Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 10 : LOUP NOIR

8402 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/06/2024 10:36

LOUP NOIR

 

Le désert d’Arabie étendait ses grands espaces sablonneux sur le fief de Gheskhan, bastion de la résistance dans la région. Son chef, l'honorable Saldin menait une lutte acharnée contre l'empire, les repoussant à maintes reprises. La sagesse, la sagacité et la bravoure de cet immense général lui octroyait une renommée au-delà de ses frontières. Ses exploits furent vantés jusqu'aux portes de Londres. Les rumeurs le dépeignaient en stratège hors pair et en guerrier cruel, mais néanmoins juste et magnanime lorsqu'il le fallait. Les faits racontent qu'en dehors des batailles, il apportait son aide à ses adversaires, leur procurant des provisions et dépêchant ses propres médecins. Ses actes refluaient par la même leurs désirs de haine à son encontre. Il fut mention également de sa capacité à rallier au sein de son armée, humains et démons sous une seule et même bannière. Ainsi, fut-il surnommé par les siens, Saldin l'unificateur de la terre et du ciel.

 

Pour Wolfram et Hart, désireux de défaire les dernières lueurs de révoltes, sa reddition était devenue une priorité. Le Loup noir, dépourvu de ses lieutenants, fut sommé de régler le problème. Son armée qui jadis avait vaincu la force, fut démantelée de ses membres pour couvrir un maximum de terrain, et la terre était vaste. Dispersés, ses compagnons d'armes agissant sous ses ordres furent placés à la tête de chaque bataillon afin d'en garantir le commandement. Parmi les expéditions envoyées dans le désert, toutes avaient échoué sans exception. Ryane, bien décidé à changer la donne, s'en faisait une affaire personnelle. L'affront demandait réparation. Il en allait de sa réputation et de celle de l'empire. Le guerrier, familiarisé aux exploits de son opposant, n'avait qu'une hâte, se mesurer enfin à lui.

 

C'est dans cet état d'esprit qu'il embarqua à la tête d'une armée comptant trente mille hommes. Bien peu, comparé aux cinquante mille de Saldin, qui en plus de l'avantage du nombre possédait également celui du terrain. Ryane n'avait pourtant pas le choix. Ses lieutenants occupant d'autres fronts, il devait s'accommoder d'un effectif de circonstance. Au fond, les statistiques lui importaient peu. Il privilégiait la qualité de ses hommes expérimentés au nombre de l'ennemi. Parmi ses troupes, seule Kendra, sa fidèle lieutenante, appartenait à son armée régulière. Elle avait combattu jadis à ses côtés, à l'aube de l'humanité, et plus récemment, il y a dix ans contre la force, exerçant avec brio ses talents de tueuse. À l’exception de sa sœur d'arme, ses troupes se composaient essentiellement d'humains. Le général n'accordait qu'une confiance très limitée aux démons, point de vue qui le départageait de son grand rival.

 

Les préparatifs furent longs et minutieux. Déplacer autant de soldats requérait une logistique conséquente. À l'effectif des troupes, venait s'ajouter celle du ravitaillement en matériel et en vivre. Ainsi, des armes et armures de tout calibre furent entreposées dans des caissons, justifiant à eux seuls le convoi de plusieurs aéronefs et cela, sans comptabiliser la moindre troupe. À l'heure du départ, le ciel orageux de Londres fourmillait de toutes sortes de machines de guerre, allant du bombardier aux chasseurs. Ces appareils volants se confondaient dans l'horizon, telle une nuée d'oiseaux migrateurs voyageant vers d'autres contrées plus lointaines.

 

Quitter le froid hivernal de Londres pour la chaleur suffocante et aride des dunes ensablées, encourait d'une période d'acclimatation délicate pour tout corps d'armée. Conscient de cette difficulté supplémentaire, Ryane prit soin d'établir son camp à proximité d'un point d'eau garantissant leur besoin en ravitaillement. Pour éviter de dévoiler leur position, le campement fut installé à quelques lieux de la première ligne de défense ennemie. Ainsi, une multitude de tentes estampillées des trois signes s'élevaient au milieu des regs caillouteux. Celle du général en chef ne se différenciait pas des autres soldats. Ryane détestait tous les types de privilèges de nature à diviser le corps d'armée, par conséquent, il jouissait du même traitement que celui de ses hommes. Sa dévotion sans faille lui assurait le respect et la loyauté de ses troupes prompts à le suivre jusqu'à la mort s'il le fallait.

 

Après plusieurs jours d'acclimatation dans la région, les premiers éclaireurs furent déployés en reconnaissance, tandis que d'autres étudièrent la topographie du terrain. En fonction des résultats récoltés, Ryane et Kendra élaboraient des simulations, ciblant les bénéfices et risques des diverses perspectives d'approche. Une guerre livrée demandait une stratégie adéquate, et chaque situation se trouvait étudiée dans le moindre détail. Le soir, pour s'aérer l'esprit, Ryane et sa lieutenante prenaient l'habitude de se promener à l'intérieur du camp. Ils rassuraient ainsi les troupes de leur présence, tout en jaugeant la sérénité de l'ensemble. Préserver le moral des hommes se voulait primordial dans ces conditions difficiles de subsistance en terrain hostile. Tous craignaient pour leur vie et tous désiraient retrouver le chemin de leur maison, vivants de préférence.

 

Ce soir-là, Ryane traversa le sentier au côté de Kendra, accoutré de sa tunique sombre qu'il portait toujours impeccablement. La tueuse n'était pas en reste dans sa tenue fibrée, collée à la musculature de ses courbes athlétiques. De plus petite stature, la lieutenante imposait une prestance équivalente à celui dont elle tenait le pas. Kendra, malgré sa puissante carrure, gardait les traits d'une féminité assumée. Ses cheveux crépus, coiffés de nattes et formant des lignes régulières sur son crâne, dévoilaient un visage harmonieux et ciselé. Sa peau mate exacerbait la musculature de sa sangle abdominale sculptée et démunie de la moindre masse graisseuse. Tout en elle semblait corrélé à une force hors du commun, et elle tenait fièrement son rang au côté du Loup noir. C'était devenu un rituel pour les deux guerriers qui s'adonnaient à leur promenade nocturne en joignant l'utile à l'agréable.

