Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 9 : UNE AUTRE VOIE

8398 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/06/2024 10:30

Chapitre 9 UNE AUTRE VOIE

 

Toujours la même insomnie, les mêmes pensées l'empêchant d'avancer, de passer à autre chose, ou tout simplement de se concentrer sur son travail. À quoi bon persister, le cœur n'y était plus. La mission à venir se voulait d'une importance capitale, mais pour la première fois, il ne sentait pas concerné. Combattre, l'essence même de sa nature profonde, sa raison d'être, ne lui procurait aucune satisfaction. Il éprouvait un vide au fond de lui, entraînant une perte de tous ses repères. Tout lui paraissait fade, banal et sans importance. Pourtant, il en allait de sa nature de tueur. Lutter, mener des batailles et risquer sa vie relevait d'un conditionnement inné, gravé dans son ADN. Dépourvu du choix, il s'était plié à obéir, à ce qu'on lui dicte ses actes. Son nouveau quotidien l'amenait désormais à éprouver et gérer des émotions nouvelles, propres au monde de maintenant. L'époque du Primordium n'existait plus. Autres temps, autres mœurs. D'ailleurs, il ne se reconnaissait plus, comme si ses souvenirs dépeignaient un autre lui, une autre réplique imparfaite.

 

Ryane était devenu un autre homme, avec d'autres sentiments et d'autres perspectives en tête. La civilisation, les arts, le plaisir. Cette temporalité recouvrait de richesse à expérimenter chaque jour. Les connaissances apportées par la technologie et par ses maîtres demeuraient néanmoins incomplètes. Son apprentissage évoluait constamment, sans répits. Trop d'informations, de questionnements et de doutes. La soif de connaissance l'avait toujours habité, mais il y avait tant à rattraper, et rien ne remplaçait le temps. Comme le stipulait l'adage, ''avant de connaître les autres, connais-toi toi-même'', et il se connaissait si mal.

 

Pour pallier à cette perte de repère, il s’exerçait chaque jour à briser ce vide propice à l'introspection. Il maniait l'épée continuellement, haletant, transpirant, et répétant sans cesse les mêmes mouvements, jusqu'à ce qu'ils deviennent naturels. Se perfectionner lui permettait de canaliser son attention ailleurs. Hélas, il en revenait toujours au même point. Le visage de Liv. Son sourire, sa beauté. À chaque fois qu'il fermait les yeux, elle s’immisçait telle une vision profane, obsessionnelle dans son esprit. Ce feu ardent brûlait en lui jusqu'à l'empêcher de respirer.

 

Depuis cette soirée au restaurant, le fil de la rencontre n'avait de cesse de se remodeler dans ses pensées. Il ruminait l'histoire, mais à chaque tentative, la même souffrance perpétuelle cristallisait ce goût d'inachevé. Alors il tournoyait son épée avec force parfois, et lenteur souvent, dansant sur ce tatami le torse dégoulinant de sueur. Dans l'obscurité, il fermait les yeux et visualisait un ennemi imaginaire. Un double lui rendant coup pour coup, comme un miroir reflétant toutes ses failles. Plus que la gestuelle souple et puissante de son corps, la clé de sa maîtrise se trouvait dans sa respiration. Aucun geste hasardeux. Toute la puissance résultait d'une totale osmose entre son souffle et le relâchement de ses muscles à un instant précis. Son corps se mouvait dans l'espace en osmose avec le katana, tranchant de chaque côté d'un continuel élan. Il ne maniait pas son arme, il dansait littéralement avec, comme si cette dernière était greffée au prolongement de son bras. Le balai perdura jusqu'à l'acte final. La lame tournoya dans le vide statique de l'apesanteur et regagna son fourreau, silencieuse.

 

Malgré toute l’énergie dépensée, Ryane restait insatisfait. Il n'éprouvait toujours pas cette sérénité intérieure propice à son accomplissement personnel. Depuis son retour parmi les vivants, les connaissances martiales acquises continuaient de s'étoffer. En étudiant tous les styles, il s'était amélioré dans bon nombre de domaines, surpassant de loin ses limites d'antan. Pas assez cependant pour pallier ses tares. Son essence de tueur le prédisposait à l'élite, mais le travail et la sueur à eux seuls justifiaient son parcours. Convaincu par le mérite du labeur sur la suffisance de l'inné, il se remettait toujours en question. Plus que les attributs physiques, l'état d'esprit constituait la source de toute réussite.

 

Un immense pouvoir au service de mauvaises personnes engendrerait des conséquences désastreuses. Partant de cette idée, Ryane s’était évertué à subir tous les sacrifices lui permettant d'assouvir sa soif de justice. C'était déjà le cas il y a des millénaires, lorsqu'il avait enduré le rituel lui permettant de s'allier au pouvoir démoniaque. Le souvenir de son corps enchaîné, mélangé au pouvoir incommensurable du démon, remontait bien souvent à la surface. Jamais il n'oublierait le dévouement qui fut le sien comme tant d'autres. À chaque époque, ses problématiques et ses adversaires. Aujourd'hui, les ennemis revêtaient d'autres apparences. Se battre conformément à un idéal inspirait une volonté noble, mais au fond, il se demandait si ce n'était pas une excuse, un faux semblant prétextant un simple regard dans le miroir. Sur l'heure, il doutait du bien-fondé de son engagement ainsi que de se son propre code moral. Un sentiment bien plus fort vibrait en lui, désavouant ses idéaux grandiloquents de justice et de liberté. Égoïstement, il surclassait son intérêt personnel au détriment du bien commun et ce n'était pas censé se dérouler ainsi. Liv le hantait par son absence.

