planque dans un lieu vétuste, mais assurément pas un voyage dans la quatrième dimension. Tout ceci paraissait un peu trop théâtral à son goût : un bon point considérant la difficulté de leurs ennemis à s’imprégner d'un tel scénario. Le mystère autour de ce lieu venait de trouver une justification convaincante. Le véhicule ralentit jusqu'à s'immobiliser dans un immense parking éclairé. Quelques véhicules y stationnaient, allant du vieux fourgon ne payant pas de mine à la moto dernier cri.
-Bienvenue à Sunnydale, déclara Riley en coupant le moteur.
En sortant du véhicule, Seyia remarqua un vieux panneau de signalisation vert, légèrement délavé par le temps, sur lequel on pouvait lire « Welcome to Sunnydale ». Elle comprit enfin où Riley voulait en venir. Un soupir se soulagement lui échappa. Au moins, lui et Sam n'avaient pas perdu la tête.
-C'est comme ça que vous avez nommé votre planque ? Bel hommage.
-Pas tout à fait, corrigea Sam en secouant doucement la tête. On est réellement à Sunnydale. Enfin… disons en bordure de la ville qu'on a connue, ou plutôt de ce qu'il en reste, considérant le cratère qui l'a ensevelie. Mais je ne suis pas la mieux placée pour t'en parler.
Machinalement, Seyia se tourna vers Riley qui prit aussitôt le relais.
-L'initiative ! annonça-t-il, le visage empreint d’une gravité presque nostalgique. Le gouvernement avait établi des bases souterraines pour surveiller la bouche de l'enfer, et mener des expériences susceptibles de nous aider dans notre lutte. Mais tout ne s'est pas déroulé comme prévu. La base principale de Sunnydale a été complètement détruite… pourtant, ce n’était que la partie émergée de l'iceberg. Le réseau s'étendait bien au-delà. Il était hors de question pour eux de perdre leur influence dans la zone.
Riley croisa les bras et planta son regard dans celui de Seyia.
…En parallèle, une autre base a été construite en périphérie, dans le plus grand secret. C'est là que nous nous trouvons. À l'époque, seule la professeur Walsh était au courant. Moi-même, je n'ai appris son existence que bien des années plus tard. Autant dire que c'est l’un des lieux les plus secrets et sécurisés au monde. Ici, aucun risque qu'on soit repérés. Personne ne penserait à trouver un camp de la résistance sous les ruines d'une ancienne ville complètement rayée de la carte.
Seyia devait bien l'admettre : se terrer dans les entrailles d'une ville fantôme relevait d’un plan remarquablement ingénieux. Sunnydale, cette ville perçue en son temps comme le centre névralgique des puissances démoniaques, et de bien des batailles apocalyptiques, représentait pour la tueuse une sorte de terre promise, un terreau sur lequel rumeurs et légendes constituaient le socle de son imaginaire. Lorsqu'à la fin de chaque entraînement, Buffy évoquait ses aventures passées à sillonner les ruelles et les cimetières de cette cité chère à son cœur, c'était toujours avec une nostalgie prononcée. Le lycée, le Bronze, la bibliothèque, ainsi que la boutique de magie : tous ces monuments restaient ancrés dans son inconscient, sans qu'elle ne les ait jamais foulés. Seyia le sentait. Cet endroit vibrait toujours d’une énergie résiduelle, d'ondes puissantes, rappelant les échos d'un passé qui hantait toujours les lieux. Il est dit que la terre possède une mémoire, et qu’elle préserve jalousement et pour l'éternité la trace de ceux qui l'ont arpentée. Seyia pressentait qu'elle aussi aurait à apporter sa pierre à l'édifice pour que l'histoire de cette ville, qu'elle sillonnait pour la première fois, ne tombe jamais dans l’oubli.
Deux soldats en treillis militaire accoururent vers leur position, avant de se mettre au garde à vous devant Riley.
-Rompez ! ordonna-t-il d’un ton ferme et détendu.
Puis, se tournant vers Seyia, il ajouta :
…Allons-y, il y a des gens qui t'attendent.
La tueuse emboîta le pas, suivant Riley à travers un couloir étroit, dont les murs portaient les traces d’un passé révolu. Son regard fut aussitôt accaparé par de vieilles affiches, vestiges d'une autre époque. Parmi elles, un ancien prospectus jauni par le temps affichait l’inscription « Sunnydale high 99 », accompagnée du slogan « The future is ours ». Ces mots, empreints d’insouciance et d’optimisme, témoignaient d’une jeunesse qu’elle n’avait pas connue, mais qu'elle se surprenait à regretter, nourrissant l’image d’un passé idéalisé. Son attention dériva vers une autre affiche, cette fois venue du ''Bronze'', annonçant la programmation d’une soirée : Bellylove, Cibo, Matto, Darling Violetta, Velvet Chain, et bien d'autres encore. L'ambiance lycéenne de l’époque lui faisait décidément forte impression. Subjuguée par ce mur des souvenirs, elle se laissa entraîner dans la pièce principale, le cœur battant à tout rompre.
Le moment fatidique approchait. Enfin, elle allait revoir ces visages qu'elle n'avait plus croisés depuis cette fameuse tragédie. Que leur dirait-elle ? Comment réagiraient-ils en la voyant ? À quel point avaient-ils changé ? Autant de questions qui tourbillonnaient dans son esprit tandis que ses pas la portaient vers l'inconnu. Elle avait tant rêvé de ce moment où elle ne serait plus seule… mais tout paraissait trop beau. Elle refusait de nourrir de faux espoirs. Guidée par Riley et soutenue par Sam, elle évacua les mauvaises pensées. Il lui fallait lâcher prise, effectuer un réset total et se laisser porter par le courant. Sans même s’en rendre compte, elle franchit le seuil de l’espace principal.
Une vaste étendue, cloisonnée en différents secteurs, se révéla à ses yeux ébahis, légèrement en contrebas. Une telle surface dans les profondeurs confinait à l’improbable. Ce n'était pas tant l'immensité des lieux qui émerveillait Seyia, mais la vie intense qui y foisonnait. S'étendant sur des kilomètres, ce refuge possédait la superficie d'une petite ville. À perte de vue, des milliers de personnes allaient et venaient, chacun absorbé par ses occupations, dans une effervescence joyeuse qui tranchait radicalement avec la morosité du monde extérieur. Des éclats de rire, des conversations animées et un tumulte d’activités résonnaient autour d’elle, comme si la légèreté de la vie avait repris tous ses droits. Au loin, les cordes vibrantes d'une guitare électrique s’élevaient, interprétant ''Make in Rain'' de Foy Vance. Les notes, au fort accent de blues, s’étiraient dans l’air, envahissant l’espace d’une mélodie envoutante. Autour du musicien dont elle ne discernait pas la silhouette, une foule de spectateurs se balançait doucement, emportée par le rythme langoureux de l’instrument. Cette voix pure et envoûtante, suave à certains égards, et vibrante telle une complainte, reflétait toute la puissance mélancolique de son interprétation. Cette tonalité lui semblait familière, mais l'excitation de la découverte l’empêchait de s’y attarder. En scrutant les hauteurs, elle remarqua une large passerelle métallique encerclant tout le périmètre de la zone. Surélevée, elle reliait un ensemble d’habitations qui s’étendaient en un vaste réseau structuré. La passerelle était reliée à la fosse par de longs escaliers tournants, secondés par des escalators automatiques. Alors que son regard virevoltait dans tous les sens, fasciné par tant de détails, une bouffée d'épices, enivrante et chaleureuse, vint titiller ses narines, réveillant en elle un appétit d'ogre.
Malgré la teinte grisâtre et l’aspect strictement militaire des lieux, des ameublements et des décorations colorées en atténuaient la froideur, conférant à chaque secteur une ambiance singulière. C'était comme si, dans cet espace confiné, les habitants avaient voulu insuffler un air de voyage, une évasion symbolique pour combler leur soif de liberté. L'exposition abondante de reliques du passé interdites en surface, témoignait d’un besoin de révolte assumé : affiches, œuvres et symboles prônant la liberté de création et de croyance, bravaient les lois de censure instaurées par Wolfram et Hart. Ici, les anciennes religions continuaient d’exister dans entrave. Des croix et autres artefacts sacrés, côtoyaient sans détachement des objets liés aux cultes païens et à la sorcellerie.
