Shanshu II - Wolfram & Hart
LOUP NOIR
Le désert d’Arabie déployait ses vastes espaces sablonneux sur le fief de Gheskhan, bastion de la résistance dans la région. Son chef, l'honorable Saldin menait une lutte acharnée contre l'empire, repoussant inlassablement ses assauts. Sa sagesse, sa sagacité et sa bravoure lui octroyaient une renommée au-delà de ses frontières, ses exploits étant même vantés jusqu'aux portes de Londres. Les rumeurs le dépeignaient en stratège hors pair et en guerrier cruel, mais néanmoins juste et magnanime lorsqu'il le fallait. Les faits racontent qu'en dehors des batailles, il tendait la main à ses ennemis vaincus, leur procurant des provisions et dépêchant ses propres médecins pour soigner les blessés. Ces gestes, d’une noblesse rare, parvenaient à apaiser, sinon effacer, les ressentiments nourris à son encontre. Il fut mention également de sa capacité à rallier au sein de son armée, humains et démons sous une seule et même bannière. Cette aptitude à fédérer les êtres, quels qu’ils soient, lui valut le titre honorifique de Saldin, l'unificateur de la terre et du ciel.
Pour Wolfram et Hart, désireux de défaire les dernières lueurs de révoltes, sa reddition était devenue une priorité absolue. Le Loup noir, privé de ses lieutenants, fut sommé de régler le problème. Son armée qui jadis avait vaincu la force, avait été démantelée de ses membres pour couvrir un maximum de terrain, et la terre était vaste. Dispersés, ses compagnons d'armes agissant sous ses ordres furent placés à la tête de chaque bataillon, afin d'en garantir le commandement. Parmi les expéditions envoyées dans le désert, toutes avaient échoué sans exception. Ryane, bien décidé à changer la donne, s'en faisait une affaire personnelle. L'affront demandait réparation. Il en allait de sa réputation et de celle de l'empire. Le guerrier, familiarisé aux exploits de son opposant, n'avait qu'une hâte : se mesurer enfin à lui.
C'est dans cet état d'esprit qu’il embarqua à la tête d'une armée comptant trente mille hommes. Bien peu, comparé aux cinquante mille de Saldin, qui, en plus de l'avantage du nombre, possédait également celui du terrain. Ryane n'avait pourtant pas le choix. Ses lieutenants occupant d'autres fronts, il devait s'accommoder d'un effectif de circonstance. Au fond, les statistiques lui importaient peu. Il privilégiait la qualité de ses hommes expérimentés au nombre de l'ennemi. Parmi ses troupes, seule Kendra, sa fidèle lieutenante, appartenait à son armée régulière. Elle avait combattu à ses côtés à l'aube de l'humanité, et plus récemment, lors de la grande bataille contre la force, exerçant avec brio ses talents de tueuse. À l’exception de sa sœur d'armes, ses troupes se composaient essentiellement d'humains. Le général n'accordait qu'une confiance très limitée aux démons, point de vue qui le départageait de son grand rival.
Les préparatifs furent longs et méticuleux. Déplacer autant de soldats requérait une logistique conséquente. À l'effectif des troupes s'ajoutaient les besoins en ravitaillement : armes, armures, vivres et matériels. Ainsi, des caissons remplis d’équipements de tout calibre furent soigneusement entreposés dans les carlingues, justifiant à eux seuls le convoi de plusieurs aéronefs, et cela, sans comptabiliser la moindre troupe. À l'heure du départ, le ciel orageux de Londres fourmillait de toutes sortes de machines de guerre, allant des bombardiers imposants aux chasseurs agiles. Ces appareils volants se confondaient dans l'horizon, telle une nuée d'oiseaux migrateurs en quête de terres lointaines.
Quitter le froid hivernal de Londres pour la chaleur suffocante et aride des dunes ensablées, encourait d'une période d'acclimatation délicate pour tout corps d'armée. Conscient de cette difficulté supplémentaire, Ryane prit soin d'établir son camp à proximité d'un point d'eau, garantissant ainsi un ravitaillement régulier. Pour éviter de dévoiler leur position, le campement fut installé à quelques lieux des premières lignes de défense ennemies. Au milieu des regs caillouteux, une multitude de tentes estampillées des trois signes s'élevaient, uniformes et sobres. Celle du général en chef ne se différenciait pas des autres soldats. Ryane méprisait tout privilèges susceptible de créer des divisions au sein de ses troupes, par conséquent, il jouissait du même traitement que celui de ses hommes. Cette dévotion sans faille envers ses principes lui valait le respect et la loyauté de ses soldats, prompts à le suivre jusqu'à la mort, si nécessaire.
Après plusieurs jours d'acclimatation dans la région, les premiers éclaireurs furent envoyés en reconnaissance, tandis que d'autres se consacraient à l’étude minutieuse de la topographie environnante. En fonction des données collectées, Ryane et Kendra élaboraient des simulations tactiques, évaluant les bénéfices et risques liés aux différentes approches possibles. Une guerre ne se livrait jamais sans une stratégie adaptée, et chaque détail, si infime soit-il, faisait l’objet d’une analyse rigoureuse. De temps en temps, afin de maintenir un esprit de cohésion, Ryane et sa lieutenante se promenaient à l'intérieur du campement. Leur présence, rassurante pour les soldats, permettait ainsi de jauger la sérénité et le moral des troupes. En ces terres hostiles, préserver la détermination des hommes était une priorité absolue. Tous, sans exception, aspiraient à retrouver le chemin de leur maison, vivants, de préférence.
Ce soir-là, Ryane traversa le sentier au côté de Kendra, accoutré de sa tunique sombre qu'il portait toujours impeccablement. La tueuse n'était pas en reste dans sa tenue fibrée, collée à la musculature de ses courbes athlétiques. De plus petite stature, la lieutenante imposait une prestance équivalente à celui dont elle tenait le pas. Malgré sa puissante carrure, la tueuse conservait les traits d'une féminité assumée. Ses cheveux crépus, minutieusement tressés en lignes régulières, révélaient un visage harmonieux, aux contours ciselés. Sa peau mate exacerbait la musculature de sa sangle abdominale sculptée, dénuée de toute imperfection. Tout en elle semblait corrélé à une puissance hors du commun.
Ces promenades nocturnes, en plus de leur utilité pratiques, leur offraient un moment de répit, propice à la réflexion, à l’observation et à l’échange.