 

Alors, pour conjurer le sort, il délaissa les armes et s’entraîna au mannequin de bois. Il lui fallut évacuer cette frustration, ce péché, ce fruit défendu contraire à ses principes. Pour se faire, il exerça ses poings et ses jambes, enchaînant les cent huit mouvements traditionnels appris et maîtrisés à la perfection. Hélas, il échoua dans sa quête de rédemption. Il s'imagina victime d'un sortilège à son insu, possédé par un démon à l'apparence angélique. Liv représentait tout ce qu'il s'était juré de combattre. Elle soutenait les terroristes, ou du moins, elle les comprenait et c'était déjà en soi un crime passé sous silence. Il aurait dû la dénoncer, l’exécuter, mais comment aurait-il pu. Il en était parfaitement incapable. La doxa gouvernementale considérait ces personnes comme des rebuts, le mal personnifié, mais ils se trompaient...peut-être. Le cœur et la raison. Pourquoi ne pouvaient-ils pas s'entendre et opérer dans la même direction. Pourquoi s'opposaient-ils constamment, le plongeant dans une telle tourmente ? D'ailleurs, pour quelle raison seraient-ils contradictoires ? Et s'il avait fait le bon choix ? C'est ainsi que le doute persista en lui, se refusant à l'évidence. Il manquait à tous ses devoirs et culpabilisait de cette forme de trahison non assumée. Alors il cogita et tourna en rond toute la nuit sans trouver le sommeil, jusqu'au déclic.

 

Il venait de prendre sa décision. Celle de lui laisser sa chance, d'essayer de la comprendre, d'envisager le monde par le prisme d'une pensée différente et il sera alors temps de prendre le taureau par les cornes. S'il fautait, alors il s'infligerait lui-même la sentence et soumettrait sa démission. Dans une semaine, il s'en irait rejoindre le champ de bataille et affrontera une fois de plus les ennemis de l'empire. D'ici là, il avait quartier libre et il comptait bien mettre ce temps à profit pour résoudre ses cas de conscience.

 

*

 

En venant travailler de bon matin, Liv fut accueillie par des gerbes de fleurs le long de sa vitrine. Aucun message ne fut adressé, si bien qu'elle pensa à une erreur. Malgré le doute, elle entreprit de les rentrer à l'intérieur et de leur offrir un peu d'eau. Après tout, ça aurait été dommage de les voir fanées, quand bien même ça ne lui était pas adressé. Les fleurs ne se mariaient pas à son échoppe. Le côté joyeusement coloré ne convenait pas à la morosité des lieux, ni d'ailleurs avec son humeur.

 

''Peut être lorsqu'elles seront fanées'' pensa-t-elle tristement.

 

Liv apparaissait contrariée, et pour cause, le chiffre d'affaires du mois laissait à désirer. Avec aussi peu de clients, l'idée de mettre la clé sous la porte lui traversa l'esprit, à plus forte raison privée de son plus fidèle donateur. Elle soupira. Bien consciente du privilège d'être encore en vie après son altercation, elle relativisa. C'était tout elle, à se mettre dans des situations impossibles. Enfin, après mûre réflexion, persister constituait sa seule option. Elle ne se voyait pas prendre un job à l'usine et travailler dans des conditions exécrables. Cette échoppe représentait plus qu'un simple commerce. Elle s'était battue pour la préserver, en disposant d'une autorisation conditionnée aux taxes prélevées chaque mois par les pouvoirs en place. Une grande partie de ses bénéfices s'acheminait directement dans les poches de l'empire. C'était le deal, et le compte se devait d'être au beau fixe. Il existait un seuil de tolérance pour exercer. La moindre défaillance ou retard de paiement entraînerait une mise en demeure expéditive. Jusqu'à présent, elle avait fait des pieds et des mains pour se résoudre au strict équilibre, mais sur le fil du rasoir, la chute demeurait la plus forte probabilité. Son fameux client lui permit de rester à flot pendant un moment et de profiter même d'une petite marge lui assurant une vie plus ou moins décente, mais les prochains mois s'annonçaient difficiles et les autorités, intransigeantes. Elle ne bénéficierait pas d'une deuxième chance.

 

La matinée se déroula conformément à ses habitudes, la tête plongée dans ses vieilles bricoles. Elle s'y sentait si bien, à rafistoler, épousseter, trier et analyser de son œil expert toute sorte de vieilleries. Elle considérait cette boutique comme son oasis, son petit jardin secret. Tant de souvenirs habitaient ces lieux, dont celui de ses parents disparus. Enfant, elle n'avait pas conscience que les personnes chères à son cœur ne seraient pas immortelles et en ces temps, rien ne présageait que ce monde allait drastiquement changer pour le pire. Ce genre de dystopie tragique propre aux films de l'époque se retrouvait exacerbé dans la vie de tous les jours, facilitant un retour à un passé teinté de nostalgie. Ces instants d’insouciance ou le rêve était encore permis lui manquaient terriblement, et quelquefois elle pleurait dans ses moments de solitudes, à se remémorer ses proches, ainsi que ces petits brins de vie se rappelant à ses meilleurs souvenirs. Le temps séchait quelques larmes et en attisait d'autres.

 

Dehors, les nuages grisonnants exécutèrent leur menace. Les gouttes de pluie perlèrent sur la devanture. Hypnotisée par la vitrine humide, Liv contempla chaque goutte d'eau comme autant de larmes reflétant le miroir de son gouffre intérieur. La matinée touchait à sa fin et seulement deux clients avaient daigné lui rendre visite. Le premier, uniquement entré par curiosité, était ressorti aussitôt, tandis que l'autre avait passé d'interminables minutes à tout scruter, pour au final décamper sans rien acheter. C'était tout juste si sa raison première ne consistait pas à s’abriter de la pluie, puisqu'à la première éclaircie, il s'était précipité vers la sortie. Comme redoutée, cette journée ressemblerait à toutes les autres, ennuyeuse, morose, et sans le sou, ce qui s'avérait d'autant plus préoccupant.

 

Un fait assez étrange allait pourtant la faire démentir. Un livreur déposa un courrier dans la vieille boîte à lettres longeant la devanture. D'habitude, elle ne recevait jamais rien, et pour cause, le format papier fut proscrit au profit des réseaux quelle n'utilisait qu'à la faveur de sa rente mensuelle. Les courriers de ce type se faisaient rares puisque tout passait par la toile, en dehors bien évidemment des livraisons de colis bien souvent réceptionnés dans un état pitoyable, et ce lorsqu'ils n'étaient pas perdus ou volés par le livreur lui-même. Le réseau informatique, contrôlé par le ministère du savoir, fut instauré pour contrebalancer l'ancien système, trop hybride à leurs goûts. Toutes les informations étaient contrôlées et tout ce qui n'allait pas dans le sens de la politique en place se trouvait constamment supprimé et censuré. Ainsi, les papiers et la monnaie échappant à leur surveillance furent remplacés par des données numérisées, imposées à l'ensemble des citoyens, eux-mêmes épiés à la trace dans leur moindre dépense.