Alors qu'elle suivait Riley dans l'allée centrale, Seyia fut surprise de remarquer un petit espace dédié à la lecture. Tous types de romans issus de l'ancienne génération remplissaient les étagères pour composer une bibliothèque de fortune. Cet endroit regorgeait à lui seul, de tout ce qui, sous le règne des Dieux tyrans, attentait au blasphème.
Comparés aux souterrains de Londres, ceux de Sunnydale, au-delà de la taille, affichaient une modernité saisissante. Les gigantesques écrans incrustés dans les parois murales en attestaient. Cette ancienne base militaire, à la pointe de l’ingénierie, conservait encore aujourd’hui une technologie sophistiquée. Déjà à l'époque, elle jouissait d'une confortable avance que le sablier du temps n'avait que modérément amenuisé.
-Voici ton nouveau chez toi, annonça Sam en continuant d’avancer. J’espère que tu t'y feras. Andrew se fera certainement une joie de te faire le tour du propriétaire.
Andrew. L'évocation de ce nom sonna comme une douce caresse à ses oreilles. Elle aimerait tellement que ce soit lui. Qui d'autre, après tout ? Un sourire fugace effleura ses lèvres. Le geek avait fait forte impression ce fameux soir, dans le manoir, en enflammant la piste de danse. Inexorablement, les images de cette soirée magique refirent surface : les rires, la lumière tamisée, la musique enivrante… et surtout, le sourire de ses amies, loin d'avoir été tendres avec elle ce soir-là. Elle se revoyait en compagnie de Joy, Léa et Helena, dans leurs magnifiques robes de bal, à danser et apprécier cet ultime moment de paix. Un instant suspendu, à tout jamais gravé dans sa mémoire. Absorbée par ses souvenirs, Seyia ne remarqua pas immédiatement le groupe qui se précipitait à leur rencontre.
-Le comité d'accueil est là, lança Riley qui se réjouissait de voir débarquer des visages familiers.
Ces derniers avaient été informés de leur présence dès l’instant où l'ouverture de la rampe à la surface fut activée.
Le cœur battant à tout rompre, la tueuse n'en menait pas large. Deux personnes qu'elle ne reconnut pas au premier coup d’œil, se révélèrent parmi la multitude. Le premier, un homme mûr au visage marqué par le temps, arborait une barbe naissante qui soulignait ses traits fatigués. Sa chevelure poivre et sel, clairsemée par endroits, contrastait avec le bandeau noir recouvrant son œil gauche. Malgré les années et les épreuves, une lueur malicieuse persistait dans son unique regard, vestige d’un humour à toute épreuve. À ses côtés, se tenait une magnifique jeune femme, dont l’allure respirait une grâce naturelle. Sa chevelure blonde encadrait un visage aux traits fins, illuminé par de grands yeux gris-bleu pétillant d’émotion. Tous deux s’approchèrent, un sourire radieux illuminant leur expression.
-Alex... s’exclama la tueuse comme si elle venait de décrocher le gros lot. C’est pas vrai, c'est bien toi ?
-Hé oui. Le seul, l'unique. Et puis, mon œil de lynx a dû te mettre sur la voie.
-J'avoue que ça a aidé un peu.
Seyia détourna son regard vers la jeune femme à ses côtés.
...Et toi, si ma mémoire ne me joue pas de tour, tu es Leina.
-Contente de te savoir à nouveau parmi nous, reprit la belle Anglaise avec retenue. Je sais qu'en dehors des ordres de mission, on n'a pas passé beaucoup de temps ensemble, mais ça fait un bien fou de retrouver un visage familier. Tu as beaucoup changé.
Seyia se sentit quelque peu désorientée. Il est vrai que, du temps où ils cohabitaient tous dans le manoir de Cleveland, des affinités s'étaient nouées naturellement entre les tueuses, de par leur histoire et leurs activités communes, au détriment des autres relations. Pour autant, son cœur se remplissait d'une joie intense à leur contact. Plus que le souvenir d'une simple liaison par oreillette, elle considérait Alex et Leina comme partie prenante de sa famille, pour avoir vécu le meilleur et le pire à leur côté. L'apport crucial du couple au bon déroulement des missions et des évacuations avait sauvé la mise à son escouade un nombre incalculable de fois.
-Je vois que ce cher Riley a une fois de plus accompli sa mission avec brio, ajouta Alex en esquissant un sourire malicieux. Je ne veux pas me faire l'avocat du diable, mais selon les règles en vigueur dans ce cher Sunnydale, il est stipulé que quiconque revient de l'au-delà mérite un câlin de bienvenue.
Dans sa chemise à carreaux et son pantalon large, le borgne déploya ses bras. Bien qu'un peu hésitante, la tueuse se laissa aller à un tendre enlacement.
...Bienvenue chez toi, murmura-t-il, sous le regard approbateur de Leina, Riley et Sam, qui savouraient ces belles retrouvailles.
Peu encline aux démonstration affectives, Seyia sentit pourtant toute la pression emmagasinée ces derniers jours s’évaporer d’un seul coup. Sans énergie, elle se laissa transporter par l'étreinte chaleureuse d'Alex, toujours prompt à offrir un peu de réconfort.
-Ne te sens surtout pas obligé d'en profiter, le sermonna Leina, qui suspectait son cher et tendre de faire durer le plaisir un peu trop longtemps à son goût.
-Oh, mon Dieu ! s’écria une voix nasillarde.
Aussitôt, une silhouette surgit de nulle part, écartant Alex sans la moindre délicatesse. Sans comprendre ce qui lui arrivait, d'autres bras, plus fins et moins réconfortants l'enlacèrent, sous les regards sidérés de ses hôtes en proie à une gêne non consentie. Après tout, ils connaissaient l'animal. Andrew soignait toujours ses entrées. Désormais il palpait les joues de la tueuse, prise de court et dans l'incapacité de réagir.
...Tu n'es pas un fantôme ! s’exclama-t-il avant de l'enlaçer de plus belle. C'est un miracle ! Tu es comme Sangoku revenant du royaume des morts après un entraînement chez maître Kaio ! Tu viens nous aider à vaincre les saiyans ?!
-Sango… quoi ? balbutia Seyia, bringuebalée dans tous les sens, un regard désespéré lancé à son entourage.
-Ça suffit ! le réprimanda Leina. T'es en train de l'étouffer. Laisse-la respirer un peu.
Effrayé par le caractère bien trempé de la blonde, qui ne prenait jamais de gants avec lui, contrairement aux autres, toujours prêts à lui trouver des circonstances atténuantes, Andrew relâcha son étreinte et recula de quelques pas. Un geste accueilli avec un profond soulagement par la tueuse. Ayant subi son lot d'enlacement pour la journée, Seyia ne comptait pas en profiter plus que de raison. C'était trop d'émotion pour un si petit corps, même si revoir Andrew, fidèle à lui-même, la réconfortait. Le Geek avait toujours tenu le rôle officieux de mascotte au sein du groupe : sa maladresse et son excentricité, contrebalancées par une loyauté indéfectible. Son passé parlait pour lui. En tant que médecin en chef, des liens s'étaient tout naturellement tissés avec les soldats de terrain, confrontés aux blessures quotidiennes.
-Ils ne peuvent pas comprendre la relation existentielle qui lie un médecin à son patient, enchaina Andrew avec passion.
Le regard fier, pénétré par une conviction solennelle, il scruta l’horizon, comme habité par une mission sacrée.
…Quand on sauve une vie contre vents et marrées, en déjouant les pronostics de la faucheuse, alors oui, on peut dire que j'ai été la lumière au bout de son tunnel, l'oxygène dans ses poumons, le senzu qui lui rendit son énergie alors qu'elle arpentait les sentiers de la mort.
-Ouais… marmonna Alex, dubitatif. En tout cas, l’énergie qui lui reste, t'es surtout en train de lui pomper. Et dire qu'il y avait un temps où c'était moi le comique du groupe… Dites-moi que j'étais moins lourd, je vous en supplie.
