Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 11 : L’EPEE ET LE BOUCLIER
11084 mots, Catégorie: G
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Chapitre 11 L’EPEE ET LE BOUCLIER
Alors que le soleil atteignait son zénith, les guetteurs, sueur au front, scrutaient l’horizon avec anxiété. Une trainée de poussière, d’abord imperceptible, s’élevait au loin, s’intensifiant à mesure qu’une force inconnue gagnait du terrain. L’une des sentinelles s'empara à la hâte de sa longue vue, le cœur serré par une peur diffuse. À travers les lentilles, l’air ondoyant sous l’effet de la chaleur donnait au paysage une allure irréelle, presque spectrale. Le soldat dut s'y reprendre à deux fois pour démêler de ce qui se dessinait sous ses yeux. D’abord, une silhouette solitaire, puis des centaines, et enfin des milliers, formant une masse menaçante. Le sang lui battait aux tempes, alors qu’il prenait conscience de la situation : une armée imposante jaillissait de l’horizon, comme naissant de l'astre solaire lui-même.
-Alerte générale ! hurla le soldat d'une voix puissante. L'ennemi arrive ! Alerte générale, on nous attaque !
L'appel fut entendu, et Loup noir, entouré de sa garde personnelle aux abois, se précipita vers le sommet de la tourelle. Légèrement pris de court, Ryane se saisit aussitôt de ses jumelles. Bien sûr, il s'attendait à une riposte, mais il ne l'imaginait pas survenir à ce moment de la journée, sans que les conditions préalables à l’initiation d’une bataille soient réunies. Une autre détail le contrariait : le nombre d'ennemis repérés était bien inférieur à ce qu’il avait envisagé pour une opération de cette envergure. Il exprima un soupir que Kendra et Gahlan remarquèrent aussitôt.
-Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? s'inquiéta le colosse. Je veux bien accomplir des miracles, mais là, leurs troupes sont bien trop nombreuses. Avec le gros de nos soldats retranchés en arrière garde, on ne fait pas le poids.
Gahlan jouissait d'une confiance infinie pour son supérieur, mais malgré ses tares en stratégie, il savait interpréter un combat perdu d'avance lorsqu'il s'en dessinait un sous ses yeux.
-J'aurais préféré faire face à des troupes plus nombreuses, marmonna le Général en fixant l'amas de poussière en approche.
Bien que contrarié, Ryane n'affichait, au contraire de ses hommes, aucune crainte irraisonnée. Le Loup noir gardait une confiance infinie en sa stratégie, comme si toutes ces contraintes suivaient la marche établie du plan. Le seul problème : ce plan restait un mystère pour ses propres troupes. Même Kendra, sa fidèle lieutenante, ignorait ce qu'il avait en tête. Sa garde rapprochée recevait ses instructions au même moment et de la même manière que le reste des soldats : à la dernière minute. Kendra soupçonnait que cette pratique relevait davantage d’une prudence excessive que d’un manque de confiance. Un plan connu d'un seul homme ne s'ébruitait pas, évitant ainsi à l’ennemi de découvrir les dessins de son opposant.
...Regroupez tous les hommes, ordonna-t-il froidement à ses subalternes. Préparez-vous à battre en retraite.
Cette annonce inattendue provoqua une incompréhension totale parmi le plus grand nombre. Kendra et Gahlan, tous deux rongés par le doute, demeuraient perplexe face aux choix de leur général. S'emparer d'une position au prix du sang pour ensuite l’abandonner sans opposer de résistance : cette stratégie avait de quoi rendre dubitatif. Rien ne semblait justifier une telle décision, et encore moins le maintien du gros des troupes en arrière garde, alors que leur renfort aurait permis de regagner l'avantage du nombre. Malgré leur réticences légitimes qu'ils exprimèrent d'un regard complice, les deux soldats obéirent sans rechigner. Toujours positionné sur les tourelles, Ryane restait impassible, les yeux fixés sur la légion ennemie qui se rapprochait dangereusement.
...Des démons Sandara, lâcha-t-il amèrement, l’œil rivé à la longue-vue.
Ses doutes se confirmèrent. Une attaque humaine sous cette chaleur suffocante aurait relevé d’une stratégie désastreuse, mais il en allait autrement des démons Sandara, reconnus pour s'adapter parfaitement aux zone arides. Leurs corps maigres et agiles, laissant transparaître leur os sous une fine couche de peau, leur conférait une endurance hors du commun. Dotés de puissants membres inférieurs, ils survolaient le sable du désert sans jamais s'y enfoncer. Tout cela, sans omettre leur capacité à se priver d'eau pendant des jours.
Ryane, qui avait déjà affronté ces créatures lors d'une bataille au Sahara, savait toute la difficulté de les affronter dans ces conditions. Quand les Sandara engageaient le combat, c'était jusqu'à la mort. Satisfait des informations récoltées, il descendit des tourelles pour rejoindre ses troupes, alignées et prête à lever le camp.
...Tous en retraite ! ordonna-t-il d'une voix criarde.
Aussitôt, ses hommes exécutèrent une marche ordonnée, disparaissant méthodiquement du champ de bataille. Lorsqu'Orock, le démon, débarqua sur les lieux avec ses troupes, il fut surpris par ce qu’il interpréta comme une fuite précipitée de l’ennemi. Pour le capitaine fier qu'il représentait, les raisons d'une telle lâcheté ne suscitaient aucune controverse, convaincu que c'était l'apanage des faibles de fuir devant le danger. Fort de son armée deux à trois fois plus nombreuse, Orock se fiait à l'évidence selon laquelle l'ennemi, au fait de son infériorité numérique, avait préféré la fuite à une mort inéluctable. Ainsi le démon, enorgueillit d'une telle débâcle, ordonna qu'une fête soit préparée pour les circonstances. Il aurait préféré combattre, mais une victoire restait une victoire, et son clan avait coutume de festoyer après chaque bataille, fût-elle de si peu d'honneur. Les prochains jours allaient être décisifs. Orock partirait le lendemain, après une nuit de repos, à la poursuite des fuyards qu'il soumettrait de son glaive. Il s'était promis de les traquer jusqu'aux derniers, afin que la menace soit complètement éradiquée.
Pour le Loup Noir, le plan se poursuivait comme prévu. Les troupes peu éprouvées par leur marche, rejoignirent le camp établi à l'arrière garde, non loin des lignes adverses. Morahtk avait pris soin d’organiser le dressage des tentes et d’assurer l'approvisionnement en eau et en vivre. Parmi la garde rapprochée, seul le vieil homme connaissait la stratégie en cours, pour l’avoir lui-même enseignée à Ryane des années auparavant. Ainsi, il ne fut pas surpris de voir les troupes battre en retraite, avant de revenir au camp. Grâce à cette manœuvre, la majeure partie des effectifs, épargnée par les combats, se trouvait prête à prendre de relève. Le Général leur ordonna de se tenir prêt, car dès la tombée de la nuit, ils se lanceraient dans une bataille décisive. En campagne militaire, Ryane ne s’embarrassait jamais de repas formels, et c'est entre deux cuisses de poulet rongées à même l'os qu'il entreprit de faire part à ses officiers de la suite des opérations.
-Nous réattaquerons ce soir, mais cette fois-ci avec l'ensemble des troupes, annonça-t-il devant ses hommes hébétés.
Gahlan, abasourdi par ce qu'il venait d'entendre, faillit s'étouffer en avalant de travers.
-Tu peux répéter ? s'insurgea-t-il, en faisant mine ne de pas avoir entendu.
-Morahtk, explique-leur, ordonna Ryane, las de devoir éclairer les esprits limités qui l'entouraient.
Kendra, visée par cette remarque, affichait une moue agacée qui en disait long. Bien qu'elle admirait le génie militaire de son compagnon d'armes, certains traits de sa personnalité la rebutaient profondément. Elle détestait ce côté hautain et sa façon de rabaisser publiquement ses subalternes. Du haut de son arrogance, le Loup noir, semblait tel un aigle, voler au-dessus des mortels, inatteignable.