 

Intriguée, Liv se précipita à la boîte à lettres, ce vestige du passé, pour se rendre compte qu'elle ne l'avait pas utilisé depuis un bout de temps. Elle tourna la clé dans la serrure, mais celle-ci, infestée de rouille, opposait une résistance farouche. Après un jeu de poignet et une petite poussée, elle parvint finalement à l'ouvrir et à soutirer l'enveloppe cachetée à l'effigie des trois signes. À l'abri, elle inspecta minutieusement le courrier. Ce genre d'enveloppe ne se trouvait pas dans les commerces environnants, et pour cause, ils n'en vendaient pas. Seul le cercle très privilégié d'hommes d'état et de soldats pouvait s'en procurer. La lettre consistait en un avis de paiement stipulant sa rétribution à l'empire exercée pour l'année en cours et la suivante. Stupéfaite, elle pensa d'abord à une blague de mauvais goût. Pourtant, les papiers semblaient officiels. Cette situation lui apparaissait surréaliste. Dire qu'elle s'imaginait fermer boutique il y a de cela quelques heures. C'est alors qu'elle se remémora les gerbes de fleurs. Deux erreurs le même jour lui parurent hautement improbables. Un ange gardien veillant sur elle fut un temps envisagé avant de se raviser aussitôt. Elle cogita une bonne partie de la journée sans trouver de réponses.

 

Et puis, en plein milieu de l'après-midi, un tapotement à la vitre la fit sortir de sa torpeur. Elle promena son regard vers l'extérieur, mais n'y décela personne. Pensant avoir rêvé, elle se rassit à son guichet, le nez encré sur la lettre, en proie à une introspection fournie de questionnement en tout genre. Rebelote, le même tapotement, mais plus accentué celui-ci, de sorte qu'elle ne puisse plus lier ce bruissement à la fatigue. Bien décidée à établir la lumière sur cette affaire, elle s’approcha de la devanture d'un pas résolu. Pourtant, alors que son nez collait à la vitrine, toujours rien. Limitée dans son champ visuel par l'angle de la boutique, elle se trouva surprise par l'apparition d'un visage se calquant symétriquement au sien.

 

Caché à la nervure, le gredin apparut de son sourire scélérat. Il se distingua tout de classe vêtu, dans son long manteau gris entrouvert, muni d'un col en fourrure d'hiver. Le visage de Liv se décomposa en même temps que son cœur opéra quelques secousses hasardeuses. Ne sachant pas comment réagir, elle se figea en plongeant ses grands yeux bleus de stupéfaction dans les siens. Ryane resta silencieux. Il dévoila simplement un bouquet de roses dissimulé derrière son dos, puis par le biais d'un regard et d'un mouvement forcé de ses lèvres, mima de plates excuses. Désormais, elle savait l'identité du généreux donateur et jamais elle n'aurait pensé à lui suite à l'entrevue de la dernière fois. Toujours aussi peu réactive, Liv semblait hésiter quant à l'attitude à adopter. D'un regard éloquent, Ryane pointa la porte en se soumettant à l'approbation de la tenancière. Celle-ci acquiesça d'un hochement de tête avant de lui ouvrir. Il en profita pour faire le premier pas en lui tendant le bouquet de roses rouges.

 

-C'est pour me faire pardonner, dit-il d'un ton avenant accompagné d'un sourire franc.

 

Le bouquet entre ses mains, elle en humecta machinalement le parfum qu'elle savoura les paupières closes. Consciente que ce n'était pas l'image qu'elle souhaitait véhiculer, elle se rétracta aussitôt.

 

-Je n'aime pas les fleurs, fit-elle catégorique.

 

-Pour quelqu'un qui n'aime pas les fleurs, vous en avez une belle collection, constata-t-il, légèrement sceptique en promenant son regard autour.

 

Le suspectant fortement d'en être l'auteur, elle le perça d'un œil accusateur, puis posa le bouquet nonchalamment sur la table. Les bras croisés pour mieux accentuer son mécontentement, Liv affichait une moue de circonstance.

 

-Si vous pensez m'acheter avec toutes ces fleurs et ces paiements, alors vous vous trompez. Je ne suis pas à vendre.

 

-Ces paiements ? Ces fleurs ? feignit-il d'ignorer. Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Les seules fleurs que je vous ai offertes sont celles qui sont actuellement sur votre bureau et qui vont faner si vous ne les mettez pas dans un pot avec un peu d'eau.

 

-Oui, merci, je sais comment on traite les fleurs !

 

Elle saisit négligemment le bouquet et l'incrusta avec force dans un vase déjà bien garni. Aussitôt fait qu’elle le scruta avec dédain.

 

...Maintenant, je peux savoir ce que vous faites ici ?

 

Ryane n'en menait pas large face à la tigresse. Malgré son assurance naturelle, il se sentait bien mal disposé à y faire face.

 

-OK ! constata-t-il d'un sourire charmeur. Je vois que vous m'en voulez toujours.

 

Elle roula ses yeux en signe d'exaspération.

 

-Vous en vouloir ? Moi ? ironisa-t-elle en forçant le trait une main posée sur la poitrine. Mais pourquoi vous en voudrais-je ? Ce n'est pas comme si vous m'aviez menacé de me livrer aux autorités. Juste une question comme ça, vous aviez l'intention de me révéler qui vous étiez quand exactement. Avant ou après ma potence. Non parce que ce serait intéressant de vous mettre dans la case appropriée de sale enfoiré ou d'un degré plus élevé.

 

La belle avait beau l'invectiver de toute sorte, Ryane, pantois d'admiration devant sa beauté, affichait toujours ce petit sourire narquois qui avait le don d’amplifier sa colère.