-Les conditions dans ces terres sont difficiles pour nos soldats, s'inquiéta Kendra. Plus nous attendons et plus nous risquons de voir le moral des troupes s’effondrer.
Ryane, attentif à ses paroles, sembla se perdre un instant dans ses pensées. Il s'arrêta près du point d'eau, plongea sa main dans le liquide limpide et en fit couler quelques gouttes le long de ses doigts, comme s'il souhaitait en mesurer la température.
-Tu me connais, répondit-il enfin. Je ne suis pas du genre à faire traîner les choses. Mais nous n'avons pas affaire à n'importe quel adversaire.
Un éclat malicieux habitait son regard.
...Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, et la victoire te sera acquise. Pour le moment, nous n'en savons pas assez sur l'état de ses troupes et sur sa position pour mener l'offensive. Mais ça viendra. Si nous combattons cet homme comme nous l'avons toujours fait, alors nous courons à la défaite. Plusieurs de nos frères, pourtant de puissants guerriers, ont sous-estimé ce Saldin. Je ne commettrai pas la même erreur.
Kendra, consciente de la complexité de la situation et du talent de stratège de son général, le toisa d'un sourire approbateur.
-Tu as changé, dit-elle, avec une pointe d’admiration. Il fut un temps où tu aurais mené tous ces hommes au front sans même réfléchir. Tu aurais foncé sur l'ennemi sans stratégie, avec la simple force d'une volonté inébranlable. Avec l'âge, tu deviens plus prudent.
Ryane se redressa en absorbant une gorgée d'eau dans le creux de ses mains.
-Il faut savoir s'adapter à son environnement et à l'époque. Si je fais preuve de prudence, c'est parce que je n'ordonne pas à des guerriers d'élite, mais à des humains. Si nos frères d'armes étaient à mes côtés, la question ne se poserait même pas.
Les deux guerriers reprirent leur marche sous la voûte céleste immaculée, dépourvue de la moindre perturbation à l'horizon.
-Tu sais ce qu'on dit de Drago, le prévint-elle en espérant titiller sa susceptibilité. Notre frère jouit d'une réputation sans faille, et ses victoires éclatantes sur les ennemis de l'empire font de lui l'homme fort du moment. Tu sais jusqu’où s'étendent son orgueil et sa soif de pouvoir. Au moindre faux pas, il n'hésitera pas une seule seconde à te ravir ta place de général, comme il en rêve depuis toujours.
Poursuivant sa promenade, le nez planté dans les étoiles et les mains croisées derrière le dos, Ryane ne semblait pas s'en inquiéter outre mesure.
-Drago est un grand guerrier, déclara-t-il avec une sérénité désarmante. Sans doute le plus grand guerrier de l'empire, peut-être même meilleur que moi au combat. Si un jour il devait prendre ma place, ça ne m'empêcherait pas de dormir. Ce qui importe, ce n'est pas de préserver mon ego, mais de veiller à ce que les personnes compétentes soient là où elles doivent être.
Il s’arrêta net pour faire face à Kendra.
...N'oublie pas d’où nous venons, ni le credo qui a toujours été le nôtre.
-Seule compte la mission, répondit-elle d’une voix assurée, récitant les mots religieusement sous l’œil satisfait de Ryane.
-Inutile de courir deux lièvres à la fois, reprit le guerrier en poursuivant sa route. Restons concentrés sur notre ennemi.
-Il t'intrigue, hein ?
Ryane tourna la tête vers elle, un sourcil légèrement levé, feignant l’incompréhension face à sa question.
...Ne fais pas semblant, ajouta-t-elle en le dévisageant de telle sorte qu'il ne puisse s'y dérober. Je ne t'ai jamais connu aussi concentré à l'approche d'une bataille. Ce Saldin fait bouillir ton sang de tueur. C'est indéniable.
Un léger rictus en coin, le guerrier accueillit les paroles de sa lieutenante sans les renier.
-Peut être que tu ne me connais pas si bien que ça, répliqua-t-il avec une pointe d’humour. Mais tu as raison sur un point : la légende qu'il traîne derrière lui m'intrigue. Et, oui, j'ai hâte de m'y confronter.
-Nous sommes ainsi faits, soupira Kendra, une ombre de regret voilant sa voix. Nés pour combattre… Mais j'aimerais croire qu’un jour, toutes ces guerres prendront fin.
-Elles cesseront, affirma-t-il résolument. Le jour viendra où ce monde sera unifié. Et ça passera par cette bataille. Un jour, le rêve qui a toujours été le nôtre, celui de vivre libre, sera une réalité pour tous. Et quand ça arrivera, nous deviendrons inutile. Il nous faudra alors trouver une autre raison d’exister.
Kendra accordait à son supérieur une confiance trop absolue pour exprimer une quelconque réticence à ses dires. Mais la route paraissait encore longue, et une décennie de guerre traînait derrière elle. La lassitude commençait à poindre en cette magnifique nuit étoilée. Il eut suffi d'un regard posé sur cet homme pour raviver en elle le souffle d'une volonté intraitable.
*
Le lendemain, les éclaireurs rapportèrent une quantité précieuse d'informations, chacune plus cruciale que la précédente. Ryane écouta attentivement leurs rapports avant de convoquer dans sa tente sa garde rapprochée avec laquelle il avait coutume de débattre les veilles de bataille. Sur le sol, recouvert d’un tapis usé, s’étalait une immense carte des environs, ornée de marqueurs rouges servant de repères stratégiques. Les nouvelles détaillaient avec exactitude, l'emplacement des lignes de front ennemies, ainsi qu’une estimation du nombre de leurs troupes. Ryane scruta chaque donnée avec minutie, en présageant de la tactique appropriée. Pour affiner son plan d'action, il s’appuyait sur les conseils avisés de son cercle de confiance : le vieux sage Morahtk, Kendra, et l'intrépide Gahlan, qu'on disait aussi robuste qu'un taureau tant sa force valait celles d’une dizaine d’hommes. Ryane, en bon général, savait la pertinence de ses hommes en qui il accordait sa totale confiance.
-Bien ! Mes amis, tout ce que nous devons savoir est là, devant nous, sur cette carte. Gageons ensemble de trouver la clé de la victoire.
Ses mots furent accueillis par des hochements de tête approbateurs. Une fois certain d’avoir capté toute leur attention, il reprit d’un ton assuré, prêt à exposer sa stratégie.