 

-Les conditions dans ces terres sont difficiles pour nos soldats, s'inquiéta Kendra. Plus nous attendons et plus nous prenons le risque que le moral des troupes baisse.

 

Ryane qui l'écoutait attentivement semblait pris d'une réflexion. Il s'arrêta près du point d'eau et en imbiba sa main comme s'il souhaitait en mesurer la température.

 

-Tu me connais. Je ne suis pas du genre à faire traîner les choses, mais nous n'avons pas à faire à n'importe quel adversaire.

 

Un éclat malicieux habitait son regard.

 

...Connais ton ennemi et connais-toi toi-même et la victoire te sera acquise. Pour le moment, nous n'en savons pas assez sur l'état de ses troupes et sur sa position pour mener l'offensive, mais ça ne saurait tarder. Si nous combattons cet homme comme nous l'avons fait habituellement, alors nous courons à la défaite. Plusieurs de nos frères, pourtant de puissants guerriers, ont sous-estimé ce Saldin. Je ne commettrai pas la même erreur.

 

Kendra, consciente de la complexité et du talent de stratège de son général, le toisa d'un sourire approbateur.

 

-Tu as changé, affirma-t-elle. Il fut un temps où tu aurais mené tous ces hommes au front sans te poser de questions. Tu aurais foncé sur l'ennemi sans stratégie, avec la simple force d'une volonté inébranlable. Avec l'âge, tu deviens plus prudent.

 

Ryane se redressa en absorbant une gorgée d'eau entre ses mains.

 

-Il faut savoir s'adapter à son environnement et à l'époque. Si je fais preuve de prudence, c'est parce que je n'ordonne pas à des guerriers d'élite, mais à des humains. Si j'avais sous la main nos frères d'armes, alors la question ne se poserait pas.

 

Les deux guerriers reprirent leur marche, sous la voûte céleste n'affichant aucune perturbation à l'horizon.

 

-Tu sais ce qu'on dit de Drago, le prévint-elle en espérant titiller sa susceptibilité. Notre frère jouit d'une réputation sans faille et ses victoires éclatantes sur les ennemis de l'empire font de lui l'homme fort du moment. Tu sais jusqu’où s'étendent son orgueil et sa soif de pouvoir. Au moindre faux pas, il n'hésitera pas une seule seconde à te ravir ta place de général comme il l'a toujours souhaité.

 

Poursuivant sa promenade, le nez planté dans les étoiles et les mains croisées derrière le dos, Ryane ne semblait pas s'en inquiéter outre mesure.

 

-Drago est un grand guerrier, affirma-t-il sereinement. Sans doute le plus grand guerrier de l'empire, peut-être même bien meilleur que moi au combat. Si un jour il prend ma relève, alors ça ne m'empêchera pas de dormir. Ce qui compte n'est pas de préserver mon ego, mais de placer les personnes compétentes ou elles doivent l'être.

 

Il se stoppa net pour faire face à Kendra.

 

...N'oublie pas d’où nous venons et le credo qui a toujours été le nôtre.

 

-Seule compte la mission, ajouta-t-elle convaincue en récitant religieusement sous l’œil satisfait de Ryane.

 

-Inutile de courir deux lièvres à la fois, reprit le guerrier en poursuivant sa route. Il faut rester focaliser sur notre ennemi.

 

-Il t'intrigue hein ?

 

Ryane la fixa d'un regard interrogateur, faisant mine de ne pas comprendre le sens de sa question.

 

...Ne fais pas semblant, ajouta-t-elle en le dévisageant de telle sorte qu'il ne puisse s'y dérober. Je ne t'ai jamais connu aussi concentré à l'approche d'une bataille. Ce Saldin fait bouillir ton sang de tueur. C'est indéniable.

 

Un léger rictus en coin, Ryane ne reniait pas les dires de sa lieutenante.

 

-Peut être que tu ne me connais pas si bien que ça, se défendit-il avec humour. Mais tu as raison sur un point, la légende qu'il traîne derrière son sillage m'intrigue et j'ai hâte de m'y confronter.

 

-Nous sommes ainsi faits, soupira Kendra avec une pointe de regret dans la voix. Nous sommes nés pour combattre, mais j'espère que malgré tout, un jour toutes ces guerres cesseront une bonne fois pour toutes.

 

-Elles cesseront, affirma-t-il résolument. Le jour viendra où ce monde sera unifié. Et ça passera par cette bataille. Un jour, le rêve qui était le nôtre de vivre libre sera celui de tous, et à ce moment-là, on deviendra inutile. Il nous faudra trouver une autre occupation.

 

Kendra accordait à son supérieur une confiance trop absolue pour exprimer une quelconque réticence à ses dires, mais la route paraissait encore longue et une décennie de guerre traînait derrière elle. La lassitude commençait à poindre en cette magnifique nuit étoilée. Il eut suffi d'un regard posé sur cet homme qu'elle admirait tant pour regagner le souffle d'une volonté intraitable.

 

*

 

Le jour suivant, les éclaireurs rapportèrent avec eux des tonnes d'informations plus primordiales les unes que les autres. Ryane écouta attentivement toutes les requêtes avant de convier à sa tente, sa lieutenante et ses sous-officiers avec lesquelles il avait coutume de débattre les veilles de bataille. Sur le sol tapissé était posée une immense carte des lieux, ainsi que des marqueurs rouges fixés dessus en guise de repère. Les nouvelles détaillaient avec exactitude, l'emplacement des lignes de front ennemies, ainsi que le nombre approximatif de leurs troupes. Ryane analysa toutes les données dans le moindre détail en présageant de la tactique appropriée. Pour l'aider à établir un plan d'action, il était secondé par le vieux sage Morahtk, Kendra, et l'intrépide Gahlan qu'on disait aussi robuste qu'un taureau tant sa force et son courage valaient bien une dizaine d'hommes. Sa garde rapprochée avait bien sûr son mot à dire, car Ryane, en bon général, savait la pertinence de ses hommes en qui il accordait sa totale confiance.

 

-Bien ! mes amis, tout ce que nous avons besoin de savoir se trouve devant nous sur cette carte. Gageons ensemble de trouver la clé de la victoire.