-La stratégie est simple, répéta Morahtk, heureux de pouvoir partager sa science. L'ennemi est convaincu que vous avez déserté les lieux par lâcheté. Il croit avoir l’avantage numérique, et ne s'attend, en aucun cas à affronter une armée de trente mille hommes, encore moins à être attaqué cette nuit.
Le vieil homme ricana subtilement, en faisant montre d'approuver la stratégie utilisée. Kendra agacée il y a peu, changea son fusil d'épaule et apprécia d'autant plus l'esprit tactique de son général. Gahlan, qui de toute façon ne débitait absolument rien à ce genre de plan, se contenta d'apprécier son repas en hochant la tête à contretemps, pour avoir l'air impliqué. Et même ainsi, il ne semblait pas très convaincant.
-Le but de cette manœuvre, depuis le début, ne consistait qu'à réduire l'effectif de son armée, releva Kendra. Je vois. Tu as toujours deux coups d'avance.
Ryane esquissa un sourire fier. Après avoir vidé d'une traite un grand verre d'eau qu'il posa bruyamment sur la table, il s'essuya le gosier du dos de sa main.
-Les troupes de Saldin sont feux fois plus nombreuses que les nôtres. Une armée avec un tel avantage possède une supériorité écrasante. Mais si ce soir nous parvenons à défaire l'ennemi, et nous y parviendrons, alors nous pourrons affronter Saldin à armes égales. La guerre n'a rien de compliqué : il suffit que l'ennemi joue selon les règles que nous lui imposons, et la victoire est à nous.
Il tapota le bord de la table, comme pour marquer une pensée fugace.
… Cela dit, je dois reconnaître que je m'attendais à ce que Saldin dépêche davantage d'hommes. Il est prudent, et un général prudent est un général avisé. Il ne sera pas facile à vaincre. Je me chargerai moi-même de lui porter le coup de grâce, mais inutile de brûler les étapes. Ce soir, nous allons déchaîner l'enfer sur nos ennemis. Tenez-vous prêts.
*
Fidèles à leur présage, les troupes de l'Empire lancèrent l’assaut à la faveur de la nuit. L'armée d'Orock, loin de s'attendre à une offensive de cette ampleur, fit courageusement face. Les démons Sandara, malgré leur infériorité numérique, se regroupèrent en un bataillon compact de quinze mille combattants. En face, une force écrasante de trente-milles guerriers avançait, menée par Ryane, qui fit retentir l’ordre de charger. Les hostilités s’ouvrirent à distance, et bientôt, le plateau s’embrasa de détonations. Dans l’obscurité, les projectiles fendaient l’air en traçant des arcs rougeoyants et dorés, pareils à des étoiles filantes funestes, annonciatrices de mort. De chaque côté, les corps s’entassaient, certains happés par une balle perdue, d'autres pulvérisées par le souffle des explosions creusant de vastes cratères dans le sol. Les visières rouges, équipés d’une artillerie légère redoutable, prirent l’ascendant à distance. Leur précision implacable infligea des pertes irrémédiables aux rangs des Sandara, qui tentaient désespérément de résister.
Orock avait reçu l'ordre de battre en retraite, si toutefois l'ennemi se montrait trop puissant, mais son honneur de guerrier l'en empêcha. Fidèle à son orgueil, il mena fièrement ses troupes au combat, car il en allait de la dignité des Sandara, espèce fière et noble du désert. Aucune hésitation, aucune peur ne se lisait sur leur visage résolus. Même lorsque certains de leur frères s’écroulaient à leur côtés, ils continuaient d'avancer avec une détermination sans faille, refusant de ralentir. Leur rapidité constituait leur meilleur atout, de même que le combat au corps à corps. Bien sûr, ils maniaient les armes à feu, mais bien trop maladroitement pour espérer en tirer une efficacité meurtrière. Orock le savait mieux que quiconque : la clé de la victoire résidait dans leur capacité à réduire la distance, à briser les lignes ennemies pour engager une lutte acharnée au corps à corps. Mais cette stratégie occasionnait un lourd sacrifice, et beaucoup perdirent la vie en chemin.
Le moment fatidique survint à l'instant où les deux armées se percutèrent dans un fracas titanesque, dont l'écho meurtrier se répercuta à des kilomètres à la ronde. Orock, en tête de ses troupes, bondit avec une puissance prodigieuse et pulvérisa les premières lignes adverses. Derrière lui, ses frères l’imitèrent avec une rage dévastatrice, se lançant dans la mêlée avec une ardeur sans égale. Leur vitesse, combinée à la puissance de leur membres inférieurs, provoqua des ravages dans les rangs de l’armée impériale. Les humains, au déficit physique évident, furent balayés comme des fétus de paille. Munis de lames jumelles, les guerriers d'Orock déchaînèrent toute leur dextérité en tailladant à tour de bras. Malgré leurs protections, les soldats de l’Empire furent déchiquetés, démembrés, leurs cris de terreur se noyant dans un flot de sang écarlate.
Les seuls capables d'égaler leur prouesses dans l'armée adverse se comptaient sur les doigts d'une main. Le général, flamboyante épée d'ébène en main, s'adonnait à un véritable carnage sur le champ de bataille. Chaque coup porté montrait l'exemple à ses hommes, dont la peur s’effaçait peu à peu, remplacée par une ardeur renouvelée. Kendra n'était pas en reste. Ses deux lames transperçaient sans résistance les corps ennemis, faisant fi de leur robustesse démoniaque. Tandis que la mêlée s’intensifiait, Ryane, Fidèle à son tempérament impitoyable, choisit ce moment pour raviver le flamme dans le cœur de ses troupes.
-À la charge ! hurla-t-il en levant son épée au ciel. On avance... pour l'EMPIRE !
Le Loup noir décapita un adversaire après avoir parer son attaque dans un claquement strident de ferraille. Les soldats, galvanisés par leur Général, se démenaient comme des diables, infligeant des pertes colossales aux Sandara, dont le nombre s’amenuisait brutalement. Gahlan, réputé pour être intraitable, fit honneur à sa réputation en ruinant ses multiples chargeur sur des ennemis impuissants, fauchés à bout portant par sa puissance de feu. Peu à peu, les troupes de l'empire reprirent le dessus, sous la houlette des trois formidables combattants comptés dans leurs rangs. Jusqu'au bout, les démons opposèrent une résistance héroïque.
Orock, témoin du carnage, se sentait acculé et à bout de forces. Les soldats adverse affluaient sans relâche, ne lui laissant aucun répit. Posant un genoux à terre, le corps lacéré de multiples blessures, il refusa pourtant d’abdiquer. La douleur irradiait dans chaque fibre de son être, mais il serra les poings, et dans un ultime effort, se redressa lentement. Il aurait dû écouter les ordres de Saldin, mais ses ancêtres l'observaient de là-haut, et jamais il n'aurait voulu les décevoir. Mourir en fier guerrier était la voie qu'il avait choisie.
-Pour Saldin ! rugit-il, sa voix emplie de rage et de détermination.
Un sombre guerrier accourut dans sa direction. Sans doute sa dernière cible. Orock empoigna fermement les pommeaux de ses deux sabres et puisa en lui l’énergie nécessaire à l'accomplissement de son récital. Il devait simplement attendre le timing parfait : cet instant précis où le cou de son adversaire croiserait ses lames éméchées. Un dernier mouvement, puis il s'éteindrait sans regret. Le moment opportun, ses deux sabres fendirent l’air, mais ne rencontrèrent aucune résistance. Avant qu’il ne comprenne, une autre lame, plus imposante, transperça sa poitrine. Orock baissa lentement le tête, découvrant la pointe ensanglantée qui ressortait de son corps. Ses armes glissèrent de ses doigts tremblants et tombèrent au sol, retentissant faiblement dans le tumulte environnant. Alors que l’épée fut arrachée d’un geste brutal, une fulgurance de lucidité le traversa, accompagnée d’un tiraillement effroyable. Finalement, il échoua à assouvir son ultime dessin. Mais peu lui importait. À l'heure de plonger dans les ténèbres, il s’estimait digne de ses ancêtres, prêts à les rejoindre dans un monde nouveau.
