Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 12 : COHABITATION CONTRARIEE

8407 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/06/2024 22:01

  Chapitre 12 COHABITATION CONTRARIEE

 

(San Francisco, 18 janvier de l'an 10.)

 

Le vampire menait son sixième combat de la soirée et ne comptait plus les hématomes disgracieux tuméfier son visage. Sa pommette droite enflée refermait quasiment son œil et son t-shirt noir ne ressemblait guère plus qu'à quelques lambeaux de tissu arrachés, ne recouvrant que partiellement son corps sec et musclé. Son adversaire, un démon Lei-Ach aux dents acérées et à la peau blanchâtre recouverte de taches rouges semblables à des plaies, ne le ménageait pas en l'envoyant bringuebalé contre les grillages entourant cette arène de fortune. Chaque déchaînement de violence inspirait à la foule massée autour, des cris de haine et d'encouragement, selon la situation de leurs poulains sur lesquels furent misées des sommes susceptibles d'égayer ou de gâcher leur soirée.

 

Située plus en retrait, accoudée au bar, une femme à l'allure svelte et aux longs cheveux bruns, ne semblait pas y prendre le même plaisir. Horrifiée par le spectacle, elle détourna le regard en plongeant son nez dans son verre d'orangeade. Au milieu de tous ces effluves de testostérone, celle-ci donnait l’impression de ne pas s'y trouver à sa place. Elle détonait dans un décor ou elle représentait, bien malgré elle, la seule touche féminine, à l’exception des danseuses et des serveuses roulant des hanches en allumant les consommateurs de leurs attributs érotiques. Le barman, un homme entre deux âges, barbu au bide volumineux, l'observait d'un œil indiscret, intrigué par cette présence insolite à son établissement.

 

-Tu sais ma jolie, lui dit-il d'un ton bourru. Tu ne devrais pas baisser les yeux.

 

-Je vous demande pardon ? réagit-elle brusquement, comme si on venait de la sortir d'un rêve profond.

 

Il indiqua l'arène d'un mouvement de tête.

 

-J’te parle du spectacle que t'es en train de manquer. J’capte pas bien. Les nanas dans ton genre, ça devrait les exciter d'assister à toute cette brutalité, toute cette transpiration, cette effusion de sang qui dégouline de ces deux bêtes sauvages. Les gonzesses doivent en raffoler. Alors, dis-moi, est-ce que ça ne t’exciterait pas un peu?

 

Sidérée par ces propos irrévérencieux, la jeune femme le fixa froidement, de telle sorte que le barman en perdit totalement ses moyens. Un frisson de malaise d'une teneur inexplicable imprégna le corps de ce dernier. Une sorte d'aura entourait sa cliente et celle-ci n'avait rien d'humain contrairement aux apparences.

 

-Comme c'est original, le blâma-t-elle de son regard avisé. Un barman grossier empreint d'une misogynie sans limites dans un endroit pareil. Vous faites tellement clicher que vous paraissez sortir d'un film hollywoodien, ce qui m'amène à penser que le trait est bien trop gros pour être sincère.

 

Elle le dévisagea sévèrement comme pour percer les secrets de son âme. La sueur perla sur le visage boursouflé du rustre, totalement à la merci de ce petit brin de femme.

 

...Je vous ai observé. C'est étrange, mais vous êtes entouré de filles à moitié dénudées, et pourtant le seul regard suscitant un quelconque désir charnel ne porte essentiellement que sur des hommes, dont vous semblez apprécier la transpiration et la sauvagerie, ce qui est à bien y réfléchir, très... Bizarre.

 

Suite à ses remarques, elle retrouva son faciès à la naïveté feinte auquel on donnerait le bon Dieu sans confession. Paniqué, l'individu opéra un rapide tour d'horizon afin de s'assurer que personne n'ait été témoin de cette discussion.

 

-Comment vous avez deviné ? marmonna-t-il en se penchant sur le comptoir, tout en approchant son visage du sien. Est-ce que ça se voit ? je veux dire...c'est si évident que ça ?

 

Elle ne réfuta pas et afficha un sourire de complaisance duquel émanait une certaine timidité.

 

...Et merde, soupira-t-il de dépit. Je savais que j'en faisais trop, mais j'y peux rien, j'ai toujours été mauvais quand il s'agissait de jouer le rôle du mec viril. Même au lycée, je me faisais griller sur le coup bordel, mais faut rien dire hein.

 

Il l'implora du regard.

 

...Si on apprend que je suis gai, plus personne ne mettra les pieds dans ce bar. Vous avez vu tous ces gens ? C'est le temple des hétéros ici. Et quand je dis hétéros, je parle pas des plus ouverts, si vous voyez ce que je veux dire.

 

-Je ne dirai rien, c'est promis, assura-t-elle. Mais vous devriez être en accord avec vous-même et cesser d'être quelqu'un que vous n'êtes pas. Vous savez, on est plus au moyen âge. Cette pratique est courante et admise dans la société, ça ne devrait plus être une sorte de tabou. Je suis persuadé que vos clients l'accepteront.

 

Au même moment, une rixe aux relents d'injures homophobes toutes plus grossières les unes que les autres accapara l'attention.

 

...Ou peut-être que vous devriez garder ça pour vous, se ravisa la jeune femme, d'un air gêné, sous le regard approbateur de son hôte.

 

Il lui tendit la main en guise de présentation.

 

-Alen TERRY

 

-Fred, répondit-elle en joignant le geste. BURCKLE...Fred …enfin, la plupart du temps

 

Alen, quelque peu désorienté par la présentation plutôt indécise de la jeune femme, n'en fit pas état. Il s'en alla quérir une bouteille d'orangeade dans la vitrine réfrigérée, puis la resservit sans s'inquiéter de sa réprobation.

 

-C'est la maison qui offre !

 

-Vous êtes gentil. Merci.

 

-N'y voyez aucune gentillesse là-dedans. La vérité, c'est que personne ne boit de ces trucs-là. J'en ai toujours de côté au cas où, mais c'est bien la première fois que j'en sers depuis…en fait j'ai arrêté de compter. Finalement, c'est comme si cette bouteille vous était destinée et je ne fais jamais payer le destin.