 

Ils acquiescèrent d'un hochement de tête. S'assurant de l’attention de tous, il continua le discours.

 

...Nous sommes ici, dit-il en pointant son doigt sur la carte. Désormais, nous savons que les forces rebelles possèdent deux lignes de défense qu'il serait, en temps normal, bien difficile de franchir. La première n'est qu'un avant-poste et donne une ouverture sur la seconde qui se trouve être notre cible principale, la forteresse où se terre Saldin. Autant vous le dire, ce fief a la réputation loin d'être usurpée d'être imprenable, du moins avant que nous ne rentrions dans l'histoire.

 

L'entrain du général ne manqua pas d'engendrer quelques ricanements amusés de son entourage. Seul le vieux sage resta de marbre en titillant sa barbe blanchâtre qui allongeait son visage éprouvé par la vieillesse.

 

-Ce que je vois là, observa Morahtk, ça n'a rien de réjouissant. Cette forteresse est protégée en amont par la première ligne de front et en aval par les hautes montagnes qui restent infranchissables pour n'importe quel corps d'armée. D'autres ont bien essayé d'attaquer par la voie des airs, mais leurs canons antiaériens, postés au sommet, ont pulvérisé les vaisseaux de l'empire. Une attaque par ce côté semble donc proscrite.

 

-Tu as parfaitement raison, avoua Ryane la main sur le menton. Mais ce n'est pas cette partie qui nous intéresse pour le moment.

 

-La première ligne, en déduisit Gahlan en tenant fièrement ses bras croisés.

 

-Exactement. Si nous voulons approcher la forteresse, il n'y a pas d'autre issue que celle de franchir leur première ligne de défense. Çà nous libérera une voie toute tracée jusqu'à l'antre de Saldin.

 

-Et comment comptes-tu percer leur défense ? interrogea Kendra. En attaquant de front ?

 

Ryane observa la carte avec intérêt. Son index posé sur sa pommette et son pouce posé sous le menton suggérait une analyse approfondie de la situation. Ce n'est que quelques secondes plus tard qu'il se décida à répondre.

 

-Non, nous n'attaquerons pas de front, c'est beaucoup trop dangereux. Leurs effectifs sont deux fois plus nombreux et bien que le gros de leurs troupes soit employé dans la forteresse, nous ne passerons pas la première ligne sans subir d'effroyables pertes. Si nous voulons conquérir la forteresse, alors il faudra nous présenter à ses portes avec toutes les forces possibles, sans quoi nous n'aurons aucune chance. Non ! ce qu'il faut, c'est conquérir la première ligne sans que les nôtres ne versent trop de sang et d’énergie.

 

Sceptique, le vieux Morahtk ne semblait pas se joindre à l'optimisme de son général.

 

-Ce que tu nous présentes est attrayant dans la théorie. Percer les lignes en subissant le moins de pertes possible est en soi le rêve de chaque soldat, mais une bataille ne se gagne jamais sans épuisement et sang versé. Je te sais capable de toutes les prouesses, mais je ne te connaissais pas le talent de magicien.

 

-Moi, je suis un magicien, s'avança cette brute de Gahlan qui ne manquait jamais l'occasion de faire le pitre. Amenez-moi sur un champ de bataille et je ferai pleuvoir du sang.

 

-Il ne s'agit pas de magie ou de force, reprit Ryane en se tournant conjointement vers Morahtk et Gahlan, mais d'esprit. Réfléchissez ! S'il ne s'agissait que de les attaquer de front, alors nos frères d'armes auraient vaincu l'ennemi depuis le temps. À chaque fois qu'ils ont essayé de percer avec l'artillerie lourde, ils ont été repoussés. Que ce soit avec leurs défenses aériennes cachées dans les montagnes ou celles de leur première ligne, le résultat fut exactement le même, ce qui signifie mes amis que leurs armes de défense dépassent en puissance les nôtres.

 

-Impossible, réfuta Kendra. Comment pourraient-ils posséder un armement plus efficace que celui de l'empire dans ce trou paumé alors que les nôtres sont à la pointe de la technologie. Tout ceci n'a aucun sens.

 

-C'est peut-être bien une foutue histoire de magie après tout, reconsidéra le vieux barbu que cette perspective n'enchantait pas.

 

-La piste chamanique est une possibilité à envisager sérieusement, assura Ryane. Connaissant la réputation de notre adversaire, il est bien possible qu'en plus de démons, il ait enrôlé des mages ou des sorcières dans son armée.

 

Remarquant la mine défaite de ses subalternes pour qui magie rimait bien souvent avec ennuis, le général ne leurs laissa pas le temps de tergiverser.

 

...On ne pourra pas vaincre Saldin de façon conventionnelle.

 

Kendra montrait quelques signes d'agacement. Son sang de tueuse bouillonnait à l'idée de combattre, et tous ces mystère l'ennuyaient.

 

-Et donc ? s'impatienta-t-elle. Si tu nous racontes tout ça, c'est que tu as un plan en tête !

 

Le regard intense qu'il porta sur elle ne prêta à aucune interprétation possible.

 

-Nous possédons un avantage sur l’ennemi. Les brouilleurs ont caché notre présence. Ils ne se doutent pas une seule seconde que nous soyons à leur porte. On va se servir de cet avantage pour attaquer demain en pleine nuit. Inutile de leur opposer une artillerie lourde, ils pourront nous voir venir à des kilomètres. Non, nous irons avec le minimum de matériel et d'hommes. Il nous faudra agir en toute discrétion et briser leurs lignes de l'intérieur. Lorsqu'ils se rendront compte de notre présence, il sera déjà trop tard pour eux. L'effet de surprise sera notre principal atout. La panique engendrée dans leur rang leur sera fatale.

 

Les réactions que suscitait ce plan finement orchestré ne se firent pas attendre et les trois guerriers ne semblaient pas prendre la nouvelle avec la même ferveur. Seule Kendra paraissait s'en satisfaire. Morathk et Gahlan, eux, affichaient clairement un scepticisme prononcé.

 

-Et avec combien d'hommes penses-tu réussir cet exploit ? s'inquiéta le vieux sage.