Ryane rendit sa dernière sentence et poursuivit son œuvre macabre. Pour lui, le démon qu’il venait de faucher n'était rien de plus qu'une donnée statistique. Jamais il ne retiendrait son nom, ni sa bravoure au combat.
Ainsi s’acheva cette tuerie. Les troupes impériales prirent définitivement possession de la ligne de défense. Après la bataille, Ryane félicita ses guerriers, promettant que la victoire était à portée de main, et qu’ils retrouveraient bientôt leurs foyers, à condition d'un ultime effort. Les victimes des deux armées furent enterrées, en mémoire de leur sacrifice et de leur ardeur au combat.
**
Désormais doté d'un effectif à peu près équivalent à celui de son rival, Loup Noir attendait patiemment que ce dernier joue sa prochaine carte. Le lendemain, un messager se présenta à leurs portes, demandant une audience avec le Général. Ahmed s'avança courageusement, seul face à l’armée ennemie, récoltant injures et moqueries sur son passage. Kendra et Gahlan, animés par une fureur vengeresse, s’apprêtaient à punir le guerrier en le privant de sa vie, mais furent stoppés dans leur élan par un simple geste de Ryane.
-Qui es-tu guerrier ? demanda ce dernier, avec tout le respect dû à son courage.
-Je suis Ahmed ibn Farhan, déclara-t-il, ses yeux brûlants d'une haine contenue. Je représente le général de la terre et du ciel, le grand Saldin. Il m'a expressément chargé de te transmettre une requête, en main propre.
Intrigué, Loup Noir s'approcha lentement et s’empara du papier tendu par l’envoyé.
-Qu'est-ce que c'est ?
-Une invitation, répondit le guerrier, sans ciller. Saldin souhaite s'entretenir avec toi, seul à seul, ce soir, au coucher du soleil.
Les soldats, témoins de cette demande irréaliste, riaient à gorge déployée.
-Et pourquoi pas prendre le thé avec les petits gâteaux ? plaisanta Gahlan, un sourire moqueur aux lèvres.
Morahtk, visiblement peu amusé, lui lança un regard acerbe, lourd de reproches.
Le vieux sage ne savait que trop l'importance des valeurs dans un combat à mort, et il ne comprenait plus cette génération sans code d'honneur.
-Fermez-la tous, tonna Ryane, agacé, avant de reporter son attention sur Ahmed. Alors, comme ça, Saldin désire me rencontrer ?
Il fit mine de réfléchir un court instant.
...Où ?
Cette question s'apparentait à un aveu pour Kendra, qui jugeait irresponsable d'accéder à une telle requête. Pour la tueuse, ce risque semblait inutile.
-Il t'attendra à la jonction de nos deux camps, répondit Ahmed, d’une voix ferme. Tu n'as rien à craindre. Saldin est un homme de parole. Il ne te soumettra à aucun guet-apens.
Les paroles d'Ahmed furent suffisamment convaincantes pour qu'on les prenne au sérieux. De toute façon, Ryane avait déjà arrêté sa décision. Saldin l'intriguait profondément, et l’idée de lui faire face éveillait en lui une certaine excitation.
-Dis à ton général que j'accède à sa requête. Je viendrai le rencontrer seul, au coucher du soleil. Sois assuré que lui non plus ne subira aucune action hostile. Il en va de ma parole d'honneur.
Sur ces mots, Loup noir ordonna à l'un de ses hommes de fournir une gourde remplie d'eau au messager. Sans attendre, Ahmed tourna les talons et s’éloigna, porteur de la réponse tant attendue. Kendra, quant à elle, ne tarda pas à exprimer ses craintes et ses réticences. Mais Ryane, trop obnubilé par le désir de rencontrer l'homme derrière la légende, resta sourd à ses appels.
***
Le soir venu, il partit seul à la conquête du désert. La lune était pleine ce jour-là, et le ciel arborait ses couleurs luminescentes, comme si les astres souhaitaient témoigner de la rencontre entre ces deux êtres d’exception. Chaque pas qui le rapprochait de Saldin éveillait en lui un enthousiasme lattant. De toute les récentes batailles menées, peu avaient suscité cette pulsion viscérale. Son sang de tueur n'y était pas étranger, lui commandant sans cesse de se confronter à des guerriers plus puissants. Il eut éprouvé la même sensation en affrontant la tueuse de ce monde moderne au centre de la terre. Et comme pour Buffy, chaque fibre de son être vibrait à l’évocation d’un affrontement avec cette légende universelle. Pourtant, de Saldin, il n'avait entendu que des rumeurs, des récits, mais à la différence des autres, ceux-ci étaient précédés de faits. Ryane s’approchait de sa destination, avec l’intime conviction que sa lame purifiée, sanglée à son dos, ne sortirait pas de son fourreau ce soir. Plus qu'un pressentiment, une certitude l'assaillit, alimentée par cette invitation venue d’un homme en phase avec ses valeurs guerrières.
Une lueur rougeâtre au loin attira son regard. Saldin, déjà sur place, l'attendait, assis près d'un feu animé par des bûches crépitantes. Un magnifique tapis brodé, étendu sur le sable, soutenait le guerrier agenouillé, le buste droit et imposant. Comme Ryane le pensait, son adversaire l'avait précédé. Si d'apparence, la rencontre se déroulait en terrain neutre, Loup Noir avait pleinement conscience de sa posture d'invité. Le désert restait l'antre de Saldin, et ce dernier lui fit comprendre à juste titre, en se positionnant symboliquement en hôte. Leurs regards se croisèrent et un silence s'empara des lieux. Dans cet instant suspendu, des éclairs semblaient jaillir de leurs yeux, comme autant d'ondes agressives se percutant dans les champs de l'invisible. De ce bref échange, ils comprirent qu'aucun deux n’abdiqueraient. Néanmoins, afin de faire preuve de bienséance, Saldin invita son adversaire à s'asseoir en face de lui. Ryane s'exécuta sans un mot. Toute animosité sembla alors s’évanouir, laissant place à une façade de politesse, teintée d’un respect sincère entre deux guerriers de renom.
Lorsqu'il se positionna à sa hauteur, le guerrier de l'empire fut frappé par la carrure monstrueuse de Saldin, qui le dépassait de quelques têtes. Sa silhouette massive dégageait une puissance écrasante. Malgré son corps admirablement proportionné, Ryane ne pouvait rivaliser avec une telle stature. Certes, la force d’un individu ne se mesurait pas à son apparence, mais la musculature hors norme de son rival réduisait considérablement les doutes à ce sujet. Saisissant la hanse d'une théière, Saldin y déversa le contenu dans deux verres à thé. Les effluves mentholées qui s’en échappaient, charmèrent les sens de l’invité. Les deux guerriers levèrent leur coupe en signe de respect, effleurant à peine le bord avec leur lèvres avant de s’interrompre. Le liquide, encore brûlant, exigeait une dégustation lente et mesurée, par de petites gorgées précautionneuses.
-Tu as demandé à me voir, lança Ryane en reposant son verre avec calme. Je suis là.
Saldin l’imita, un rictus au coin des lèvres.
-Enfin, je te rencontre. T’as réputation te précède, et je constate qu’elle n'est pas usurpée.
-Je peux te renvoyer le compliment. Je me réjouis d'avoir un adversaire de ton calibre.
Saldin fronça légèrement les sourcils, une amertume voilant son regard.
-Ceux et celles de ton espèce sont ainsi faits, déclara-t-il, la voix empreinte de mépris. Vous ne trouvez satisfaction que dans les tueries, dans cette pulsion malsaine qui alimente vos instincts prédateurs.
-Les tueries ne m’intéressent pas, rétorqua Ryane d’un ton tranchant. Tout ce qui importe, ce sont nos desseins. Et il se trouve que toi et ton armée avez pris la fâcheuse habitude de vous mettre en travers de notre chemin.