Un silence gêné s’installa. Ses interlocuteurs évitèrent soigneusement de croiser son regard, feignant un soudain intérêt pour leur environnement. Une esquive collective qui ne fit qu’amplifier son désarroi. Défait, il baissa la tête, consolé par une tape amicale de sa compagne sur l’épaule. Seyia, quant à elle, émettait quelques légers doutes quant à la version édulcorée du geek. Dans ses souvenirs, Andrew ne présentait aucune prédisposition pour la médecine. Plus d’une fois, ses assistantes avaient dû l’empêcher de commettre des bourdes monumentales, susceptibles de coûter la vie à bon nombre d'entre elles.
Interpellée par le bruissement discret d'un roulement mécanique, la tueuse pencha la tête de côté. Deux silhouettes émergèrent de l’ombre, dont l'une, en chaise roulante, poussait sur ses bras musclés pour faire tourner les grandes roues asymétriques de chaque côté. Sa poitrine se serra lorsqu'elle identifia Robin Wood, un ancien compagnon d'armes, accompagné de son maître d’autrefois, Faith, la tueuse rebelle. Cette dernière n'avait pas changé. Malgré les dix années écoulées, elle paraissait toujours aussi fringante qu'à l'époque, vêtue d'une veste en cuir et d'un pantalon serré s'immisçant dans de longues bottes montantes jusqu'aux genoux. À ses cuisses, deux étuis solidement sanglés contenaient un pieu et un couteau, tandis qu’au creux de son dos dépassait la légendaire Scythe rougeoyante, portée jadis par Buffy. Robin, lui non plus, n'accusait pas le poids des années. Son crâne, parfaitement lisse, renvoyait toujours avec autant d'aisance la lumière crue des imposants néons environnants.
-Salut ma belle, lança l'ex-proviseur avec un sourire. Content de te savoir entière.
Seiya accourut vers ses anciens compagnons, qu'elle s'était tant désespérés de retrouver. Leur dernière interaction remontait à ce fameux jour, sur le champ de bataille.
-Qu'est ce qui t'est arrivé ? s'inquiéta-t-elle en s'abaissant à la hauteur du rescapé, les mains posées sur ses genoux.
-Oh, ça ? reprit Robin en déclinant le regard sur son corps meurtri. Un petit souvenir de l'apocalypse.
Remarquant la mine maussade de la jeune femme, il crut bon d'ajouter, d’un ton plus léger :
...Ne t'en fais pas pour moi. Beaucoup n'ont pas eu la chance de s'en sortir vivants, alors je ne vais pas me plaindre. Je fais avec… ou sans, considérant l'état de mes jambes.
C'était une façon positive d’interpréter les choses, mais connaissant son opiniâtreté d'antan à toujours se précipiter en première ligne, Seyia suspectait son apparente décontraction de n'être que le reflet d'une souffrance enfuie, difficilement avouable.
-Tu connais Robin, intervint Faith avec son éternel aplomb. C'est un grand garçon. Sa condition ne l'a jamais empêché de se rendre indispensable… sans quoi, crois-moi, ça ferait bien longtemps que je l'aurais largué.
Levant les yeux sur la tueuse, Seyia s'empressa de se redresser, hésitant sur la façon de saluer celle qu'elle admirait au même titre que Buffy.
...Alors, ne te méprends surtout pas, la prévint Faith en plaçant ses mains en barrage devant elle. Je suis super heureuse de te revoir, mais je n'ai jamais été très câlin, alors si on pouvait sauter le passage sentimental où tout le monde se prend dans les bras et pleure en ressassant les années perdues, ça m'arrangerait assez.
Un sourire naturel illumina le visage de Seyia. Elle n'en attendait pas moins de son ancien maître d'armes, toujours prompt à préserver son caractère asocial. Malgré le poids des années, la tueuse découvrait que rien n'avait foncièrement changé. Peu à peu, Seyia retrouvait ses repères, et ce simple constat suffisait à dissiper ses plus grandes craintes. Une question, cependant, l'intriguait. Pourquoi Faith se trouvait-elle en possession de la Scythe ayant appartenu à Buffy ?
Pas le temps de l'interroger qu'elle fut interpellée par un attroupement de personnes inconnues au bataillon. Étant la petite nouvelle, elle se doutait que sa présence suscitait la curiosité, mais elle aurait apprécié se faire plus discrète. Tous ces regards insistants braqués sur sa personne la déstabilisaient, et Seyia détestait par-dessus tout accaparer le centre de l'attention. Alors, très timidement, elle esquissa un petit geste de la main en guise de présentation.
Elle ne l'avait pas remarqué, prise dans l'étau de ces chaleureuses retrouvailles, mais la musique de fond s’était tue. Le musicien n'allait pas tarder à faire montre de sa présence en scindant la foule en deux, tel Moïse, mais avec moins de barbes, et infiniment plus de classe, dans son ample chemise de soie repassée. Lorsqu'il décrocha la paire de lunettes de son visage, ses magnifiques yeux bleus la percèrent à nue, si intensément que sa poitrine se noua. L'esquisse d'un léger sourire apparut au coin des lèvres du vieil homme. Ses cheveux en hiver bouclaient par l'entremise d'une légère sueur suintant le long de son front. Qui oserait encore prétendre que jouer d'un instrument ne requérait pas un effort considérable ? Face à elle, en chair et en os, se tenait le chef de la confrérie des observateurs. Giles accusait un peu le poids des années. Ses joues apparaissaient plus creusées, ses traits moins affûtés, mais pour le reste, sa stature et sa prestance en imposait toujours autant. Deux catégories d’individus existaient : ceux que l’âge courbait sous son poids, les accablant d’une carcasse trop lourde à porter, et ceux qui perdaient en vigueur ce qu'ils gagnaient en charisme. Giles appartenait sans conteste à la seconde catégorie. Le British était de la trempe de ceux sur qui le temps n'exerçait aucune incidence néfaste… du moins, en apparence.
S'approchant en silence, il posa délicatement ses mains sur ses épaules. Ses yeux vibraient d'une émotion contenue. Giles s'était toujours évertué à considérer toutes les tueuses comme ses enfants, ou en tout cas, il avait tout fait pour qu'elles le ressentent ainsi. Les mots furent difficiles à sortir. L'observateur demeura de longues secondes silencieux, à savourer ce moment en toute simplicité.
-Enfin te voici. Robson et Sirk ont fourni de l’excellent travail.
Giles scruta le couple de soldats d'un œil reconnaissant.
...Riley et Sam, toujours aussi efficaces.
-Je suis navré pour...
Seyia chercha ses mots, mais il n' existait aucune bonne façon d'exprimer ses condoléances.
...Robson. C'était quelqu'un de bien. Il a lutté jusqu'au bout pour que je survive. Je suis vraiment... Enfin, je sais que vous étiez proches, alors...
Giles baissa légèrement les yeux, ajustant machinalement ses lunettes, comme pour dissimuler une tristesse qu'il souhaitait garder pour lui seul.
-Oh, je te remercie. Robson... Enfin, si tu es là, c'est qu'il n'est pas mort en vain.
L'observateur plongea son regard dans le sien en forçant un rictus.
...Je suis persuadé qu'il a fait honneur au Conseil des Observateurs jusqu'à la fin. Il a accompli sa mission et, bien au-delà, il a apporté un nouvel espoir.
La tueuse ne comprenait pas bien ou il voulait en venir. Quel espoir Robson aurait-il pu offrir ? Bien sûr, elle avait survécu, et rejoint la maison mère de la résistance à travers le monde, mais ce n'était qu'une tueuse. Elle ne pouvait décemment pas, à elle seule, influer d’une manière significative sur la trame des événements. Si c'était aussi simple, Faith et Buffy auraient depuis longtemps terrassé le Loup, le Cerf et le Bélier.
-L'espoir… C'est justement ce que je suis venue chercher ici.
À ces mots, un silence pesant s’abattit sur l’assemblée. Un malaise palpable traversa le groupe, chacun échangeant des regards incertains.
-Tu dois être éreintée par ce long voyage, continua Giles. J’imagine que tu as des millions de questions en tête. Nous en aurions tout autant à ton sujet, mais je doute que ce soit le lieu pour en parler.