 

...Je peux savoir ce qui vous fait sourire ? insista-t-elle désemparé.

 

-Vous !

 

-Formidable ! Et en plus, vous vous foutez de moi !

 

-Non, en fait ce que je voulais dire, c'est que lorsque vous vous mettez en colère, vous avez cette petite fossette qui apparaît au coin de la joue, et je trouve ça charmant.

 

Liv, embarrassée par cette déclaration inopportune, glissa sa mèche rebelle derrières ses oreilles. Sa colère s'atténua quelque peu, si bien qu'elle n'osa plus confronter son regard.

 

...Écoutez, je crois que vous et moi sommes partis du mauvais pied, et j'aimerais pouvoir me racheter.

 

-Vous racheter ? s'étonna-t-elle. Mais il n'y a rien de changer, vous êtes un soldat de l'Empire et mon opinion les concernant... enfin, vous concernant, reste la même, alors si vous n'êtes pas venu pour m'arrêter, partez s'il vous plaît.

 

Malgré le ton légèrement adouci, Ryane ne semblait pas enclin à accéder à sa requête.

 

-Et si on laissait les étiquettes et la politique de côté pour un moment ?

 

-Désolé, ça m'est impossible me concernant.

 

Liv resta clouée sur ses positions. Sa haine de l'empire lui imposait de ne pas fréquenter l'un de ses plus éminents représentants, et elle le vivait comme un déchirement. Ryane lui plaisait avant qu'elle n'apprenne sa véritable identité.

 

-D'accord, très bien, je comprends, concéda-t-il l'air contrarié, en opérant une volte-face et en se dirigeant vers la sortie, les mains dans les poches.

 

-Parfait !

 

Ses pas s'immobilisèrent sur le palier. Hésitant, il tourna la tête en direction de son hôtesse qui ne l'avait pas quitté des yeux.

 

-Vous savez que vous êtes plutôt buté dans votre genre. Et pas très tolérante avec ça. En fait, vous avez un esprit qui manque d'ouverture. C'est dommage, vraiment.

 

-Comment osez-vous ? s'emporta-t-elle d'une colère noire. Vous ne savez absolument rien de moi ni du monde qui vous entoure, trop occupé que vous êtes à vous observer le nombril.

 

-Et je compte sur vous pour m'ouvrir les yeux, ajouta-t-il d'un sourire fier en s’apprêtant à franchir le seuil la porte. 

 

-Pardon ?

 

-Disons, ce soir 20h00 ?

 

-Quoi ?

 

-Soyez prête. Cette fois-ci, je vous emmène dîner chez moi.

 

-Mais non … réfuta-t-elle obstinément.

 

-À ce soir, dit-il joyeusement en affichant un clin d’œil dans l'embrasure de la porte avant de la refermer définitivement, laissant seule Liv face à sa confusion.

 

Elle n'en revenait pas de s'être fait avoir comme une débutante.

 

 ''Cet homme ne manque pas de culot.... et de charme'', pensa-t-elle tendrement avant de s'enlever cette idée de la tête.

 

Décidément, rien ne se passait comme prévu en cette journée pluvieuse dénuée de morosité, contrairement à ses prédictions. C'était une situation étrange pour la jeune femme. Liv se trouvait littéralement partagée entre l’envie de passer du temps en sa compagnie et de le fuir comme la peste. Au fond, son cœur et un brin de curiosité penchaient plus d'un côté que de l'autre. Pour se changer les idées, elle entreprit de nettoyer de fond en comble la boutique, avant de porter son intérêt sur le bouquet mal fagoté. Hésitante, elle s'approcha des roses et les retira du vase. S’imprégnant passionnément de leurs parfums, elle leur dénicha un bien meilleur espace pour les mettre en valeur.

 

**

 

Le soir venu, Ryane l'attendit, adossé au capot de sa berline de luxe. Emmitouflé dans son long manteau d'hiver, il croisait les bras, le sourire aux lèvres. C'est avec ses cheveux relâchés et ses lèvres peintes d'un rouge vif que Liv se présenta à son courtisan. Dans l'impossibilité de rentrer à son domicile pour changer de garde-robe, elle dut porter ses vêtements de travail journaliers : à savoir un fin chemisier ouvert sur une robe légère à petits pois, couverts par un long manteau de laine. Elle arborait à son cou, un long collier s'inclinant à hauteur de poitrine. D'autres ornements occupaient un coin de sa boutique afin de répondre aux diverses éventualités, mais ne souhaitant pas attiser quelques désirs que ce soit, elle n'avait pas jugé opportun de les utiliser. L'invitation sous la contrainte ne méritait pas un tel effort, quand bien même elle n'empiétait pas sur sa volonté première.

 

Elle s'approcha dans l'expression la plus neutre. Ryane lui ouvrit la portière à la manière d'un gentleman. Cette scène rappelait une entrevue qu'elle souhaitait oublier, et pourtant en dépit de toute raison, elle se sentait sereine en sa présence. Une part de mystère insondable se dégageait du regard de cet homme et elle désirait en apprendre plus. Pourvu de préjugées, ce n'était pas ainsi qu'elle s'imaginait un général d'armée et encore moins le plus prestigieux de tous. Les rumeurs des bas quartiers le dépeignaient comme une brute sanguinaire, un tyran incapable de délicatesse, et force est de constater qu'il en avait. Du charisme, il en fallait pour commander à des milliers d'hommes, et Ryane n'en manquait pas. La suspectant d'être frigorifiée à sa façon de se blottir dans sa parure de laine, il modela la climatisation.

 

Derrière la noirceur des vitres teintées, les lumières des grandes tours offraient un panorama étincelant à la jeune femme captivée par la vue. La chaleur mécanique mélangée à une légère fatigue eut pour effet de la détendre un peu. Confortablement assise et bercée par le vrombissement du trafic moins abondant qu'en journée, elle se laissa aller à une légère torpeur. Le silence avec cet homme ne la dérangeait pas. Pour autant, l'entame d'une discussion éclaircirait des zones d'ombres.

 

-Vous faites souvent ça avec les femmes ? Leur forcer la main pour les ramener chez vous ?