Les deux opposants alliaient habilement reproches et compliments, chaque phrase trouvant un écho cinglant chez l’autre.
-Nous ne nous mettons sur le chemin de personne, réfuta Saldin, sa voix vibrante de conviction. Nous souhaitons simplement vivre libre et en paix sur nos propres terres. Vous êtes venu à nous, pas l’inverse. Nous ne faisons que répondre à vos agressions.
Les paroles de Saldin ne souffraient d'aucune contestation possible, mais le guerrier de l'empire ne le percevait pas du même œil.
-En refusant de vous soumettre à Wolfram et Hart, vous avez créé une société parallèle, hors de notre ordre. En voulant vivre en paix, vous portez en vous les germes de la guerre. La preuve en est de cette bataille insensée dans laquelle des milliers d'êtres ont déjà perdus la vie. La paix véritable, la seule qui soit durable, ne peut advenir qu’à la condition d’un monde unifié. Il n’existe hélas pas d'autres alternatives.
Un éclat de cynisme traversa le regard de Saldin, et sa voix se fit plus froide, presque moqueuse.
-Vous parlez comme un conquérant, empreint d’un fanatisme dévorant. Une paix forcée n'a de paix que le nom, et d'essence que l'illusion. La paix que vous chérissez n'est rien d'autre qu'un monde soumis à l'autorité de quelque uns. Un monde esclavagiste où la majorité se soumet au dictat des plus puissants. Cette paix, qui en voudrait ?
Toujours ce même discours, ressassé à maintes reprises, lui rappelant amèrement celui de Liv. Encore une fois, les paroles de ceux qu'il combattait résonnaient avec plus de sens que les siennes. Pourtant, il les balaya d'un revers de manche, refusant d'admettre une telle faiblesse
-La paix, je suis ici pour te l'offrir, lança Ryane en haussant le ton. Rends-toi et je te promets d'épargner les tiens, à la seule condition que vous entriez tous dans le rang.
Le discours convenu de son adversaire arracha un sourire à Saldin. Il savait déjà qu’aucune issue heureuse n’émergerait de cette confrontation.
-À mon tour de t'en proposer une. Reprends tes soldats et repartez d’où vous venez. Tous les empires trop ambitieux finissent par s'effondrer. Celui de Wolfram et Hart ne fera pas exception. Il arrivera un jour où les esclaves briseront leur chaînes, et quand ça arrivera, je ne te souhaite pas de te trouver du mauvais côté de l’histoire.
Ces mots cinglants plongèrent le guerrier de l'empire dans une colère noire, qu'il s’évertua à maîtriser au gré d'un effort considérable. Peu habitué à ce qu'on lui tienne tête, Ryane vacillait sous le poids d’une discussion qui exposait crûment ses propres contradictions.
-Pourquoi ? Pourquoi m'avoir fait venir jusqu'ici ? Quel était le but ?
Saldin resta un instant silencieux, comme s’il cherchait à peser soigneusement ses mots. Puis ils redressa légèrement le menton, son regard empreint de gravité.
-Parce que je caressais l'espoir de m’adresser à un homme doué de raison, finit-il par répondre, sa voix ferme mais exempte de toute hostilité. Malheureusement, je constate que ce n'est pas le cas. Tu es assurément un grand général, je ne peux pas le nier, mais il te manque l'essentiel pour être un grand homme. Et cela, ce n'est pas dans les batailles que tu le puisera, mais au fond de toi même.
Une bourrasque légère passa, soulevant autour d’eux un soupçon de poussière, mais il continua sans faillir :
…Ici, tu ne trouveras d'autre ennemi que ton ambition, ni d'autre démons que ceux que renferment ton esprit. Je ne me battrai pas contre toi, mais contre tout ce que tu représentes. L'idéal que nous chérissons va bien au-delà de la vie ou de la mort. Ce n’est pas une question d'égo, mais de chemin de croix. Ce que nous poursuivons, c’est l’essence même de notre existence : la liberté.
S'en était trop pour Ryane. Il avait l’impression de passer pour un gamin à qui on faisait la morale. Pourtant les paroles acerbes de son ennemi n'auraient pas dû le mettre dans un tel état de nerfs. Sans doute entrevoyait-il, dans tous ces reproches, une part de vérité, et elle le rongeait depuis quelque temps déjà. Le doute, insidieux, avait fait de lui un homme vulnérable. Et jamais cette sensation ne fut plus exacerbée qu'à l'instant de cette rencontre. Des pulsions de haine envahirent ses pensées.
-Combien êtes-vous à vous terrer dans cette citadelle ? lâcha-t-il, d’un ton tranchant. J'imagine qu'il y a des femmes, des enfants, des vieillards parmi vous. Tu comptes vraiment les envoyer, tous autant qu'ils sont, à une mort certaine ? La vie n'est qu'une question de choix et il te revient de faire le bon : proposer ta reddition. Tu prétends que ce n'est pas une histoire de vie ou de mort, mais oseras-tu les sacrifier sans sourciller pour un concept qui peut être délibéré au gré des périodes et des points de vue ?
Sa mâchoire se crispa un instant, puis il posa les mains sur ses genoux, comme s’il cherchait un point d’ancrage dans cette tempête intérieure.
…C'est la dernière fois que je te le propose, ajouta-t-il, chaque mot pesé comme une menace. Après, il sera trop tard pour faire marche arrière. Je te demande de bien penser aux conséquences que ça pourrait engendrer, non seulement pour toi, mais surtout pour ton peuple.
Un silence lourd, presque palpable s’abattit entre eux. Ryane, tendu, distingua soudain l’étincelle d’une rage dévorante dans les yeux de son adversaire. Il venait de toucher une corde sensible, et de découvrir une faiblesse potentiellement exploitable. Pourtant, malgré la colère qu’il devinait en ébullition, Saldin n’y céda pas.
-Mon peuple préférerait mourir que de vivre une seule seconde sous le joug de tes faux Dieux, déclara ce dernier d’une voix grave, vibrante de détermination. Le seul coupable d'un acte aussi déshonorant ne saurait être autre que toi même. De mon vivant, sois certain que je serai le bouclier qui les protégera de la folie qui t’habite, toi et les tiens.
-Je vois, concéda Ryane en exprimant un soupir de dépit. Qu'il en soit ainsi. Demain, nous parviendrons aux abords de tes remparts. Fini les stratégies, fini les discours. Je te propose une bataille rangée où seule la force du fort l'emportera sur le faible.
-Enfin de sages paroles, répliqua Saldin, sa voix posée, mais inflexible. Nous vous attendrons et nous vous repousserons au pied de la citadelle. Je te ferai face. Nous saurons enfin qui de nous deux mérite les louanges dont il est couvert. Mais j'ai une faveur à te soumettre. Si nous l'emportons, je m'engage à ne pas tuer les prisonniers et à leur laisser la liberté de rejoindre leur contrée en vie. Et si vous l'emportez, alors je te demande d'épargner les femmes et les enfants de la citadelle. Ils valent infiniment mieux que toi et moi.
Ryane le perça d'un regard courroucé.
-Hors de question, gronda-t-il, chaque mot craché comme un couperet. Tu as choisis la guerre, assume-en les conséquences. Gloire aux vainqueurs, mort aux vaincus.
Sur ces sombres paroles, les deux guerriers se séparèrent, chacun disparaissant dans l’éclat pâle de la nuit désertique. Sur le chemin du retour, Ryane sentit une vague amère monter en lui, un mélange de frustration et de regret. Il devait l’admettre : il avait perdu la guerre des mots. Il n'avait pas su maîtriser son orgueil, ni même sa colère. Désormais, l'incertitude s’infiltrait dans ses pensées, plus incisive encore qu’à son départ. Essuyant la défaite de l'esprit, il ne comptait pas perdre celle des armes.
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Kaina attendait le retour de son amant, dans l'espoir que ce dernier revienne avec des nouvelles réjouissantes. Pourtant, dès qu'elle croisa son regard, elle comprit aussitôt. Elle s'était préparée à cette idée, bien sûr, mais une partie d'elle espérait au fond un miracle.