 

-Cinq mille, annonça Ryane sans sourciller. Le reste de notre armée doit rester en arrière garde, à quelques lieux de la première ligne. Morahtk, tu seras chargé d'établir un nouveau camp, mais je veux que tu mettes les troupes en état de marche seulement quelques heures après que nous soyons partis, et surtout, en toute discrétion. Inutile d'attirer l'attention.

 

-Cinq mille hommes, ricana Gahlan. Si ça ne venait pas de toi, je dirais que ce plan est l’œuvre d'un illuminé. Rassure-moi, on a toujours droit à nos fusils d’assaut ou est ce qu'on peut lancer l'offensive avec des arcs et des flèches ? Dans tous les cas, tant qu'il y a du sang, ça me va.

 

-Bien ! si tout le monde est d'accord, vous savez ce qu'il vous reste à faire. Assurez-vous que les hommes se reposent. Demain matin, les combinaisons et les paquetages devront être distribués à chaque soldat. Parmi les cinq mille guerriers qui nous suivront, je veux les plus valeureux et les plus expérimentés. Nous partirons un peu avant le coucher du soleil, et toi Morahtk, tu nous emboîteras le pas avec le gros des troupes et toutes les provisions et matériels nécessaires à un campement. Assurez-vous de vous reposer vous aussi. Demain, il nous faudra être à la hauteur. Rompez.

 

**

 

C'est ainsi que le lendemain, dès l'aube, les soldats s'attelèrent aux préparatifs de mission. Les armes et armures furent contrôlées et nettoyées tandis que les portions d’eau furent distribuées aux soldats choisis pour monter en première ligne. Les autres attelèrent les lourds paquetages. Les tentes furent démantelées, petit à petit, jusqu'à ce qu'il n'en demeure plus trace. Aux premières lueurs du crépuscule, la troupe de cinq mille hommes se tenait fièrement en rang, prête à prendre la route. Munis de leurs combinaisons sombres et de leur casque à l'aspect cybernétique, les soldats se fondirent dans la nuit, en suivant le pas du général et de sa lieutenante qui menaient la cadence. En queue de peloton, Gahlan veillait au grain en gardant un œil attentif sur les éventuels déserteurs. Sa présence suffisait à dissuader les plus récalcitrants de s'enfuir ou de traîner le pas. La carrure colossale de ce dernier imposait le respect en même temps qu'elle inspirait la crainte. Il n'était pas rare, lorsqu'il y avait défection dans les rangs, que le colosse fasse un exemple en exécutant froidement les fuyards, aux yeux de tous.

 

''Un sacrifice nécessaire à la bonne tenue d'une armée'' prenait-il l'habitude de dire à chaque fois.

 

Le froid glacial de la nuit se substitua à la chaleur suffocante de la journée, et les organismes soumis à rude épreuve furent drastiquement éprouvés par le conditionnement du terrain. Les dunes ensablées dans lesquelles venaient s'enfoncer les jambes lourdes des marcheurs, entravaient fortement la cadence que le général imposait d'un pas vif et constant. Le temps jouait contre eux, et Ryane ne souhaitait pas perdre la moindre seconde, aussi avança-t-il sans rechigner, le nez pointé vers l'horizon. En qualité de chef de file, il imposait le rythme et les soldats s'évertuaient à suivre le pas, coûte que coûte. L'ordre avait été donné d’œuvrer en toute discrétion. Pour se faire, les visières rougeoyantes oscillant ordinairement dans le casque des soldats, à l'instar des visières portées par les milices, furent désactivées, les dépossédant de leur visée infrarouge. Pour ne rien arranger, les rafales ensablées s'engouffraient par le moindre interstice de leurs équipements. En plus de limiter leur visibilité et de leur créer des démangeaisons, le sable incrusté entre les fibres ralentissait considérablement leur pas. Ryane et Kendra, démunis de protection au visage, durent plisser les yeux pour avancer malgré la visibilité réduite. Les deux guerriers ne se trouvaient pas très enclins à porter un matériel qui potentiellement altérait leur sens en plus d'entraver leurs mouvements, réduisant drastiquement leur habileté au corps à corps.

 

La marche fut longue et laborieuse. Ce n'est qu'après avoir dévalé des kilomètres et des kilomètres de dénivelé ininterrompus, qu'enfin la cible apparut au sommet d'une immense dune. Positionné en amont, Ryane, de son poing, fit signe à ses troupes en contre bas de stopper toute avancée. Il se traîna au sol et rampa jusqu'à jouir d'une visibilité optimale. Kendra vint le rejoindre en même temps que Gahlan qui accourut dans la foulée en ne cachant pas son essoufflement.

 

-Bon sang, dit-il, haletant. Je pensais qu'on n’y arriverait jamais.

 

-Tu manques cruellement de condition physique, lui reprocha Kendra en fixant au loin les multiples halos de lumières qui s'entrecroisaient aléatoirement en quadrillant la zone.

 

-Si tu avais plus de cent trente kilos de muscles à transporter, toi aussi tu serais dans mon état.

 

-De muscles ? pouffa la tueuse d'un air méprisant. Tu as raison, il doit sûrement t'en rester un peu bien cachés sous cet amas de graisse.

 

Ryane se saisit d'un petit boîtier rétractable muni de lentilles qu'il ajusta à hauteur de son regard. Concentré, il ne perdit pas une miette de la ligne de défense adverse, formée entre deux falaises. Ces dénivelés rocheux représentaient un rempart naturel infranchissable. Astucieusement pensées pour intercepter tout passage vers la forteresse, des murailles entouraient le périmètre surplombé par des projecteurs éclairant la devanture comme en plein jour. Des engins d'artilleries lourdes pointaient le bout de leur canon à l'horizon et quadrillaient tous les angles morts, de sorte qu'aucun assaillant ne puisse s'y soustraire. Ces armes de destruction n'arrangeaient en rien l'approche furtive préconisée jusqu'ici. Un immense plateau les séparait de leurs ennemis, et les dunes utilisées pour masquer leur approche ne constituaient plus un allié sur lequel compter. Loin de se résigner, Ryane persistait à dénicher la faille permettant à ses troupes de donner l’assaut. Il étudia avec minutie la portée des canons, les différents angles, ainsi que la vitesse de réaction probable des ennemis. Les perspectives de réussites lui parurent moins évidentes qu'espérées.