 

-Vous n'avez pas dit non, argua-t-il sourire au coin en ne détachant pas son regard de la route.

 

-En fait, je me souviens parfaitement et très audible-ment avoir dit non.

 

-Ah bon ? C'est que j'ai des problèmes d'audition, alors il se peut que je n'aie pas très bien entendu, mais promis, je ne vous kidnapperai plus, plaisanta-t-il en actionnant son levier de vitesse tout en dépassant un véhicule.

 

-Vous ne reculez devant rien hein ?

 

Cette question demeura sans réponse. Il la contempla tendrement un bref instant puis se concentra sur la circulation. Le reste du chemin se fit silencieux. Liv, peu accoutumée à se faire promener de la sorte, apprécia le voyage qui lui remémorait tant de bons souvenirs. L'air de « Crazy » d'Aérosmith, les accompagna sur l'asphalte éclairé par les bandes réfléchissantes aux effets hypnotiques.

 

En pénétrant ce quartier pour la première fois, Liv fut sidérée de découvrir l'écart de niveau de vie existant entre le peuple et ses élites. Le comble de l’indécence pour une résidente des bas quartiers majoritairement mal famés. Un tout autre monde se révélait à ses yeux contemplatifs. Des centaines de maisons aux surfaces gargantuesques défilèrent à perte de vue. Plus que les habitations, le facteur marquant résidait dans ce silence, à des années-lumière du tumulte de la capitale.

 

Les néons du véhicule éclairèrent un immense portail qui à leur passage glissa sur le côté pour dévoiler, sous les yeux écarquillés de la belle, une demeure atypique. Le véhicule pénétra dans la grande cour de gravier. L'espace extérieur accueillait un immense loft vitré, dont la devanture empreint d'un modernisme du plus bel effet, semblait battit par un architecte à l'excentricité assumée. Dans l'obscurité ambiante, Liv perçut modérément les reflets des multiples statues de marbre assorties aux buissons taillés parsemant la surface. Invitée à pénétrer le Loft, elle s'accorda un instant pour admirer le séjour. La surface décloisonnée offrait un intérieur épuré de toute extravagance. La cuisine était séparée du salon par un bar de bois laqué dont la fonction limitait les deux espaces de vie. Le coin cuisine, carrelé de motifs, tranchait avec le reste de la pièce au parquet boisé. Une longue table de bois massifs occupait le centre du salon, tandis qu'au fond, un divan de cuir en équerre entourait une table basse ainsi qu'une vieille cheminée en inactivité. Des petits lustres alignés suspendus à de longs câbles pendaient au plafonnier. La hauteur sous voûte vertigineuse permettait à l'escalier de relier une passerelle par laquelle se déversaient diverses chambres. Liv tourna sur elle-même pour s'imprégner de la totalité des lieux.

 

-Vous ne vous sentez pas un peu seul dans ce si vaste espace ?

 

-Plus maintenant, ajouta-t-il en prenant soin de la découvrir de son manteau pour aller l'installer aux patères murales de l'entrée. Je vous en prie.

 

À son invitation, Liv s'installa sur le tabouret harnaché au sol en croisant ses jambes pendant que Ryane se positionna de l'autre côté du coin cuisine.

 

-C'est magnifique ici, constata-t-elle toujours sous le charme des lieux. Vous ne semblez manquer de rien.

 

-Oui, je sais pas trop... En fait, je ne fais pas très attention à tout ça, avoua-t-il en débouchant une bouteille de vin et en mettant à sa disposition deux grands verres sur le comptoir. C'est juste un appartement que j'ai reçu meublé. Généralement, je ne passe que très peu de temps dans ce coin-là du loft.

 

Alors qu'il versa le liquide rougeâtre, Liv l'observa attentivement. Elle se demandait s'il mesurait la chance de vivre dans pareil logement. Elle n'en avait pas l'impression. Leurs verres résonnèrent de concert et ils humectèrent leurs lèvres de ce breuvage savoureux.

 

-Délicieux, s'étonna-t-elle. Je n'en ai pas bu d'aussi bon depuis...À dire vrai, depuis toujours.

 

Ce constat rassura Ryane pas totalement confiant quant au sommelier tremblotant qui lui avait remis la bouteille.

 

-Pour être franc, je ne m'y connais pas énormément en vin. Je débute, mais on m'a bien conseillé.

 

Concentré dans sa préparation, il sortit tous les ingrédients préservés au frais pour l'occasion. Dans l'après-midi, la tournée des magasins lui avait permis de s'approvisionner en produits de luxe. Une manœuvre inédite pour Ryane, accoutumé à consommer des rations de l'armée. Il coupa les ingrédients avec une délicatesse et précision telle que Liv ne put s'empêcher de lui porter un regard admiratif.

 

-On dirait que vous avez fait ça toute votre vie, ajouta-t-elle la main posée sur sa joue. Impressionnant.

 

-Vous savez, un couteau ou une arme, c'est la même chose. Une fois qu'on sait la manier, tout paraît simple. Mais ne soyez pas trop optimiste, je ne cuisine que très rarement alors je ne garantis pas que vous soyez surprise longtemps. J'ai étudié la recette sur la toile, mais bon, j'espère un résultat convaincant.

 

La jeune femme apprécia sa franchise. L'intention exprimée à travers sa minutie et le soin apporté à une discipline particulièrement étrangère prouvait toute son abnégation. Décidément, sa personnalité ne reflétait pas les calomnies à son encontre. Elle le trouvait charmant. Pour autant, leurs points de divergences étaient bien réels. Après avoir mélangé les différents ingrédients avec maestria, il entreprit de tout déverser dans un plat qu'il mit au four. Une fois fait, il s'en alla retrouver la belle au comptoir et la resservit. Perdue dans ses pensées, Liv fut soudainement prise d'une sacrée descente.

 

-Vous avez soif ! remarqua-t-il en la fixant tendrement. C'est moi qui vous mets mal à l’aise ?

 

-Non... euh... oui, en fait, un peu. C'est juste que c'est bizarre cette situation. Je me retrouve dans la demeure du général en chef de l'armée, ce qui est contraire à tous mes principes, et j'ai beau essayer de mettre tout ça de côté, je n'y parviens pas. Nous avons deux visions totalement différentes du monde et étant donné les propos que j'ai tenus la dernière fois, il me semble que votre devoir aurait été de me faire fusiller. Je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne l'avez pas fait.