 

Déviant son regard vers la grande salle aux murs de briques grisâtres, typique des établissements new-yorkais, il l'invita à observer les personnes siégeant dans ce décor sinistre.

 

...Observez les bien !

 

Fred se retourna pour contempler les environs. Au-delà des spectateurs massés autour de la cage grillagée où les deux combattants se rendaient coup pour coup, son attention porta sur toutes ces personnes accoudées à leur table, le nez penché dans leur boisson. D'origines démoniaques et humaines, toutes possédaient le même point commun. Un regard vide, sans expression, dépourvu de plaisir et d'espoir. Ces pauvres âmes noyaient leur misérable condition dans l'alcool qui n'égayait plus rien en eux de jovial, et qui au contraire amplifiait leur mal être.

 

…Ces gens viennent ici pour oublier leur situation. Ils boivent jusqu'à perdre conscience de leur propre existence, mais assurément pas par plaisir, au contraire de vous.

 

-Vous trouvez que j'y prends beaucoup de plaisir, insista-t-elle d'un sourire passablement charmeur.

 

-J'en sais rien, mais ce que je constate, c'est que vous n'êtes pas encore blasé par la vie et ça, je dois dire que ça fait du bien.

 

Fred ne réfuta, ni du reste, n’acquiesça. S'il savait. Sa vie n'avait absolument rien d'un long fleuve tranquille. Son lot de problèmes, elle en avait eu sa part. À commencer par le jour où elle fut projetée par son professeur d'université dans la dimension de Pyléa, subissant l'esclavage avant qu'un preux chevalier ne vienne la délivrer. La suite de sa vie ne fut qu'une succession de lutte acharnée aux côtés d'Angel, Cordélia, Gunn et Wesley, jusqu'à sa mort lente et douloureuse dans les bras de son bien aimé. Sa renaissance sur le champ de bataille, complètement déboussolée, avait engendré un traumatisme plus difficile à supporter encore. La période de convalescence s'était avéré longue et terrible. Elle avait dû réapprendre à remettre ses idées en ordre et surtout à rattraper le temps dont elle fut si injustement privée. Un temps assassin, lui ayant enlevé son âme sœur et plonger ce monde dans un enfer permanent. Elle savait plus que quiconque le désir de ne plus exister, de se perdre dans le néant, mais ce temps, bien que destructeur, offrait toujours une porte de sortie. Sa reconstruction, elle la devait en grande partie à Spike qui veilla sur elle pendant ces longues années. Et puis, il existait cette autre entité. Cette âme plurimillénaire sommeillant en elle, et se manifestant lorsque le désespoir et la dure réalité de la vie reprenaient le dessus.

 

Elle aurait voulu lui avouer que son apparence de petite femme soignée, habillée en Jean et en pull de laine rouge, correspondait au reflet d'un miroir trompeur, mais elle s'abstint et acquiesça docilement. Désormais qu'elle venait de retrouver un semblant d'équilibre, il était hors de question qu'elle se plaigne ou qu'elle replonge dans les gouffres de ses propres abîmes. Perdue dans ses pensées, Fred fut interpellée par le barman, entièrement focalisé par la cage dans laquelle se succédaient les affrontements sans interruption.

 

...Votre petit-ami est plutôt balèze, s'étonna-t-il en essuyant un verre machinalement. C'est incroyable. Il enchaîne les victoires à la pelle. Encore un peu et il gagnera son ticket pour Las Vegas.

 

-Non...ce n'est pas...enfin lui et moi nous ne sommes pas...Disons qu'on est une sorte de famille, expliqua-t-elle, sans même porter l'ombre d'un regard sur le ring.

 

Fred, responsable de la participation du vampire à ces jeux barbares, culpabilisait de lui faire subir pareille souffrance. Elle le savait assez fort pour résister, mais elle lui en avait déjà tant demandé, et lui, comme à son habitude n'avait pas hésité. Souvent, les remords et la culpabilité la submergeaient lorsqu'elle ressassait les lourds sacrifices du vampire à son égard. Du temps où ils travaillaient pour la firme maléfique, Fred et Spike furent contraints de collaborer pour que ce dernier puisse retrouver son état matériel. Reconnaissant, le vampire s’était juré de lui rendre un jour la pareille. Force est de constater qu'il avait surpassé sa promesse, en veillant sur elle jour et nuit depuis cette fameuse bataille.

 

Désormais, le seul désir de Fred consistait à retrouver la trace de Buffy et des autres. Sans doute, était-ce la seule façon de le rendre vraiment heureux. Toutes ces années à les rechercher, à sillonner ville après ville sans ne jamais toucher au but. Le manoir de Cleveland, le cratère de Sunnydale : à chaque fois elle avait pu lire la même déception dans son regard. Ces multiples périples avaient éveillé chez le vampire, des souvenirs douloureux, et elle comptait bien y mettre un terme. Il suffirait simplement de suivre le plan.

 

Absorbée par ses pensées en dégustant son verre d'orangeade, elle ne remarqua pas l'entrée dans le bar d'un homme en tout point étrange. Entièrement vêtu de noir, et arborant un masque dissimulant totalement son visage, il portait un plastron de cuir sanglé, couvrant la partie supérieure de son corps ainsi qu’un long manteau imperméable de la même matière, descendant jusqu’à ses chevilles. L'homme, d'une stature conséquente, attira les regards du barman et des danseuses, toujours avides de satisfaire la nouvelle clientèle. L'inconnu prit place au côté de Fred. Celle-ci ne l'ayant pas vu arriver, sursauta légèrement lorsqu'elle tourna la tête dans sa direction.

 

-Décidément, haleta-t-elle en dévisageant l'individu. Je crois que je ne m'y ferai jamais à cet accoutrement.

 

-Si ça peut te rassurer, moi non plus.

 

-Ang...

 

Le vampire la coupa aussitôt d'un geste de la main. Prononcer son nom relevait d'un réflexe pour Fred, aussi quelque rappels à l'ordre semblaient de circonstance, surtout à considérer la prime dont il faisait l'objet, celle avec le petit astérisque stipulant vif de préférence, puisque mort, il l'était pour partie.