...Nous sommes ici, dit-il en désignant un point précis sur la carte du bout de son doigt. Désormais, nous savons que les forces rebelles disposent de deux lignes de défense qu'il serait, en temps normal, presque impossible de franchir. La première, un simple avant-poste, donne accès à la seconde : notre cible principale, la forteresse où se terre Saldin. Ce fief, réputé imprenable, n’a jamais été conquis… du moins, jusqu’à ce que nous entrions dans l'histoire.
L'entrain du général suscita quelques rires discret parmi son entourage. Seul Morahtk resta de marbre, en titillant sa barbe blanchâtre qui allongeait son visage éprouvé par la vieillesse.
-Ce que je vois là n'a rien de réjouissant, déclara le vieil homme en contemplant la carte d’un air grave. Cette forteresse est solidement protégée. En amont, il y a la première ligne de front. En aval, elle est adossés à des montagnes abruptes, infranchissables pour n'importe quel corps d'armée. D'autres ont bien essayé d'attaquer par la voie des airs, mais leurs canons antiaériens, postés au sommet, ont pulvérisé les vaisseaux de l'empire. Une attaque de ce côté semble donc proscrite également.
-Tu as parfaitement raison, admit Ryane, la main sur le menton. Mais ce n'est pas cette partie qui nous intéresse pour le moment.
-La première ligne, en déduisit Gahlan, les bras croisés avec assurance.
-Exactement. Si nous voulons atteindre la forteresse, il n'y a pas d'autre option que de franchir leur première ligne de défense. Çà nous libérera une voie toute tracée jusqu'à l'antre de Saldin.
-Et comment comptes-tu percer leur défense ? demanda Kendra, intriguée. En attaquant de front ?
Ryane observa la carte avec intérêt. Son index posé sur sa pommette suggérait une analyse approfondie de la situation. Ce n'est que quelques secondes plus tard qu'il se décida à répondre.
-Non, nous n'attaquerons pas de front. C'est bien trop risqué, expliqua-t-il avec fermeté. Leurs effectifs sont deux fois plus nombreux, et bien que le gros de leurs troupes soit concentré dans la forteresse, nous ne franchirons pas leur première ligne sans subir d'effroyables pertes. Si nous voulons conquérir la forteresse, il faudra nous présenter à ses portes avec toutes les forces possibles, sans quoi nous n'aurons aucune chance. Non ! Ce qu'il faut, c'est conquérir l’avant-poste en épargnant autant que possible le sang et l’énergie de nos hommes.
Sceptique, le vieux Morahtk ne semblait pas se joindre à l'optimisme de son général.
-Ce que tu nous présentes est attrayant… dans la théorie. Percer les lignes en subissant le moins de pertes possible est en soi le rêve de tout soldat. Mais une bataille ne se gagne jamais sans épuisement et sang versé. Je te sais capable de toutes les prouesses, mais je ne te connaissais pas le talent de magicien.
-Moi, je suis un magicien, lança Gahlan qui ne manquait jamais l'occasion de faire le pitre. Amenez-moi sur un champ de bataille, et je ferai pleuvoir du sang !
Un sourie amusé se dessina sur le visage de Kendra, bien qu’elle secoua la tête devant les fanfaronnades de son camarade.
-Il ne s'agit ni de magie ni de force, reprit Ryane en se tournant conjointement vers Morahtk et Gahlan, mais d'esprit. Réfléchissez ! S'il ne s'agissait que de les attaquer de front, nos frères d'armes auraient déjà vaincu l'ennemi depuis le temps. Chaque tentative avec l'artillerie lourde s’est soldée par un échec. À chaque offensive, ils ont été repoussées. Que ce soit avec leurs défenses aériennes dissimulées dans les montagnes ou celles positionnées sur leur première ligne, le résultat a toujours été le même. Ce qui signifie, mes amis, que leurs armes défensives surpassent les nôtres en puissance.
-Impossible, objecta Kendra, fortement sceptique. Comment pourraient-ils disposer d’un armement plus performant que celui de l'empire ? Surtout ici, dans ce trou paumé, au milieu de nulle part. Nos technologies sont à la pointe de l’innovation. Tout ceci n'a aucun sens.
-C'est peut-être bien une foutue histoire de magie, après tout, reconsidéra le vieux barbu, peu ravi par cette hypothèse.
-La piste chamanique mérite d’être sérieusement envisagée, approuva Ryane. Connaissant la réputation de notre adversaire, il est bien possible qu'en plus des démons, il ait enrôlé des mages ou des sorcières dans ses rangs.
Remarquant la mine défaite de ses subalternes, pour qui magie rimait bien souvent avec ennuis, le général ne leurs laissa pas le temps de tergiverser.
...On ne pourra pas vaincre Saldin de manière conventionnelle.
Kendra montrait quelques signes d'agacement. Son sang de tueuse bouillonnait à l'idée de combattre, et tous ces mystère l'ennuyaient.
-Et donc ? s'impatienta-t-elle, les bras croisés. Si tu nous racontes tout ça, c'est que tu as un plan en tête !
Le regard malicieux qu’il porta sur elle ne prêta à aucune interprétation possible.
-Nous avons un avantage sur l’ennemi, déclara-t-il, sûr de son fait. Les brouilleurs ont masqué notre présence. Ils ne soupçonnent pas une seule seconde que nous sommes à leur porte. On va se servir de cet avantage pour attaquer demain en pleine nuit. Inutile de leur opposer une artillerie lourde : ils pourront nous voir venir à des kilomètres. Non, nous irons avec le minimum de matériel et d'hommes. Il nous faudra agir en toute discrétion et briser leurs lignes de l'intérieur. Lorsqu'ils se rendront compte de notre présence, il sera déjà trop tard pour eux. L'effet de surprise sera notre principal atout. La panique engendrée dans leur rang leur sera fatale.
Les réactions que suscitait ce plan finement orchestré ne se firent pas attendre. Si Kendra semblait s'en satisfaire, Morathk et Gahlan, en revanche, affichaient des mines dubitatives.
-Et avec combien d'hommes penses-tu réaliser cet exploit ? s'enquit le vieux sage, visiblement inquiet.
-Cinq mille, annonça Ryane, imperturbable. Le reste de notre armée doit rester en arrière garde, stationnée à quelques lieux de la première ligne. Morahtk, tu superviseras l’installation d’un nouveau campement. Mais je veux que tu mettes les troupes en état de marche seulement quelques heures après notre départ. Et surtout, fais-le dans la plus grande discrétion. Inutile d'attirer l'attention.