D’un léger mouvement de tête, à peine perceptible, il désigna la foule encore massée derrière eux.
…Que dirais-tu d'aller dans un endroit, disons... plus discret ?
Seyia ne se fit pas prier et accepta aussitôt. Les regards insistants de la foule accentuaient son inconfort, et l'état dans lequel elle se présentait n'arrangeait rien. Non pas qu'elle soit coquette, mais après plusieurs jours passés en mer sans pouvoir se changer, ses vêtements empestaient et sa peau devait s’être imprégnée d'une odeur peu flatteuse. Son odorat, habitué à l’incommodité, ne percevait plus rien… mais dans ce genre de cas, les premiers concernés étaient souvent les dernières avisés. Son statut de non-fumeuse l'attestait, bien qu'elle aurait préféré sentir la cigarette froide à tout autre effluve inhabituel.
**
Arpentant les longs escalators automatiques menant à la passerelle supérieure, Alex eut tôt fait de s'improviser guide, déjouant ainsi les pronostics de Sam qui avait misé sur Andrew.
-Pour te faire le topo, l'aile Ouest et l'aile Est sont agencées en dortoirs. Enfin… disons que ce sont plutôt des aménagements de fortunes avec des matelas et le minimum syndical pour dormir. On reçoit beaucoup de monde. Les places se font précieuses, mais en y mettant de la bonne volonté, on parvient à maintenir un semblant d'ordre. Faut croire que la cohabitation à Cleveland a été un bon enseignement. Il y a des douches communes à chaque extrémité, mais rassure-toi, on a cloisonné chaque pommeau pour respecter l'intimité de chacun. Non pas que j'ai à cacher quoi que ce soit. Tout est à sa place me concernant. Je veux dire, personne n'a jamais eu à se plaindre et Aieeee...
Leina venait de le pincer violemment au bras.
… J'en étais ou déjà ? Ah, oui, donc comme je le disais, ici, on vit un peu comme dans une communauté de hippies. Non pas qu'on fume de l'herbe à longueur de journée… quoique certains le font.
Il haussa les sourcil d’un air entendu avant de reprendre plus sérieusement.
…Là où nous allons, c'est la zone Nord, autrement dit notre QG. Un peu comme on avait au manoir, avec la salle de surveillance et tout le toutim. On possède même une salle informatique avec des serveurs ultrapuissants avec lesquels on récolte des tas de données. C'est un peu notre domaine à Leina et moi. Enfin, pour être franc, c'est plutôt Leina qui est le cerveau. Tu verrais, c'est devenue une hackeuse de génie. Je te ferai visiter plus tard.
Alex poursuivit sans laisser le temps à Seyia d’intervenir.
…Nos chambres se trouvent aussi dans cette zone. C'est le seul privilège qui nous est octroyé en tant que membres VIP. Bref, pour résumé, c'est le même principe que ce que tu as connu, sauf qu'on est terrés comme des rats. Mais attention, des rats joyeux et faisant le bien autour d'eux, un peu comme dans ratatouille.
Le borgne accompagna sa déclaration d’un large sourire avant de pointer du doigt la partie inférieure du complexe.
…Tout ce qui se trouve en bas fait partie du domaine public. Disons que c'est une petite ville nichée dans un bunker. Le stock de nourriture et d'armes, les cuisines et les jeux : tout ce qui permet de ne pas péter les plombs et de s'évader un peu, on le retrouve en bas. Figure-toi qu'on possède même une estrade pour les musiciens et un cinéma. Enfin, c'est un vidéo projecteur rétro et l'écran est un drap blanc, mais si t'imagines bien, ça peut faire impression.
-Je confirme ! enchaîna Andrew, visiblement ravi. D'ailleurs cette semaine c'est moi qui m'occupe de la programmation. Que des chefs-d’œuvre du septième art : Armageddon, Titanic, la liste de Schindler, j'avais aussi pensé à mettre la dernière trilogie Star-Wars, mais je trouvais ça trop déprimant. Ce qu'ils ont osé faire à Luke…
Giles leva les yeux au ciel, un profond désarroi marquant ses traits.
-Et dire que ça fait dix années que je subis ça… maugréa-t-il dans sa barbe.
Ils marchèrent de longues minutes avant d'atteindre le fameux QG en question. L’ espace, à la structure industrielle et aux poutres métalliques apparentes, s’ouvrait sur un immense bar. Derrière son large comptoir en bois massif, des étagères débordaient de bouteilles d'alcool fort, côtoyant quelques breuvages plus doux, parfaits pour préparer des cocktails improvisés. Au centre de la pièce trônait une longue table rectangulaire, entourée de chaises confortables, tandis que la cloison murale se parait d’une collection d'instruments de musique. Parmi eux, plusieurs guitares encore fonctionnelles, allant de l’acoustique à l’électrique. Toutes sans exception appartenaient à Giles, qui se plaisait à s'exercer à l’abri des regards. Plus loin, contre le mur du fond, une cible parsemée de trous côtoyait un baby-foot aux manchettes usées. Enfin, un peu à l'écart, derrière deux piliers métalliques, un coin salon offrait une touche de modernité. De larges fauteuils disposés en cercle entouraient une petite table basse au plateau vitré, où reposaient des sous-verre à l'effigie de Sunnydale. Cet endroit qu'ils appelaient QG s'apparentait davantage à une garçonnière animée, qu'à un véritable centre stratégique. Connaissant l'équipe, Seyia n’en fut pas surprise. La tueuse prit ses aises autour de la longue table centrale, en compagnie de ses convives. Seuls Alex et Leina manquaient à l'appel, occupés derrière le bar. Le café chaud infusait lentement, répandant une savoureuse odeur d’arabica dans la pièce. À côté, un assortiment de gâteaux secs attendait de combler la fringale des voyageurs.
-Chaud devant ! annonça Alex, plateau en main, en distribuant les tasses encore fumantes.
Leina lui emboîta le pas, chargée d’un second service. La tueuse, tiraillée par la faim, se précipita sur les gâteaux qu'elle ingurgita avec la grâce d'un rapace affamé, attisant quelques sourires amusés autour d’elle. Riley et Sam, bien que souffrant de la même voracité, s'y attelèrent avec la retenue propre à leur rang militaire.
-Vas-y doucement, lui conseilla Alex. Sinon, tu vas nous faire une crise de foie.
-Débolé... balbutia-t-elle, la bouche pleine. Ch'est juste que sha fait bontemps que j'ai ba mangé gelgue gose daushi Bon.
Elle fit descendre le tout avec une gorgée de café, qui ne manqua pas de lui brûler la gorge.
-Rien de tel que de bons vieux crackers américains pour retrouver le goût du pays, lança Robin, en spectateur incrédule.
-Désolé de te contredire, répliqua Leina en haussant un sourcil, mais la bouffe américaine est loin de surpasser les délices londoniens. Du moins, du temps où j'y étais.
-Il faut la comprendre, continua Alex, faussement compatissant. La gelée de menthe et le pudding… Autant de fabuleux mets siégeant au panthéon de la gastronomie universelle.
Leina le fustigea de l'un de ses regards noirs dont elle avait le secret.
-L'américain typique, souffla-t-elle nonchalamment. Bourré de clichés, et croyant tout connaître de la vie alors qu'il n'est jamais sorti de son trou.
La jeune blonde se tourna vers l'observateur en le prenant à témoin.
...Giles, affranchis-le.
-Oh... eh bien, oui, concéda le doyen, gagné par un élan patriotique. Il est vrai que les Anglo-saxons ont à bien des égards une richesse culturelle et gustative que les Américains ne possèdent pas. Le curry d'agneau, le poulet tandoori.
Le fantasme de ces savoureux mets lui mit l'eau à la bouche.
-Cà ne compte pas ! protesta Alex. Ce que vous venez de citer Giles, ce sont des plats indiens. Absolument rien à voir avec le côté british. Si vous me parlez de Fish and chips alors là oui, je veux bien l'entendre. Autant dire que vous avez juste accompagné du poisson avec les frites inventées par les Français, rien de bien innovant pour un pays à la soi-disant culture culinaire.