Cette nuit-là, Kaina décida de vivre chaque instant comme si c’était le dernier. Sous l’ombre bienveillante des remparts, la citadelle devint le témoin silencieux de leurs étreintes passionnées. À l’aube, dans sa chambre nuptiale, elle s’éveilla au murmure feutré du vent, s’insinuant entre les voiles de la fenêtre. Elle contempla, silencieuse, son homme déjà levé. Celui-ci, dénudé, faisait face à son armure de guerre entreposée sur un mannequin de bois. Sur son dos musclé s’enroulait un serpent tatoué, dont les écailles finement tracées couraient le long de son corps, se perdant à l’orée de son entrejambe.
Elle aurait tellement voulu le convaincre de rester, de ne pas risquer sa vie. Mais en femme fière, elle s'y refusa. Elle savait qu’un tel aveu l’affaiblirait, lui volerait cette flamme nécessaire sur le champ de bataille. Le bien commun prévalait sur le sien. Les guerriers de Gheskan étaient ainsi faits. Leur fierté et leur sens de l'honneur constituaient leur richesse la plus précieuse. Elle aussi portait cet héritage, celui des femmes qui l’avaient précédés, forgé dans la douleur et l’abnégation. Alors, elle refoula sa peur, étouffa ses larmes et revêtit le masque de la dignité. En cette heure sombre, seule comptait la vaillance du cœur.
Elle s'approcha de Saldin et, avec un soin presque cérémonial, l'aida à ajuster chaque pièce de son armure sombre, harmonieusement ajustée à sa musculature. Le plastron d’abord, puis les épaulettes finement ouvragées, et enfin les jambière et les brassards, qu’elle fixa avec une précision méthodique. Une fois équipé, Saldin saisit sa cimeterre, une arme splendide au manche richement ornée d'or et de gravures, qu'il contempla un long moment. Son regard semblait plonger au cœur de l’acier, comme s’il cherchait à en puiser une énergie mystique. Puis, dans un geste fluide, il la glissa derrière son dos.
Kaina, sans un mot, ouvrit l’armoire métallique et en sortit un fusil d'assaut, qu’elle tendit à son compagnon. Leurs regards se croisèrent, ses yeux bruns ancrés dans les siens, fermes et résolus. Pas une trace de peur n’apparaissait sur son visage, seulement une détermination silencieuse, exerçant force et courage sur un guerrier qui n'en manquait pourtant pas. Après un dernier échange, Saldin se détourna et quitta la pièce. Il se dirigea d’un pas sûr vers la grande cour, là où l’attendaient ses hommes, laissant derrière lui un parfum de fer et d’espoir.
La prêtresse enfila une robe de cérémonie, puis traçât à l'encre noire, autour de ses yeux et sur son front, de somptueux motifs berbère calligraphiés avec précision, avant de couvrir ses mains de henné. La fonction première, s’exerçant à titre de sorcellerie, conférait des vertus de protection contre la malchance et le mauvais œil. Préparée à faire face, elle s'empressa de rejoindre les hautes tourelles de la cité. De sa position, son regard embrassa le panorama en contre-bas. Les troupes se tenaient en formation serrée, une marrée d’armures scintillant sous les premières lueurs du jour. Plus loin, au-delà des remparts, les lignes adverses s’étaient organisées en ordre de bataille, imposantes et menaçantes. De cette hauteur, les effectifs des deux armées semblaient pratiquement équivalents.
Kaina se décida alors à amorcer ses premiers pas de danse. Tournoyant dans le vent, sa robe virevoltait autour de ses cuisses, dévoilant par instant ses jambes nues dont les mouvements ne souffraient d'aucune altération. Sur la pointe des pieds, elle prenait appui avec une légèreté fascinante, tandis que les bracelets ornant ses chevilles diffusaient des tintements cristallins, parfaitement accordés au rythme de ses pas. La sonorité, semblable à celle des cloches, imposait une cadence soutenue à son corps, qui ondulait élégamment sous son impulsion. Ses bras décrivaient des arcs fluides, gracieusement ponctués par de subtiles rotations des poignets, à la manière d'une bohémienne. Seul son visage marquait une rupture avec son langage corporel : ses paupières oscillaient par à-coups, en état de transe, comme animés par une force invisible. De ses lèvres entrouvertes s’échappèrent quelques mots, à peine audibles, des chuchotements murmurés aux éléments eux-mêmes, dans une intimité échappant au commun des mortels.
-De alriyh tahibu ealaa 'aedayina. himayat 'atfalik. ahdhru shaebukum wadaeau alghadab yusib 'aedayina.
L’indicible se mélangea à l'invisible et les éléments répondirent à l'appel. Une tempête de sable s’abattit aussitôt sur le champ de bataille, enveloppant l’horizon d’un chaos tourbillonnant. Le sens du vent contraignit lourdement les troupes de l'empire. Profitant de cette confusion, les grandes portes de la citadelle s'ouvrirent dans un grondement sourd, et l'armée de Saldin chargea d'un seul homme. Les cris de guerres s'évanouirent dans le tumulte des bourrasques, qui sans les étouffer, leur allouait une sonorité semblant provenir d'un rêve chimérique. Le général de la terre et du ciel en tête, suivi de ses milliers de guerriers, fondirent sur leur cibles, tandis que les troupes de Ryane, prises à partie par la tempête de sable, ne discernaient pas leur approche. Puis vint le choc. Lorsque les régiments de l'empire subirent leurs premières pertes sous le joug d'un ennemi invisible, la panique se propagea comme une trainée de poudre. Apeurés par ces exécutions foudroyantes, quelques soldats tirèrent au hasard dans le brouillard de sable, fauchant malgré eux leurs propres camarades. Ainsi, en plus de l'attaque adverse, Loup Noir dut faire face à celle de ses propres hommes complètement en perte de repère. Les corps s'amoncelaient dans ordre ni distinction, sans le moindre espoir de réplique. La tempête ne faiblissait pas et le sable projetait avec toujours plus d'ardeur sa funeste mélopée. La colère divine semblait s'abattre sur l'armée de Ryane, dont les ordres furent piétinés dans la chaleur suffocante des souffles granuleux. Le désert avait choisi son camp.
Le guerrier tenta de mobiliser ses sens de tueur, mais ils lui firent défaut, incapables de répondre. Désorienté par le tumulte, il esquissa des mouvements incertains, maladroits. Ce n'est que lorsqu'il aperçut, du coin de l’œil, une lame jaillir de nulle part, que ses sens s'éveillèrent, ajustant ses manœuvres en conséquence. Il esquiva l'estoque d’un pas vif sur le côté et trancha le flanc de son adversaire, avant que celui-ci ne disparaisse brusquement, avalé par la tempête comme un fantôme. Autour de lui, des centaines de soldats, privés de ces même réflexes, furent emportés les uns après les autres. Le sable semblait les happer sans pitié, avalant leurs cris dans un tourbillon étouffant. Le vent, saturé de grains abrasifs, oppressait leur respiration et voilait leur vision, un mal qui, étrangement, n’affectait pas l’armée adverse. Les cimeterres s’abattirent froidement, fauchant leurs cibles dans un silence funeste jusqu’aux portes de l’enfer.
Ce n'est que lorsque Kaina mit fin à sa danse chamanique, que le voile se dissipa sur le champ de bataille, révélant une réalité glaçante : les premières défenses s’étaient effondrées. Profitant de l’effet de surprise, l'armée de Saldin, aguerrie aux combats rapprochés, perça les rangs adverses. Une bataille de mêlée s'engagea, au grand damne de Ryane, loin d'avoir envisagé pareil scénario. Lui qui comptait sur l’efficacité de son artillerie légère, se retrouva privé de son meilleur atout stratégique. Heureusement, les pertes furent limitées par son avant garde chevronnée de guerriers tenaces et expérimentés. Sans cette précaution, son armée aurait subi une terrible débâcle, et les rangs se seraient dissous aussi rapidement qu’espéré par ses adversaires. Malgré cela, la situation ne prêtait pas à l’optimisme. Saldin avait frappé fort, ébranlant le moral des troupes impériales déjà éprouvées par les batailles passées. Tentant d'inspirer une vaillance nouvelle, Loup Noir brandit son épée vers le ciel et exhorta ses hommes de le suivre, en gardant corps. Une armée dispersée ne pouvait que conduire à une défaite inéluctable. Aussi s'employa-t-il à rassembler ses troupes, épaulé par Kendra et Gahlan, dont la fougue raviva un esprit de révolte salvateur.
