Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 12 : COHABITATION CONTRARIEE
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Chapitre 12 COHABITATION CONTRARIEE
-San Francisco, 18 janvier de l'an 10-
Le vampire menait son sixième combat de la soirée, et il ne comptait plus les hématomes sur son visage tuméfié. Sa pommette droite, enflée, refermait quasiment son œil, et son t-shirt noir ne ressemblait guère plus qu'à quelques lambeaux de tissu arrachés, ne recouvrant que partiellement son corps sec et musclé. Face à lui se dressait un démon Lei-Ach, créature aux dents acérées et à la peau blanchâtre, marquée de taches rouges semblables à des plaies suppurantes. Son adversaire ne lui laissait aucun répit, en le projetant violemment contre le grillage qui encerclait cette arène de fortune. Chaque déchaînement de violence arrachait à la foule massée autour, des cris mêlés de haine et d'encouragement, selon la situation de leurs poulains, sur lesquels avaient été misées des sommes susceptibles d'égayer ou de gâcher leur soirée.
Accoudée au bar, légèrement en retrait, une femme à l'allure svelte et aux longs cheveux bruns, ne semblait pas y prendre le même plaisir. Horrifiée par le spectacle, elle détourna les yeux, préférant plonger son nez dans un verre d'orangeade. Au milieu de tous ces effluves de testostérone, elle donnait l’impression de ne pas s'y trouver à sa place. Elle détonait dans ce décor où elle incarnait, bien malgré elle, la seule touche féminine, à l’exception des danseuses lascives et des serveuses aux déhanchés provocants, aguichant les consommateurs de leurs attributs érotiques. Le barman, un homme entre deux âges, barbu et affublé d’un ventre proéminant, l'observait d'un œil indiscret, intrigué par cette présence insolite à son établissement.
-Tu sais ma jolie, lui lança-t-il d'un ton bourru. Tu ne devrais pas baisser les yeux.
-Je vous demande pardon ? réagit-elle brusquement, comme tirée d'un rêve profond.
Il désigna l'arène d'un mouvement de tête.
-J’te parle du spectacle que t'es en train de manquer. J’capte pas bien… Les nanas dans ton genre, ça devrait les exciter d'assister à toute cette brutalité, toute cette transpiration, cette effusion de sang qui dégouline de ces deux bêtes sauvages. Les gonzesses doivent en raffoler. Alors, dis-moi… ça t’fait rien à toi ? Ça t’exciterait pas, un peu ?
Sidérée par ces propos irrévérencieux, la jeune femme planta sur lui un regard glacial, si perçant que le barman en perdit contenance. Un frisson de malaise, d'une étrangeté opressante, imprégna le corps de ce dernier. Une sorte d'aura entourait sa cliente, et celle-ci n'avait rien d'humain, contrairement aux apparences.
-Comme c'est original, le blâma-t-elle d’un ton acide. Un barman grossier, imprégné d'une misogynie débridée, dans un endroit aussi sordide. Vous faites tellement cliché que vous paraissez sortir d'un film hollywoodien. Ce qui m'amène à penser que le trait est bien trop gros pour être sincère.
Elle le dévisagea sévèrement, comme pour percer les secrets de son âme. La sueur perla sur le visage boursouflé du rustre, totalement à la merci de ce petit brin de femme.
...Je vous ai observé. C'est étrange, mais vous êtes entouré de filles à moitié dénudées, et pourtant, le seul regard suscitant un quelconque désir charnel ne porte essentiellement que sur des hommes, dont vous semblez apprécier la transpiration et la sauvagerie, ce qui est à bien y réfléchir, très... bizarre.
Suite à ses remarques, elle retrouva ce visage faussement candide, cette naïveté feinte à laquelle on donnerait le bon Dieu sans confession. Paniqué, l'individu opéra un rapide tour d'horizon afin de s'assurer que personne n'ait été témoin de cette discussion.
-Comment vous avez deviné ? marmonna-t-il en se penchant sur le comptoir pour faire preuve de discrétion. Est-ce que ça se voit ? je veux dire... c'est si évident que ça ?
Elle ne réfuta pas, se contentant d’un sourire énigmatique, dont la douceur apparente dissimulait une ironie subtile, presque imperceptible.
...Et merde, soupira-t-il de dépit. Je savais que j'en faisais trop, mais c’est plus fort que moi. J'ai toujours été nul pour jouer le rôle du mec viril. Même au lycée, je me faisais griller sur le coup, bordel… mais faut rien dire, hein.
Il planta ses yeux dans les siens, l’implorant silencieusement.
...Si jamais ça s’apprend… Si on découvre que je suis gai, plus personne ne mettra les pieds dans ce bar. Vous avez vu ces types ? C'est le temple des hétéros ici. Et quand je dis hétéros, je parle pas des plus ouverts, si vous voyez ce que je veux dire…
-Je ne dirai rien, c'est promis, assura-t-elle d’une voix posée. Mais vous devriez apprendre à être en accord avec vous-même et cesser d'être quelqu'un que vous n'êtes pas. Vous savez, on n’est plus au moyen âge. C’est une pratique courante et admise dans la société ; ça ne devrait plus être une sorte de tabou. Je suis persuadée que vos clients l'accepteront.
À cet instant, une rixe aux relents d'injures homophobes, aussi grossières qu’abjectes, éclata au loin.
...Ou peut-être que vous devriez garder ça pour vous… se ravisa la jeune femme, d'un air gêné, sous le regard approbateur de son hôte.
Il lui tendit la main en guise de présentation.
-Alen TERRY.
-Fred, répondit-elle en joignant le geste. BURCKLE...Fred …Enfin, la plupart du temps.
Alen, quelque peu désorienté par la présentation indécise de la jeune femme, n'en fit pas état. Il se dirigea vers la vitrine réfrigérée, en sortit un bouteille d’orangeade poussiéreuse, puis la resservit sans s'inquiéter de sa réprobation.
-C'est la maison qui offre ! lança-t-il avec un sourire en coin.
-Vous êtes gentil. Merci.
-N'y voyez aucune gentillesse là-dedans. La vérité, c'est que personne ne boit de ces trucs-là. J'en ai toujours de côté au cas où, mais c'est bien la première fois que j'en sers depuis… En fait, j'ai arrêté de compter. Finalement, c'est comme si cette bouteille vous était destinée, et je ne fais jamais payer le destin.