 

Angel, finement dissimulé sous son masque, commanda un Whisky et fit comprendre à Alen, sans émettre un seul mot, de le laisser seul avec la jeune femme. Le barman, peu téméraire, lança toutefois un regard complice à Fred afin de s'assurer de sa sécurité, ce qu'elle confirma d'un subtil sourire. L'homme en noir souleva légèrement le tissu de son masque à hauteur de nez, et savoura une goulée du breuvage, n'éveillant de par sa faible saveur, aucune réjouissance que ce soit.

 

-Je ne pense pas que ce soit le moment propice pour un rendez-vous, s'inquiéta-t-elle. Il pourrait le remarquer.

 

Le vampire se retourna et jeta un œil discret sur la zone de combat.

 

-Aucune inquiétude de ce côté-là, constata-t-il en observant son rival de toujours se démener dans l'arène.

 

Spike, en prise avec un énième adversaire, rouait de coups le malheureux, sous les acclamations du public. Les spectateurs, inspirés par ce déchaînement de violence, criaient en chœur « le Sanguinaire » à répétition. Angel, à contre-courant, semblait prendre fait et cause pour son adversaire. À chaque fois que son ancien compagnon de route encaissait des coups, un sourire non feint peignait la partie inférieure de son visage. Soumis au regard critique et insistant de Fred, il eut tôt fait de retrouver sa neutralité.

 

-Je n'aime pas ça, soutint-elle mal à l'aise.

 

-Ne t'en fais pas pour lui. Spike n'est pas du genre à perdre dans un taudis pareil. Il y arrivera.

 

-Ce n'est pas de ça dont je te parle. C'est juste que... ça me fait mal de devoir lui mentir. J'ai l'impression de le trahir.

 

-On en a déjà parlé. Tu sais bien que c'est la meilleure solution, et puis s'il savait que l'idée provenait de moi, il n'aurait pas accepté. N'oublie pas que c'était ton souhait de lui cacher la vérité.

 

-Je sais, mais ça ne rend pas les choses plus faciles pour autant, s'indigna Fred en touillant nerveusement le fond de son verre. Je suis une sorte de Judas au féminin, fomentant des plans machiavéliques derrière le dos de ses amis. Je suis...

 

-Tu es Fred, l'interrompit le vampire masqué. Et tu fais ce qu'il y a de mieux pour chacun d'entre nous.

 

Les traits tirés et l'air maussade, la jeune femme ne l'entendait pas de cette oreille.

 

-Alors pourquoi est-ce que je me sens si mal intérieurement ?

 

-Parce que tu es quelqu'un de bien, dit-il en lui posant une main sur l'épaule. C'est la seule solution et crois-moi, si je pouvais prendre sa place, je le ferais sans hésitation.

 

-Je sais bien et je n'aurai pas approuvé non plus. Ce que je ne souhaite pas pour lui, je ne le souhaite pas pour toi.

 

La jeune femme soupira avant de retrouver un semblant de sérénité.

 

...J'aurai...Enfin …elle aurait très bien pu s’en charger.

 

-Spike n'est pas du genre à te laisser combattre à sa place et c'est tout à son honneur, répliqua Angel. En parlant de ça, comment se passe la cohabitation ?

 

-Bien...mal...en fait, je n’en sais rien. Je ne sais pas ce qu'elle pense. Je lui laisse juste la place et quand c'est le cas, je ne maîtrise plus rien. C'est comme si j'étais endormi. Même si...

 

Un léger flottement dans la discussion inspira au vampire un questionnement qu'elle combla sur le champ.

 

...Il m'arrive de ressentir des émotions qui ne sont pas les miennes. C'est assez étrange et irrationnel, mais ça fait bien longtemps que le concept de rationalité limitée a démontré ses limites, surtout si l'on considère que la capacité de décision d'un individu est altérée par un ensemble de contraintes, comme le manque d'information ou de biais cognitifs, rappelant que nos décisions ne sont rien d'autre que la conception d'une solution multiple par la perception et l'identification du problème, influencées elles-mêmes par des conditions extérieures qui diffèrent selon la situation, ce qui réfute totalement la vision classique de certains auteurs consistant à dire que les actes d'un individu relèvent de l'usage de...raison.

 

-Fred ! l'interpella le vampire en lui faisant comprendre à l'intonation de sa voix, que son cerveau n’était pas apte à rivaliser avec le sien et qu'il ne comprenait pas un traître mot de ce qu'elle essayait d’exprimer.

 

-Ce que j'essaie de dire, c'est que c'est foutrement incompréhensible.

 

-Pour une fois, on est d'accord, concéda-t-il

 

Se prenant la tête entre ses mains, la jeune femme épuisée pas une colère succincte semblait accablée d'une démence passagère.

 

-Tu penses que je suis folle n'est-ce pas ? le soupçonna-t-elle en laissant retomber ses cheveux en batailles sur son visage.

 

-Je pense que tu es un génie, et ce qui est difficile à comprendre pour toi, doit relever de l'impossible pour le commun des mortels.

 

La jeune femme hésitait à le prendre comme un compliment. Après tout, les génies étaient souvent qualifiés de fous et sa réponse, bien que profonde, manquait de clarté.

 

-Tu sais, la dernière fois que tu es apparu devant moi, j'étais tellement heureuse. C'était comme-ci je retrouvais un membre de ma famille après de longues années, mais quand j'ai compris que tu voulais continuer la lutte alors j'ai pris peur. Je ne voulais pas te l'avouer, mais je crois que je commençais à accepter le monde tel qu'il est.

 

-Pendant un temps peut-être, mais je te connais, tu aurais fini par lutter avec ou sans moi, parce que nous sommes ainsi faits.

 

-Ouais. Une famille de chasseur de démons féroces, s'épaulant les uns les autres pour vaincre les forces maléfiques et apporter la joie dans le monde.

 

-Tout à fait ça, confirma-t-il d'un sourire au coin.