A mesure que l'astre solaire baignait les terres arides de sa chaleur caniculaire, les deux blocs adverses se stabilisèrent. La fatigue s’insinuait peu à peu dans les corps, et l'euphorie des premiers assauts laissa place à l'effroi et à la conscience de la mort. Kaina, du haut de ses remparts, peinait à retrouver son souffle. Haletante, le cœur battant à tout rompre, elle prit appuis sur la muraille pour ne pas s'effondrer. Vidée de son énergie vitale, elle abandonna son rôle d'actrice pour revêtir celui d’une simple spectatrice, terrorisée par ce qui se tramait sous ses yeux. En contre-bas l'avenir des siens se débattait dans une lutte sanglante. Elle savait que, chaque seconde, une lueur de vie s’éteignait, emportant avec elle l’un des membres de sa tribu. Cette pensée la rongeait, d'autant qu'elle subissait de plein fouet son impuissance à ne pouvoir les soutenir.
Le combat faisait rage. Le fracas du fer s'entrechoquant dans la plaine désertique donna vie à un lieu qui en était totalement dépourvu. L'armée de Saldin, avec Ahmed dans ses rangs, fut galvanisée par le courage et l'habileté de son guerrier à fondre sur ses adversaires, en faisant planer sur leur silhouette l'ombre de la faucheuse. Maniant ses deux sabres léger avec aisance, il se mouvait dans l'espace avec une agilité telle, qu'il se dérobait sous les coups de l'ennemi pour contre attaquer aussitôt. Ahmed n'était pas puissant, mais son manque de force, il le comblait avec une rapidité et un sens du timing, le rendant presque intouchable.
De son côté, Gahlan ne s’en laissait pas compter. Lui, dont la forte carrure dominait celles de ses adversaires, tranchait dans le tas à l’aide de son imposante épée à deux mains. Bien que sa condition physique fût impactée par la chaleur éprouvante, sa hargne et sa rage compensaient ses lacunes, lui insufflant ce supplément d’âme capable de renverser le cours d’un combat. Entouré par cinq ennemis, il fit tournoyer son sabre pour les maintenir à distance sans concéder la moindre ouverture.
-Venez, misérables chiens ! hurla-t-il en toisant ses adversaires d'un regard de fauve. Approchez, que j’vous fasse tâter de ma lame !
Joignant les actes à la parole, il dévia un coup ascendant du revers de son épée et trancha sec la gorge de son assaillant. Mais à peine venait-il d’exécuter ce geste qu’une douleur fulgurante le saisit à la hanche : le tranchant d'une cimeterre venait de s’y enfoncer. D'un réflexe salvateur, il pivota son corps dans la direction opposée et pourfendit le crane de son nouvel agresseur. Blessé, il ploya un genou à terre. Le visage déformé d'un masque terrifiant, Gahlan sentit le fluide sanguinolent s’écouler entre ses doigts. Le sang jaillissait de sa blessure en abondance, marquant le sable d’un rouge vif.
...Merde ! lâcha-t-il dans un souffle rauque, en prenant conscience de sa posture périlleuse.
Gahlan n'était pas un expert, mais l'entaille se voulait si profonde que ses doigts s'enfonçaient jusqu'à l'os, laissant peu de place au doute quant à la finalité. La douleur ne tarda pas à le submerger, tandis que ses forces l’abandonnaient. Trois guerriers l'encerclaient toujours, rôdant comme des hyène autour d’une proie mourante, à l’affût de la moindre faille pour l'achever. Conscients qu'une bête blessée devenait plus redoutable encore, ils modérèrent leurs approches. Bien que condamné, le colosse puisa en lui le courage nécessaire pour se relever. A la manière d'un kamikaze, il fonça droit devant, en poussant un cri guttural qui paralysa son opposant d'effroi. Le souffle coupé, peu lui importait les conséquences. Guidé par son instinct et par un élan de folie meurtrière, il fendit son abdomen d’un coup brutal, éventrant son adversaire dans une gerbe de sang. Cet acte désespéré offrit l'opportunité aux deux autres agresseurs de le transpercer de leurs lames. Tel un taureau agonisant, sa masse lourde s'inclina puis se recroquevilla au sol, abruptement. Des larmes perlèrent malgré lui, glissant en silence le long de ses joues. La vie le quittait et il avait peur. Effrayé de ce qui l'attendait, ou de ce qui ne l'attendait pas dans l'au-delà, il poussa un dernier soupir. Les troupes de l'empire venaient de perdre leur plus valeureux soldat.
Les deux armées se livraient à une lutte impitoyable et bien que l'avantage semblât pencher du côté des défenseurs, Kendra s'évertuait à préserver un semblant d'équilibre, en semant la mort sur son sillage. Guerrière aguerrie au maniement des armes depuis les temps anciens, son expérience et sa force de tueuse lui permirent de se frayer un passage au cœur de l'armée adverse, et rien ne semblait pouvoir endiguer son avancée. La précision de ses coups mortels et sa force surhumaine ruinaient les espoirs de ses opposants, condamnés sans cesse à la même fatalité. Elle paraît, esquivait et frappait avec la fougue d'une tigresse en chasse. Sa peau, maculée d’un sang étranger, se muait en une sinistre bannière, comme un trophée déployé aux regards terrifiés de ses prochaines victimes.
Ahmed, se targuant des mêmes exploits, remercia la providence de l'avoir placée sur son chemin. Le guerrier, jouissant d'un art du combat inégalé dans son royaume, avait l’œil lorsqu'il s’agissait de reconnaître la valeur d'un combattant. L'escapade mortuaire de la tueuse l'avait alerté, et il souhaitait vivement y mettre un terme. Alors, en semant la mort dans son sillage, c'est tout naturellement qu'il éveilla l'attention de la guerrière. Les deux rivaux se frayèrent un passage à coups d'épée, et se rapprochèrent l'un de l'autre jusqu'à se faire face. Ahmed tremblait d’excitation à l'idée d'affronter un adversaire à sa hauteur. Pourtant, dans son esprit, l'issue du duel ne faisait aucun doute. De son œil de faucon, il avait scruté et analysé chacun de ses mouvements, et il se savait plus rapide et agile. Il avait tout prévisualisé à l'avance : la distance, l'amplitude, à quelle vitesse frapper. Il n'aurait qu'à feindre une faiblesse, un point vulnérable, pour l’attirer dans un piège et la pousser à ses découvrir.
D'une défense volontairement trompeuse, il dévoila une ouverture qu'elle s'empressa d'exploiter. Anticipant son mouvement, Ahmed projeta son corps en arrière pour esquiver la lame argentée, puis, d'un appuis léger et rapide, fondit sur elle en croisant ses deux sabres dans l'intention de la décapiter. C'était sans compter sur la capacité d'adaptation de la tueuse qui, en mauvaise posture, inclina son corps et esquiva l'attaque foudroyante d'une roulade. Désorienté par cette manœuvre avortée, Ahmed perdit ses moyens. Il réattaqua aussitôt, brandissant ses deux sabres avec une rage frénétique, mais elle para ses assauts avec une facilité déconcertante, comme si elle lisait chacun de ses gestes. Un puissant coup de genou à l'estomac lui coupa le souffle en même temps que sa fougue. Crachant de la bile sous l’impact dévastateur, le guerrier n'eut pas le temps de reprendre ses esprits : un violent coup de pied le percuta en pleine face, le projetant brutalement en arrière. Tel un pantin désarticulé, il s’écrasa sur le sable, roulant sur quelque mètre avant de terminer son roulé boulé sur le ventre, son corps inerte marqué par la poussière et le sang. Privé de ses armes, le visage tuméfié, Ahmed tenta désespérément de réagir. Mais déjà, les doigts puissants de Kendra s’enroulaient dans ses cheveux, le forçant à relever la tête. Ahmed avait commis une erreur fatale en sous estimant la force d'une tueuse, qu'il n'aurait jamais imaginé aussi dévastatrice. Ce fut sa dernière. D'un geste sec, Kendra lui trancha la gorge, laissant sa vie s’éteindre dans un gargouillement sinistre. Une victime de plus s’ajoutait à son tableau de chasse. À ses pieds, sur le sable rouge, s'étendaient les contours d'une route jonchée de cadavres.