Évidemment, ceci n'avait pas échappé à Giles. Londres avait toujours entretenu, de par son histoire impériale, des liens étroits avec l'inde. Il était donc naturel que la capitale britannique ait intégré une partie de cette culture culinaire, enrichie par une vague d'immigration massive.
-Les frites que tu prétends provenir de France viennent en fait de Belgique, réfuta Leina, un brin moqueuse. Mais j'imagine que tu n'as jamais entendu parler de ce pays.
-En fait, ce n'est pas tout à fait vrai, démentit l'observateur en ajustant ses lunettes. Il n’existe aucun consensus sur la question. Certains affirment que les frites ont été inventées par les Français, d'autres par les Belges.
Il marqua une pause, savourant l’occasion d’étaler son érudition.
…Cela dit, si on les nomme French fries ici, c'est que les Américains les ont découvertes pendant la Première Guerre mondiale, dans le nord de la France. Une autre légende raconte que Thomas Jefferson adorait les frites préparées par son cuisinier français et que c'est ainsi qu’elles ont été baptisées French fries aux Etats-Unis. Je crains, hélas, que nous ne connaissions jamais la vérité de notre vivant.
-Un véritable puits de science, notre cher Giles, plaisanta Faith.
La tueuse rebelle, assise nonchalamment sur son siège, subissait plus qu'elle ne le voulait, un débat qui ne l’intéressait pas outre mesure.
-Rappelle-moi les plats typiques américains, suggéra Leina, qui s'en faisait une affaire personnelle.
Les deux amants se livrèrent à une véritable guerre de tranchées, se répondant du tac au tac en citant chacun un exemple de plat connu, tout en espérant clore le débat. Autour de la table, la discussion enfla, entraînant d’autres convives dans la bataille. Les uns vantaient les mérites des Etats-Unis, les autres défendaient bec et ongles la supériorité du Royaume-Uni. Seyia, elle, profita de cette agitation pour se faire oublier et finir tranquillement son assiette. Et puis, tout explosa.
-Ça suffit ! vociféra Andrew en abattant son poing sur la table.
Le silence retomba aussitôt. L’effet fut d’autant plus saisissant que personne n’avait l’habitude d’entendre le geek hausser le ton.
...Vous n'avez pas honte ? continua-t-il, indigné. Regardez-vous. Vous vous conduisez tous comme une bande d’enfants capricieux. Il s'agirait de grandir un peu. Inutile de vous rappeler pourquoi nous sommes tous réunis ici. Revenons à ce qui importe véritablement.
Le ton solennel couvrit de honte les membres de l'équipe, qui n'en revenaient pas de se faire sermonner de la sorte.
...Mon bras.
-Ton bras ? répéta Riley, complètement perdu. Qu’est-ce que ton bras a à voir avec ce qui importe véritablement ?
-En fait je crois que je me suis cassé le bras, gémit Andrew, au bord des larmes.
Le geek se tenait le coude en sautillant sur place, comme s'il venait de se cogner un orteil contre un meuble.
-Allez, viens avec moi, reprit Sam en lui prêtant son épaule. On va soigner ça à l'infirmerie.
Giles se racla la gorge, passant brièvement une main sur sa nuque.
-Et si nous revenions à l'essentiel, fit-il, cherchant à dissiper le malaise ambiant. J’imagine que des tas de questions se bousculent dans ta tête ?
-C'est peu de le dire, confirma Seyia en s'essuyant le museau d’un revers de main.
Bien décidée à entrer dans le vif du sujet, elle prit Faith à partie.
...Où est-elle ? Où est Buffy ? Et Willow ?
Son cœur s’emballa, alors qu’elle enchainait, fébrile :
…Pourquoi possèdes-tu la Scythe ? Ne me dis pas qu'elles sont...
Seyia n'osa pas aller au bout de sa pensée par peur de lire dans leur regard une expression qu'elle aurait bien du mal à encaisser. Trop tard. Les visages se fermèrent, évitant le sien avec une éloquence coupable. Une douleur aiguë irradia dans sa poitrine.
-Elles vont bien, assura Alex, brisant le silence. Buffy, Willow, et Dawn sont en vie. Du moins, aux dernières nouvelles.
Son sang ne fit qu'un tour, inspirant à son corps des montagnes russes d'émotions, dont elle se serait aisément passées. Empêtrée dans une équation de données, son cerveau parvint à en retenir le principal : vivantes, mais pas ici.
-Où sont-elles ? Qu'est-ce qui s'est passé depuis tout ce temps ? Je ne comprends rien. Pourquoi tant de mystère ?
Giles ôta ses lunettes, ses traits marqués par une amertume sourde.
-Buffy...
Il marqua un temps d'arrêt, comme pour peser chacun de ses mots.
...Elle a quitté la résistance. Plus précisément, elle n'en a jamais fait partie. Elle...
-Buffy nous a lâchés, le coupa Alex en s'attirant les regards sévères de l’assemblée.
-Tu sais que c'est plus compliqué que ça, rétorqua Leina, le ton chargé de reproche.
-Ah bon ? Moi, je trouve ça plutôt simple. Buffy et Willow nous ont laissé tomber pour se réfugier dans leurs sanctuaires en espérant fuir la réalité de ce monde. Pendant qu'on est là à se démener chaque jour pour faire évoluer la cause, elles doivent attendre bien gentiment que les choses se passent en sirotant un petit cocktail au soleil. Qui, autour de cette table, ne le pense pas ?
-Alex ! reprit Giles avec véhémence. Ferme-la, veux-tu ?
L’intéressé esquissa un sourire amer.
-Après toutes ces années, j'observe que certains refusent encore d’accepter la réalité. Désolé, mais j'ai mieux à faire que d'attendre ici à leur trouver des excuses. On a toujours une guerre à mener. À moins que ça aussi, vous l’ayez oublié.
Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la pièce, sous le regard inquiet de Leina. Connaissant son mari par cœur, cette dernière savait que l'expression de cette rage reflétait une douleur enfuie qui ne demandait qu'à s'évacuer. Pour Seyia, ces révélations fracassantes paraissaient d'autant plus invraisemblables, que ce comportement ne ressemblait pas à celui de son mentor. Non, elle se refusait à penser qu'Alex puisse être dans le vrai. Jamais Buffy n'avait baissé les bras auparavant.
-Buffy n'aurait jamais fait ça, souffla-t-elle, comme un écho de ses pensées. Elle n'aurait pas abandonné. Pas elle...
Une fois encore, le silence éloquent et les regards fuyants ne lui offraient aucune consolation.
-Buffy, Willow… reprit Giles d’une voix alourdie. Elles ont énormément souffert de l'échec cuisant de la dernière bataille. Buffy ne s'en est, hélas, jamais remise. En tant que général des troupes, elle n'a jamais pu accepter la perte de toutes ces filles tombées au combat. Après la bataille, ce n'était plus la même personne que toi et moi avions connue.
Il hésita une seconde, cherchant la meilleure façon d’amener une vérité difficile à entendre.
…Elle était comme morte à l'intérieur. Elle ne parlait plus, ne se nourrissait plus, l'expression de son visage n'exprimait plus rien, ni joie, ni souffrance, absolument rien d'autre qu'un vide abyssal. Nous avons tout tenté pour l’en sortir, mais rien n’y a fait. Elle était brisée. La seule fois où elle a repris la parole, ce fut pour nous annoncer qu'elle abandonnait la lutte, qu'elle nous quittait pour emmener Dawn dans un endroit plus sûr. Qui pourrait l'en blâmer ? Depuis, on ne l'a plus revue. Personne ne sait où elle est, si ce n'est...
-Willow, continua Leina, une pointe d’amertume dans la voix. Seule Willow sait où se trouve Buffy et Dawn. Elle les a téléportés dans un endroit sécurisé, si tant est qu'il en existe encore sur cette planète. Après quoi, elle aussi a disparu.
-Willow aussi ? s'étonna Seyia. Mais pourquoi ?