 

-Vous savez que vous avez une fâcheuse manie de tout remettre au travail, continua-t-il en approchant son visage du sien. Ce soir et dans la vie de tous les jours, je ne suis pas le général en chef de l'empire, je suis simplement Ryane, une personne normale qui ne souhaite qu'une chose, apprendre à vous connaître. Je ne prétends pas posséder la science infuse et vous connaissez ce monde assurément mieux que je ne le pourrai jamais. Si vous êtes en désaccord avec moi alors c'est votre droit, et je souhaite que vous soyez libre en ma présence. Je refuse que vous jouiez un rôle ou que vous vous forciez à être une personne que vous n'êtes pas. Ça fait un moment que je vous observe Liv. Vous êtes quelqu'un de bien et si vos propos ne sont pas ceux du parfait citoyen alors je m'en accommoderai. J’espérai juste que vous puissiez penser la même chose me concernant.

 

À cet instant, le poids pesant sur les épaules de la jeune femme s'envola définitivement. Son cœur s'étreignit et une étrange émotion l'envahit. Ryane disait vrai. Celle qui manquait jusqu'alors d'ouverture d'esprit, c'était elle. À trop exacerber leur différence, elle en avait oublié ce qui les rapprochait. Si le général de l'empire se trouvait capable d'empathie et de s'asseoir sur ses opinions, alors pourquoi pas elle. Bien décidée à lui donner le change, un sourire illumina son visage et elle leva son verre.

 

-À quoi trinquons-nous ? s'empressa-t-elle de demander en le toisant d'un regard nouveau.

 

-À cette soirée et à votre indulgence sur mes qualités de cuistot, plaisanta-t-il alors que les premières senteurs affluaient du four en envahissant la pièce de leurs arômes.

 

-En tout cas, ça sent super bon ! Vous allez peut-être vous découvrir un nouveau talent, qui sait.

 

-Je crois que le talent, c'est simplement l'envie de bien faire quelque chose. Et je ne suis pas persuadé que cuisiner devienne une passion.  

 

-Pourtant, vous aviez l'envie ce soir !

 

-Oui, c'est vrai. Il faut croire que j'avais dans l'idée de vous épater un peu....

 

-Ça, vous le saurez quand j'aurai goûté.

 

La confiance renouvelée transforma totalement leurs rapports. Ainsi, l'ambiance s'était métamorphosée, propice à une discussion animée et ouverte, résiliant toute retenue. Ils échangèrent sans entrave, démunis de toutes pensées parasites de nature à les déstabiliser. Ryane savourait plus que jamais l'euphorie de ces échanges entretenus par Liv avec la même ferveur.

 

Le four annonça la fin de cuisson. Optant tout d'abord pour la grande table du salon, elle lui suggéra un coin plus convivial. Le cuistot entreprit ainsi de déposer le plat sur la petite table près de la cheminée et ils s’installèrent confortablement sur le canapé. La jeune femme, accoutumée aux vieilles cheminées, raviva les braises d'un doigté expert. L'atmosphère se réchauffa d'une teinte tamisée allant de pair avec leur intimité. Après avoir goûté la première cuillère sous l’œil inquiet de son initiateur, le verdict tomba.

 

-Je suis épaté, confirma-t-elle d'un plaisir non dissimulé. C'est... délicieux. Attendez ...je confirme.

 

Elle reprit une deuxième bouchée.

 

...Hm, oui, vous êtes épatant.

 

Le compliment toucha Ryane au cœur. Ce dernier, peu confiant quant au résultat, n'en attendait pas tant, même s'il imaginait très mal une personne éduquée lui dire le contraire. En y gouttant à son tour, son visage se décomposa et le sourire confiant qu'il affichait jusqu'alors s'effaça au profit d'une expression bien moins flatteuse.

 

-Mais c'est immonde, constata-t-il avec amertume

 

-Oui, je confirme, reprit-elle aussitôt en esquissant un sourire coupable. Et c'est bien peu de le dire.

 

-OK ! se résigna-t-il. Je vais commander.

 

Dès lors que les pizzas furent livrées, le repas reprit là où il s'était arrêté. Les murs, sur lesquelles se projetait l'ombre des flammes vacillantes, entretenaient une discussion animée nourrie de regard en biais, exacerbant une attirance non dissimulée entre eux. Liv conta sa vie, son enfance plutôt heureuse avant que tout ne bascule effroyablement avec l'arrivée de Wolfram et Hart, ce qui ne manqua pas d'attiser la curiosité du guerrier.

 

-Pourquoi détestez-vous à ce point l'empire ? osa-t-il en espérant ne pas raviver les rancœurs passées.

 

Il fut très vite rassuré par le ton serein qu'elle employa.

 

-Rappelez-vous le monde tel qu'il était avant, répondit-elle comme une évidence, ignorant qu'à cette époque Ryane dormait dans un tombeau. Je ne dis pas que c'était parfait, bien sûr, ça ne l'était pas. Mais je sais qu'à cette époque, les gens avaient un avenir, des rêves plein la tête, des hobbies. Nous vivions dans une société qui avançait malgré les difficultés. Les gens rêvaient de faire des enfants, de les élever, de voyager. Ils se retrouvaient en famille et riaient. Ils travaillaient pour vivre. Aujourd’hui, avec l'avènement des déités, les gens n'ont plus le temps de vivre. Ils travaillent jour et nuit sans relâche et même ainsi, ils crèvent de faim. Wolfram et Hart leur prend tout, leur liberté de conscience et de parole. Sous prétexte de sécurité, ils nous ont privés de nos libertés fondamentales. Désormais, lorsque les citoyens ne sont plus en âge de travailler, on les laisse mourir sur le bas-côté. La liberté de conscience est bafouée. Plus personne n'ose dire ce qu'il pense sous peine de subir une potence exemplaire. Wolfram et Hart ont unifié le monde par la force. Ils nous ont fait découvrir que nous n'étions pas seuls. Les démons, les vampires, toutes ces espèces vivantes parmi nous et que nous avons volontairement fait en sorte de ne pas voir. Mais pour quelle finalité au juste. Eux aussi sont devenus leurs esclaves.