Détournant son attention vers la grande salle aux murs de briques grisâtres, typiques des établissements new-yorkais, Alen s’appuya sur le comptoir, et désigna du menton les clients éparpillés dans ce décor morose.
...Observez les bien !
Fred se retourna pour scruter les environs. Au-delà des spectateurs massés autour de la cage grillagée, où les deux combattants se rendaient coup pour coup, son attention s’attarda sur ces silhouettes accoudées à leur table, le nez penché dans leur boisson. D'origines démoniaques et humaines, toutes partageaient le même point commun : un regard vide, sans expression, dépourvu de plaisir et d'espoir. Ces pauvres âmes noyaient leur misérable condition dans l'alcool qui, loin d’adoucir leur existence, semblait au contraire exacerber leur mal-être.
…Ces gens viennent ici pour oublier leur situation. Ils boivent jusqu'à perdre conscience de leur propre existence, mais certainement pas par plaisir… au contraire de vous.
-Vous trouvez que j'y prends beaucoup de plaisir ? rétorqua-t-elle, accompagnant ses mots d'un sourire passablement charmeur.
-J'en sais rien, mais ce que je constate, c'est que vous n'êtes pas encore blasée par la vie. Et ça, je dois dire que ça fait du bien.
Fred ne réfuta pas, ni ne se hasarda à acquiescer. S'il savait… Sa vie n'avait absolument rien d'un long fleuve tranquille. Les épreuves ne lui avaient pas été épargnées. À commencer par le jour où elle fut projetée par son professeur d'université dans la dimension de Pyléa, réduite en esclavage avant qu’un preux chevalier ne vienne la délivrer. La suite de sa vie ne fut qu'une succession de luttes acharnées aux côtés d'Angel, Cordélia, Gunn et Wesley, jusqu'à sa lente et douloureuse agonie dans les bras de son bien aimé. Sa renaissance sur le champ de bataille, complètement déboussolée, avait engendré un traumatisme plus difficile à supporter encore. La période de convalescence s'était avérée longue et éprouvante. Elle avait dû réapprendre à remettre ses idées en ordre, et surtout, à rattraper ce temps dont elle fut si injustement privée : un temps assassin, lui ayant enlevé son âme sœur et plongé ce monde dans un enfer permanent. Fred savait mieux que quiconque le désir de ne plus exister, de se perdre dans le néant. Mais ce temps, bien que destructeur, offrait toujours une porte de sortie. Sa reconstruction, elle la devait en grande partie à Spike, qui veilla sur elle pendant ces longues années. Et puis, il existait cette autre entité. Cette âme plurimillénaire sommeillant en elle, et se manifestant lorsque le désespoir et la dure réalité de la vie reprenaient le dessus.
Elle aurait voulu lui avouer que son apparence de petite femme soignée, habillée d’un jean et d’un pull de laine rouge, correspondait au reflet d'un miroir trompeur, mais elle s'abstint et acquiesça docilement. Maintenant qu'elle venait de retrouver un semblant d'équilibre, il était hors de question qu'elle se plaigne ou qu'elle replonge dans les gouffres de ses propres abîmes. Perdue dans ses pensées, Fred fut interpellée par le barman, visiblement focalisé par la cage dans laquelle se succédaient les affrontements sans interruption.
...Votre petit-ami est plutôt balèze, s'étonna-t-il en essuyant un verre d’un geste machinal. C'est incroyable. Il enchaîne les victoires à la pelle. Encore un peu, et il décochera son ticket pour Las Vegas.
-Non... ce n'est pas... Enfin, lui et moi, nous ne sommes pas... Disons qu'on est une sorte de famille, expliqua-t-elle, sans même porter l'ombre d'un regard sur le ring.
Fred, responsable de la participation du vampire à ces jeux barbares, culpabilisait de lui faire subir pareille souffrance. Elle le savait assez fort pour résister, mais elle lui en avait déjà tant demandé. Et lui, comme à son habitude, n'avait pas hésité. Souvent, les remords et la culpabilité la submergeaient lorsqu'elle repensait aux lourds sacrifices que le vampire avait consentis pour elle. Du temps où ils travaillaient pour la firme maléfique, Fred et Spike furent contraints de collaborer pour que ce dernier puisse retrouver son état matériel. Reconnaissant, le vampire s’était juré de lui rendre un jour la pareille. Force est de constater qu'il avait surpassé sa promesse, en veillant sur elle jour et nuit depuis cette fameuse bataille.
Désormais, le seul désir de Fred consistait à retrouver la trace de Buffy et des autres. Sans doute, était-ce la seule façon de le rendre vraiment heureux. Toutes ces années à les rechercher, à sillonner ville après ville sans ne jamais toucher au but. Le manoir de Cleveland, le cratère de Sunnydale : à chaque étape, elle avait pu lire la même déception dans son regard. Ces multiples périples avaient ravivé chez le vampire, des souvenirs douloureux, et elle comptait bien y mettre un terme. Il suffisait simplement de suivre le plan.
Absorbée par ses pensées en dégustant son verre d'orangeade, Fred ne remarqua pas l'entrée dans le bar d'un homme en tout point étrange. Entièrement vêtu de noir, l’étranger arborait un masque qui dissimulait entièrement son visage. Un plastron de cuir sanglé couvrait la partie supérieure de son corps, tandis qu’un long manteau imperméable, taillé dans la même matière, descendait jusqu’à ses chevilles. L'homme, d'une stature imposante, attira instantanément les regards du barman et des danseuses, toujours avides de satisfaire la nouvelle clientèle. L'inconnu traversa la salle d’un pas assuré et prit place à côté de Fred. Ne l'ayant pas vu arriver, elle sursauta légèrement lorsqu'elle tourna la tête dans sa direction.
-Décidément, haleta-t-elle en dévisageant l'individu. Je crois que je ne m'y ferai jamais à cet accoutrement.
-Si ça peut te rassurer, moi non plus, répondit-il d’une voix famillière.
-Ang...