-Pour les mêmes raisons qui ont plongé Buffy dans un profond désespoir. Je ne veux pas lui trouver d'excuses, mais Willow a perdu toutes les femmes qu'elle a aimées. Quand Kennedy est morte, quelque chose s'est définitivement brisé en elle. C’était en quelque sorte le coup de grâce… après la perte de Tara.
Seyia entra dans une colère noire, en se demandant comment les choses avaient-elles pu aussi mal tourner. Même si elle s'en voulait de le penser, elle comprenait parfaitement la position d'Alex. Elle aussi avait perdu des êtres chers lors de cette bataille, mais jamais l'idée d'abandonner n’avait effleuré son esprit. Continuer le combat, perpétuer la mémoire de ceux qui s’étaient sacrifiés à ses côtés… c’était son moteur, son repère. Pourtant, en toute honnêteté, elle s'interrogeait sur les raisons qui la poussaient à poursuivre cette lutte désespérée. Était-ce réellement pour honorer ses sœurs disparues, ou simplement une manière déguisée de se précipiter dans la gueule du loup sans trahir le serment qu’elle leur avait fait ? Tout se basculait dans son esprit. Ce qui lui semblait autrefois une évidence devenait un gouffre d’incertitudes. Après tout, la complexité de l’âme humaine se détachait quelques fois du cadre du raisonnement pour arpenter celui ayant attrait à l'instinct de préservation. Aucune des questions qu'elle se posait ne présentait de réponses satisfaisantes. La douleur ne s’effaçait jamais. Toujours là, oppressante, collée à sa peau comme une ombre. Les fantômes du passé ne lui laissaient aucun répits, jusqu'à la pourchasser dans son sommeil. Éreintée, elle hésita à assouvir d'autres pans de sa curiosité. Seyia savait qu'elle le regretterait, mais elle s'y exerça cependant, comme si le fil de la vie l'incitait à plonger sans cesse plus profondément dans les ténèbres.
-Alors, c'est ainsi... Buffy et Willow, les deux plus puissantes guerrières de l'ordre ont abandonné.
Seyia fixait Giles, mâchoire serrée.
…Quand vous parliez d'espoir devant tous ces gens en bas, qu'entendiez-vous par-là ? Robson tenait le même discours. Buffy est partie, les tueuses n'existent plus… ou en tout cas, celles qui restent sont du mauvais côté. Je ne vois pas ce que Faith et moi pourrions faire pour changer la donne. Nous n'avons pas le pouvoir de transformer le monde. Nous l'avions, autrefois. Mais nous avons échoué. Alors dites-moi, de quel espoir s'agit-il ?
Robin, Faith, Riley et Leina portèrent chacun leur attention sur Giles. Le vieil homme apparaissait décontenancé par cette simple question, mais pas du genre à fuir ses responsabilités, il se décida à révéler le fin mot de l'histoire. Au vu des réactions suscitées, Seyia ne s'attendait de toute façon plus à un miracle.
-Tu n'es pas sans savoir que les tueuses sont devenues une légende dans la mémoire collective, ou plus exactement, la mémoire de ceux qui ont choisi de ne pas accepter le monde tel qu'il est. Les tueuses sont un symbole pour tous ceux qui espèrent encore en de meilleurs lendemains. Et cet espoir… c'est moi qui leur ai insufflé.
Seyia fronça les sourcils.
-Que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas.
-Je leur ai menti, avoua Giles sans ciller. Quand le monde s'est écroulé, nous n'étions qu'une poignée d'individus. Au fil du temps, nous avons recueilli bon nombre de familles, et nos rangs n'ont eu de cesse de s'étoffer, alors il a fallu maintenir la flamme, leur offrir l'espoir qui leur permettrait à tous de tenir et de continuer la lutte malgré tout. Ce n'était pas de gaieté de cœur, mais il a fallu trouver un moyen.
-Et ? s'impatienta-t-elle. Où voulez-vous en venir ?
-Je leur ai fait miroiter une fausse prophétie, confessa-t-il avec regret. Buffy étant partie, j'ai inventé une histoire sur une tueuse élue qui, lors de son retour, viendrait rétablir l'équilibre des forces et apporter la lumière dans ce monde.
Il se mit à rire nerveusement.
...Quand on y pense, c'est ridicule. Un enfant de quatre ans ne croirait pas à une telle supercherie.
-Mais ils y ont cru, reprit Seyia, écœurée. Lorsque les gens touchent le fond, ils sont capables de se raccrocher à la plus petite étincelle, fut-elle irréelle.
Elle inspira profondément, la vérité s’abattant sur elle comme une chape de plomb.
…Je comprends tout maintenant. Ces gens qui me regardaient comme si j'étais le messie en bas, ils pensent que je suis l'élue, tout comme Robson le croyait.
-Non, réfuta Giles. Robson connaissait la situation. Il savait qu'en restant à ses côtés, tu mourrais en vain. Il a voulu t'offrir une porte de sortie.
-Ici ou là-bas, quelle difference ? La porte de sortie, je n'en vois aucune. Ou peut-être allez-vous me faire mentir ? Quelle est la suite du plan ? Quand est-ce qu'on est censé intervenir ?
Le silence fut édifiant, tant et si bien que Faith, d’ordinaire peu loquace, se força à prendre la parole.
-On n’est pas prêts, assura la tueuse en allumant une cigarette. Pas assez nombreux. Même si nos réseaux s'étendent jusqu'à Londres, il nous faut trouver d'autres alliés. En l’état, attaquer Wolfram et Hart serait du pur suicide.
Elle tira une bouffée, expirant lentement la fumée avant de reprendre.
…Non pas que je n'aime pas les causes désespérées, mais envoyer de pauvres gens à la mort sans espoir d'y changer quoi que ce soit, c'est plus pour moi ce genre de conneries.
-Les choses évoluent, reprit Robin. On sait de source sûre que « Les Anges » un autre groupe de résistants s'est formé à Los-Angeles. On tente de les contacter via un réseau parallèle, mais pour l’instant, c’est silence radio. Si on parvenait à s'allier à eux, nos chances grimperaient en flèche.
-Je m'y efforce chaque jour, soupira Leina, mais je doute qu'ils soient connectés. Leur excès de prudence a sans doute œuvré à leur succès, mais ça les a en contrepartie coupés du monde. Même en prenant le risque de se déplacer là-bas, Los Angeles n'a rien à voir avec Sunnydale. Autant chercher une aiguille dans… vous savez quoi.
Elle secoua la tête, lasse.
…Et soyons réaliste. On ne va pas s’envoler pour Londres en première classe pour damner le pion à l'Empire. Tout ce qu’on peut faire, c’est œuvrer à notre niveau.
Seyia ne savait pas si son état psychologique relevait d'une fatigue excessive ou d'une accumulation insoutenable de mauvaises nouvelles, mais elle perdait pied. Ce voyage, elle l'avait entrepris dans l’espoir de trouver un appui, un levier pour libérer Londres du joug des Dieux malfaisants. Mais elle prenait conscience que ses projets relevaient d'une vaine utopie. Trop faible et abattue pour éprouver quelque révolte que ce soit, elle se leva comme un automate, le regard morne.
-Je vais prendre une douche et dormir. Bonne nuit.
Sans attendre de réponse elle quitta la pièce. Leina lui emboita le pas et, sans un mot, la guida jusqu’à sa chambre avant de lui fournir les vêtements de rechange et l’accès aux services de bain.
***
Le lendemain matin, à son réveil, Robin entreprit de lui faire visiter la ville souterraine, en l'accompagnant à travers les ruelles animées, grouillantes de monde. Vu d'en bas, la tueuse fut frappée par l’effervescence des lieux : une micro société s'était formée, à l’image de l’ancien monde. Ils s’installèrent dans une boulangerie, où une délicieuse odeur de pains chaud flottait dans l’air. Devant un petit déjeuner copieux, de quoi tenir la journée, l'ex-proviseur profita de l’instant pour lui exposer le règlement intérieur indispensable à la vie en communauté.