 

Les choses paraissaient tellement évidentes dites ainsi, mais Fred n'en était convaincu qu'à moitié. Elle savait de par son expérience que les mots d'Angel cachaient une réalité bien moins reluisante, à des années-lumière d'un conte de fées. Des ennuis, voilà tout ce qu'elle récolterait à le suivre dans cette lutte sans fin, mais au fond, elle ne s'imaginait pas réagir autrement. Ce monde ne correspondait pas à qu'il devrait être. À cet instant, le visage de Wesley apparut dans ses pensées et elle en puisa le courage nécessaire pour envisager la poursuite d'un meilleur lendemain, sans oublier que plus grand était l'espoir, plus profondes étaient les désillusions.

 

-Tu penses qu'on y parviendra ? Vraiment, je veux dire. Je ne te parle pas d'essayer ou de combattre parce que c'est la meilleure chose à faire, mais réussir véritablement à changer les choses.

 

Le vampire resta muet. Cette question ne se voulait pas anodine et y répondre par la positive ou la négative ferait de lui un bien piètre menteur.

 

-Je le crois, finit-il par dire en optant pour un optimisme nécessaire. Dans tous les cas, nous serons assez vite fixés.

 

Ce n'était pas la réponse attendue. Elle aurait aimé entendre des mots plus percutants, ou plus volontaires, à la place de quoi elle se contenta d'un peut-être. Au moins, il eut pour mérite de ne pas susciter en elle une vaine espérance, comme elle l'avait fait pour Spike en lui cachant la véritable raison de leur présence en ces lieux. Le ticket pour Las Vegas ne revêtait rien d'autre, pour le vampire décoloré, qu'un moyen de subvenir définitivement à leur besoin financier, afin de se consacrer uniquement aux recherches de la tueuse, sans se soucier de l'essence et de tous les à-côtés comme l'approvisionnement. Elle lui cachait la vérité parce qu'elle refusait que naisse en lui une désillusion de plus.

 

-Et donc, quelle est la suite des événements ? s'enquit-elle avec un entrain mesuré.

 

-On suit le plan, annonça-t-il avec fermeté. Ce qui importe dans l'immédiat, c'est de rallier toutes les forces possibles à notre cause. Votre rôle, c'est de retrouver Buffy et les autres. Je ne sais pas où ils sont, mais si on ne peut pas aller à eux, alors ils viendront à nous. L'arène de Las Vegas vous donnera de la visibilité. La transmission sera suivie dans le monde entier. Où qu'ils soient, Spike ne devrait pas passer inaperçu. De mon côté, les choses avancent. Nous touchons au but.

 

Le vampire masqué sortit un papier de sa poche qu'il déposa sur le comptoir.

 

...Une fois que vous aurez retrouvé Buffy et les autres, tu devrais faire un tour à cette adresse.

 

-Los Angeles ? s'étonna-t-elle en lisant l’écriteau. Et qu'est-ce que je suis censé y trouver ?

 

Angel termina son verre, et interpellé par le cri de la foule, se leva. Le combat touchait à sa fin, aussi ne souhaitait-il pas encourir le risque de s'attarder plus longtemps.

 

-Le reste de la famille, lui rétorqua-t-il avant de remettre son masque en place et de tourner les talons vers la sortie.

 

-Mais et toi ? l'interpella-t-elle en haussant la voix. Quand est-ce qu'on se reverra. Comment garde-t-on le contact?

 

Le vampire quitta les lieux sans lui fournir de réponse, ne laissant derrière lui qu'une traînée d'air frais, atténuant légèrement l'odeur de renfermée qui imprégnait les locaux. 

 

*

 

Dans la cage se livrait un énième combat, sous les huées et les cris incessants du public. Des giclées sanguinolentes tapissaient l'arène en spirale entièrement cloisonnée, sans autre issue de sortie que celle accordée par la victoire ou la défaite. Peu habituée à ce genre de prestation, la foule massée autour ne perdait pas une miette de ces affrontements successifs. À mesure des duels, les encouragements penchèrent clairement en faveur du vampire dont les prouesses au combat ne passaient pas inaperçues. Le sanguinaire, comme ils aimaient à le crier en chœur, fit forte impression en se débarrassant avec panache et violence de ses opposants.

 

Désormais, seul un adversaire se dressait en rempart entre lui et le Graal. Ce fameux ticket pour lequel il versa son sang, et fit couler celui des autres, se trouvait à porter de poing, et il comptait bien terminer le travail. La frénésie dont Spike faisait preuve, lorsqu'il était acculé, soulevait les foules. Le plaisir qu'il semblait prendre, à encaisser et cogner, avait le don de décourager les plus irascibles. Passé le temps de la découverte, ses opposants s'étaient succédé, la peur au ventre, craintifs quant aux conséquences inéluctables. Ils en payèrent le prix, laissant au dernier participant la lourde tâche d'inverser la tendance. Malgré ses réticences, hors de question pour le démon d'abandonner et fuir lâchement. Il fallait préserver les apparences. Sa fierté et sa réputation dépassèrent sa raison, et le public assoiffé de sang forçait en ce sens. Spike fut martelé de coups, mais le forcené avait beau s'acharner sur sa carcasse, le vampire se relevait à chaque fois. Bien que son état suspectait un homme brisé et proche du KO, il n'en était rien.

 

Effrayé par la lueur de fauve luisante dans les yeux du vampire, le démon œuvra quelques pas de recul, jusqu'à heurter le grillage. Acculé et sans échappatoire, poussé par la foule s'acharnant à secouer le fer de la clôture, il se projeta sur son adversaire sans grande conviction. Spike fit craquer sa nuque en penchant la tête sur le côté, puis cueillit le malheureux d'une méchante droite en pleine gencive. Le coup fut si violent que malgré le brouhaha, le point d'impact claqua dans l’environnement, créant une vague de silence dans la foule abasourdie. Leur mutisme fut suivi d'un déchaînement d'acclamations unanimes, et ce, même pour ceux ayant perdu leur pari, puisque dans tous les cas, ils en avaient clairement eu pour leur argent.