Le vampire la coupa aussitôt d'un geste de la main. Prononcer son nom relevait d'un réflexe pour Fred, aussi quelque rappels à l'ordre semblaient de circonstance, surtout compte tenu de la prime qui pesait sur sa tête : celle avec le petit astérisque stipulant vif de préférence, puisque mort, il l'était pour partie.
Angel, habilement dissimulé sous son masque, commanda un whisky. Une fois servi, sans prononcer un mot, il fit signe à Alen de le laisser seul avec la jeune femme. Le barman, peu téméraire, lança toutefois un regard complice à Fred, afin de s'assurer de sa sécurité. Ce qu'elle confirma d'un subtil sourire. L'homme en noir souleva légèrement le tissu de son masque à hauteur de nez, et savoura une gorgée du breuvage, n'éveillant de par sa faible saveur, aucune réjouissance que ce soit.
-Je ne pense pas que ce soit le moment propice pour un rendez-vous, s'inquiéta-t-elle. Il pourrait le remarquer.
Le vampire se retourna et jeta un œil discret vers la zone de combat.
-Aucune inquiétude de ce côté-là, constata-t-il en observant son rival de toujours se démener dans l'arène.
Spike, aux prises avec un énième adversaire, rouait de coups le malheureux, sous les acclamations du public. Les spectateurs, galvanisés par ce déchaînement de violence, scandaient en chœur « le Sanguinaire », à répétition. Angel, à contre-courant, semblait prendre fait et cause pour son adversaire. Chaque fois que son ancien compagnon de route encaissait un coup, un sourire non feint s’étirait sur la partie inférieure de son visage. Soumis au regard critique et réprobateur de Fred, il eut tôt fait de retrouver sa neutralité.
-Je n'aime pas ça, lâcha-t-elle, mal à l'aise.
-Ne t'en fais pas pour lui. Spike n'est pas du genre à perdre dans un taudis pareil. Il y arrivera.
-Ce n'est pas de ça dont je te parle. C'est juste que... ça me fait mal de devoir lui mentir. J'ai l'impression de le trahir.
-On en a déjà parlé, Fred. Tu sais bien que c'est la meilleure solution. Et puis, s'il savait que l'idée venait de moi, il n'aurait jamais accepté. N'oublie pas que c'était ton souhait de lui cacher la vérité.
-Je sais, mais ça ne rend pas les choses plus faciles pour autant, s'indigna Fred en touillant nerveusement le fond de son verre. Je suis une sorte de Judas au féminin, fomentant des plans machiavéliques derrière le dos de ses amis. Je suis...
-Tu es Fred, l'interrompit le vampire masqué, avec une douceur inhabituelle. Et tu fais ce qu'il y a de mieux pour chacun d'entre nous.
Les traits tirés et l'air maussade, la jeune femme ne l'entendait pas de cette oreille.
-Alors pourquoi est-ce que je me sens si mal intérieurement ?
-Parce que tu es quelqu'un de bien, dit-il en posant une main ferme et rassurante sur son épaule. C'est la seule solution. Et crois-moi, si je pouvais prendre sa place, je le ferais sans hésitation.
-Je sais bien… Et je n'aurai pas approuvé non plus. Ce que je ne souhaite pas pour lui, je ne le souhaite pas pour toi.
Fred laissa échapper un soupir avant de retrouver un semblant de sérénité.
...J'aurai... Enfin… elle aurait très bien pu s’en charger.
-Spike n'est pas du genre à te laisser combattre à sa place, et c'est tout à son honneur, répliqua Angel, la main sur le comptoir. En parlant de ça, comment se passe la cohabitation ?
-Bien... mal... En fait, je n’en sais rien, avoua Fred, totalement désemparée. Je ne sais pas ce qu'elle pense. Je lui laisse juste la place et, quand c'est le cas, je ne maîtrise plus rien. C'est comme si j'étais endormie. Même si...
Un léger flottement dans la discussion poussa le vampire à la questionner du regard. Elle combla aussitôt ce silence.
...Il m'arrive de ressentir des émotions qui ne sont pas les miennes. C'est assez étrange et irrationnel… mais ça fait bien longtemps que le concept de rationalité limitée a démontré ses limites, surtout si l'on considère que la capacité de décision d'un individu est altérée par un ensemble de contraintes, comme le manque d'information ou de biais cognitifs, rappelant que nos décisions ne sont rien d'autre que la conception d'une solution multiple, par la perception et l'identification du problème, influencées elles-mêmes par des conditions extérieures qui diffèrent selon la situation, ce qui réfute totalement la vision classique de certains auteurs consistant à dire que les actes d'un individu relèvent de l'usage de... raison.
-Fred ! l'interpella le vampire en lui faisant comprendre à l'intonation de sa voix, que son cerveau n’était pas apte à rivaliser avec le sien, et qu'il ne comprenait pas un traître mot de ce qu'elle essayait d’exprimer.
-Ce que j'essaie de dire, c'est que c'est foutrement incompréhensible, finit-elle par lâcher.
-Pour une fois, on est d'accord, concéda-t-il, comme une évidence.
Se prenant la tête entre ses mains, la jeune femme, épuisée pas une colère aussi brève qu’intense, semblait accablée par une sorte de démence passagère.
-Tu penses que je suis folle, n'est-ce pas ? le soupçonna-t-elle en laissant retomber ses cheveux en bataille sur son visage.
-Je pense que tu es un génie, et ce qui est difficile à comprendre pour toi, doit relever de l'impossible pour le commun des mortels.
Fred hésitait à le prendre comme un compliment. Après tout, les génies étaient souvent qualifiés de fous, et sa réponse, bien que profonde, manquait singulièrement de clarté.
-Tu sais, la dernière fois que tu es apparu devant moi, j'étais tellement heureuse. C'était comme-ci je retrouvais un membre de ma famille après de longues années. Mais quand j'ai compris que tu voulais continuer la lutte, j'ai pris peur. Je ne voulais pas te l'avouer, mais… je crois que je commençais à accepter le monde tel qu'il est.
-Pendant un temps, peut-être, mais je te connais. Tu aurais fini par lutter avec ou sans moi, parce que nous sommes ainsi faits.
-Ouais. Une famille de chasseur de démons féroces, s'épaulant les uns les autres pour vaincre les forces maléfiques et apporter un peu de lumière dans ce foutu monde.