 

-Alors qu'est-ce qu'on fait ? s'impatienta la guerrière. On fonce en espérant éviter leurs mortiers ?

 

-Leur artillerie lourde est redoutable à longue portée, mais si nous parvenons à nous en approcher assez rapidement, nous serons hors d'atteinte. Ils ne prendront jamais le risque de subir des dommages collatéraux. Leur armée n'est pas préparée. Ils ne s'attendent pas à nous voir débarquer. Pour eux, c'est une nuit comme une autre.

 

-Donc, qu'est-ce que tu préconises ? s'impatienta Gahlan qui avait de plus en plus de mal à cacher son excitation à l'approche de la bataille.

 

-C'est simple. On attaque de chaque côté simultanément, en tirant au préalable sur les lanceurs d'alerte postés le long des tourelles. Dans la foulée, on détruit les projecteurs. Ils ne nous verront pas arriver. Ça créera un effet de panique dans leur rang qu'il nous faudra mettre à profit. Ça ne sera pas un problème pour nos troupes. Elles y verront clair dès lors qu'elles auront réactivé leurs visières. Il faudra être rapide comme l'éclair pour profiter de l'effet de surprise, et surtout, tirez à vue. Ils sont plus nombreux, mais la plupart sont endormis et le vent masquera le bruit de nos pas. C'est notre chance, il faut la saisir maintenant.

 

Gahlan et Kendra s'inclinèrent devant la perspicacité affichée de leur général. Les troupes se scindèrent en trois factions. Celle de la tueuse se positionna sur le flanc droit, celle de Gahlan occupa le flanc gauche, tandis que Ryane préserva sa position en face du camp adverse. Le silence régnait dans l'enceinte des murailles, annonçant les prémisses du calme avant la tempête. Les gardes effectuant leurs rondes nocturnes furent les premiers à tomber sous le fracas des armes dont le retentissement fut atténué par les vents de sable. Aussitôt, une deuxième salve fut tirée. Tour à tour, les grands projecteurs explosèrent, plongeant le plateau dans l'obscurité la plus totale. Le son du verre brisé réveilla les dormeurs qui se précipitèrent aussitôt sur les remparts pour constater l’impensable. C'est alors que de tous côtés, surgirent des milliers d'ondes écarlates qui se précipitèrent aux pieds des murailles. Aussitôt l'alerte fut donnée. Les plus téméraires accoururent au-devant de l'artillerie lourde, ne demandant qu'à détonner et briser ce silence si peu caractéristique des grandes batailles. À peine venaient-ils de braquer leurs yeux dans le viseur, qu'un constat amer s'imposa. Il était trop tard. Les visières rouges ne se trouvaient plus à portée de tirs. Leur avancée fut foudroyante. Suite à quelques détonations, des pans de la muraille s'effondrèrent, facilitant la pénétration des envahisseurs dans l'enceinte.

 

Équipées de leurs fusils d'assauts, les troupes de l'empire semèrent mort et désolation. Telle une armée de cyborgs sans conscience, ils affluèrent de toutes les directions, assassinant avec une précision mortelle tous les ennemis à portée de tirs. Démons comme humains y laissèrent la vie, sans même comprendre ce qui leur arrivait. La plupart des défenseurs somnolaient dans leur lit lorsqu'ils rendirent l'âme. Les cris d'effroi répondaient atrocement au son de la mitraille incessante déployant le chant de sa marche funèbre. Quelques poches de résistance se formèrent à quelques endroits de ce vaste cimetière ambulant, mais trop mal préparé, les défenseurs furent exécutés sans sommation. Les troupes, galvanisées par le puissant Gahlan qui combattait avec la fougue d'un taureau enragé, tiraillaient à tout va sans interruption. La mort ne se rassasiait pas du sang versé de ses victimes et des milliers de corps jonchaient les terres arides et silencieuses d'un désert qui en étouffa l’écho, comme si toutes ces atrocités ne relevaient que d'une banalité, un détail dans une immensité insoucieuse du sort des mortels.

 

***

 

Ryane arpenta l'allée centrale d'un pas serein et conquérant. Autour de lui fusaient les balles et grondaient les charges successives des soldats s'adonnant au chaos, à l’extermination d'un adversaire désorienté et à leur merci. Son plan fut parfaitement exécuté. Ses hommes, galvanisés par la conquête, redoublèrent de cruauté et laissèrent libre cours à un massacre de masse, entretenant les gémissements sourds et désespérés des défenseurs. Les détonations s'atténuèrent petit à petit jusqu'à disparaître partiellement. On ne percevait plus que quelques tirs en rafale irréguliers et brefs, la plupart ne servant qu'à achever quelques soldats esseulés n'ayant pas réussi à s'enfuir à temps.

 

Une fumée opaque avait investi les lieux, rajoutant à la confusion ambiante. Parmi ce désordre destructeur, un seul homme semblait s'y trouver à sa place. Le général humectait cet air de mort si familier, cette odeur de poudre et de sang mélangée à la crainte et à la folie humaine. Né pour la guerre, Ryane en apprécia chaque seconde. Seule comptait la victoire, et celle-ci fut écrasante et sans appel. Le Loup noir ne s'attardait jamais sur les victimes. Peu lui importait les pertes tragiques. Tout n'était que question de statistique, de masse contre une autre, de victoire ou de défaite. Ses cas de conscience, il n'en faisait jamais étalage. S'il n'hésitait pas, ses hommes non plus. Sur un champ de bataille, un soldat en proie au doute s'apparentait à un cadavre en sursis. Seul comptait la détermination et à ce jeu, peu étaient capables de rivaliser.

 

La ligne de défense avait été totalement brisée. Un banc de prisonniers désarmés avait été massé contre la façade d'une muraille encore intacte. Kendra déambula fièrement le long de l'attroupement en les toisant d'un regard acerbe. La tueuse, forte de sa position, s'amusa à tournoyer avec sadisme, par petits moulinets de ses poignées, ses deux sabres imbibés de sang.