 

Le bookmaker entra dans la cage en prenant soin d'enjamber le corps inconscient jonchant le sol. Il s'approcha du vainqueur, micro en main. L'homme, aux petits yeux de fouine, tenait une liasse de billets et le fameux ticket orné d'or à l'effigie des trois pouvoirs, qu'il transmit à Spike. Ce dernier, ne laissant pas le temps à l'émissaire de faire son show, amassa les gains et quitta la cage sans demander son reste. Entré anonymement dans l'établissement, le vampire récoltait désormais l’intérêt languissant des danseuses. Leur clin d’œil et leur subtil roulé de langue, ne suscitèrent pourtant aucun intérêt chez Spike. Il fut un temps où il aurait sauté sur l'occasion pour soulager quelques envies primaires, mais là tout de suite, c'était d'un bon verre de whisky dont il avait besoin.

 

-Désolé pour l'attente, j'avais un fan-club à combler, dit le vampire en s'asseyant abruptement sur le tabouret à proximité de Fred.

 

Il désigna, d'un geste de la main, le chiffre cinq au barman. Aussitôt, Alen disposa cinq shots dans de petits verres, que le vampire enchaîna d'une traite en les claquant continuellement sur le comptoir.

 

...Bon sang que ça fait du bien, savoura Spike en portant son intérêt sur la jeune femme. Tu sais que tu devrais essayer. Ce genre de choses, ça peut pas t’faire de mal.

 

Fred quelque peu distante n'osa pas répliquer.

 

...Bah, tant pis, se résigna le vampire en haussant les épaules. J'en connais une à qui ça déplairait pas.

 

Cette réplique fut celle de trop pour la jeune femme qui regrettait l'attitude détachée de son partenaire. Inquiète au point de ne porter aucun regard sur l'arène, Fred avait espéré une finalité heureuse à tout ce déchaînement de brutalité, mais lorsqu'elle l'aperçut dans cet état, le corps meurtri d'hématomes et le visage ensanglanté, elle ne put s’empêcher de lui en vouloir. Une fois encore, il désirait l'épargner en agissant comme si tout cet élan de violence ne constituait qu'une promenade de santé, mais elle voyait clair dans son jeu. Ce rôle qu'il lui imposait, elle n'en voulait plus pour l'avoir tant endossé par le passé. Ce n'était pas tant Spike que sa propre faiblesse qu'elle blâmait par-dessus tout.

 

-Tu m'as assuré que ce serait une partie de plaisir, lui reprocha-t-elle d'un regard sombre.

 

-Et ça l'a été, crois-moi, répliqua-t-il tout sourire. Si tu me vois comme ça, imagine-toi dans quel état ils sont eux.

 

-Tu aurais dû me laisser combattre à ta...

 

-Non, la coupa-t-il fermement.

 

-Mais...

 

-J'ai dit non.

 

Le vampire ingurgita le dernier shot, puis fit signe au barman de le resservir.

 

...On en a déjà parlé. J'ai eu...

 

Spike prit un air grave et solennel, captivant la jeune femme aux aguets.

 

...C'était il y a longtemps. Illyria et moi avions eu un différend. Enfin, j’vais t'épargner les détails. Elle devait combattre à ma place et ce fut...un véritable bain de sang. Il y eut des morts...

 

Il soupira en accentuant le trait.

 

...Ce fut un véritable carnage. Des innocents y perdirent la vie et depuis, je me suis juré de ne plus jamais la laisser combattre à ma place.

 

-Oh... C'est...

 

Fred feignit d'être touché par le récit de Spike.

 

...Un ramassis de bêtises. Non, mais tu me prends pour une bonne poire ? La dernière fois que tu m'avais fait ce coup-là, c'était pour éviter de mettre au courant Angel de tes soucis, et ça n'avait déjà pas fonctionné à l'époque.

 

Spike roula des yeux en esquissant un léger rictus coupable, dévoilant avec évidence l’échec de son récit mensonger.

 

...Je sais ce que tu penses. Tu t'imagines que je suis faible et fragile et tu fais tout pour empêcher qu'Illyria ne prenne la relève parce que tu crains de faire souffrir la pauvre Fred.

 

Elle le dévisagea en le fixant intensément.

 

...Je sais que c'était dur au début, mais je m'y suis faite. J'ai fini par l'accepter. On est une équipe je te rappelle, et j'en ai ma claque que tu me considères comme une personne à protéger. J’estime que je vaux mieux que ça.

 

Le vampire, vampirisé par la détermination de la jeune femme, n'y trouva aucune réplique. Elle avait vu clair dans son jeu, et comme toujours, elle aura le dernier mot. Spike appréciait chez elle, cette vivacité d'esprit qui à chaque fois, exerçait le don de le faire taire, ce qui, il devait bien l'admettre, n'était pas donné à tout le monde. Un regard au coin en guise de défi et de tendresse, lui fit définitivement prendre le parti de la belle.

 

...Alors, coéquipier ? dit-elle en tendant le poing.

 

Spike exprima un soupir récalcitrant avant de joindre son poing à celui de la jeune femme, en signe d'approbation.

 

-Coéquipier, confirma-t-il d'un léger sourire.

 

Le visage radieux et innocent de Fred parvenait à exacerber en lui tout ce qu'il recelait de meilleur. Évoluant à ses côtés depuis des années, il constatait chaque jour l'épanouissement d'une force de caractère insoupçonnée, la concernant. S'étant érigé naturellement en protecteur, le vampire devait bien l'admettre. Elle le protégeait autant à sa façon. Le courage et le dévouement de la jeune femme constituaient une source inépuisable d'inspiration pour Spike qui s'évertuait sans cesse à s'en montrer digne. Sa présence amenuisait le chagrin causé par l'absence de la tueuse, et lui inspirait la volonté de continuer le combat, de ne jamais baisser les bras face aux difficultés, et surtout, de ne pas perdre de vue l'essentiel : l'espoir. Subtilisant un verre sous l’œil étonné du vampire, Fred le leva à hauteur de ses lèvres en le toisant d'un regard incertain.

 

...Tu es sûre ? demanda Spike qui s'en saisit un autre dans la foulée.