-Tout à fait ça, confirma-t-il avec un sourire au coin.
Les choses paraissaient tellement évidentes, dites ainsi, mais Fred n'en était convaincue qu'à moitié. Elle savait, par expérience, que les mots d'Angel dissimulaient une réalité bien moins reluisante, à des années-lumière d'un conte de fées. Des ennuis, voilà tout ce qu'elle récolterait à le suivre dans cette lutte sans fin. Mais au fond, elle ne s'imaginait pas réagir autrement. Ce monde ne correspondait pas à qu'il devrait être. À cet instant, le visage de Wesley s’imposa à son esprit. Elle puisa, dans ce souvenir, la force nécessaire pour envisager la quête d'un meilleur lendemain, en gardant à l’esprit que plus grand était l'espoir, plus profondes étaient les désillusions.
-Tu penses qu'on y parviendra ? Vraiment, je veux dire. Je ne te parle pas d'essayer ou de combattre parce que c'est la meilleure chose à faire, mais de réussir véritablement à changer les choses.
Le vampire resta muet. Cette question ne se voulait pas anodine, et y répondre par la positive ou la négative ferait de lui un bien piètre menteur.
-Je le crois, finit-il par dire en optant pour un optimisme nécessaire. Dans tous les cas, nous serons assez vite fixés.
Ce n'était pas la réponse attendue. Elle aurait voulu des mots plus percutants, plus volontaires, à la place de quoi elle se contenta d'un vague « peut-être ». Au moins, il eut pour mérite de ne pas susciter en elle de vaines espérances, ce qu’elle n’avait pas su faire avec Spike en lui cachant la véritable raison de leur présence en ces lieux. Le ticket pour Las Vegas ne représentait rien d'autre, pour le vampire décoloré, qu'un moyen de subvenir à leur besoin financier, afin de se consacrer uniquement aux recherches de la tueuse, sans se soucier de l'essence et de tous les à-côtés du quotidien. Elle lui cachait la vérité parce qu'elle refusait que naisse en lui une désillusion de plus.
-Et donc, quelle est la suite des événements ? demanda-t-elle avec un entrain mesuré.
-On suit le plan, répondit-il avec fermeté. Ce qui importe, dans l'immédiat, c'est de rallier toutes les forces possibles à notre cause. Votre rôle, c'est de retrouver Buffy et les autres. Je ne sais pas où ils sont, mais si on ne peut pas aller à eux, alors ils viendront à nous. L'arène de Las Vegas vous donnera la visibilité nécessaire. La transmission sera suivie dans le monde entier. Où qu'ils soient, Spike ne devrait pas passer inaperçu. De mon côté, les choses avancent. Nous touchons au but.
Le vampire masqué sortit un papier plié de sa poche, qu’il déposa délicatement sur le comptoir.
...Une fois que vous aurez retrouvé Buffy et les autres, tu devrais faire un tour à cette adresse.
-Los Angeles ? s'étonna-t-elle en lisant l’écriteau. Et qu'est-ce que je suis censé y trouver ?
Angel termina son verre en silence. Interpellé par le cri de la foule, il se leva brusquement. Le combat touchait à sa fin, aussi ne souhaitait-il pas encourir le risque de s'attarder plus longtemps.
-Le reste de la famille, rétorqua-t-il en remettant son masque en place, avant de tourner les talons vers la sortie.
-Mais… et toi ? insista-t-elle en haussant la voix. Quand est-ce qu'on se reverra. Comment garde-t-on le contact?
Le vampire quitta les lieux sans lui fournir de réponse, ne laissant derrière lui qu'une brise légère qui dissipa brièvement l’air vicié des locaux.
*
Dans la cage, un énième combat faisait rage, rythmé par les huées et les cris effrénés du public. Des giclées sanguinolentes tapissaient l'arène en spirale, entièrement cloisonnée, sans autre issue que celle accordée par la victoire ou la défaite. Peu habituée à ce genre de prestation, la foule massée autour ne perdait pas une miette de ces affrontements successifs. Au fil des duels, les encouragements penchèrent clairement en faveur du vampire, dont les prouesses au combat ne laissaient personne indifférent. Le sanguinaire imposait son style, alliant panache et violence, en écartant ses adversaires avec une maitrise redoutable.
Désormais, un seul adversaire se dressait entre lui et le Graal. Ce fameux ticket pour lequel il avait versé son sang et fait couler celui des autres, se trouvait à portée de poing, et il comptait bien terminer le travail. La frénésie dont Spike faisait preuve, lorsqu'il était acculé, galvanisait la foule. Le plaisir qu'il semblait prendre, à encaisser et cogner, avait le don de décourager les plus irascibles. Passé le temps de la découverte, ses opposants s'étaient succédé, la peur au ventre, craintifs quant aux conséquences inéluctables. Tous furent vaincus, laissant au dernier participant la lourde tâche d'inverser la tendance. Malgré ses réticences, hors de question pour le démon d'abandonner et fuir lâchement. Il fallait préserver les apparences. Sa fierté et sa réputation prirent le pas sur sa raison, d’autant que le public assoiffé de sang forçait en ce sens. Spike, en mauvaise posture, encaissait un déluge de coups. Pourtant, en dépit de l’acharnement de son adversaire, le vampire se relevait inlassablement. Bien que son état évoquait un être brisé et proche du KO, il n'en était rien.
Effrayé par la lueur de fauve brillant dans les yeux du vampire, le démon recula de quelques pas, jusqu'à se heurter violemment au grillage. Acculé et sans échappatoire, poussé par la foule s'acharnant à secouer les barreaux de la clôture, il se jeta sur son adversaire sans grande conviction. Spike, impassible, fit craquer sa nuque en penchant légèrement la tête, avant de cueillir le malheureux d'une méchante droite en pleine gencive. Le point d'impact claqua dans l’environnement, créant une vague de silence dans la foule abasourdie. Une vague d'acclamations unanime déferla aussitôt, même pour ceux ayant perdu leur pari : dans tous les cas, ils en avaient clairement eu pour leur argent.