-Cinq mille hommes, ricana Gahlan, son rire glauque trahissant un mélange de scepticisme et d’excitation. Si ce plan ne venait pas de toi, je dirais qu’il est l’œuvre d'un illuminé. Rassure-moi, on aura toujours droit à nos fusils d’assaut, ou bien tu comptes lancer l'offensive avec des arcs et des flèches ? Dans tous les cas, tant qu'il y a du sang, ça me va.
Ryane ne releva pas la provocation et préféra recentrer l’attention sur l’essentiel.
-Bien ! si tout le monde est d'accord, vous savez ce qu'il vous reste à faire. Veillez à ce que les hommes se reposent. Demain matin, les combinaisons et les paquetages devront être distribués à chaque soldat. Parmi les cinq mille guerriers qui nous accompagneront, je veux les plus valeureux et les plus expérimentés. Nous partirons un peu avant le coucher du soleil. Toi, Morahtk, tu nous suivras à distance, avec le gros des troupes, en emportant toutes les provisions et le matériel nécessaire pour établir un campement. Assurez-vous de vous reposer vous aussi. Demain, il nous faudra être à la hauteur. Rompez.
**
C'est ainsi que le lendemain, dès l'aube, les soldats s'attelèrent aux préparatifs de mission. Les armes et armures furent méticuleusement contrôlées et nettoyées, tandis que les portions d’eau furent distribuées aux soldats désignés pour monter en première ligne. Pendant ce temps, d’autres chargeaient les lourds paquetages. Les tentes, progressivement démantelées, disparurent jusqu'à ce qu'il ne reste plus la moindre trace du campement.
Aux premières lueurs du crépuscule, les cinq mille soldats se tenaient fièrement en rang, prêts à prendre la route. Munis de leurs combinaisons sombres et de leur casque à l'aspect cybernétique, ils se fondirent dans l’obscurité, suivant le pas ferme du général et de sa lieutenante qui menaient la cadence. En queue de peloton, Gahlan veillait au grain, en gardant un œil attentif sur les éventuels déserteurs. Sa présence suffisait à dissuader les plus récalcitrants de s'enfuir ou de traîner le pas. La carrure massive de ce dernier imposait le respect autant que la crainte. Il n'était pas rare, lorsqu'il y avait défection dans les rangs, que le colosse fasse un exemple en exécutant froidement les fuyards, devant leurs camarades. Rappel cruel mais efficace, de ce que signifiait l’ordre dans les rangs.
''Un sacrifice nécessaire à la bonne tenue d'une armée'' prenait-il l'habitude de dire à chaque fois.
Le froid glacial de la nuit se substitua à la chaleur suffocante de la journée, et les organismes, soumis à rude épreuve, furent drastiquement éprouvés par le conditionnement du terrain. Les dunes ensablées dans lesquelles venaient s'enfoncer les jambes lourdes des marcheurs, entravaient fortement la cadence que le général imposait d'un pas vif et constant. Le temps jouait contre eux, et Ryane ne souhaitait pas perdre la moindre seconde, aussi avança-t-il sans rechigner, le nez pointé vers l'horizon. En chef de file, le général imposait le rythme et les soldats s'efforçaient de suivre, coûte que coûte.
L'ordre de progresser en toute discrétion planait comme une ombre. Pour se faire, les visières rougeoyantes oscillant ordinairement dans le casque des soldats, à l'instar des visières portées par les milices, furent désactivées, privant les troupes de leur précieuse vision infrarouge. Pour ne rien arranger, les rafales ensablées s'engouffraient dans le moindre interstice de leurs équipements. En plus de limiter leur visibilité et de leur provoquer des démangeaisons, le sable incrusté entre les fibres ralentissait considérablement leur pas. Ryane et Kendra, démunis de protection au visage, durent plisser les yeux pour avancer malgré la visibilité réduite. Les deux guerriers refusaient de porter un matériel qui, potentiellement, altérait leur sens, en plus d'entraver leurs mouvements, réduisant drastiquement leur habileté au corps à corps.
La marche fut longue et harassante. Ce n'est qu'après avoir dévalé des kilomètres de dénivelés sableux, que leur objectif se révéla enfin, apparaissant depuis le sommet d'une immense dune. En amont, Ryane leva le poing pour ordonner à ses troupes en contrebas de stopper toute progression. Il se traîna au sol et rampa jusqu'à jouir d'une visibilité optimale. Kendra le rejoignit rapidement, suivie de près par Gahlan, dont l’arrivée fut marquée par une respiration lourde et saccadée.
-Bon sang, grogna-t-il, haletant. Je pensais qu'on n’y arriverait jamais.
-Tu manques sérieusement de condition physique, rétorqua Kendra en fixant au loin les multiples halos lumineux qui quadrillaient la zone en un balayage méthodique.
-Si tu devais transporter plus de cent trente kilos de muscles, toi aussi tu serais dans cet état, se défendit-il avec un sourire narquois.
-De muscles ? raillant la tueuse en arquant un sourcil. Tu as raison, il doit sûrement t'en rester un peu, bien cachés sous cet amas de graisse.
Ryane se saisit d'un petit boîtier rétractable, équipé de lentilles, qu'il ajusta à hauteur de son regard. Concentré, il scrutait chaque détail de la ligne de défense adverse, solidement ancrée entre deux falaises escarpées. Ces dénivelés rocheux formaient un rempart naturel quasi infranchissable, renforcé par des murailles astucieusement conçues pour intercepter tout passage vers la forteresse. Les projecteurs disposés sur les remparts inondaient la devanture d’une lumière éclatante, chassant l’obscurité comme en plein jour. À cela s’ajoutaient des engins d’artillerie lourde, dont les canons balayaient méthodiquement l’horizon et quadrillaient les angles morts, rendant toute approche furtive périlleuse. Devant cette forteresse imposante, un immense plateau s’étirait. Les dunes utilisées pour masquer leur approche ne constituaient plus un allié sur lequel compter. Loin de se résigner, Ryane s’affairait à dénicher la faille qui permettrait à ses troupes de donner l’assaut. Il étudiait chaque détail : la portée des canons, les zones exposées, ainsi que la vitesse de réaction probable des défenseurs. Pourtant, plus il analysait, plus les perspectives de réussites semblaient s’amenuiser.
-Alors qu'est-ce qu'on fait ? s'impatienta la guerrière. On fonce et on prie pour éviter leurs mortiers ?