 

Elle haussa les épaules puis afficha toute l'étendue de sa détermination, en fixant le liquide d'un air résolu.

 

-J'en ai assez d'être une potiche godiche, reprit-elle en joignant le geste à la parole.

 

D'une traite, elle absorba le breuvage, bien imitée par le vampire qui prenait un malin plaisir à l'accompagner dans sa folle odyssée.

 

Leurs deux verres claquèrent de concert sur le comptoir, sous le regard amusé du Barman qui ne put s'empêcher de voir en Fred le symbole d'une fleur épanouie. Le visage de la jeune femme se décomposa aussitôt, et les traits de son front se plissèrent, en même temps que sa mâchoire s'étira en longueur. Les yeux mis clos, elle ouvrit grandement la bouche puis serra les dents, en encaissant le contre coup d'un geste qu'elle regretta, aussitôt l'avoir commis. La gorge en feu, elle secoua la tête avant de rouvrir les yeux comme une délivrance.

 

-T'en fais pas, la réconforta Spike en allumant sa cigarette. Ça fait toujours ça la première fois.

 

-J'avais déjà bu de l'alcool avant, mais ça ne m'avait jamais paru aussi fort.

 

-Les doses ont été légèrement revues à la hausse, expliqua Alen en prenant indiscrètement part à la conversation. Depuis l'avènement de vous savez qui, il en faut beaucoup plus pour le commun des mortels, sans compter les démons qui ont la descente plus facile. Il a fallu s'adapter et trouver un bon compromis.

 

-Ouais, répliqua Spike en expirant une fumée blanchâtre qui alla se perdre dans les hauteurs du plafond délavé. Bienvenue dans le monde des ivrognes 2.0.

 

Déjouant les pronostics, Fred se décida à retenter l'expérience en ingurgitant cul sec le breuvage du diable. La descente, bien que toujours désagréable, fut maîtrisée et elle commençait à y percevoir les prémisses d'un plaisir appelant sans cesse de récidiver l’expérience pour être apprécié totalement. Tout d'abord réticent à l'idée d’observer sa coéquipière sombrer dans un coma éthylique, le vampire prit le parti de la laisser se forger sa propre expérience. Il lui avait souvent reproché son côté trop sérieux et propre sur elle. Ce n'était pas à présent qu'elle laissait éclater sa folie, qu'il allait jouer les trouble-fête. Il ne fallut pas longtemps avant que l'alcool ne procure ses effets néfastes, et petit à petit, la jeune femme glissa dans un état second. Le coude chancelant sur le comptoir et la tête soutenue difficilement par une main instable, Fred semblait gentiment s'assoupir.

 

-J'ai pas l'impression qu'elle fasse long feu, constata le barman, prétextant cette opportunité pour établir un début de conversation avec le vampire, dont la plastique ne le rendait pas indifférent. Faudrait peut-être penser à la transporter, mais j'imagine que pour un rude gaillard tel que vous, ça ne doit pas être bien difficile. Vous êtes plutôt bien bâti. Vous faites du sport ?

 

-Désolé ma grande, mais tes pas mon type. Je les préfère au féminin.

 

-Euh oui, oui, bi... Bien sûr, bégaya-t-il, décontenancé par une réplique aussi cinglante. Je ne vous draguais pas. Je suis hétéro et...

 

-Épargne-moi ton baratin. J'ai connu une sorcière lesbienne et un abrutit gai, alors crois-moi quand je te dis qu’y a des regards qui ne trompent pas.

 

-Oui...C'est vrai...Il est gai, confirma Fred d'une voix criarde et fantasque.

 

La jeune femme, soumise à l'effet de l'alcool, laissa libre cours à son exubérance.

 

...Il aime les hommes, mais il ne veut pas le dévoiler par peur de perdre son boulot. 

 

Le barman, démuni et quelque peu mal à l'aise, implora la jeune femme de baisser d'un ton, mais celle-ci, emportée par sa fougue, grimpa sur le comptoir devant le regard médusé de Spike. Le vampire la découvrait sous un nouveau jour et il n'était pas certain d'en apprécier la soudaine métamorphose.

 

...Tu veux que je te dise Alen. Je ne veux pas que tu vives dans la peur d'être toi-même. Tu mérites le bonheur. On mérite tous d'être heureux.

 

-Tu devrais descendre, lui conseilla Spike en passe d'amortir sa chute éventuelle. Ouais, autant parler à un mur.

 

-Est-ce que vous m'entendez tous ? cria la jeune femme en captivant l'attention du plus grand nombre. Écoutez, j'ai quelque chose d'important à vous dire.

 

Alen, craignant le pire, aurait souhaité se faire tout petit et disparaître. Il tenta bien de raisonner la foule en leur prétextant une blague et en les incitant à regagner leurs tables, mais Fred se montra convaincante et un amas de démons se regroupa aux pieds de la reine.

 

-Bon sang, soupira Spike, redoutant les ennuis survenir.

 

-J'ai votre attention et je vous remercie. Vous voyez Alen, ici présent ? 

 

Elle le désigna du doigt, chancelante.

 

...C'est quelqu'un de bien. Il se trouve que cet homme est gai. Voilà, il est homo, mais il le cache parce qu'il a peur de vos réactions. Mais moi au fond, je sais que vous êtes tous des gens bien et que ça ne dérange personne qu’il soit comme il est. Un seul mot d'ordre, la tolérance. Sauf que j'ai bien réfléchi. Est-ce qu'on devrait être tolérant envers un fait totalement naturel ? Si on doit parler de tolérance alors dans ce cas, on devrait tout aussi bien l'appliquer aux hétéros. Alors je ne parlerai pas de tolérance ce soir, mais d'acceptation de l'autre, parce qu'on est tous pareil au fond. Tout ce qu'on veut, c'est être aimé. D'un homme ou d'une femme n'est pas la question, parce que l'amour transcende la notion de sexe ou de sexualité. Quand je regarde vos visages vides, ridés et pour certains légèrement visqueux, je retrouve cette étincelle d'espoir et de bonté qui vous anime tous.

 

Un démon, dans l'assemblée, s'avança au-devant de tous les autres, le sourire aux lèvres.