Le bookmaker entra dans la cage, prenant soin d'enjamber le corps inconscient sur le sol. Il s'approcha du vainqueur, micro en main. L'homme, aux petits yeux de fouine, tenait une liasse de billets et le fameux ticket orné d'or à l'effigie des trois pouvoirs, qu’il tendit à Spike, avec un sourire mielleux. Ce dernier, ne laissant pas le temps à l'émissaire de faire son show, récupéra ses gains et quitta la cage sans demander son reste. Entré anonymement dans l'établissement, le vampire récoltait désormais l’intérêt languissant des danseuses. Leurs clins d’œil et leur subtils roulés de langue, ne suscitèrent pourtant aucun intérêt chez Spike. Il fut un temps où il aurait sauté sur l'occasion pour céder à quelques envies primaires, mais là tout de suite, c'était d'un bon verre de whisky dont il avait besoin.
-Désolé pour l'attente, j'avais un fan-club à combler, osa le vampire en s'asseyant abruptement sur le tabouret voisin de Fred.
Il désigna, d'un geste de la main, le chiffre cinq au barman. Aussitôt, Alen disposa cinq shots dans de petits verres, que le vampire enchaîna d'une traite en les claquant continuellement sur le comptoir.
...Bon sang que ça fait du bien, savoura Spike en jetant un regard amusé vers Fred. Tu sais que tu devrais essayer. Ce genre de trucs, ça peut pas t’faire de mal.
Fred, quelque peu distante, n'osa pas répliquer.
...Bah, tant pis, se résigna le vampire en haussant les épaules. J'en connais une à qui ça déplairait pas.
Cette réplique fut celle de trop pour la jeune femme, qui ne supportait plus l'attitude désinvolte de son partenaire. Inquiète au point de ne porter aucun regard sur l'arène, Fred avait espéré une finalité heureuse à tout ce déchaînement de brutalité. Mais lorsqu'elle l'aperçut dans cet état, le corps meurtri d'hématomes et le visage ensanglanté, elle ne put s’empêcher de lui en vouloir. Une fois encore, il désirait l'épargner en agissant comme si tout cet élan de violence ne constituait qu'une promenade de santé, mais elle voyait clair dans son jeu. Ce rôle de spectatrice impuissante, elle n'en voulait plus pour l'avoir tant endossé par le passé. Ce n'était pas tant Spike, que sa propre faiblesse qu'elle blâmait par-dessus tout.
-Tu m'as assuré que ce serait une partie de plaisir, lui reprocha-t-elle, les traits assombris.
-Et ça l'a été, crois-moi, répliqua-t-il, un sourire narquois aux lèvres. Si tu me trouves amoché, imagine-toi dans quel état ils sont eux.
-Tu aurais dû me laisser combattre à ta...
-Non, trancha-t-il fermement.
-Mais...
-J'ai dit non.
Le vampire vida son dernier shot d’un trait et fit signe au barman de le resservir.
...On en a déjà parlé. J'ai eu...
Spike prit un air grave et solennel, captant immédiatement l’attention de Fred, aux aguets.
...C'était il y a longtemps, reprit-il, pesant chaque mot. Illyria et moi avions eu un différend. Enfin, j’vais t'épargner les détails. Elle devait combattre à ma place et ce fut... un véritable bain de sang. Il y eut des morts...
Il poussa un profond soupir, laissant planer une silence dramatique, avant de poursuivre :
...Ce fut un véritable carnage. Des innocents y ont perdu la vie et, depuis, je me suis juré de ne plus jamais la laisser combattre pour moi.
-Oh... C'est...
Fred feignit d'être touché par le récit de Spike.
...Un ramassis de bêtises, lâcha-t-elle en croisant les bras. Non, mais tu me prends pour une bonne poire ? La dernière fois que tu m'as sorti une histoire pareille, c'était pour éviter qu’Angel découvre tes soucis. Et ça n'avait déjà pas fonctionné à l'époque.
Spike roula des yeux, esquissant un rictus coupable, qui trahissait sans équivoque l’échec de son récit mensonger.
...Je sais ce que tu penses. Tu t'imagines que je suis faible et fragile, et tu fais tout pour empêcher qu'Illyria prenne la relève parce que tu crains de faire souffrir la pauvre Fred.
Elle le fixa intensément, sans ciller.
...Je sais que ça a été dur au début, mais je m'y suis faite. J'ai fini par l'accepter. On est une équipe, je te rappelle. Et franchement, j'en ai ma claque que tu me considères comme une personne à protéger. J’estime valoir mieux que ça.
Le vampire, vampirisé par la détermination de la jeune femme, n'y trouva aucune réplique. Elle avait vu clair dans son jeu, et comme toujours, elle aurait le dernier mot. Bon sang, qu’il appréciait cette vivacité d'esprit, ce mélange de force et de franchise qui, à chaque fois, réussissait à le clouer au silence, une prouesse dont peu pouvaient se vanter. Un regard en guise de défi et de tendresse lui fit définitivement prendre le parti de la belle.
...Alors, coéquipier ? dit-elle en tendant le poing dans sa direction.
Spike soupira, récalcitrant, avant de joindre son poing au sien dans un geste d'approbation.
-Coéquipier, confirma-t-il avec un léger sourire.
Le visage radieux et innocent de Fred parvenait à exacerber en lui tout ce qu'il recelait de meilleur. Évoluant à ses côtés depuis des années, il constatait chaque jour l'épanouissement d'une force de caractère insoupçonnée, la concernant. S'étant naturellement érigé en protecteur, le vampire devait bien l'admettre : elle le protégeait tout autant, à sa manière. Le courage et le dévouement de la jeune femme constituaient une source inépuisable d'inspiration pour Spike, qui s'évertuait sans cesse à s'en montrer digne. Sa présence adoucissait le chagrin causé par l'absence de la tueuse, et ravivait en lui la volonté de continuer le combat, de ne jamais baisser les bras face aux difficultés, et surtout, de garder à l’esprit l'essentiel : l'espoir. Subtilisant un verre sous l’étonnement manifeste du vampire, Fred le leva à hauteur de ses lèvres, le regard voilé d’une hésitation perceptible.
...Tu es sûre ? demanda Spike, en l’accompagnant dans le geste.
Elle haussa les épaules, puis afficha toute l'étendue de sa détermination, en fixant le liquide avec un air de défi.
-J'en ai assez d'être une potiche godiche, reprit-elle en joignant le geste à la parole.