Les repas et collations, rationnés, se récupéraient à l’aide de petits jetons, que chacun était libre de dépenser à sa guise dans la journée. Ce système, expliqua Robin, garantissait une stricte égalité entre tous. L'argent n'avait aucune valeur dans les bas-fonds, remplacé par un modèle fondé sur l’entraide et le recyclage. Chaque habitant consacrait une journée par semaine à la préparation des repas et aux récoltes. Tous mettaient la main à la patte, contribuant ainsi au bien commun. L'armée, commandée par Riley, veillait à la sécurité intérieure. Toute personne en âge et en état de combattre devait se soumettre à un entraînement et à une passe de garde, rendant chacun potentiellement apte à porter l'uniforme, en cas de nécessité. Le règlement se voulait strict, mais juste. Du moins, c'est ce que soutenait l’homme à la chaise roulante, qui, malgré son handicap, s'y pliait avec ferveur.
Arpentant les sentiers fumants aux effluves disparates aux côtés de Robin, Seyia s'émerveillait de l’ingéniosité humaine, capable de s’épanouir même dans les circonstances les plus défavorables. En termes d’activités, Le nouveau Sunnydale n'avait rien à envier à l'ancien, si ce n'est l'air pur avec le ciel pour horizon. Partout, des bars de fortunes occupaient l'espace, côtoyant salons de coiffure et cabinets médicaux. Chaque ruelle recelait son lot de surprise, allant d'une école où les rires des enfants se répercutaient à travers les fines cloisons de bois créés pour l'occasion, à la salle de jeux munis de bornes d'arcade, baby-foot et flippers en tout genre. Une zone entièrement dédiée aux activités sportives s’étendait à l'Est de la cité, desservant petit terrain de basket et de baseball, ainsi que des appareils de musculation. Un peu plus loin, à l'angle d'une rue, une estrade improvisée attirait les badauds : une scène aux allures de Woodstock, érigée sous l'égide de Giles, qui lui-même s'y présentait à l'occasion. Seyia fut subjuguée par la vitalité de cette ville artificielle et par son immensité insoupçonnée. Si elle paraissait imposante vue d'en haut, elle l'était encore davantage à l'échelle humaine.
L'odeur de la campagne venait se substituer à celle plus fumante du cœur de la ville souterraine. Leurs pas les conduisirent dans une zone isolée, peuplée d'animaux d'élevage. Un immense poulailler abritait des centaines de poules pondeuses, essentielles à la récole des œufs. Ils firent halte près d’un enclos où les vaches laitières s'adonnaient à leur paresse matinale. L'endroit parfait pour flâner et digérer le petit déjeuner. Tout du long, Robin avait imposé à l'aide de ses bras puissants, une cadence soutenue que la tueuse eut bien du mal à suivre. Les jours à naviguer en mer furent préjudiciables sur son état physique. Retrouver le goût de l'effort demandait un léger temps d'adaptation qu'elle s’évertuait à raccourcir autant que possible. Bien qu’un sentiment de quiétude transparaissait de cet environnement insolite, son mal être intérieur ne lui permettait pas d’en profiter. Depuis son arrivée, les regards pesaient sur elle, insistants, emplis d’attention illusoires. Seyia le savait. Elle se verrait dans l'obligation de les décevoir.
-Il ne faut pas lui en vouloir, dit Robin, alors que Seyia, l’esprit ailleurs, fixait les animaux de la ferme sans vraiment les voir. Je crois comprendre ce que tu ressens. Tu ne t'attendais pas à ça en venant ici, pas vrai ?
La tueuse s'appuya sur l'enclos.
-En fait, je ne savais pas du tout à quoi m'attendre.
-Et tu es déçue ?
-Non, réfuta-t-elle d'une voix mesurée. Je ne peux pas dire ça. Quand je vois tout le travail accompli pour en arriver là, je me dis que c'est déjà un exploit en soi.
Robin l’observa en silence, percevant malgré tout une ombre dans sa voix.
-Mais... ?
-Mais...
Elle baissa la tête, esquissant un sourire timide.
... C'est moi. J'ai été trop naïve. Je pensais qu'en me pointant ici, tout allait s'arranger d’un coup, comme par magie. Que je retrouverais Buffy, qu'on repartirait tous ensemble au combat, unis, invincibles, prêts à en finir une bonne fois pour toutes avec Wolfram et Hart. Bref, un merveilleux conte de fées.
Robin se surprit à sourire. Cette vision simpliste du monde contrastait tellement avec la réalité.
-Ils vainquirent le méchant et vécurent heureux jusqu'à la fin des temps. J'aime assez.
-Oui, je sais… Enfin, je savais que c’était absurde, mais j’espérais trouver… je ne sais pas, une étincelle, quelque chose qui me prouve que j'ai bien fait de quitter Londres. Mais là, j'ai juste l'impression abandonné ceux qui se battent encore sur le terrain. J'ai l'impression d'avoir fui.
-Tu te trompes, insista Robin en dévisageant la tueuse. Les batailles ne se jouent pas uniquement à Londres. Elles se livrent partout, à chaque instant. Giles, Faith et les autres ont accompli un travail remarquable. Ils n'ont jamais cessé de combattre pendant toutes ces années. Ils ont sauvé des milliers de vies et tenu tête à l'Empire plus de fois qu’on peut le compter.
Seyia releva la tête, troublée.
-Ils ?
-Je déteste me vanter, plaisanta Robin. C'est vrai que j'ai fait le plus gros du boulot… mais tu connais Faith. Elle déteste la concurrence, alors j’essaie de minimiser mon impact pour ne pas lui faire de l'ombre.
Robin manœuvrait l’humour avec une telle désinvolture qu'il parvint à décrocher un sourire sur le visage, jusqu'alors fermé, de Seyia.
...Écoute, je sais que la situation est loin d’être idéale, mais ce que Faith a dit hier est vrai. On ne se terre pas en attendant que les choses se passent. Établir des alliances prend du temps, et c'est plus que vital si on veut porter un coup fatal à ces enfoirés de l'Empire. On avance avec prudence. Le moindre faux pas et tout ce qu’on a construit s’effondre en un instant. En l’état, on n’est pas assez nombreux pour changer la donne. Tout ce qui a été accompli à Londres aurait dû ouvrir les yeux aux habitants, les pousser à se rebeller. C'était notre espoir. Mais la peur et la terreur musèle encore les masses.
Il soupire, les épaules légèrement affaissées sous le poids de la résignation.
…Seuls, on ne pourra rien faire. En attendant, il a fallu trouver le moyen de préserver l'espoir, sans quoi, tout ce que nous avons mis des années à bâtir se serait effondré aussitôt. Ce n'est peut-être pas le paradis ici, mais ça reste l'un des rares oasis de liberté à travers le monde. Au moins, les enfants grandissent en s'épanouissant. Ce n'est plus comme la vie d'avant, mais c'est toujours ça de pris.
Il redressa le dos, comme pour réaffirmer sa détermination.
…Avec le recul, tu comprendras que Giles a fait ce qu'il fallait.
-Ce n'est pas à Giles que j'en veux, avoua la tueuse en inclinant la tête. C'est à Buffy !
Un léger silence chargé de rancœur flotta entre eux, aussitôt brisé par l'ex-proviseur, totalement conscient de ce qu’elle ressentait, pour l'avoir lui-même éprouvé.
-C'est comme ça. C'était une période difficile. Après toutes les fois où elle a sauvé le monde, peut-être qu'il était temps pour elle de passer le relais.
Il croisa les bras, son ton plus posé, presque fataliste.
… Le métier de tueuse, ce n'est pas à toi que je vais l'apprendre, est un fardeau. Buffy a endossé ce rôle très jeune, et contrairement aux autres, elle a survécu. La malédiction veut que les tueuses meurent prématurément. Peut-être y a-t-il une raison à ça. Et puis, honnêtement, même si elle était restée, ça n'aurait pas changé grand-chose.
-Faith... c’est elle qui a pris la tête de la résistance ?
-Ouais… enfin, on est tous là pour l'épauler, mais c’elle qui a pris la relève, et d'une main de maître. Si on en est là aujourd'hui, c'est en grande partie grâce à elle. Elle n'a jamais abandonné, et crois-moi, je ne compte plus les fois où elle nous a botté le cul pour nous remettre en selle alors qu'on était à deux doigts de sombrer. Le rôle de chef, ce n’était pas vraiment une vocation à la base, mais elle a su s'adapter. Elle a pris sur elle bien plus que ce qu’on imagine.