 

-Cette femme a tout à fait raison, annonça-t-il fièrement en récoltant le sourire de Fred, plus que jamais persuadée du bien-fondé de son intervention. Alen, mon pote, mais pour qui tu nous as pris ? Bien évidemment qu'on t'accepte tel que tu es, à condition que toi aussi tu nous acceptes tel qu'on est. Personne ici ne va te juger parce que tu aimes les h...

 

Le bruit du verre se détériorant sur le crâne de l'individu sonna le glas de son discours. Aussitôt, une horde de consommateurs outrés, brandissant leurs bouteilles d'alcool, se rua sur Alen, Fred et Spike, déterminée à leur infliger le même sort. Les cris résonnèrent de toute part avec des « à mort les Pd » et « pas de ça chez nous » ou encore, « foutez-moi ces hippies dehors ». Le vampire, fortement éreinté par ses précédents combats, se tenait prêt à contenir la foule haineuse.

 

-Il manquait plus que ça, marmonna-t-il dans sa barbe. J’aurais peut-être pas dû insister.

 

Alors qu’il s’apprêtait à se jeter dans la mêlée, une main ferme et puissante le saisit par l'épaule et le tira fortement en arrière. Son corps fut projeté contre le comptoir, auquel il se rattrapa tant bien que mal.

 

-Reste dernière vampire. Tu es bien trop faible pour pouvoir les contenir. Je m'en charge.

 

-Fred ? s'étonna Spike, interpellé par le changement d'intonation de sa voix. 

 

À mesure qu'elle s’avançait d'un pas certain au-devant de la foule, ses cheveux bruns prirent une couleur bleutée, tandis que les iris de ses yeux se cristallisèrent de la même teinte. Ses vêtements disparurent sous une couche d'armure pourpre recouvrant la totalité de son corps, et épousant ses formes si parfaitement qu'elle s'apparentait à une seconde peau. En se focalisant sur ses sensations retrouvées, la déesse démone décontracta ses phalanges, avant de cibler du regard ses assaillants, la tête en biais.

 

Illyria, le puissant monarque de l'époque du Primordium actait son retour, et comptait bien marquer les lieux de sa présence. Elle s'élança dans la mêlée et neutralisa le premier opposant d'un terrible coup de pied. La puissance de l'attaque projeta l'individu sur ses camarades de beuveries qui furent percutés de plein fouet. Deux démons, armés de bouteilles en verre, déambulèrent de chaque côté, mais la démone esquiva les trajectoires en cambrant son buste vers l'arrière. Alors qu'ils réitérèrent leur tentative simultanément, elle stoppa net leur mouvement, et exerça une telle pression sur leur poignée que leurs armes de fortunes éclatèrent en verres brisés sur le sol. D'une rotation complète de son corps, elle fit tournoyer les deux démons qui, pris dans la spirale, heurtèrent au passage les malheureux à proximité. Ce n'est que lorsqu'elle relâcha son emprise que la trajectoire de leur orbite dévia, l'un contre les tables renversées, et l'autre contre le grillage de l'arène, qui céda à l'impact.

 

Face à cette démonstration de force, une mêlée d'individus colériques la cibla. Nullement impressionnée, elle lança d'une impulsion, son pied contre une table. Le meuble vola dans la pièce et s'en alla percuter l'attroupement. La collision fut si brutale que la table se disloqua sous l'impact, éteignant par la même les envies de révolte à son encontre. Les clients récalcitrants, bien qu'éprouvés par l'alcool, ne tentèrent pas le diable et déguerpirent de l'établissement sans demander leur reste. Illyria se trouva bien malgré elle, le centre névralgique d'un théâtre de désolation entourant sa personne. Ainsi, tables démantibulées et morceaux de verres jonchaient le sol imbibé d'alcool. Alen, dissimulé derrière le comptoir tout du long, daigna enfin sortir la tête pour constater l'étendu du carnage.

 

-Je suis fini, répéta-t-il sans cesse d'une voix tremblante, en arpentant passivement la pièce en ruine. Ma vie est foutue. Vous avez gâché ma vie.

 

Spike, ne prêtant aucune attention aux plaintes du barman, se focalisa sur Illyria. Malgré la situation, un léger rictus se dessina au coin de ses lèvres. Revoir la déesse démone ne lui était pas désagréable. Partageant un passé commun et ayant arpenté les routes à ses côtés, il éprouvait un plaisir non dissimulé à retrouver un ancien compagnon de voyage. Sans aller jusqu'à le certifier, il sentait que c'était réciproque. Un lien subsistait entre eux, né de leurs diverses péripéties dans le passé. Fred, Illyria. Dans d'autres circonstances, il aurait apprécié les savoir séparés en deux entités bien distinctes. Spike s'approcha d'elle en contemplant, d'un œil admiratif, le chaos qu'elle venait d'engendrer.

 

-Je vois que t'as pas perdu la main, observa le vampire.

 

Illyria qui prenait quelquefois les expressions un peu trop au pied de la lettre, observa longuement ses mains.

 

-Tes propos sont étrange vampire. Si tu désires une main, alors prends celle-ci.

 

D'un chassé du pied, elle fit glisser, en direction du vampire, une main arrachée qui gisait au sol.

 

...J’espère qu'elle te convient.

 

Spike observa le membre sanguinolent avec étonnement.

 

-C'est bien trop aimable. Non, vraiment, c'est très...

 

Illyria sonda le vampire de son regard cristallin.

 

-C'est étrange. Chaque fois que tu arpentes ce genre d'endroit, il en résulte inexorablement la même finalité et tu continues d'y venir néanmoins.

 

-Crois-le ou pas ma jolie, mais la responsable de tout ce merdier, c'est celle avec qui tu partages ce corps. Non pas que j'apprécie pas une bonne castagne, mais j'avais déjà eu mon lot pour la soirée.

 

Tandis que le barman faisait les cent pas en murmurant sans cesse l'expression d'une vie gâchée, il attira malgré lui l'attention de la déesse démone.