D'un trait, elle absorba le breuvage, bien imitée par le vampire qui prenait un malin plaisir à l'accompagner dans sa folle odyssée.
Leurs deux verres résonnèrent de concert en heurtant le comptoir, sous le regard amusé du Barman. Alen ne put s'empêcher de voir en Fred le symbole d'une fleur épanouie. Le visage de la jeune femme se décomposa progressivement. Les traits de son front se plissèrent, en même temps que sa mâchoire s'étira en longueur. Les yeux mis clos, elle ouvrit grandement la bouche puis serra les dents, encaissant le contre coup d'un geste aussitôt regretté. La gorge en feu, elle secoua la tête avant de rouvrir les yeux, comme une délivrance.
-T'en fais pas, la rassura Spike en allumant sa cigarette. Ça fait toujours ça, la première fois.
-J'avais déjà bu de l'alcool avant, mais ça ne m'avait jamais paru aussi fort, répondit Fred en grimaçant légèrement.
-Les doses ont été… disons, ajustées, expliqua Alen en prenant indiscrètement part à la conversation. Depuis l'avènement de vous-savez-qui, il en faut beaucoup plus pour le commun des mortels, surtout avec les démons qui tiennent mieux l’alcool. Il a fallu s'adapter et trouver un bon compromis.
-Ouais, répliqua Spike en expirant une volute de fumée blanchâtre qui se dissipa dans les hauteurs du plafond délavé. Bienvenue dans le monde des ivrognes 2.0.
Déjouant les pronostics, Fred se résolut à retenter l'expérience, ingurgitant cul sec le breuvage du diable. La descente, bien que toujours désagréable, fut maîtrisée, et elle commençait à entrevoir les prémisses d'un plaisir insidieux, appelant irrésistiblement à récidiver l’expérience pour en saisir toute la saveur. D'abord réticent à l'idée de voir sa coéquipière flirter avec un potentiel coma éthylique, le vampire prit le parti de la laisser se forger sa propre initiation. Il lui avait souvent reproché son côté trop sérieux et propre sur elle. Ce n'était pas à présent qu'elle laissait éclater sa folie, qu'il allait jouer les trouble-fête. Il ne fallut pas longtemps avant que l'alcool ne procure ses effets néfastes, et petit à petit, la jeune femme glissa dans un état second. Le coude chancelant sur le comptoir, la tête soutenue difficilement par une main instable, Fred semblait gentiment s'assoupir.
-J'ai pas l'impression qu'elle fasse long feu, constata le barman, prétextant cette opportunité pour amorcer une conversation avec le vampire, dont la plastique ne le rendait pas indifférent. Faudrait peut-être penser à la transporter, mais j'imagine qu’un costaud comme vous n’aura aucun mal à s’en charger. Vous êtes plutôt bien bâti… Vous faites du sport ?
-Désolé ma grande, mais tes pas mon type. Je les préfère au féminin, répliqua Spike, sans détour.
-Euh… oui, oui… bi... bien sûr, balbutia-t-il, décontenancé par une réplique aussi cinglante. Je ne vous draguais pas, je suis hétéro et...
-Épargne-moi ton baratin. J'ai connu une sorcière lesbienne et un abrutit gai, alors crois-moi quand je te dis qu’y a des regards qui ne trompent pas.
-Oui... C'est vrai... Il est gai ! claironna Fred d'une voix criarde et fantasque.
Soumise à l'effet de l'alcool, la jeune femme laissait libre cours à une exubérance qu’elle n’aurait jamais osé dévoiler en temps normal.
...Il aime les hommes, mais il n’ose pas l’avouer, de peur de perdre son boulot.
Le barman, démuni et visiblement mal à l'aise, implora la jeune femme de baisser d'un ton. Mais Fred, emportée par sa fougue, grimpa sur le comptoir, attira instantanément le regard médusé de Spike. Le vampire la découvrait sous un nouveau jour, et il n'était pas certain d'en apprécier la soudaine métamorphose.
...Tu veux que je te dise, Alen ? Je ne veux pas que tu vives dans la peur d'être toi-même. Tu mérites d'être heureux. On mérite tous le bonheur.
-Tu devrais descendre, lui conseilla Spike, en passe d'amortir sa chute éventuelle.
La jeune femme, totalement indifférente à ses avertissements, leva les mains au ciel.
…Ouais, autant parler à un mur…
-Est-ce que vous m'entendez tous ? s’écria-t-elle, captivant l'attention de la salle entière. Écoutez-moi bien, j'ai quelque chose d'important à vous dire.
Alen, craignant le pire, aurait souhaité se faire tout petit et disparaître. Il tenta bien de raisonner la foule, prétextant une blague et les incitant à regagner leurs tables, mais Fred se montra plus convaincante. En quelques instants, un amas de démons s’était regroupé aux pieds de cette reine improvisée.
-Bon sang, soupira Spike, sentant les ennuis survenir.
-J'ai votre attention et je vous remercie. Vous voyez Alen, ici présent ?
Elle le désigna du doigt, chancelante, avant de poursuivre, sa voix vibrante de sincérité :
...C'est quelqu'un de bien. Il se trouve que cet homme est gai. Voilà, il est homo, mais il le cache parce qu'il a peur de vos réactions.
Un murmure parcourut l’assemblée, mais Fred ne vacilla pas, enchainant avec une conviction éthylique :
…Mais moi, au fond, je sais que vous êtes tous des gens bien, et que ça ne dérange personne qu’il soit comme il est. Un seul mot d'ordre, la tolérance. Sauf que j'ai bien réfléchi. Est-ce qu'on devrait être tolérant envers un fait totalement naturel ? Si on doit parler de tolérance alors dans ce cas, on devrait tout aussi bien l'appliquer aux hétéros. Alors je ne parlerai pas de tolérance ce soir, mais d'acceptation de l'autre, parce qu'on est tous pareil au fond. Tout ce qu'on veut, c'est être aimé. D'un homme ou d'une femme n'est pas la question, parce que l'amour transcende la notion de sexe ou de sexualité.
Elle marqua un nouveau temps, balayant la foule de ses yeux étincelants.