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Sur les remparts, Kaina observait, d’un œil inquiet, la bataille qui déciderait du sort de tous les habitants de la citadelle. La poitrine nouée, elle persistait à craindre le pire en espérant le meilleur. C'est alors qu'une main amicale se posa sur son épaule. Le vieil Omar, à ses côtés, la réconforta d’un regard empreint de compassion. Privé de combat de par son âge avancé, il savait plus que quiconque la douleur éprouvée à subir les événements sans pouvoir interférer. Ainsi, tous deux s’érigèrent en spectateurs silencieux de cette folie meurtrière. Le silence, dans tout ce qu'il inspirait d'humilité et de miséricorde, constituait leur seul moyen d'expression face à une telle tragédie. Dans cette contemplation cynique, tous les habitants restés en retrait les rejoignirent : les femmes, les enfants, les vieillards. Pas un seul ne détourna le regard face à ces fiers guerriers, lutant avec vaillance pour la liberté. Les prières accompagnèrent Saldin et ses hommes, œuvrant par le biais des force invisibles à leur octroyer plus de courage et d'ardeur au combat.
Poussé par cette perception, le général de la terre et du ciel déchaîna toute sa puissance. Saldin laissa éclater son côté démoniaque, celui qu’il portait en lui comme une part essentielle de son être. Armé de sa cimeterre éclatante, il sema un carnage dans les rangs adverses. Tel un géant, il surplombait ses adversaires de son imposante stature. Un seul regard suffisait à ses opposants pour prendre conscience que, si le combattre relevait déjà de l'exploit, le vaincre paraissait chose vaine. Certains, pris de panique, détournaient leur trajectoire pour éviter son chemin. En véritable démon, Saldin abattait sa cimeterre sur les carcasses trop humaines de ses victimes. Sa lame entonnait un chant funeste, tandis que les chairs lacérées répandaient une marre sanguinolente que ses pas lourds piétinaient sans ménagement. A tour de bras, il déchiquetait, sectionnait, brisait les membres trop fébriles de ces soldats à la résistance relative. Outre sa force inhumaine, Saldin possédait une endurance hors du commun, forgée en lui par le désert depuis sa naissance. Les conditions climatiques éprouvées par ces habitants chaque jour, avaient battis une armée à nulle autre pareille. Ainsi, sur la durée, la bataille pencha clairement en faveur du peuple de Gheskan, guidé par la légende dont le nom cristallisait les faiblesses de l'Empire.
Pour la première fois, Ryane entrevoyait le chemin de la défaite. Ses troupes, acculées de toute part, se réduisaient en nombre, et rien ne semblait vouloir inverser la tendance, excepté un dernier espoir encore. Celui de terrasser l'homme inspirant à son armée une confiance et une volonté sans faille. Le général de l'Empire savait pertinemment qu’arracher la tête de Saldin briserait l’élan de ses adversaires, et que la victoire passerait inéluctablement par ce face à face que tout son être appelait de ses vœux. C'est dans cette intention rageuse que l'épée d'ébène se fraya un chemin dans ce chaos, jusqu'à trouver l'impact de son âme sœur : la cimeterre d'or. La collision des deux lames sœurs détonna comme un éclair au champ d'honneur. Le choc fut tel que Ryane du resserrer toutes les fibres musculaire de sa poigne pour éviter à son arme de se dérober à son emprise. Son bras resta paralysé quelque seconde, vibrant comme si des milliers de fourmis y avaient pris investiture. À cet instant, la peur en même temps qu'une excitation irraisonnée, naquit en lui. Un sourire non feint se dessina sur son visage ruisselant de sueurs.
Ce fut ainsi que débuta la lutte entre deux mastodontes, résolus à déterminer, par leur emprise, l'issue de la bataille. Ryane ne voyait que Saldin. Saldin ne voyait que Ryane. Chacun focalisa son attention sur l'autre, conscient que le moindre faux pas les entraînerait aux portes de la mort. Après s'être jaugé, les deux guerriers décidèrent de passer à l'action.
La confrontation fut terrible. Leurs lames s’entrechoquèrent et les étincelles jaillirent de toute part. La vitesse de leur maniements était telle que des arcs de cercles se dessinaient de part et d’autre, s'évitant et s'effleurant pour mieux se percuter dans un puissant claquement de ferraille, semblable à une détonation. Chaque passe d'arme s'avérait millimétrée et mortelle, pourtant aucun d'eux ne recula. De leur appuis solidement enracinés, les coups pleuvaient de toutes parts, leur infligeant des éraflures toujours plus nombreuses à mesure que l’échange s’intensifiait.
Cette confrontation directe, au-delà de l'aspect physique, revêtait une forme psychologique plus importante encore. Le premier à reculer dévoilerait ainsi la faiblesse de ses convictions et de son esprit. De ce fait, aucun des deux guerriers, essuyant pourtant de terribles attaques, n'était prêt à abdiquer. Ce n'est que lorsque leurs regards se croisèrent, qu'un choc irrépressible ébranla Ryane. Cette lueur de tristesse, perçue dans les yeux de Saldin, heurta toutes ses convictions. Une peur irraisonnée le submergea. Pendant une fraction de seconde, l'image du mastodonte, précédée de tous les enfants de la citadelle, lui apparut, tels des spectres venant le hanter, et il savait à cet instant précis qu'il n'aurait pas le dessus. Ryane, trahi par son esprit, recula, persuadé qu'à la faveur de l'échange, la lame de son adversaire l'aurait emporté. L'aura écrasante de Saldin l'avait totalement surpassé, annihilant toute volonté de résistance. Il se sentit impuissant face à une force de conviction inébranlable, capable de briser ce qui ne saurait l'être.
Pas le temps de se remettre de cette désillusion que, déjà, l'ombre de son adversaire planait sur lui. Chaque fois que Ryane esquivait un puissant coup d'épée d'un pas sur le côté, un autre survenait instantanément. Jamais en mesure de riposter, il fut contraint de se dérober à des assauts gagnant sans cesse en puissance et en précision. En fâcheuse posture, le Général de l'empire délaissa le rapport de force au profit d'une célérité accrue. En plongeant dans la garde de son adversaire, Ryane parvint à lui infliger de multiples blessures, mais aucune susceptible de clore définitivement les débats.
Les deux combattants adoptaient des styles radicalement opposés. L'un mettait à contribution l'agilité dans un style beaucoup plus équilibré, tandis que l'autre déchaînait une terrible puissance en contrepartie de mouvements plus lents et désordonnés. Les soldats des deux armées ayant le malheur d'investir leur champs d'action en firent les frais, de telle sorte qu'un cercle de vide s'était créé autour d'eux, dissuadant quiconque d'interférer.