-Leur artillerie lourde est redoutable à longue portée, répondit Ryane, les yeux fixés sur la forteresse. Mais si nous parvenons à nous rapprocher rapidement, nous serons hors de leur zone d’impact. Ils ne prendront jamais le risque de subir des dommages collatéraux. Leur armée n'est pas préparée. Ils ne s'attendent pas à nous voir débarquer. Pour eux, ce n’est qu’une nuit comme une autre.
-Donc, qu'est-ce que tu préconises ? insista Gahlan, qui peinait à contenir son excitation à l'approche de la bataille.
-C'est simple. On attaque de chaque côté simultanément, en tirant au préalable sur les lanceurs d'alerte postés le long des tourelles. Dans la foulée, on détruit les projecteurs. Ça créera un effet de panique dans leur rang qu'il nous faudra mettre à profit. C’est à ce moment précis que nos soldats réactiveront leurs visières. Dans l’obscurité, ils auront l’avantage. Il faudra être rapide comme l'éclair pour profiter de l'effet de surprise. Et surtout, tirez à vue. Ils sont plus nombreux, mais la plupart sont endormis et le vent masquera nos pas. C'est notre chance, il faut la saisir maintenant.
Gahlan et Kendra s'inclinèrent devant la finesse stratégique de leur général. Les troupes se scindèrent en trois factions : la tueuse et ses hommes prirent position sur le flanc droit, Gahlan occupa le flanc gauche, tandis que Ryane conserva sa place centrale, face à la ligne ennemie. Le silence régnait dans l'enceinte des murailles, prélude inévitable à la tempête à venir. Les gardes nocturnes, fidèles à leurs rondes, furent les premiers à tomber sous le fracas des armes, leur chute masquée par le souffle du vent sablonneux. Aussitôt, une deuxième salve fut tirée. Tour à tour, les grands projecteurs explosèrent, plongeant le plateau dans l'obscurité la plus totale.
Le son des éclats de verre réveilla les dormeurs en sursaut. En quelques instants, ils se ruèrent sur les remparts pour constater l’impensable. De tous côté, des milliers de visières jaillirent de l’ombre, convergeant vers les murailles avec une rapidité terrifiante. L'alerte fut donnée dans la confusion la plus totale. Les plus téméraires se précipitèrent vers l’artillerie lourde en espérant riposter. Mais lorsqu’ils pointèrent leurs viseurs dans la direction des assaillants, une réalité implacable s’imposa : Il était trop tard. Les visières rouges ne se trouvaient plus à portée de tirs. Leur avancée fut foudroyante. Suite à quelques détonations, des pans de la muraille s'effondrèrent, facilitant la pénétration des envahisseurs dans l'enceinte.
Équipées de leurs fusils d'assauts, les troupes de l'empire semèrent mort et désolation sur leur passage. Telle une armée de cyborgs sans conscience, elles affluèrent de toutes les directions, assassinant avec une précision mortelle tous les ennemis se trouvant à portée. Démons comme humains y laissèrent la vie, sans même comprendre ce qui leur arrivait. Beaucoup d’entre eux, encore engourdis par le sommeil, furent fauchés dans leur lit avant de pouvoir réagir. Les hurlements d'effroi répondaient atrocement au son de la mitraille incessante, tissant une symphonie macabre qui résonnait comme une marche funèbre. Quelques poches de résistance s’organisèrent ça et là de ce vaste cimetière ambulant, mais les défenseurs, trop mal préparés, furent exécutés sans sommation. Au centre de ce carnage, Gahlan combattait avec la fougue d'un taureau enragé, galvanisant ses troupes et tiraillant sans relâche. La mort ne se rassasiait pas du sang versé de ses victimes. Des milliers de corps jonchaient les terres arides et silencieuses d'un désert qui en étouffa l’écho, comme si toutes ces atrocités ne relevaient que d'une banalité, un détail dans une immensité insoucieuse du sort des mortels.
***
Ryane arpenta l'allée centrale d'un pas serein et conquérant. Autour de lui, les balles sifflaient, tandis que grondaient les charges successives des soldats s'adonnant au chaos, à l’extermination d'un adversaire désorienté et à leur merci. Son plan fut parfaitement exécuté. Ses hommes, galvanisés par la conquête, laissèrent libre cours à un massacre de masse, entretenant les gémissements sourds et désespérés des défenseurs acculés. Les détonations s'atténuèrent petit à petit jusqu'à se fondre dans un silence presque total. Seuls quelques tirs sporadiques perçaient encore, brèves rafales destinées à abattre les derniers soldats esseulés, trop lents pour fuir.
Une fumée dense avait investi les lieux, amplifiant la confusion ambiante. Au cœur de ce désordre destructeur, un seul homme semblait s'y trouver à sa place. Le général humectait cet air lourd de mort, cette odeur de poudre et de sang, mêlée à la peur et à la folie humaine. Né pour la guerre, Ryane en apprécia chaque seconde. Seule comptait la victoire, et celle-ci fut écrasante et sans appel. Le Loup noir ne s'attardait jamais sur les victimes. Peu lui importait les pertes tragiques. Tout n'était que question de statistique, de masse contre une autre, de victoire ou de défaite. Ses cas de conscience, il n'en faisait jamais étalage. S'il n'hésitait pas, ses hommes non plus. Sur un champ de bataille, le doute s'apparentait à une condamnation à mort différée. La détermination régnait en maître, et dans cette arène brutale, rare étaient ceux capables de rivaliser avec lui.
La ligne de défense était anéantie. Un banc de prisonniers désarmés, hagards et résignés, avait été massé contre la façade d'une muraille encore intacte. Kendra déambula fièrement le long de l'attroupement en les toisant d'un regard acerbe. La tueuse, sûre de sa supériorité, s'amusa à tournoyer avec sadisme, par petits moulinets de ses poignées, ses deux sabres imbibés de sang.
-C'est donc ça l'armée de Saldin, lança-t-elle d’un ton chargé de mépris. Il n'y avait pas vraiment de quoi en écrire une légende.
Tout en passant en revue les prisonniers, Kendra les défia d'un regard dédaigneux. Ceux commettant le sacrilège de ne pas baisser les yeux à son passage se faisaient trancher la gorge aussi sec. Les plus fiers s’écroulaient, se vidant de leur sang dans des râles plaintifs, pareil à des porcs qu’on égorge. Leurs yeux révulsés fixaient le vide dans un dernier spasme grotesque. Les moins téméraires, pris pas la terreur, inclinaient humblement la tête, en priant pour qu'elle les épargne.