…Quand je vois vos visages vides, ridés et pour certains légèrement visqueux, je retrouve cette étincelle d'espoir et de bonté qui vous anime tous.
Un démon, dans l'assemblée, s'avança au-devant de tous les autres, un sourire béat aux lèvres.
-Cette femme a tout à fait raison, déclara-t-il fièrement en récoltant le sourire de Fred, plus que jamais convaincue du bien-fondé de son intervention. Alen, mon pote, mais pour qui tu nous prend ? Bien sûr qu'on t'accepte tel que tu es, à condition que toi aussi tu nous acceptes tel qu'on est. Personne ici ne va te juger parce que tu aimes les h...
Le fracas du verre explosant sur le crâne de l'orateur sonna le glas de son discours. Aussitôt, une horde de consommateurs outrés, brandissant leurs bouteilles d'alcool comme des armes, se ruèrent sur Alen, Fred et Spike, déterminés à leur infliger le même sort. Les cris haineux fusaient de toutes parts. On entendait : « À mort les Pd », « Pas de ça chez nous » ou encore, « Foutez-moi ces hippies dehors ». Le vampire, fortement éreinté par ses précédents combats, se tenait prêt à contenir la foule enragée.
-Il manquait plus que ça, marmonna-t-il, excedé. J’aurais peut-être pas dû insister.
Alors qu’il s’apprêtait à se jeter dans la mêlée, une main ferme et puissante agrippa son épaule et le tira en arrière. Spike fut poussé contre le comptoir, auquel il se rattrapa tant bien que mal.
-Reste dernière, vampire. Tu es bien trop faible pour pouvoir les contenir. Je m'en charge.
-Fred ? balbutia-t-il, interpellé par le changement d'intonation de sa voix.
À mesure qu'elle s’avançait d'un pas certain au-devant de la foule, ses cheveux bruns se teintèrent d’une lueur bleutée, tandis que ses iris se cristallisèrent de la même teinte. Lentement, ses vêtements s’effacèrent, remplacés par une couche d'armure pourpre, parfaitement moulée à son corps, comme une seconde peau. En se focalisant sur ses sensations retrouvées, la déesse démone décontracta ses phalanges, avant de cibler du regard ses assaillants, la tête en biais.
Illyria, le puissant monarque de l'époque du Primordium, signait son retour, bien décidée à marquer les lieux de son empreinte. Elle s'élança dans la mêlée et neutralisa le premier opposant d'un terrible coup de pied. La puissance de l'attaque projeta l'individu sur ses camarades de beuveries qui furent percutés de plein fouet, renversés comme des quilles. Deux démons, armés de bouteilles en verre, tentèrent de l’encercler, mais d’une cambrure élégante du buste, elle esquiva leurs trajectoires sans effort. Alors qu’ils réitérèrent leur attaque simultanément, elle stoppa net leurs mouvements, broyant leurs poignets avec une telle force que leurs armes de fortune éclatèrent en une pluie de verres brisés sur le sol. D'une rotation complète de son corps, elle fit tournoyer les deux démons qui, pris dans la spirale, heurtèrent au passage les malheureux à proximité. Lorsqu'elle relâcha son emprise, leurs corps dévièrent brutalement : l'un contre les tables renversées, et l'autre contre le grillage de l'arène, qui céda sous l'impact.
Face à cette démonstration de force, une mêlée d'individus colériques la prit pour cible. Nullement impressionnée, elle projeta son pied contre une table, l’envoyant voler à travers a pièce. Le meuble percuta l'attroupement avec une telle violence qu’il se disloqua sous l'impact, éteignant aussitôt les velléités de révolte à son encontre. Les clients récalcitrants, bien que ralentis par l'ivresse, ne tentèrent pas le diable et déguerpirent précipitamment de l’établissement. Illyria se retrouva, bien malgré elle, au centre d'un théâtre de désolation. Autour d’elle, des tables démantibulées et des éclats de verres jonchaient le sol poisseux d'alcool. Alen, dissimulé derrière le comptoir tout du long, osa enfin sortir la tête pour constater l'étendue du carnage.
-Je suis fini, répétait Alen d'une voix tremblante, errant comme une âme en peine parmi les débris. Ma vie est foutue… Vous avez tout gâché… Tout !
Spike, indiffèrent aux jérémiades du barman, se focalisa sur Illyria. Malgré la situation, un léger rictus ourla ses lèvres. Revoir la déesse démone éveillait en lui une douce nostalgie. Partageant un passé commun, il éprouvait un plaisir non dissimulé à retrouver un ancien compagnon de voyage. Sans aller jusqu'à le certifier, il sentait que c'était réciproque. Un lien subsistait entre eux, né de leurs diverses péripéties dans le passé. Fred, Illyria. Dans d'autres circonstances, il aurait préféré les savoir séparés en deux entités bien distinctes. Mais pour l’heure, il ne pouvait qu’admirer l’œuvre chaotique qu’elle venait de laisser sur son sillage. Spike s'approcha d'elle, ses yeux parcourant les ruines avec une lueur d’appréciation sincère.
-Je vois que t'as pas perdu la main.
Illyria, souvent prompte à prendre les expressions au sens littéral, observa un instant ses mains avec sérieux.
-Tes propos sont étrange, vampire. Si tu désires une main, alors prends celle-ci.
D'un chassé du pied, elle fit glisser, en direction du vampire, une main arrachée qui gisait au sol.
...J’espère qu'elle te convient.
Spike baissa les yeux sur le membre sanguinolent, puis les releva vers elle, sidéré.
-C'est bien trop aimable. Non, vraiment, c'est très...
Illyria sonda le vampire de son regard cristallin.
-C'est étrange. Chaque fois que tu fréquentes ce genre d'endroit, il en résulte inexorablement la même finalité, et tu continues d'y venir néanmoins.
-Crois-le ou pas, ma jolie, mais la responsable de tout ce merdier, c'est celle avec qui tu partages ce corps. Non pas que j'apprécie pas une bonne castagne, mais j'avais déjà eu mon lot pour la soirée.
Tandis que le barman faisait les cent pas en murmurant sans cesse l'expression d'une vie gâchée, il attira sans le vouloir l'attention de la déesse démone.