Lorsqu'elle avait aperçu la Scythe entre les mains de Faith, Seyia avait redouté le pire. Mais dès lors que la vérité lui fut révélée, le soulagement de savoir l'arme légendaire en possession de la seule tueuse capable de la brandir faisait désormais sens. La tueuse rebelle, malgré des compétences équivalentes à celles de Buffy, avait toujours évolué dans l'ombre de cette dernière. Depuis son intronisation sur le devant de la scène, elle prouvait aux yeux de tous, sa capacité à occuper les premiers rôles. Seyia considérait cette montée en galon comme un juste retour des choses. Son ancien mentor, qui avait tant contribué à former l’armée des tueuses autrefois, méritait plus que quiconque de tenir cette place aujourd’hui.
-Merci !
Robin haussa un sourcil, intrigué.
-De quoi ?
-D'être présent. D’écouter, d’expliquer, de m'intégrer. Je me rends bien compte que je ne me suis pas montrée très reconnaissante envers l'équipe. Je n'avais pas mesuré tout ce qui avait été sacrifié pour me permettre d'être ici, avec vous.
Seyia appréciait vraiment Robin. Elle s'était toujours sentie proche de lui, de par leur proximité sur le théâtre des opérations. Bien qu'il n’ait pas la force d'une tueuse, il les avait toujours accompagnés sur le terrain, au détriment de sa propre vie. Lors de cette fameuse journée, il avait combattu fièrement à leur côté et son corps en garderait les stigmates à jamais. Plus que son courage, son attitude constamment tournée vers l'avenir lui inspirait un optimisme salutaire.
-En fait, j'ai pas vraiment eu le choix, avoua-t-il avec un sourire en croissant de lune. Ordre du patron. Si j’échoue à décrocher un sourire sur ce beau visage avant ce soir, je serai privé de rations.
-Mission accomplie, Soldat !
-Super ! s’exclama-t-il avant de retrouver une expression plus neutre. Blague à part, je sais que ça prendra du temps avant que tu te sentes à l'aise, et personne ici ne veut pas te forcer à être ce que tu n'es pas. Quoi qu'il te passe par la tête, je veux que tu sois consciente que personne ne te jugera. Tu peux compter sur nous tous pour t’épauler. J'aimerais que tu ne l'oublies pas.
Seyia inspira doucement avant d’acquiescer.
-Je ne l'oublierai pas !
Ils restèrent un moment à apprécier les bienfaits apaisants de la compagnie des animaux, jusqu’à ce qu'une sonnerie stridente, suivie d'une vibration, ne vienne troubler leur quiétude. Robin glissa une main dans sa poche intérieure et en sortit un biper en plastique, dont la petite lumière rouge clignotait avec insistance. Il parcourut rapidement le message et haussa un sourcil.
-Leina nous demande de la rejoindre dans le local informatique. Généralement, quand elle convoque toute la troupe, ce n'est pas pour rien.
-Leina, ce n'était pas une sorcière à l'époque ?
Robin esquissa un sourire.
-Entre autres. Disons que la sorcellerie était plus un passe-temps qu'une passion. Elle s'occupait surtout de la sécurité du manoir. Heureusement pour nous, elle possède plus d’une corde à son arc. Les observateurs l'ont bien formée. Cette femme est un véritable génie. C'est le cerveau de la bande en quelque sorte. Mais tu verras par toi-même. Dépêchons-nous.
****
Quelques minutes plus tard, toute l'équipe se retrouva dans le local informatique, à proximité du QG. À l'intérieur, une multitude d’écrans fixés aux cloisons murales formaient une mosaïque lumineuse, projetant des flux de données cryptées illisibles pour les non-initiés. L'interface principale, vaste et complexe, s'étendait sur tout le périmètre de la pièce, rappelant le poste de commandement d’une tour de contrôle. Un faible bourdonnement emplissait l’air, émanant de l’alignement impeccable des serveurs placés dans l’espace attenant. Ces monolithes technologiques, organisés en colonnes, diffusaient une lueur bleutée dans l’obscurité, rythmée par les clignotements frénétiques des LED intégrés aux câbles tressés. Toutes les données émises et réceptionnées transitaient par ces armoires câblées avant de se projeter sur les écrans, sous l’œil attentif de Leina. Assise sur une chaise de bureau à roulette, cette dernière scrutait chaque ligne de code avec une concentration inébranlable. Debout à ses côtés, Alex se tenait droit, bras croisés, affichant une fierté non dissimulée. Tous deux accueillirent leurs camarades, conscients de l’impatiente qui gagnait déjà le groupe.
-Je vois qu'il ne manque personne, constata fièrement Alex en glissant sa main sur l'épaule de sa dulcinée. Figurez-vous que madame Harris ici présente a mis la main sur une donnée plutôt intrigante.
Adossée contre le mur, Faith croisa les bras et décocha un sourire moqueur.
-Sans vouloir te vexer Alex, c'était évident que ça n'allait pas venir de toi.
La répartie de la tueuse suscita l'indignation de son vis-à-vis.
-Hé ! J'ai aidé à ma façon, protesta-t-il avec conviction. Si elle a mis le doigt dessus, c'est uniquement parce que je m’intéressais au programme TV, alors j'estime y être pour quelque chose.
Giles arqua un sourcil, manifestement sceptique.
-Le programme TV ? ajouta-t-il avec une pointe d’inquiétude. Alex, si c'est encore une de tes blagues alors...
-C'est très sérieux, intervint Leina en échangeant un regard complice avec son bien aimé. Tout le mérite lui revient… Lui et son idiotie à s’intéresser à des spectacles de macho totalement abjects et sans intérêt intellectuel.
Le sourire fier, Alex hocha la tête, particulièrement ravi d’appuyer les propos de sa femme.
-Je ne voudrais pas paraître trop insistant, mais de quoi s'agit-il exactement ? demanda Riley, les mains campées sur ses hanches.
-Voyez par vous-même.
Leina fit pivoter sa chaise, puis pianota à une vitesse phénoménale sur les touches du clavier. L'un des écrans s’illumina, affichant la programmation d'un futur événement : des combats d'arène prévus à Las Vegas. Les noms des participants défilaient à une cadence effrénée, accompagnés de leurs caractéristiques détaillées. Une longue liste s’étalait sous leurs yeux.
-Incroyable ! s’enthousiasma Andrew, bien plus exalté que ses collègues encore plongés dans l’incompréhension. Tu as réussi à mettre la main sur un dossier ultra-secret connu des seuls organisateurs. Tant de pouvoirs entre les mains d'une frêle créature d’Avalon… c'est cool.
Un sourire rêveur étira ses lèvres, tandis qu’il ajoura, sans la moindre gène :
…Dis, tu pourrais me dégoter en exclu des infos sur la prochaine saison de La Reine de la Nuit ? Je suis un fan inconditionnel d' Harmony. Je ne manque jamais son émission ! Vraiment délicieuse dans ses petites tenues sexy…
Sam se pencha vers son homme pour chuchoter :
-Mais… il n’est pas censé être gai ?
Riley ouvrit la bouche, cherchant une réponse, puis se ravisa, incapable de trancher. Pendant ce temps, Leina soupira d’exaspération.
-Vous ne remarquez rien ? insista-t-elle, agacée de ne pas obtenir la réaction escomptée. Je vous donne un indice : il se fait appeler le Sanguinaire. Caractéristiques physiques : blond platine, yeux bleus, vampire, look Billy Idol.
Elle balaya l’assemblée du regard. Toujours rien.
…Je dois vraiment vous faire un dessin ?
La nouvelle laissa l'équipe sans voix. La stupeur se mêla à l'excitation, chacun tentant d’assimiler l’information. Mais avant qu’une réaction ne fuse, une petite voix fluette s’éleva derrière eux. Une fillette aux longs cheveux bruns et aux yeux bleus azur se tenait là, une robe fleurie flottant autour d’elle, son cartable encore vissé sur le dos.
-Maman, Papa, j'ai fini les cours. J’peux aller jouer à la console ?
-Et tes devoirs ? reprirent Leina et Alex en chœur…