 

-Cet homme pleure, constata Illyria d'une voix égale. Ses gémissements sont tels des injures dans mes oreilles. S'il souhaite la mort, alors je consens à accéder à sa requête.

 

Alors qu'elle s'attela à exécuter ses penchants, elle fut devancée par le vampire qui s'était précipité pour éviter un désastre irréversible. Il prit aussitôt le barman entre quatre yeux.

 

-Écoutes mon gars, va falloir te secouer un peu et prendre ta vie en main, le conseilla Spike en forçant le trait pour se montrer aussi aimable que son caractère lui imposait.

 

-Non. Vous avez ruiné ma vie. J'ai perdu mon travail. Tout le monde sait que je suis homo. Je n’ai plus aucun avenir, ni dans ce quartier ni dans cette ville. Vous ne vous rendez pas compte des sacrifices auxquels j'ai dû consentir pour monter ce business. Je reverse quasiment tous les bénéfices à Wolfram et Hart.

 

-Bon sang ! soupira le vampire qui n'avait pas l'intention de tenir le rôle d'une assistante sociale. Tiens, prends ça. T'as assez pour rebondir ailleurs.

 

Spike lui fournit une liasse de billets, soit une bonne partie de ce qu'il venait d'empocher pour ses victoires dans l'arène. Alen ne rechigna pas à les prendre et à les compter minutieusement.

 

-Ouah, tout ça, mais…Non, c'est vraiment aimable à vous, mais je ne peux pas accepter.

 

Pas loin de perdre patience, Spike agrippa le barman par le col, en le menaçant de ses traits vampiriques.

 

-Soit t'acceptes, soit je te tue sur place. Crois-moi, c'est pas l'envie qui manque, alors à toi de voir.

 

Tremblant de tout son long, le barman reconsidéra son point de vue à brûle pour point. Dès lors que le vampire lâcha son étreinte, Alen se carapata vers la sortie en moins de temps qu'il en fallut pour l'écrire. Canalisant son impulsivité, Spike leva la tête au ciel de dépit.

 

...J'aurai dû le tuer.

 

La déesse démone, intriguée par la scène, s'approcha de lui.

 

-Tu es trop magnanime vampire, lui reprocha-t-elle. Pourtant, cet homme appelait la mort de ses vœux. Ça n'aurait été que délivrance pour lui.

 

-Ouais, faut croire que j’me ramollis avec le temps.

 

Ayant pleinement joué son rôle, Illyria se décida à prendre une décision de circonstance.

 

-Puisque ma présence ici n'est plus requise, je m'en vais. Ce monde fait naître en moi un sentiment qu'il m'est difficile de contenir. Chaque seconde passée en ces lieux est une douleur dans ma poitrine. Vivre n'engendre que souffrance.

 

Le vampire demeura silencieux. Il éprouvait une empathie à l'égard de son ancienne coéquipière qu'il se plaisait à considérer comme une amie. Illyria avait évolué et s'était prise d'affection pour ce monde qu'elle avait protégé de sa vie. Désormais réduite à l'état de doublure, chaque apparition, aussi brève soit-elle, était vécue comme un déchirement intérieur. À chaque renaissance, elle entrevoyait une délivrance, un avant-goût de liberté, mais elle savait pertinemment que ce n'était qu'une illusion, que tout ceci était destinée à une autre. Pourtant, elle ne nourrissait aucune rancœur envers celle qu'elle protégeait lorsque le besoin l’exigeait. Bien qu'à l'origine, elle y trouvait un parti pris évident visant à prolonger son existence, aujourd'hui la frontière entre l'opportunisme et l'abnégation ne paraissait plus aussi claire. La cohabitation de deux âmes dans le même corps les rendait mutuellement dépendante, ainsi sa proximité avec la jeune femme avait créé un lien puissant, à même de constituer un sentiment d'appartenance privilégié. Elle considérait Fred comme une amie intime, une jumelle avec laquelle elle se voyait contrainte de partager les bons et les mauvais moments d'une vie. Peut-être, cela tenait-il au fait qu’elle aient aimé le même homme, ou parce qu'un lien surnaturel les unissait, mais tout ceci relevait d'une douce évidence.

 

Tiraillée entre le désir de rester et celui de céder sa place, elle s'approcha du vampire jusqu'à lui faire face de quelques centimètres. L'absence de mots révéla les cœurs. Alors dans un silence pesant, il plaça délicatement ses deux mains sur les épaules de la démone. Illyria ferma les yeux et inclina la tête en arrière. À cet instant, tous les muscles de son corps lâchèrent prise. Elle perdit ses appuis et se laissa tomber, telle une marionnette désarticulée et sans vie, que Spike prit soin de contenir de ses bras puissants. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, l'armure se désagrégea et son visage retrouva ses traits d'origine. Fred réapparut amorphe dans les bras du vampire.

 

-Spike, murmura-t-elle en oscillant des paupières.

 

-Ne t'en fais pas ma belle. Tout va bien. Tu peux dormir, laisse-toi aller.

 

Il la souleva et la transporta en dehors du Pub. La tenant minutieusement dans ses bras, il arpenta le parking en direction du van blanc aux vitres teintées. Il fit glisser la grande portière de côté et posa délicatement la jeune femme sur le matelas de fortune, en prenant soin de la couvrir pour ne pas qu'elle attrape froid.

 

-On va réussir, fit Fred à moitié endormie. On va retrouver Buffy, et tu pourras enfin être heureux.

 

-Ne t’en fais pas pour ça, dit-il en lui caressant le visage. Dors, repose-toi.

 

Sur ses mots, Fred se laissa emporter par la fatigue et rejoignit le pays des rêves, bien veillée par le vampire qui resta à ses côtés à la contempler. Spike ne put s'empêcher, en la découvrant si vulnérable, de porter un regard admiratif sur sa silhouette apaisée, de laquelle émanait une bienveillance naturelle. Malgré son état de somnolence, elle persistait à faire passer les sentiments des autres au détriment des siens. Pleinement conscient de cela, le vampire en éprouvait une profonde reconnaissance. Spike referma la porte du van et s'adossa à la carrosserie, cigarette à la bouche et le nez planté dans les étoiles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire ?