Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 9 UNE AUTRE VOIE
Toujours la même insomnie, les mêmes pensées obsédantes qui l’empêchaient d'avancer, de tourner la page, ou simplement de se concentrer sur son travail. À quoi bon persister ? Le cœur n'y était plus. La mission à venir était d'une importance capitale, mais pour la première fois, il ne sentait pas concerné. Combattre, l'essence même de sa nature profonde, sa raison d'être, ne lui procurait plus aucune satisfaction. Il éprouvait un vide au fond de lui, entraînant une perte de tous ses repères. Tout lui paraissait fade, banal et sans importance. Pourtant, il en allait de sa nature même de tueur. Lutter, mener des batailles et risquer sa vie relevait d'un conditionnement inné, gravé dans son ADN. Dépourvu du choix, il s'était plié à obéir, à ce qu'on lui dicte ses actes. Son nouveau quotidien l'amenait désormais à éprouver et gérer des émotions nouvelles, propres au monde de maintenant. L'époque du Primordium n'existait plus. Autres temps, autres mœurs. D'ailleurs, il ne se reconnaissait plus, comme si ses souvenirs dépeignaient un autre lui, une autre réplique imparfaite.
Ryane était devenu un autre homme, avec d'autres sentiments et d'autres perspectives en tête. La civilisation, les arts, le plaisir : cette temporalité regorgeait de richesses à expérimenter chaque jour. Pourtant, malgré les avancées technologiques et les enseignements de ses maîtres, ses connaissances restaient fragmentaires. Son apprentissage évoluait constamment, sans répits. Trop d'informations, de questionnements et de doutes. La soif de connaissance l'avait toujours habité, mais il y avait tant à rattraper, et rien ne remplaçait le temps. Comme le stipule l'adage, ''avant de connaître les autres, connais-toi toi-même'' Or, il se connaissait si mal.
Pour pallier cette perte de repère, il s’exerçait chaque jour à briser ce vide propice à l'introspection. Il maniait l'épée continuellement, haletant, transpirant, répétant sans cesse les mêmes gestes, jusqu'à ce qu'ils deviennent instinctifs. Se perfectionner lui permettait de canaliser son attention ailleurs. Mais invariablement, tout le ramenait au même point : le visage de Liv. Son sourire, sa beauté éclatante. À chaque fois qu'il fermait les yeux, elle s’immisçait telle une vision profane, obsessionnelle, consumant son esprit. Ce feu ardent qui brûlait en lui, incontrôlable, l'empêchait de respirer correctement.
Depuis cette soirée au restaurant, le fil de leur rencontre n'avait de cesse de se remodeler dans ses pensées. Il ruminait l'histoire, mais à chaque tentative, la même souffrance perpétuelle cristallisait ce goût d'inachevé. Alors il tournoyait son épée avec force, puis délicatesse, dansant sur le tatami, le torse dégoulinant de sueur. Dans l'obscurité, il fermait les yeux et visualisait un ennemi imaginaire. Un double lui rendant coup pour coup, comme un miroir reflétant toutes ses failles. Plus que la gestuelle souple et puissante de son corps, la clé de sa maîtrise reposait sur sa respiration. Aucun geste hasardeux. Toute la puissance résultait d'une totale osmose entre son souffle et le relâchement de ses muscles à un instant précis. Son corps se mouvait dans l'espace, en osmose avec le katana, tranchant de chaque côté d'un continuel élan. Il ne maniait pas l’arme. Il dansait avec, comme si elle faisait partie intégrante de son être, une extension naturelle de son bras. Le ballet atteignit enfin son point culminant. La lame tournoya dans le vide statique de l'apesanteur et regagna son fourreau, silencieuse.
Malgré toute l’énergie dépensée, Ryane restait insatisfait. Cette sérénité intérieure, propice à son accomplissement personnel, lui échappait toujours. Depuis son retour parmi les vivants, les connaissances martiales acquises continuaient de s'étoffer. En étudiant tous les styles, il s'était amélioré dans bon nombre de domaines, surpassant de loin ses limites d'antan. Pas assez cependant pour pallier ses tares. Son essence de tueur le prédisposait à l'élite, mais le travail et la sueur, à eux seuls, justifiaient son parcours. Convaincu par le mérite du labeur sur la suffisance de l'inné, il se remettait toujours en question. Plus que les attributs physiques, l'état d'esprit constituait la source de toute réussite.
Un immense pouvoir au service de mauvaises personnes engendrerait des conséquences désastreuses. Partant de cette conviction, Ryane avait consenti à de nombreux sacrifices pour assouvir sa soif de justice. C'était déjà le cas il y a des millénaires, lorsqu'il avait enduré le rituel lui permettant de s'allier au pouvoir démoniaque. Le souvenir de son corps enchaîné, saturé par le pouvoir incommensurable du démon, remontait bien souvent à la surface. Jamais il n'oublierait le dévouement qui fut le sien, comme tant d'autres. À chaque époque, ses problématiques et ses adversaires. Aujourd'hui, les ennemis revêtaient d'autres apparences. Se battre conformément à un idéal inspirait une volonté noble, mais au fond, il se demandait si ce n'était pas une excuse, un faux semblant prétextant un simple regard dans le miroir. Sur l'heure, il doutait du bien-fondé de son engagement, ainsi que de se son propre code moral. Un sentiment bien plus fort vibrait en lui, désavouant ses idéaux grandiloquents de justice et de liberté. Égoïstement, il surclassait son intérêt personnel au détriment du bien commun, et cela n’aurait jamais dû arriver. L’absence de Liv le hantait, et elle éclipsait tout le reste.
Alors, pour conjurer le sort, il délaissa les armes et s’entraîna au mannequin de bois. Il lui fallait évacuer cette frustration, ce péché, ce fruit défendu contraire à tous ses principes. Pour y parvenir, il exerça ses poings et ses jambes, enchaînant les cent huit mouvements traditionnels qu’il avait appris et perfectionnés au fil du temps. Pourtant, malgré tous ses efforts, il échoua dans sa quête de rédemption.
Il s'imaginait victime d'un sortilège, piégé à son insu par un démon à l'apparence angélique. Liv représentait tout ce qu'il s'était juré de combattre. Elle soutenait les terroristes, ou, du moins, elle les comprenait, et c'était déjà en soi un crime passé sous silence. Il aurait dû la dénoncer, la juger, l’exécuter même. Mais comment aurait-il pu ? Il en était parfaitement incapable. La doxa gouvernementale considérait ces personnes comme des rebuts, le mal personnifié. Ils se trompaient... peut-être. Le cœur et la raison : pourquoi ne pouvaient-ils pas s'entendre ? Pourquoi s'opposaient-ils constamment, le précipitant dans un abîme de tourments ? D'ailleurs, pour quelle raison seraient-ils contradictoires ? Et s'il avait, au contraire, fait le bon choix ? C'est ainsi que le doute persista en lui, se refusant à l'évidence. Il manquait à tous ses devoirs et culpabilisait de cette forme de trahison non assumée. Alors il cogita et tourna en rond toute la nuit, sans trouver le sommeil. Jusqu'au déclic.
Il venait de prendre sa décision : celle de lui laisser sa chance, d'essayer de la comprendre, d'envisager le monde par le prisme d'une pensée différente. Ensuite, seulement, viendrait le moment de prendre le taureau par les cornes. Si son jugement s’avérait erroné, il s'infligerait lui-même la sentence et soumettrait sa démission. Dans une semaine, il s'en irait rejoindre le champ de bataille pour affronter, une fois de plus, les ennemis de l'empire. D'ici là, il avait quartier libre et il comptait bien mettre ce temps à profit pour résoudre ses cas de conscience.
*
En arrivant tôt le matin à son échoppe, Liv fut surprise de découvrir des gerbes de fleurs disposées le long de sa vitrine. Aucun message ne fut adressé, si bien qu'elle pensa à une erreur. Malgré le doute, elle entreprit de les rentrer à l'intérieur et de leur offrir un peu d'eau. Après tout, ça aurait été dommage de les laisser faner, quand bien même elles ne lui étaient pas destinées. Les fleurs ne se mariaient pas avec sa boutique. Le côté joyeusement coloré ne convenait pas à la morosité des lieux, ni à son humeur du moment.
''Peut-être lorsqu'elles seront fanées'' pensa-t-elle tristement.
Liv apparaissait contrariée, et pour cause : le chiffre d'affaires du mois laissait à désirer. Avec aussi peu de clients, l'idée de mettre la clé sous la porte lui traversa l'esprit, à plus forte raison privée de son plus fidèle donateur. Elle soupira longuement. Bien consciente du privilège d'être encore en vie après son altercation, elle relativisa. C'était tout elle : se fourrer dans des situations impossibles. Enfin, après mûre réflexion, persister constituait sa seule option. Elle ne se voyait pas prendre un job à l'usine et travailler dans des conditions exécrables.
Cette échoppe représentait plus qu'un simple commerce. Elle s'était battue pour la préserver, en disposant d'une autorisation conditionnée aux taxes exorbitantes prélevées chaque mois par les autorités impériales. Une grande partie de ses maigres bénéfices s'acheminait directement dans les poches de l'empire. C'était le deal, et le compte se devait d'être au beau fixe. Il existait un seuil de tolérance pour exercer. Le moindre écart ou retard de paiement entraînerait une mise en demeure immédiate et irrévocable. Jusqu'à présent, elle avait fait des pieds et des mains pour se résoudre au strict équilibre, mais sur le fil du rasoir, la chute demeurait la plus forte probabilité. Son fameux client lui permit de rester à flot pendant un moment et de profiter même d'une petite marge, lui assurant une vie à peu près décente. Mais les prochains mois s'annonçaient difficiles et les autorités, intransigeantes. Elle ne bénéficierait pas d'une seconde chance.
La matinée se déroula conformément à ses habitudes, la tête plongée dans ses vieilles bricoles. Elle s'y sentait si bien, à rafistoler, épousseter, trier et analyser de son œil expert toute sorte de vieilleries. Elle considérait cette boutique comme son oasis, son petit jardin secret. Tant de souvenirs habitaient ces lieux, notamment ceux de ses parents disparus. Enfant, elle n'avait jamais envisagé que les personnes chères à son cœur ne seraient pas immortelles. Et en ces temps, rien ne laissait présager que ce monde allait changer si drastiquement, basculant dans une dystopie digne des films d’antan. Aujourd’hui, cette tragédie quotidienne exacerbait une nostalgie pour ce passé où tout semblait plus doux. Ces instants d’insouciance, où le rêve était encore permis, lui manquaient terriblement. Parfois, dans la solitude de ses journées, elle se surprenait à pleurer, submergée par ses souvenirs. Elle revoyait ses proches, les rires partagés, ces petits détails de la vie qui la rendaient si attrayante. Le temps séchait quelques larmes et en attisait d'autres.
Dehors, les nuages grisonnants exécutaient leur menace. Les gouttes de pluie s’écrasaient doucement sur la devanture, traçant des sillons sur la vitre. Hypnotisée par ce ballet humide, Liv contemplait chaque goutte comme autant de larmes, échos muets de son gouffre intérieur. La matinée touchait à sa fin, et seulement deux clients avaient daigné franchir le seuil de sa boutique. Le premier, poussé par une simple curiosité, était ressorti presque aussitôt, visiblement désintéressé. Quant au second, il avait erré longuement parmi les étagères, scrutant chaque recoin avec une attention exagérée, avant de filer à la première éclaircie, les mains vides. Comme redoutée, cette journée ressemblerait à toutes les autres : ennuyeuse, morose, et sans le sou, ce qui s'avérait d'autant plus préoccupant.
Un fait assez étrange allait pourtant la faire démentir. Un livreur venait de glisser un courrier dans la vieille boîte aux lettres longeant la devanture. D'habitude, Liv ne recevait jamais de courrier, et pour cause : le format papier avait été proscrit au profit des réseaux numériques quelle n'utilisait qu'à la faveur de sa rente mensuelle. Ce type d’envoie se faisait rare, puisque tout transitait désormais par la toile, exception faite des livraisons de colis, souvent réceptionnés dans un état pitoyable, quand ils n'étaient pas purement et simplement perdus ou volés.
Le réseau, contrôlé par le ministère du Savoir, fut instauré pour contrebalancer l'ancien système, jugé trop hybride à leurs goûts. Toutes les informations y étaient centralisées, surveillées, et toute perspective déviant de la ligne politique officielle, était systématiquement censurée. Les papiers, comme la monnaie physique, disparurent au profit de données numérisées, imposées à l'ensemble des citoyens pour tracer chacune de leurs dépenses.
Intriguée, Liv se précipita à la boîte aux lettres, ce vestige du passé qu'elle n’avait pas utilisé depuis une éternité. Elle tourna la clé dans la serrure, mais celle-ci, infestée de rouille, opposait une résistance farouche. Après un jeu de poignet et une petite poussée, elle parvint finalement à l'ouvrir et à extraire une enveloppe cachetée, à l'effigie des trois signes. Une fois à l'abri, elle inspecta minutieusement le courrier. Ce genre d'enveloppe ne se trouvait pas dans les commerces environnants. Seuls un cercle restreint d'hommes d'état et de soldats pouvaient se procurer ce type de correspondance.
La lettre consistait en un reçu de paiement stipulant sa rétribution à l'Empire pour l'année en cours et celle à venir. Stupéfaite, Liv pensa d'abord à une blague de mauvais goût. Pourtant, les papiers semblaient officiels. Cette situation lui apparaissait surréaliste. Dire qu'elle s'imaginait fermer boutique, il y a de cela quelques heures. C'est alors qu'elle repensa aux gerbes de fleurs. Deux coïncidences le même jour ? Cela semblait hautement improbable. Peut-être, un ange gardien veillant sur elle ? Cette hypothèse l’effleura un instant, avant qu’elle ne la balaie aussitôt. Elle cogita une bonne partie de la journée sans trouver de réponses.
Et puis, en plein milieu de l'après-midi, un tapotement contre la vitre la fit sortir de sa torpeur. Liv promena son regard vers l'extérieur, mais ne distingua personne. Pensant avoir rêvé, elle retourna s’asseoir à son guichet, le nez plongé dans la lettre, en proie à une introspection nourrie de questionnement en tout genre. Rebelote, le même tapotement, mais plus accentué cette fois, de sorte qu'elle ne puisse plus lier ce bruissement à la fatigue. Bien décidée à établir la lumière sur cette affaire, elle s’approcha de la devanture d'un pas résolu. Pourtant, malgré son nez presque collé à la vitrine, toujours rien. Limitée dans son champ visuel par l'angle de la boutique, elle se trouva surprise par l'apparition d'un visage se calquant symétriquement au sien.
Caché à la nervure, le gredin apparut, arborant un sourire scélérat. Il se distingua, tout de classe vêtu, dans son long manteau gris entrouvert, agrémenté d'un col en fourrure d'hiver. Le visage de Liv se décomposa, tandis que son cœur, trahi par quelques secousses hasardeuses, tambourinait violemment dans sa poitrine. Ne sachant pas comment réagir, elle resta figée, ses grands yeux bleus, écarquillés de stupéfaction, plongés dans les siens. Ryane ne dit pas un mot. Il dévoila simplement un bouquet de roses dissimulé derrière son dos, puis, par le biais d’un regard et d’un mouvement forcé de ses lèvres, mima de plates excuses. Désormais, elle savait l'identité du généreux donateur. Et jamais elle n'aurait pensé à lui, pas après leur dernière entrevue. Toujours aussi peu réactive, Liv semblait hésiter quant à l'attitude à adopter. D'un regard éloquent, Ryane désigna la porte en se soumettant à l'approbation de la tenancière. Celle-ci acquiesça d'un hochement de tête avant de lui ouvrir. Il franchit le seuil avec une assurance mesurée et, dans un geste imprégné d’humilité, lui tendit le bouquet de roses rouges.
-C'est pour me faire pardonner, dit-il d'un ton avenant.
Le bouquet entre ses mains, elle en humecta machinalement le parfum, en savourant l’arôme, les paupières closes. Consciente que ce n'était pas l'image qu'elle souhaitait véhiculer, elle se rétracta aussitôt.
-Je n'aime pas les fleurs, lâcha-t-elle, catégorique.
-Pour quelqu'un qui n'aime pas les fleurs, vous en avez une belle collection, remarqua-t-il, légèrement sceptique, en promenant son regard autour de la pièce.