 

Ryane demeura attentif au récit poignant de la jeune femme. Cette version différait de la sienne. Il s'était pourtant informé sur le monde d'avant en infiltrant la toile, mais aucune donnée ne faisait état de ce que Liv racontait. Son cerveau fut imprégné d'un tout autre discours, d'une tout autre réalité. Toutes les données stimulées dans son réseau dépeignaient ce monde comme un enfer avant que les trois Déités ne viennent le délivrer. C'était l'histoire officielle, celle martelée en tous lieux, jusque dans les écoles de l'empire, aussi se montra-t-il sceptique quant à la version de Liv. Cependant, lorsqu'il croisait son regard, il percevait l'évidence. Elle ne mentait pas. Le langage de son corps, ses yeux inclinés, sa voix claire et vibrante d'émotion, cette femme transpirait de sincérité.

 

...Le loup, le Cerf et le Bélier ont souhaité réunifier ce monde en imposant la terreur, mais la paix ne s'impose pas par la force. À quoi sert un monde unifié quand les citoyens vivent dans la peur et la souffrance. Mon père....

 

Lorsqu'elle mentionna cette période de sa vie, une profonde tristesse imprégna son regard.

 

...Mon père était un homme bon et sans histoire. Il ne voulait que le bien de sa famille et vivre autour de ses vieilles babioles qu'il affectionnait tant. Il était déjà vieux quand la nouvelle politique fut mise en place. La charge de travail et de soucis ont eu raison de lui. Il est parti sans me voir grandir et je sais que c'était son souhait le plus cher. Ma mère n'a pas vécu le changement. Elle nous avait quittés bien avant. La maladie a eu raison d'elle. Quelquefois, il m'arrive de penser que ce n'est pas un mal. Elle aura au moins échappé à ce monde de fou. Le monde d'avant était différent... enfin, il n'existe plus aujourd'hui. Je ne m'en rendais pas compte à l'époque de la chance que j'avais. Quand j'y repense, je souhaiterais retourner trente ans en arrière. 

 

À la mine renfermée de son interlocuteur, Liv culpabilisa dans l'idée d'avoir quelque peu cassé l'ambiance.

 

...Je suis navré, dit-elle d'un sourire empreint de mélancolie. C'est juste que cette période me rend nostalgique. Ça me fait souvent cet effet à l'approche de Noël.

 

-Noel ? réagit Ryane sans avoir une quelconque idée de ce à quoi elle faisait allusion.

 

-Oui, Noël, tu sais le gros barbu qui donne des cadeaux aux enfants. Les anciennes religions n’existent plus, mais tu as bien dû le vivre toi aussi. Enfin, à moins que tu aies été d'une autre religion, bien qu'à l'époque, Noël, beaucoup le célébrait, ou au moins avaient conscience que cette fête existait.

 

-Oui bien sûr Noël, constata-t-il en feignant l'évidence.

 

-Bref, assez parlé de moi. J'aimerais savoir ce qui a mené un homme tel que toi à ce poste de général. J’imagine que tu n'as pas eu le parcours de monsieur tout le monde.

 

Elle ne croyait pas si bien dire. Ryane eut beau essayer de trouver une explication à sa vie, l'idée de lui mentir le débectait, si bien qu'il préféra botter en touche.

 

-Disons que c'est compliqué.

 

-Quoi, c'est tout ? s'étonna-t-elle. Alors moi je te raconte toute ma vie dans le moindre détail et quand je te demande de me raconter la tienne, tu me sors un ''c'est compliqué''.

 

Au fil de la soirée, sans qu'ils ne s'en rendent compte, le vouvoiement avait laissé naturellement place au tutoiement.

 

-Promis, je te raconterais tout. Laisse-moi juste le temps.

 

Interprétant son refus pour de la pudeur, elle n'insista pas. La nuit résonna ainsi de leurs rires et de leurs échanges ne cessant de les rapprocher, jusqu'à ce qu'il la raccompagne chez elle.

 

***

 

Les jours suivants confirmèrent leur idylle naissante. Chaque soir, ils se retrouvaient pour partager des moments de complicité et resserrer leurs liens. À l'heure de se coucher, Ryane ne pensait qu'à Liv et Liv ne pensait qu'à Ryane, avec la hâte de se retrouver le lendemain. Le guerrier avait fait marcher son réseau et l'avait emmené danser dans des lieux insolites que lui-même apprenait à connaître. Ryane découvrait peu à peu des idées nouvelles, une autre vision de la vie, de celle qu'on lui avait jusqu'alors imposée. Pas de quoi remettre en cause son abnégation pour l'empire, mais désormais ses certitudes le quittaient progressivement. Pris entre deux feux, il se demandait si l'amour pour cette femme biaisait son jugement ou si au contraire, il lui ouvrait les yeux sur la réalité d'un monde échappant à sa perception.

 

Chaque minute passée en compagnie de Liv œuvrait à son accomplissement. Elle était devenue aussi vitale que l'air qu'il respirait. Et pourtant, il n'osa jamais lui avouer ses sentiments. Sa façon de la regarder ne trompait pas, mais il persistait un problème fondamental. Son passé. Comment pourrait-il débuter une relation basée sur un mensonge. Le temps ne jouait pas en sa faveur. Bientôt, il s'en irait rejoindre le front dans une bataille qu'il mènera au contraire des autres, sans envie. S'imaginer loin de Liv lui déchirait les entrailles, si bien qu'il redoutait plus que tout le moment où il s'en éloignerait. En proie à une remise en question permanente, il cherchait un sens à sa vie. Une bataille succédant inexorablement à une autre, et tout cela pour quelle finalité ! Liv ne l'avait pas brusqué, mais désormais il devait lui avouer la vérité. Alors, à la veille de son départ, il l'invita à passer la soirée chez lui, sauf que cette fois, elle se chargea du repas. La nuit fut témoin de leurs rires, de leur danse enamourée au coin du feu, jusqu'au moment opportun ou l'intime succéda à la frivolité.