 

-C'est donc ça l'armée de Saldin, constata-t-elle d'un ton méprisant. Il n'y avait pas vraiment de quoi en écrire une légende.

 

Tout en passant en revue les prisonniers, elle les défia d'un regard dédaigneux. Celui commettant le sacrilège de ne pas baisser les yeux à son passage se faisait trancher la gorge aussi sec. Les plus fiers se vidaient de leur sang en émettant des couinements semblables à ceux des porcs avant de s'étendre sur le sol, les yeux révulsés. Les moins téméraires ne tentèrent pas le diable et inclinèrent la tête à son passage en priant pour qu'elle les épargne.

 

...Une armée de sangs mêlés tous aussi hideux les uns que les autres, les injuria-t-elle avant de porter son attention sur un cas particulier. Mais qu'est-ce que t'es toi ?

 

Le démon en face affichait un visage grossier, rempli de poils avec de la bave s'échappant goulûment de sa grande gueule béante. Ses crocs semblables à ceux des loups-garous luisaient d'un jaune fétide.

 

...Tu es répugnant, l'invectiva-t-elle en espérant qu'il réplique.

 

Au lieu de cela, ne sortit de sa gueule qu'un grognement animal. À l'instant où il leva les yeux dans sa direction, elle leva le pommeau de son épée et d'un revers de main, le décapita sur le champ.

 

...On ne bave pas en présence d'une dame, insista-t-elle en toisant les prisonniers apeurés.

 

-Tu ne peux vraiment pas t'en empêcher hein ? répliqua Gahlan qui observait la scène les bras croisés. Tu hais les sangs mêlés comme personne ici.

 

-Ce ne sont que des races impures, des déchets qui doivent être éradiqués, enragea-t-elle en crachant au visage d'un autre démon. Ils portent en eux les gènes de leurs ancêtres à l'origine des maux de mon peuple. S'il ne tenait qu'à moi, je les éliminerais jusqu'aux derniers.

 

-Ça suffit Kendra, ordonna Ryane après avoir investi les lieux. N'oublie pas ma sœur, nous menons une guerre, pas une vengeance personnelle. Et puis nous sommes en partie démoniaques nous aussi.

 

La présence du Général suffit à elle seule à apaiser la haine de sa subalterne. Kendra s'approcha à son encontre le visage déridé.

 

-Ce sont les derniers survivants, annonça-t-elle formellement. Comme tu en as émis le souhait, nous en avons épargné quelques-uns. Que comptes-tu faire d'eux ?

 

De son regard d'aigle, Ryane considéra longuement les rescapés.

 

-Toi là ! dit-il en désignant du doigt l'homme apeuré. Sors du rang, tout de suite.

 

Il s’exécuta aussitôt, tremblant comme une feuille.

 

...Pour le reste, ils sont à toi, ordonna sèchement Ryane à Gahlan. Je te laisse juge de la sentence.

 

Dans la foulée, le guerrier entonna l'ordre d’exécution. Après quelques coups de feu, il ne demeurait plus qu'un seul survivant, agenouillé de force au pied du général par Kendra. Ryane le considéra bassement et s'adressa à lui sur un ton glacial, à en faire pâlir un mort.

 

-Écoute bien le message que tu soumettras à Saldin. Dis-lui que le grand général de l'empire, Loup noir est à la porte de sa citadelle. Dis-lui qu'avec mon armée forte de cinq mille hommes, je le débusquerais puis je le détruirais lui et le reste de son armée. Je viendrai comme l'ange de la mort porter le couperet sur sa misérable vie et celle de tous ceux qui l'accompagnent. Qu'il profite des derniers moments qui lui restent à vivre à se terrer dans son trou à rat, il n'en a plus pour longtemps. Maintenant, cours et ne te retourne pas avant que je ne change d'avis te concernant.

 

Aussitôt dit que l'homme prit les jambes à son cou et dévala à toute enjambée, les quarante-deux kilomètre le séparant de la citadelle.

 

-Cinq mille hommes ? s'étonna Gahlan intrigué par la tournure de la conversation. Toi t'as un autre plan derrière la tête ou je ne m'y connais pas.

 

Le colosse ne récolta qu'un sourire énigmatique pour réponse et ne chercha pas à en savoir davantage. Tuer et obéir aux ordres étaient ses seules prérogatives. Pour ce qui consistait à élaborer une stratégie, il laissait volontiers ce fardeau aux personnes compétentes.

 

-Il faut rassembler le reste de nos troupes, suggéra Kendra inquiète. Maintenant qu'ils sont alertés de notre présence, ils vont vouloir nous attaquer. Leur armée reste toujours plus nombreuse que la nôtre, sans compter qu'on a subi quelques pertes de notre côté également.

 

-On ne va rien faire de tout ça, annonça Ryane d'un calme olympien. Relaxe-toi ! On va profiter de cette nuit pour puiser dans leur vivre, se rassasier, et se reposer un peu. Le temps qu'ils soient informés de la menace et qu'ils préparent leurs troupes, on a de quoi voir venir.

 

-Mais nous ne sommes que cinq mille, persista Kendra.

 

L'éclair qu'elle entrevit dans ses yeux la coupa net dans sa réflexion. Lorsqu'il revêtait ce regard, elle savait qu'il ne fallait pas insister, aussi exécuta-t-elle les ordres sans poser de question. Après une rapide inspection des lieux, Ryane ordonna la destruction de toutes les armes positionnées sur les tourelles. Des runes chamaniques furent découvertes aux pieds de chacune d'entre elles. La magie noire avait permis d'amplifier la puissance des canons, ce qui confirmait la théorie émise par le vieux sage. Quelques sentinelles prirent position sur les murailles afin de guetter la venue de l'ennemi, tandis que le général éreinté s'était adossé au sommet du rempart de l'aile sud. Son regard se perdit dans la voûte céleste aux teintes bleutées pour se retrouver dans les yeux de Liv. Dans sa solitude, ses pensées voyagèrent vers des horizons plus cléments.