...Une armée de sangs mêlés, tous plus hideux les uns que les autres, cracha-t-elle en les couvrant d’injures, avant de porter son attention sur un spécimen particulier. Et toi, qu'est-ce que t'es, au juste ?
Le démon en face arborait une apparence grotesque : un visage déformé, remplis de poils hirsutes, avec de la bave s'échappant goulûment de sa grande gueule béante. Ses crocs, semblables à ceux des loups-garous, luisaient d'un jaune fétide.
...Tu es répugnant, l'invectiva-t-elle en espérant qu'il réplique.
Mais seul un grondement primal roula dans sa gorge. À l'instant où il leva les yeux dans sa direction, elle leva le pommeau de son sabre, et d'un revers de main, le décapita sur le champ.
...On ne bave pas en présence d'une dame, ajouta-t-elle avec une ironie froide, en toisant les prisonniers apeurés.
-Tu ne peux vraiment pas t'en empêcher, hein ? intervint Gahlan, qui observait la scène, les bras croisés. Personne ici ne hait les sangs-mêlés autant que toi.
-Ce ne sont que des races impures, des déchets qui méritent d’être éradiqués ! s’enflamma-t-elle en crachant au visage d'un autre démon. Ils portent en eux les gènes maudits de leurs ancêtres, à l'origine des maux de mon peuple. Si cela ne tenait qu'à moi, je les exterminerais jusqu'au dernier.
-Ça suffit Kendra, ordonna Ryane, après avoir investi les lieux. N'oublie pas ma sœur. Nous menons une guerre, pas une vengeance personnelle. Et rappelle-toi que nous sommes, nous aussi, en partie démoniaques.
La simple présence du Général suffit à apaiser la fureur de sa subalterne. Kendra, le visage désormais apaisé, s'avança vers lui avec une déférence évidente.
-Ce sont les derniers survivants, rapporta-t-elle d’un ton formel. Comme tu en as émis le souhait, nous en avons épargné quelques-uns. Que comptes-tu faire d'eux ?
De son regard d'aigle, Ryane considéra longuement les rescapés.
-Toi là ! dit-il en désignant du doigt l'homme apeuré. Sors du rang. Tout de suite.
L’interpellé s’exécuta aussitôt, tremblant comme une feuille.
...Pour le reste, ils sont à toi, ordonna sèchement Ryane en se tournant vers Gahlan. Je te laisse juge de la sentence.
Dans la foulée, le guerrier proclama l'ordre d’exécution d’une voix impassible. Quelques détonations suffirent à réduire le groupe à un silence macabre. Désormais, il ne restait plus qu'un seul survivant, agenouillé de force au pied du général par Kendra. Ryane, de sa hauteur, le toisa avec arrogance. Lorsqu’il prit la parole, sa voix, glaciale comme un souffle funèbre, aurait fait frémir un mort.
-Écoute bien le message que tu soumettras à Saldin. Dis-lui que le grand général de l'Empire, Loup noir est à la porte de sa citadelle. Dis-lui qu'avec mon armée forte de cinq mille hommes, je le débusquerais, puis je le détruirais, lui et le reste de son armée. Je viendrai comme l'ange de la mort porter le couperet sur sa misérable existence, et sur celle de tous ceux qui l'accompagnent. Qu'il profite de ses derniers instants à se terrer dans son trou à rat, il n'en a plus pour longtemps. Maintenant, cours, et ne te retourne pas avant que je ne change d'avis à ton sujet.
Aussitôt dit que l'homme s’élança, pris de panique. Il dévala à toute enjambée, les quarante-deux kilomètre le séparant de la citadelle, sans jamais oser regarder derrière lui.
-Cinq mille hommes ? s'étonna Gahlan, intrigué par la tournure de la conversation. Toi, t'as un autre plan derrière la tête, ou je ne m'y connais pas.
Le colosse ne récolta qu'un sourire énigmatique pour réponse et ne chercha pas à en savoir davantage. Tuer et obéir aux ordres étaient ses seules prérogatives. Pour ce qui consistait à élaborer une stratégie, il laissait volontiers ce fardeau aux personnes compétentes.
-Il faut rassembler le reste de nos troupes, suggéra Kendra, inquiète. Maintenant qu'ils sont alertés de notre présence, ils vont vouloir nous attaquer. Leur armée reste toujours plus nombreuse que la nôtre, sans compter qu'on a subi quelques pertes de notre côté également.
-On ne va rien faire de tout ça, répondit Ryane avec un calme olympien. Relaxe-toi. On va profiter de cette nuit pour puiser dans leurs vivres, se rassasier, et prendre un peu de repos. Le temps qu'ils soient informés de la menace et qu'ils mobilisent leurs troupes, on a de quoi voir venir.
-Mais nous ne sommes que cinq mille, persista Kendra.
L'éclair qu'elle aperçut dans ses yeux la réduisit immédiatement au silence. Lorsqu'il adoptait ce regard, elle savait qu'il ne fallait pas insister, aussi exécuta-t-elle les ordres avec diligence. Après une rapide inspection des lieux, Ryane ordonna la destruction de toutes les armes positionnées sur les tourelles. Aux pieds de chacune d'entre elles, des runes chamaniques furent découvertes, imprégnées de magie noire. Ce pouvoir sinistre avait permis d'amplifier la puissance des canons, confirmant ainsi la théorie avancée par le vieux sage. Pendant que quelques sentinelles prenaient position sur les murailles pour surveiller l’éventuelle arrivée de l'ennemi, le général, éreinté, s'adossa au sommet du rempart de l'aile sud. Son regard se perdit dans la voûte céleste aux teintes bleutées pour se retrouver dans les yeux de Liv. Dans sa solitude, ses pensées s’égarèrent vers des horizons plus paisibles.
****
Dans la zone sud, en direction de la grande citadelle nichée au pied de la montagne rocheuse, le rescapé courait à toute allure, soulevant à chaque foulée une nuée de sable. Les fines particules s’élevaient en spirales pour se fondre dans le vent tourbillonnant. Ses jambes, alourdies par le sol capricieux des dunes, ne le portaient presque plus. La sueur ruisselante sur son front lui piquait les yeux, tandis qu’un feu ardent consumait ses poumons. Seule l'adrénaline, mêlée à une volonté sans faille, le poussait encore à avancer. Ces innombrables dunes, telles des montagnes miniatures, constituaient autant d’obstacles à franchir sur son chemin. Lorsqu'il avait entrepris sa course folle, son corps lui avait semblé aussi léger qu'une plume. Maintenant que l'euphorie de sa survie l'avait quitté, la plume s'était muée en plomb. En pleine journée et en sous un soleil de plomb, les quelques kilomètres qu’il avait parcourus auraient suffi à lui arracher la vie. Mais l’obscurité bienveillante de la nuit lui accorda un répit salvateur. Encore un heureux concours de circonstance, attribué au caprice de cette même providence.