 

-Tu veux bien ? suggéra-t-il de la suivre en lui tendant la main. J'aimerais te montrer quelque chose.

 

Elle accepta et se laissa guider à l'étage. Les seules fois où il avait osé toucher ses mains furent pour danser, alors qu'elle n'attendait que ça, qu'il soit entreprenant. Leurs pas les menèrent face à une porte verrouillée par un mécanisme relié à un code. Elle comprit alors que cette pièce revêtait d'une importance toute particulière. Lorsqu'ils pénétrèrent les lieux, Liv fut stupéfaite de se trouver en terrain connu. La pièce en forme de dôme recelait dans son périmètre, une multitude d'objets d'époque ayant pour la plupart appartenu à son échoppe. Le tout était disposé de façon très ordonnée, à la manière d'un musée. Toutes ces antiquités attisèrent son émerveillement face à la valeur d'un passé oublié du plus grand nombre.

 

-C'est magnifique, se réjouit-elle en lui retournant un sourire reconnaissant. Ici, ces objets sont bien mieux mis en valeur que dans mon petit magasin.

 

En croisant son regard, une lueur dans ses yeux la fit tressaillir. Il s'approcha alors en la dévisageant avec intensité.

 

-Tu te souviens quand je t'ai dit que je te raconterai tout...

 

Elle ne répliqua pas. La pression fut si forte, qu'elle sentit son cœur battre dans sa poitrine. Pourtant si proche, elle éprouvait toutes les difficultés à distinguer perceptiblement les mots qu'il employait. Elle suivait simplement le mouvement de ses lèvres qui semblaient bouger au ralenti. Des lèvres qu'elle voulait plus que tout embrasser.

 

...Ce que je m’apprête à te révéler va te paraître fou, mais sache que je n'ai jamais été aussi sérieux de toute mon existence.

 

Plus que les battements de son cœur, tout son être vibrait dans la perspective d'une révélation qu'elle n'attendait plus.

 

...Je n'appartiens pas à cette époque. J'ai foulé cette terre parmi les premiers hommes. On m'a ressuscité, il y a dix années de cela, afin que je prenne la tête de l'armée qui fut la mienne jadis. Tout ça, pour terrasser un mal plus ancien. Je suis le premier tueur ayant foulé cette terre. En ces temps reculés, mon peuple se faisait annihiler par les démons. Les trois Déités ont enfui en moi et mes semblables, la puissance de l'une de ces abominations pour que nous puissions vaincre nos ennemis et nous avons été châtié pour cela. Mes connaissances de ce monde nouveau ne se résument qu'à un réseau neuronal de données qu'on a implanté dans mon cerveau. Je n'ai jamais entendu parler de Noël. Je sais que c'est difficile à croire. Bien sûr, je ne t'en voudrais pas si tu me prenais pour un illuminé, mais je voulais à tout prix te dire la vérité parce que...

 

Pendus à ses lèvres, les yeux de Liv brillaient.

 

...Enfin, il faut croire que je possède encore quelques lacunes sur la façon d'exprimer mes sentiments.

 

Alors que la peur le tenaillait et nouait son estomac, Ryane se laissa emporter par ces grands yeux bleus, reflétant la beauté d'un univers dans lequel il souhaitait se perdre à jamais. Leurs deux visages s'épousèrent succinctement, d'un lent et tendre frôlement de lèvre. Liv ferma les yeux et colla son nez au sien en douce caresse, allant et venant tendrement avec la même lenteur, comme pour s'imprégner de sa peau. Ils laissèrent alors leurs désirs s'exprimer et épousèrent leur visage d'un langoureux baiser. Ses mains remodelèrent ses hanches dont la fine robe ne cachait pas la volupté de ses courbes, puis il l'étreignit de ses bras puissants, de sorte que leurs deux corps ne puissent plus jamais se séparer. Assoiffé du goût de ses lèvres, il caressa son visage et l'embrassa de plus belle. Doucement, sans la quitter des yeux, il glissa sa main à son épaule en décrochant timidement les bretelles de sa robe légère, jusqu'à faire apparaître sa poitrine voluptueuse. Lui ne souhaitait pas la brusquer, mais elle demandait à ce qu'il aille encore plus loin.

 

Pour lui faire comprendre le message, elle glissa ses mains sur son torse musclé et lui dégrafa sa chemise. Leurs désirs se firent plus ardents, tandis que l'éveil de leur sens attisa leur étreinte. Leurs peaux frissonnaient, en même temps que leurs corps frémissaient sous leurs caresses mutuelles. Il l'allongea délicatement au sol, embrassa son cou, puis descendit légèrement, sur sa poitrine d'abord, puis plus bas, au creux de son nombril, jusqu'à la faire frémir de plaisir. Liv laissa échapper un gémissement qu'elle tenta de faire taire en se mordant les lèvres. Elle ne voulait pas que ça s'arrête, alors il continua jusqu'à ce que son cri résonne d'extase et se perde dans un espace trop étroit pour pouvoir le contenir. Les courbes divines de ce corps voluptueux faisaient monter en lui un feu ardent, un brasier que rien n'était susceptible d'éteindre.

 

D'un regard insatiable, elle le conjura d'assouvir leur irrésistible pulsion. Il mélangea son corps au sien. Lentement d'abord, pour ne pas la faire souffrir, puis par petits mouvements du bassin qu'il contint avec délicatesse en imposant un rythme sans cesse grandissant, à mesure que les gémissements de plaisirs saccadés se firent de plus en plus convoités. Leurs soupirs se heurtèrent, s’entremêlèrent et s'accordèrent d'une seule tonalité. Leur jouissance, puissante et harmonieuse, de l'ordre des mortels, s'envola pour rejoindre l'indicible félicité divine de cet Alléluia orgueilleux. La cadence s'accéléra jusqu'au frémissement final ou la passion orgasmique ébranla leurs entrailles et pénétra leur chair aux abois, dans un ultime et profond soupir. Le calme revenu, ils continuèrent de s'embrasser comme pour encrer ce moment dans un goût d'éternité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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