 

****

 

Dans la zone sud, en direction de la grande citadelle collée au pied de la grande montagne rocheuse, le rescapé courait à toute allure, soulevant à chacun de ses pas une nuée de sable dont les plus petites particules se mélangeaient au vent tourbillonnant. Ses jambes alourdies par le terrain voluptueux ne le portaient presque plus. La sueur dégoulinante sur son front lui piquait les yeux, tandis que ses poumons brûlaient tel un feu ardent dans sa poitrine. Désormais, seule l'adrénaline et son mental le poussèrent à arpenter ces dunes, comme autant d'obstacles à franchir sur son chemin. Lorsqu'il avait entrepris sa course folle, son corps lui avait semblé aussi léger qu'une plume. Désormais que l'euphorie due à sa survie l'avait quitté, la plume s'était transformée en plomb. En pleine journée et en plein cagnard, les quelques kilomètres parcourus auraient suffi à lui arracher la vie. Encore un heureux concours de circonstance attribué au profit de cette même providence.

 

Au lever du soleil, à bout de souffle, le marathonien apparut aux portes de l'immense citadelle. Celle-ci, constituée de hautes murailles, protégeait entre ses remparts des milliers d'habitations, elles-mêmes surplombées par l'immense palais dans lequel siégeait le général de la terre et des cieux. La population vivait en autosuffisance à l'intérieur de ces murs dans lesquelles fleurissaient des jardins et se développait du bétail. L'oasis, au cœur des habitations, constituait la principale ressource vitale pour ses habitants. Tous les bâtiments, du plus anodin au plus somptueux, étaient fabriqués en briques d'argile crue. Le tout donnait une couleur uniforme à la citadelle qui se confondait harmonieusement avec les teintes sablés du désert dont elle semblait en être la digne progéniture.

 

Éreinté et au bord de l'épuisement, le messager s'écroula devant les lourdes portes closes donnant accès à la grande citée. Ces dernières s'ouvrirent lentement en propageant, de par leur lourdeur, de vibrantes ondes sonores. Deux soldats de garde siégeant au-dessus des remparts l'avaient aperçu et s'étaient précipité à son secours. Ils déversèrent à ses lèvres asséchées, l'eau fraîche puisée dans leur gourdes.

 

-Hamet ! cria l'un d'eux en lui tapotant le visage. Réveille-toi bordel, dis-nous ce qui t'es arrivé.

 

Le messager reprit conscience petit à petit. Un goût cuivré imbibait sa bouche et chaque gorgée d'eau lui procurait d'atroces brûlures le long de sa trachée.

 

-Sal, sal, Saldin...

 

Les mots employés avec difficulté alertèrent les soldats de l'urgence de la situation. La foule curieuse et inquiète s’approcha de la scène. Des enfants, des femmes, ainsi que des vieillards, s'amassèrent autour d'eux. Peu habitués à ce genre de situation, les langues se délièrent et des tas de questions affluèrent de part et d’autre des observateurs.

 

Les deux soldats portèrent le messager à bras le corps et se frayèrent un passage jusqu'au grand palais, en évitant soigneusement de répondre à toutes les questions que leur posaient les gens apeurés sur leur chemin. Parvenus devant la grande salle principale tenant lieu de quartier général pour Saldin et ses fidèles, ils s'annoncèrent à deux gardes munis de fusils d'assauts. Une fois passée la grande porte, ils se retrouvèrent nez à nez avec le général entouré de sa garde rapprochée.

 

La grande salle n'était que très peu meublée. De magnifiques sideris longeaient les murs aux teintes vives qui préservaient l'habitat intérieur des lourdes chaleurs. Le sol était recouvert de tapis traditionnels ornementés de motifs persans. Des poufs de cuir entouraient les multiples tables basses hexagonales en bois sculpté.

 

Saldin, installé à sa table, scruta l'arrivée inopinée d'un regard ténébreux, signe annonciateur de mauvais présage. Le général portait sur lui une tunique légère en étoffe de soie ouverte qui laissait entrapercevoir toute l'étendue d'une musculature saillante. Sa longue barbe tressée pendait fièrement à son menton et ses long cheveux châtains bataillaient le long de son visage robuste. Sous ses sourcils épais, son regard perçant reflétait un charisme tel que le vert qui en trans-paressait semblait sonder l'âme de ceux qu'il croisait.

 

Trois silhouettes l'entouraient. Un vieillard rondouillard, un homme entre deux âges propre sur lui avec les cheveux court et la barbe bien rasée, et celle attirant toute l'attention, une femme d'une somptueuse beauté dont la peau légèrement basanée et les grands yeux bruns en amande rappelaient des origines indienne. Son corps svelte était habillé d'un fin costume orné de broderies rouge et verte et elle portait à sou cou et à ses oreilles de magnifiques bijoux d'or et d'émeraudes. Celle-ci s'approcha lentement de Hamet à l'agonie, et posa ses délicates mains sur son visage. Ses yeux se fermèrent puis elle murmura en arabe des versets dont elle seule en connaissait l'usage.

 

-Atamanaa 'an yakun qalbik hadyana waqad tajid ruhak sfa'ana daymana.

 

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le visage de Hamet semblait avoir retrouvé sa quiétude. Il se mit alors à parler d'une façon hypnotique, comme s'il se trouvait sous l'influence d'un marionnettiste

 

-Ils nous attaque, annonça-t-il d'une voix lente et égale, presque impersonnelle. Ils nous ont tous éliminé, ils ont envahi notre camp. On ne les a même pas senti arriver.

 

-Qui ? questionna Saldin dont le timbre de voix éraillé ferait frémir d'effroi les plus téméraire.

 

-Loup noir. Le général suprême de l'empire. Il nous a attaqué avec cinq mille hommes. Il te défie. Il dit qu'il viendra te chercher ici et qu'il te vaincra.

 

-Cinq mille hommes ? s'étonna le guerrier aux cheveux court. Comment est-ce possible ? Vous étiez au moins le double en effectif, sans compter l'artillerie et les sorts que Kaina a installé.

 

-Laisse le parler Ahmed, lui rétorqua le vieillard en mimant l'apaisement du plat de sa main. Tu vois bien qu'il n'est pas en état.

 

-Ils nous ont eu par surprise. Nous n'avons pas pu utiliser l’artillerie. Ils ont débarqué de nulle part et ont tué tout le monde. J'aurai dû mourir, mais ils ont souhaité que je t’apporte ce message, et je... je.