Au lever du soleil, à bout de souffle, le marathonien atteignit enfin les portes de l’immense citadelle. Erigée de hautes murailles imposantes, elle protégeait entre ses remparts un dédale de milliers d'habitations, surplombées par un immense palais. La population vivait en autosuffisance à l'intérieur de ces murs, où fleurissaient des jardins verdoyants et où s’élevait du bétail. En son cœur, une oasis précieuse fournissait la principale ressource aux habitants. Tous les bâtiments, du plus modeste au plus somptueux, étaient construits en briques d'argile crue. Cette architecture homogène donnait à la citadelle une teinte uniforme qui se fondait harmonieusement dans les nuances sablés du désert, comme si elle en était née naturellement, digne progéniture de cet environnement aride.
Éreinté, au bord de l'épuisement, le messager s'écroula lourdement devant les imposantes portes closes de la grande citée. Ces dernières s'ouvrirent lentement, émettant des vibrations sourdes qui résonnèrent dans l’air, témoignant de leur poids titanesque. Deux soldats de garde, perchés au sommet des remparts, l'avaient aperçu et s'étaient précipités à son secours. Ils déversèrent à ses lèvres asséchées, l'eau fraîche puisée dans leur gourdes.
-Hamet ! cria l'un d'eux en lui tapotant vigoureusement le visage. Réveille-toi, bordel ! Dis-nous ce qui t'est arrivé !
Le messager, à demi-conscient, reprit lentement ses esprits. Un goût cuivré imprégnait sa bouche, et chaque gorgée d'eau qu’il avalait semblait raviver d'atroces brûlures le long de sa trachée.
-Sal, sal, Saldin… balbutia-t-il dans un souffle rauque.
Les mots péniblement arrachés aux lèvres du messager suffirent à alerter les soldats de l'urgence de la situation. Une foule, curieuse et inquiète, s’approcha rapidement, attirée par l’agitation. Des enfants, des femmes, et des vieillards, s'amassèrent autour d'eux, formant un cercle bruissant de murmures et de spéculations.
Les deux soldats portèrent le messager à bras le corps et se frayèrent un chemin à travers la foule compacte. Ils avancèrent en silence, évitant soigneusement de répondre aux questions pressantes qui les harcelaient sur leur passage. Enfin, ils atteignirent le grand palais. Parvenus devant la grande salle principale tenant lieu de quartier général pour Saldin et ses fidèles, ils s'annoncèrent à deux gardes armés de fusils d'assauts. Une fois le seuil franchi, ils se retrouvèrent nez à nez avec le général, entouré de sa garde rapprochée.
La grande salle, dépouillée de tout superflu, n’était que sobrement aménagée. De magnifiques sideris encadraient le périmètre des lieux. Les murs, aux teintes vives, assuraient une protection efficace contre les lourdes chaleurs extérieures. Le sol était paré de tapis traditionnels ornés de motifs persans, dont les détails témoignaient d’un savoir-faire exceptionnel. Autour des multiples tables basses hexagonales en bois sculpté, des poufs de cuir étaient harmonieusement disposés, invitant au confort et à la convivialité.
Saldin, installé à sa table, scrutait l'arrivée inopinée d'un regard ténébreux, signe annonciateur de mauvais présage. Le général portait sur lui une tunique légère en étoffe de soie ouverte, dévoilant une musculature saillante, de celle forgée par les épreuves. Sa longue barbe tressée pendait fièrement à son menton, tandis que de long cheveux châtains bataillaient le long de son visage robuste. Sous ses sourcils épais, son regard perçant reflétait un charisme tel que le vert qui en trans-paressait semblait sonder l'âme de ceux qu'il croisait.
Trois silhouettes entouraient le général. Un vieillard corpulent, au visage rond et bienveillant ; un homme d’âge mûr, soigné, avec des cheveux court et une barbe impeccablement rasée ; et enfin, celle qui attirait tous les regards : une femme d'une somptueuse beauté, dont la peau légèrement basanée et les grands yeux bruns en amande évoquaient des origines indienne. Le corps svelte de cette dernière, était sublimé par une élégant costume finement orné de broderies rouge et verte. À son cou et à ses oreilles scintillaient de magnifiques bijoux en or, sertis d’émeraudes. La femme s'approcha lentement de Hamet, allongé et à l'agonie. Avec une douceur infinie, elle posa ses mains délicates sur son visage. Ses paupières se fermèrent, puis elle murmura en arabe des versets dont elle seule en connaissait l'usage.
-Atamanaa 'an yakun qalbik hadyana waqad tajid ruhak sfa'ana daymana.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le visage de Hamet semblait avoir retrouvé sa quiétude. Pourtant, lorsqu’il prit la parole, sa voix possédait une étrange résonnance hypnotique, comme s'il se trouvait sous l'influence d'un marionnettiste
-Ils nous attaquent, déclara-t-il d'une voix lente et uniforme, presque mécanique. Ils nous ont tous éliminés. Ils ont envahi notre camp. On ne les a même pas sentis arriver.
-Qui ? questionna Saldin, dont le timbre de voix éraillé ferait frémir d'effroi les plus téméraire.
-Le Loup Noir… Le général suprême de l'empire. Il nous a attaqués avec cinq mille hommes. Il te défie. Il dit qu'il viendra te chercher ici et qu'il te vaincra.
-Cinq mille hommes ? s'étonna le guerrier aux cheveux court. Comment est-ce possible ? Vous étiez au moins deux fois plus nombreux, sans compter l'artillerie et les sorts que Kaina avait préparés.
-Laisse le parler Ahmed, intervint le vieillard en levant une main apaisante. Tu vois bien qu'il n'est pas en état.