Loup noir infligeait de terribles blessures à son adversaire, mais ce dernier les encaissait trop bien, malgré le sang dégoulinant en abondance de ses multiples plaies. Pire, le général de l'empire semblait éreinté par ses esquives à répétition, mises à mal par des conditions climatiques exigeantes. Haletant, Ryane s'épuisait, alors que Saldin gardait la même cadence, porté par cet élan indicible qui l'accompagnait dans sa foi et dans sa lutte. L'épée d'ébène dû faire face au déchaînement de la cimeterre d'or, bringuebalée de tous côté comme un boxeur acculé dans les cordes. Contraint d’adopter une posture défensive, Ryane guettait l'instant propice pour contre-attaquer, espérant puiser dans ses dernières forces. Mais pris au dépourvu par un coup plus puissant que les autres, sa garde se brisa en même temps que son équilibre. Il avait beau dicter à son corps de se redresser, rien n’y fut. Le temps d’une pensée, que déjà l'air fissuré par la cimeterre effleurait son visage. Son cerveau, résigné au pire, ne relevait déjà plus les informations. Un terrible frisson lui parcourut l'échine.
La collision de deux lames résonna à ses tympans. Son regard se posa alors sur Kendra qui, après l’avoir sauvé d'une mort certaine, pourfendit les côtes de Saldin d’un revers de sabre. Mais elle n’eut pas le temps de savourer son succès : un terrible coup de coude en plein visage la cueillit violemment. Sonnée, la guerrière s'effondra au sol. La vision de sa sœur sur le point de se faire occire tira Ryane de sa torpeur. Sans réfléchir, alors que les mouvements de son corps précédaient sa pensée, il se précipita sur son adversaire et confronta sa lame à la sienne, in-extremis. Ryane, mu par une énergie puisée au fond de ses tripes, plongea l’épée d’ébène dans les entrailles de son adversaire. Un gémissement sourd s'extirpa de ses lèvres. Leurs regards s’accrochèrent une ultime fois, avant que le vénérable guerrier ne lâche définitivement sa cimeterre d'or sur cette terre sablonneuse qui en étouffa l’écho.
C'est avec le sourire aux lèvres et le visage apaisé que Saldin rendit son dernier souffle. Le grand guerrier s'endormit pour l'éternité dans ce désert aride, témoin de ses frasques aventurières et de sa glorieuse résistance.
Aussitôt, un calme empreint de recueillement infiltra le champ de bataille. L'armée rebelle, dépourvue du soutien de son général, essuya de lourdes pertes. Les défenseurs résistaient encore, mais les troupes de l’Empire finirent par prendre définitivement le dessus. Ryane, lui, avait cessé de combattre. Immobile, il se tenait près du corps sans vie de Saldin, entouré de ses hommes qui assurèrent sa protection jusqu’à la fin. Dans cet instant suspendu, il venait de comprendre l'énigme du sourire de son adversaire avant son trépas. Saldin l'avait vaincu, et ce, dès leur premier échange. La victoire, bien qu’arrachée, ne suffisait pas à apaiser le poids écrasant d’une défaite plus profonde. Une ombre s’était installée en lui, suscitant chez Kendra une forte inquiétude à son égard.
-C'est terminé ! l'interpella-t-elle dans l'espoir de le sortir de son marasme. Saldin et son armée sont défaits.
Ryane, apathique, ne détourna pas le regard de son illustre adversaire.
-Il a gagné, murmura-t-il d'une voix léthargique. Il m'a vaincu. Il a été le plus fort. Si tu n'avais pas été là… je ne serais plus de ce monde à l'heure qu'il est.
-De ce que j'ai vu, c'était toi qui dominais les échanges.
Sa voix se fit plus pressante.
…Qu'est ce qui t'es arrivé ? Je ne t'avais jamais vu dans cet état pendant un combat. Tu semblais… ailleurs.
Le guerrier leva les yeux vers la tueuse, le regard absent, atone.
-Non ! J'ai perdu parce que cet homme possédait quelque chose que je n'avais pas.
-Et qu'est-ce que c'est ? Que peut-il bien avoir de plus que toi ?
Ryane se mura dans le silence, son regard accaparé par une masse de personnes s’avançant depuis la citadelle. À leur tête marchait Kaina, suivie de vieillards, de femmes et d'enfants. Alertés, les soldats levèrent leur fusil d'assauts dans leur direction, mais le Général intima l'ordre de baisser les armes. L’injonction provoqua une vague d’incompréhension parmi ses troupes, Kendra en tête.
Kaina s'évertuait à préserver un regard fier, alors que son âme hurlait en silence. Elle s'était promis de ne pas pleurer, de ne pas laisser échapper le moindre gémissement, en l'honneur des guerriers de sa tribu dont la vie fut arrachée. Porté par un courage indomptable, le peuple de la citadelle se tenait droit et uni, rassemblé autour de la dépouille de leur glorieux meneur.
En croisant le regard de cette femme, puis ceux de ces milliers d'enfants, le cœur de Ryane vacilla. Cette lueur éclatante dans leurs yeux ressemblait à celle de Saldin, porteuse d'une tristesse infinie et d'un indicible espoir. Cette force de conviction infaillible avait semé les germes du doute qui, peu à peu, s’étaient mués en une certitude : celle d'un homme ayant perdu foi en ses actes, et plus encore, en ce qu'il représentait.
-yumkinuk 'an tueadhibana , taqtalna , lakunana ln nakhdae abdana lakirahiatak. sawf naeish wanamut karajul harin, déclara Kaina dans une langue étrangère. Vous pouvez nous torturer, nous tuer, mais jamais nous ne nous soumettrons à votre haine. Nous vivrons et nous mourrons en êtres libres.
Kendra, furieuse, dégaina aussitôt sa lame pour faire taire l'enchanteresse, mais Ryane s'interposa avec autorité. Ignorant l’attitude de sa lieutenante, il s'approcha de Kaina, et l’observa avec humilité.
-Saldin a su se montrer digne de sa légende, avoua-t-il enfin en inclinant légèrement la tête. C'était un grand Général… et, plus encore, un grand homme. Il vous a protégés jusqu'à son dernier souffle. Son sacrifice n'a pas été vain. Il a gagné cette guerre. Nous n'avons plus rien à faire ici. Nous partons.
Ryane laissa tomber son épée d'ébène sur le sable, où elle s’enfonça doucement. Il tourna les talons, offrant son dos à Kaina et à son peuple, et s’éloigna sans un mot. Derrière lui, ses hommes demeurèrent figés, pris entre l’incompréhension et la colère. Le comportement défaitiste de leur chef, au crépuscule d'une victoire forgée par tant de sacrifices, suscita bien des rancœurs et des indignations.
-Que fais-tu ? s’exclama Kendra, atterrée par cette décision. Notre mission est de prendre la citadelle et d'éradiquer tous ses habitants.
Muette de stupeur face à son indifférence, elle dégaina sa lame avec une lenteur presque solennelle.
...Si tu n'es pas capable de faire ce qu'il faut alors je m'en chargerai moi-même ! Soldats, en joue... !
Décontenancées, les troupes hésitaient, partagées entre leur loyauté envers leur Général, et la terreur que leur inspirait Kendra. Quelques-uns, incertains, levèrent leurs fusils à contrecœur, tandis que d’autres restaient immobiles, incapables de choisir un camp. Ryane fit volte-face, une rage dévorante flambant dans son regard. Sa voix tonna comme un orage :
-Je tuerai de mes propres mains quiconque désobéira à mes ordres, hurla-t-il, la mâchoire crispée. Toi y compris, Kendra !
La menace adressée à sa subalterne eut un effet immédiat et décisif. Les troupes, peu désireuses d'encourir des sanctions pour insubordination, s’alignèrent rapidement derrière lui, forçant le pas en direction du camp. Leur obéissance trahissait moins un élan de loyauté qu’une crainte viscérale des représailles. Seul Morahtk se réjouissait de cette décision, lui pour qui les guerres menées par l'Empire avaient perdues leur légitimité depuis bien longtemps maintenant.
Kaina observa ses ennemis battre en retraite, tandis que le songe de l'épée et du bouclier s’imposait à son esprit. Qu'arriverait-t-il si l'épée la plus aiguisée rencontrait le bouclier le plus robuste ? La réponse résidait dans la rencontre de ces deux légendes, qui, chacune à leur façon, s’éteignirent sur ces étendues désertiques, témoins immuables d'une époque en perpétuel changement. Dans le silence des dunes, un aigle s'envola, insoucieux des Dieux et des hommes.