 

Les yeux de Hamet se révulsèrent. Il fut pris de spasmes avant de perdre connaissance et de s'effondrer comme une pierre sur le sol tapissé. Kaina qui se tenait à ses côté, détourna un regard grave à l'intention de Saldin. Le grand général resta stoïque et silencieux alors que ses hommes attendaient sa prise de parole. C'est finalement le vieillard qui brisa la glace en posant une main sur l'épaule de son général.

 

-Loup noir, c'est...

 

-Je sais qui c'est, l'interrompit Saldin songeur. Sa renommée est grande.

 

-Si grande, avec si peu d'homme ? réagit Ahmed incrédule. Donne-moi une division et je reprendrai ce qui a été pris lâchement.

 

La colère perçait les yeux noirs d'Ahmed, mais Saldin ne prêta aucune importance à sa soif de vengeance et focalisa son regard sur la jeune femme.

 

-Tes songes disaient vrai, lui sourit-il tendrement. De tous les hommes qui m'entourent, tu es de loin ma meilleure conseillère.

 

Le compliment ne semblait pas avoir de prise sur la jeune femme, préservant son air grave et son visage fermé.

 

-L'épée et le bouclier, marmonna-t-elle en baissant les yeux.

 

-Baliverne, cria Ahmed toujours plein de rage en s'adressant à Saldin. Ce songe n'a jamais pu être décrypté. Il n'annonce ni grand malheur, ni grande victoire, ce n'est simplement qu'un rêve, rien de plus.

 

-Son cœur est plein de rage, mais il n'a pas tort, reprit le vieil homme. Un grand général n'a pas vocation à lire les signes. Il ne doit faire appel qu'a son esprit et à sa force. C'est ainsi que l'on remporte des batailles.

 

Il tourna le regard en direction la prêtresse.

 

... Ne le prends pas mal Kaina. Nous savons tous ici ce que nous te devons, mais la guerre n'est qu'une question de stratégie et de logistique.

 

La femme hocha la tête imperceptiblement, confirmant ainsi qu'elle n’était aucunement touchée par la remarque du vieil homme. Ce dernier lui retourna un sourire paternel et chaleureux qu'elle lui rendit timidement.

 

...S'ils ne sont que cinq mille hommes, alors nos forces sont en tout point supérieures, continua-t-il. Je suis peut-être vieux, mais je ne suis pas fou. Si nous attendons trop longtemps, nous risquons d'être surpris une fois de plus par ce Loup noir. Cette citadelle est le dernier rempart de liberté qui existe. Des milliers de femmes et d'enfants comptent sur nous. Nous ne pouvons laisser l'ennemi approcher nos portes.

 

-Le vieil Omar dit vrai, reprit Ahmed plein d'entrain. Il faut frapper, maintenant.

 

En plein raisonnement, Saldin se dressa et imposa sa colossale silhouette au reste de l'assemblée qu'il dépassait de quelques têtes. L'heure du verdict allait sonner.

 

-Tu dépêchera la garde d'Orock. Avec ses quinze mille fiers guerriers, il devrait en venir à bout. Tous les trois, vous restez à mes côtés. Inutile d’engager tous nos effectifs. Nous en savons si peu sur notre ennemi. Inutile de prendre tous les risques en une seule attaque. S'ils sont bien aussi peu qu'ils le prétendent alors Orock n'aura aucun mal à reprendre nos lignes. Mais si jamais un imprévu survenait, ordonne-lui de battre en retraite sur le champ. J'ai un mauvais pressentiment.

 

-Laisses moi l'accompagner, insista Ahmed. Avec moi dans les rangs, nous les pulvériserons à coup sûr.

 

-Non ! fit fermement Saldin. Je me fie à mon instinct et celui-ci me conseille de préserver le maximum de nos forces dans cette forteresse. Fais ce que je te dis mon frère, et surtout fais bien passer le message à Orock. Si ça ne se passe comme prévu, alors qu'il n'hésite pas à battre en retraite. C'est un ordre. Omar, je compte sur toi pour planifier tout ça.

 

Ahmed acquiesça à contre cœur et quitta la salle, tandis que le vieillard alla s’enquérir des troupes et du matériel, laissant Saldin et Kaina seuls en tête à tête. La jeune femme s'approcha lentement du général en confondant son regard au sien. Celui-ci l'enlaça de ses bras puissants et rassurant contre lesquelles elle se blottit tendrement.

 

...Ne t'en fais pas, tout ira bien. Ce n'est pas la première fois que nous subissons une attaque, et j'ai toujours repoussé tous nos ennemis. Il en sera de même cette fois-ci.

 

Elle voulait tellement croire à ses paroles, mais une petite voix dans sa tête lui suggérait le contraire. Elle ne savait pas si c'était dû à ses songes dont le sens lui restait étranger, ou si elle cédait tout simplement aux caprices de son scepticisme intérieur, mais la peur avait envahi son cœur.

 

-Je sais à quel point tu es puissant, mais il arrive toujours un moment ou les grands héros finissent par perdre.

 

-Moi, un grand héros ? C'est comme ça que tu me considères ?

 

Kaina baissa les yeux avant de les replonger dans les siens, plus intensément.

 

-C'est comme ça que tous les enfants te voient ici. Ils veulent tous devenir aussi vaillant et brave que toi.

 

Saldin eut un sourire au coin.

 

-Ils le sont déjà. Ce sont eux les véritables héros, à subir toute ces attaques et à toujours garder le sourire. Nous devons prendre exemple sur eux.

 

Décelant une tentative de fuite dans le regard, il guida délicatement son menton vers sa personne.

 

...Je te dis de ne pas t'en faire alors, souris-moi.

 

Kaina s'y exerça en forçant le trait. Saldin ne résista pas à l'envie de l'embrasser. Il posa le plat de sa main sur son bas ventre, délicatement.

 

...Il deviendra grand et fort comme son père, et il aura l'esprit et la beauté de sa mère.

 

Ce jour-là, le grand Saldin se jura de repousser l'envahisseur quoiqu'il en coûte, afin d'assurer à sa descendance et aux enfants de la citadelle, un avenir radieux tel qu'il l'avait toujours rêvé.

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