-Cet homme pleure, constata Illyria d'une voix égale. Ses gémissements sont tels des injures à mes oreilles. S'il souhaite la mort, alors je consens à le lui accorder.
Alors qu'elle s'attelait à exécuter ses penchants, elle fut devancée par Spike, qui s'était précipité pour éviter un désastre irréversible. Il attrapa le barman par le bras pour l’isoler de la démone.
-Écoutes, mon gars, va falloir te ressaisir et prendre ta vie en main, déclara-t-il en faisant preuve d’un semblant de patience, une denrée rare chez lui.
-Non ! Vous avez ruiné ma vie ! J'ai perdu mon travail, tout le monde sait que je suis homo, et je n’ai plus aucun avenir, ni dans ce quartier ni dans cette ville. Vous ne vous rendez pas compte des sacrifices auxquels j’ai dû consentir pour monter ce business. Je reverse quasiment tous les bénéfices à Wolfram et Hart.
Le vampire, exaspéré par la tirade, leva les yeux au ciel. Le rôle de l’assistant social ne lui convenait définitivement pas.
-Bon sang… soupira le vampire, en fouillant dans sa poche. Tiens, prends ça. Avec ça, t'as de quoi rebondir ailleurs.
Spike lui tendit une épaisse liasse de billets, soit une bonne partie de ses gains. Alen, d’abord incrédule, s’empara rapidement de l’argent et prit soin de le compter scrupuleusement, billet par billet.
-Ouah, tout ça, mais… Non, vraiment, c’est trop aimable, je ne peux pas accepter.
À bout de patience, Spike agrippa le barman par le col en le menaçant de ses traits vampiriques.
-Soit t'acceptes, soit je te tue sur place. Crois-moi, c'est pas l'envie qui manque, alors à toi de voir.
Tremblant de tout son long, le barman reconsidéra son point de vue à brûle pour point. Dès que le vampire relâcha son étreinte, Alen fila vers la sortie en moins de temps qu'il en fallut pour l'écrire. Canalisant son impulsivité, Spike leva la tête au plafond de dépit.
...J'aurai dû le tuer, lâcha-t-il, amer.
Intriguée par la scène, la déesse démone s'approcha calmement.
-Tu es trop magnanime vampire, lui reprocha-t-elle d’un ton égal. Pourtant, cet homme appelait la mort de ses vœux. Ça n'aurait été que délivrance pour lui.
-Ouais, faut croire que j’me ramollis avec le temps, marmonna Spike avec une pointe de sarcasme.
Ayant pleinement joué son rôle, Illyria prit une décision de circonstance.
-Puisque ma présence ici n'est plus requise, je m'en vais. Ce monde provoque en moi des sentiments qui me sont difficiles de contenir. Chaque seconde passée en ces lieux est une douleur dans ma poitrine. Vivre n'engendre que souffrance.
Le vampire resta silencieux. Il éprouvait une empathie sincère à l'égard de son ancienne coéquipière qu'il se plaisait à considérer comme une amie. Illyria avait changé. Autrefois indifférente à ce monde, elle s’y était désormais attachée, allant jusqu’à le protéger au péril de sa vie. Mais, réduite à l'état de doublure, chacune de ses apparitions, si brève soit-elle, devenait un véritable déchirement. À chaque renaissance, elle entrevoyait un avant-goût de liberté, un semblant de délivrance, mais elle savait pertinemment que ce n'était qu'une illusion, un rêve destiné à une autre. Pourtant, elle ne nourrissait aucune rancœur envers celle qu'elle protégeait lorsque l’urgence l’imposait.
Bien qu'à l'origine, elle percevait cette collaboration comme une opportunité de prolonger son existence, la frontière entre l'opportunisme et l'abnégation lui semblait aujourd’hui bien moins distincte. La cohabitation de deux âmes dans le même corps les rendait mutuellement dépendantes. Cette proximité avait tissé, entre elles, un lien puissant, presque organique, nourrissant un sentiment d'appartenance privilégié. Elle considérait Fred comme une amie intime, une jumelle avec laquelle elle se trouvait contrainte de partager les bons et les mauvais moments d'une vie. Peut-être, cela tenait-il au fait qu’elle aient aimé le même homme, ou qu'un lien surnaturel les unissait, mais tout cela relevait d'une douce évidence.
Tiraillée entre le désir de rester et celui de céder sa place, elle s'approcha du vampire jusqu'à lui faire face de quelques centimètres. L'absence de mots révéla les cœurs. Dans un silence chargé de gravité, Spike posa délicatement ses mains sur les épaules de la démone. Illyria ferma les yeux et inclina la tête en arrière. À cet instant, tous les muscles de son corps lâchèrent prise. Privée de ses appuis, elle s’effondra, telle une marionnette désarticulée, que Spike prit soin de contenir de ses bras puissants. Quand elle ouvrit les yeux, l'armure se désagrégea, et ses traits reprirent leur douceur originelle. Fred réapparut, amorphe, blottie contre les bras du vampire.
-Spike, murmura-t-elle en oscillant des paupières.
-Ne t'en fais pas, ma belle. Tout va bien. Laisse-toi aller, dors.
La tenant fermement contre lui, il quitta le club et traversa le parking sombre en direction du van blanc aux vitres teintées. Il fit alors glisser la portière latérale et déposa Fred sur le matelas de fortune aménagé à l’intérieur. Avec une délicatesse inhabituelle, il ajusta une couverture sur elle pour la protéger du froid.
-On va réussir, murmura-t-elle, à moitié endormie. On va retrouver Buffy, et tu pourras enfin être heureux.
-Ne t’en fais pas pour ça, répondit-il doucement en effleurant son visage du bout de ses doigts. Dors, repose-toi.
Sur ces mots, Fred céda à la fatigue et plongea dans le pays des rêves, bien veillée par le vampire qui demeura à ses côtés, à la contempler en silence. En la découvrant si vulnérable, Spike ne put réprimer un regard admiratif sur sa silhouette apaisée, de laquelle irradiait une bienveillance naturelle. Malgré son état de somnolence, elle persistait à faire passer les sentiments des autres au détriment des siens. Avec un léger soupir, il referma doucement la porte du van, s'adossa à la carrosserie, une cigarette coincée entre les lèvres, et leva les yeux vers les étoiles, perdu dans ses pensées.