-Ils nous ont eu par surprise, balbutia Hamet, la voix tremblante. Nous n'avons pas pu utiliser l’artillerie. Ils ont débarqué de nulle part… Ils ont tué tout le monde. J'aurai dû mourir, mais ils ont souhaité que je t’apporte ce message, et je... je…
Les yeux de Hamet se révulsèrent brusquement. Son corps fut secoué de violents spasmes avant qu’il ne s’effondre lourdement sur le tapis, inconscient. Kaina, qui se tenait à ses côté, détourna un regard grave à l'intention de Saldin. Le grand général resta stoïque et silencieux, alors que ses hommes attendaient sa prise de parole. Ce fut finalement le vieillard qui brisa la glace en posant une main sur l'épaule de son meneur.
-Le Loup Noir, c'est...
-Je sais qui c'est, l'interrompit Saldin, songeur. Sa renommée est grande.
-Si grande, avec si peu d'homme ? rétorqua Ahmed, incrédule. Donne-moi une division et je reprendrai ce qui a nous a été pris lâchement.
La colère perçait les yeux noirs d'Ahmed, mais Saldin ignora sa soif de vengeance. Son attention se focalisa sur la jeune femme, qu’il regarda avec une rare douceur.
-Tes songes disaient vrai, lui sourit-il tendrement. De tous les hommes qui m'entourent, tu es de loin ma meilleure conseillère.
Mais le compliment glissa sur elle, sans effet.
-L'épée et le bouclier… marmonna-t-elle en baissant les yeux.
-Balivernes ! vociféra Ahmed, toujours consumé par sa rage, en se tournant vers Saldin. Ce songe n'a jamais pu être décrypté. Il n'annonce ni grand malheur, ni grande victoire. Ce n'est qu'un rêve, rien de plus.
-Son cœur est plein de rage, mais il n'a pas tort, reprit le vieil homme d’un ton mesuré. Un grand général n'a pas vocation à lire les signes. Il ne doit faire appel qu'a son esprit et à sa force. C'est ainsi que l'on remporte des batailles.
Il tourna son regard vers la prêtresse.
... Ne le prends pas mal, Kaina. Nous savons tous ici ce que nous te devons, mais la guerre reste une affaire de stratégie et de logistique.
La femme hocha la tête imperceptiblement, indiquant qu'elle n’était aucunement blessée par la remarque. En réponse, le vieil homme lui adressa un sourire paternel et chaleureux, qu'elle lui rendit timidement.
...S'ils ne sont que cinq mille hommes, alors nos forces leur sont en tout point supérieures, continua-t-il avec conviction. Je suis peut-être vieux, mais pas insensé. Si nous attendons trop longtemps, ce Loup Noir risquerait de nous surprendre une fois encore. Cette citadelle est le dernier bastion de liberté qui subsiste. Des milliers de femmes et d'enfants comptent sur nous. Nous ne pouvons permettre à l'ennemi d’approcher nos portes.
-Le vieil Omar dit vrai, renchérit Ahmed, plein d'entrain. Il faut frapper, maintenant !
En plein raisonnement, Saldin se dressa et imposa sa colossale silhouette au reste de l'assemblée qu'il dépassait de quelques têtes. D’un regard perçant, il imposa le silence et annonça son verdict.
-Ahmed, dépêche la garde d'Orock. Avec ses quinze mille fiers guerriers, il devrait en venir à bout. Quant à vous trois, vous restez à mes côtés. Inutile d’engager tous nos effectifs. Nous en savons si peu sur notre ennemi. Inutile de prendre tous les risques en une seule attaque. S'ils sont bien aussi peu qu'ils le prétendent, Orock n'aura aucun mal à reprendre nos lignes. Mais si jamais un imprévu survenait, ordonne-lui de battre en retraite sur le champ. J'ai un mauvais pressentiment.
-Laisses moi l'accompagner, insista Ahmed, déterminé. Avec moi dans les rangs, nous les pulvériserons à coup sûr.
-Non ! répondit Saldin avec fermeté. Je me fie à mon instinct, et celui-ci me conseille de préserver le maximum de nos forces dans cette forteresse. Fais ce que je te dis, mon frère, et surtout, fais bien passer le message à Orock. Si ça ne se passe comme prévu, alors qu'il n'hésite pas à battre en retraite. C'est un ordre. Omar, je compte sur toi pour planifier tout ça.
Ahmed acquiesça à contre cœur et quitta la salle, tandis que le vieillard alla s’enquérir des troupes et du matériel, laissant Saldin et Kaina seuls, en tête à tête. La jeune femme s'approcha lentement du général en confondant son regard au sien. Sans un mot, il l'enlaça de ses bras puissants et rassurants. Elle se blottit contre lui, trouvant refuge dans cette étreinte protectrice.
...Ne t'en fais pas, murmura-t-il. Tout ira bien. Ce n'est pas la première fois que nous subissons une attaque, et j'ai toujours repoussé tous nos ennemis. Il en sera de même cette fois-ci.
Elle voulait tellement croire en ses paroles, mais une petite voix dans sa tête lui chuchotait le contraire. Était-ce l’écho de ses songes, dont le sens lui échappait encore, ou simplement le caprice d’un scepticisme intérieur ? Elle n’en savait rien. Pourtant, la peur s’était immiscée dans son cœur, implacable et oppressante.
-Je sais à quel point tu es puissant, mais il arrive toujours un moment ou les grands héros finissent par perdre.
-Moi, un grand héros ? C'est comme ça que tu me considères ?
Kaina baissa les yeux un instant, hésitante, avant de les replonger dans les siens, plus intensément.
-C'est comme ça que tous les enfants te voient ici, finit-elle par dire. Ils rêvent tous de devenir aussi vaillants et braves que toi.
Saldin esquissa un sourire en coin.
-Ils le sont déjà, répondit-il doucement. Ce sont eux les véritables héros, à subir toute ces attaques et à toujours garder le sourire. Nous devons prendre exemple sur eux.
Décelant une tentative de fuite dans le regard, il guida délicatement son menton vers sa personne.
...Je te dis de ne pas t'en faire. Alors, souris-moi.
Kaina s'y exerça en forçant le trait. Saldin, attendri, ne put résister à l'envie de l'embrasser. Avec une infinie délicatesse, il posa le plat de sa main sur son bas ventre.
...Il deviendra grand et fort comme son père, et il héritera de l'esprit et la beauté de sa mère.
Ce jour-là, le grand Saldin se jura de repousser l'envahisseur, quoiqu'il en coûte. Il protégerait sa descendance et assurerait aux enfants de la citadelle un avenir radieux, tel qu’il l’avait toujours imaginé dans ses rêves les plus précieux.