Le soupçonnant fortement d'en être l'auteur, elle le perça d'un œil accusateur, avant de poser le bouquet nonchalamment sur la table. Les bras croisés pour mieux souligner son mécontentement, Liv affichait une moue de circonstance.
-Si vous pensez m'acheter avec toutes ces fleurs et ces paiements, alors vous vous trompez. Je ne suis pas à vendre.
-Ces paiements ? Ces fleurs ? feignit-il d'ignorer. Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Les seules fleurs que je vous ai offertes sont celles qui sont actuellement sur votre bureau… et qui vont faner si vous ne les mettez pas dans un vase avec un peu d'eau.
-Oui, merci, je sais comment on traite les fleurs ! répliqua-t-elle sèchement.
Elle saisit négligemment le bouquet et l'incrusta avec force dans un vase déjà bien garni. Aussitôt fait qu’elle le scruta avec dédain, ses lèvres pincés témoignant de son mécontentement.
...Maintenant, je peux savoir ce que vous faites ici ?
Ryane n'en menait pas large face à la colère de la tigresse. Malgré son assurance naturelle, il se sentait hésitant, peu disposé à y faire face.
-OK ! concéda-t-il finalement, en esquissant un sourire charmeur. Je vois que vous m'en voulez toujours.
Elle roula ses yeux en signe d'exaspération.
-Vous en vouloir ? Moi ? ironisa-t-elle en forçant le trait, une main théâtralement posée sur la poitrine. Mais pourquoi vous en voudrais-je ? Ce n'est pas comme si vous m'aviez menacée de me livrer aux autorités. Juste une question comme ça : vous aviez l'intention de me révéler qui vous étiez quand, exactement ? Avant ou après ma potence ? Non, parce que ce serait intéressant de vous mettre dans la case appropriée de sale enfoiré, ou d'un degré plus élevé.
La belle avait beau l'invectiver de toute sorte, Ryane, pantois d'admiration devant sa beauté, affichait toujours ce petit sourire narquois qui avait le don d’amplifier sa colère.
...Je peux savoir ce qui vous fait sourire ? insista-t-elle, désemparée.
-Vous !
-Formidable ! Et en plus, vous vous foutez de moi ! lança-t-elle, cinglante.
-Non, ce que je voulais dire, c'est que lorsque vous vous mettez en colère, vous avez cette petite fossette qui apparaît au coin de votre joue… et je trouve ça charmant.
Liv, embarrassée par cette déclaration inopportune, sentit le rouge lui monter aux joues. Gênée, elle glissa une mèche rebelle derrière son oreille. Sa colère s’atténua légèrement, au point qu'elle n'osa plus confronter son regard.
...Écoutez, je crois que vous et moi sommes partis du mauvais pied, et j'aimerais pouvoir me racheter, dit-il d’un ton plus conciliant.
-Vous racheter ? s'étonna-t-elle, les sourcils froncés. Mais il n'y a rien de changer. Vous êtes un soldat de l'Empire, et mon opinion sur eux... enfin, sur vous, reste la même. Alors si vous n'êtes pas venu pour m'arrêter, partez s'il vous plaît.
Malgré le ton légèrement adouci, Ryane ne semblait pas enclin à accéder à sa requête.
-Et si on laissait les étiquettes et la politique de côté pour un moment ?
-Désolé, mais c’est impossible, me concernant, rétorqua-t-elle fermement.
Liv resta ferme sur ses positions. Sa haine de l'empire lui dictait de ne pas fréquenter l'un de ses plus éminents représentants, et elle le vivait comme un déchirement. Ryane lui plaisait, avant qu'elle n'apprenne sa véritable identité.
-D'accord, très bien, je comprends, concéda-t-il, l'air contrarié, avant d’opérer une volte-face. Les mains dans les poches, il se dirigea vers la sortie.
-Parfait !
Arrivé sur le seuil, il s’immobilisa. Hésitant, il tourna la tête en direction de Liv, dont le regard perçant ne l’avait pas quitté.
-Vous savez que vous êtes plutôt butée dans votre genre. Et pas très tolérante, avec ça. Franchement, vous avez un esprit qui manque d'ouverture. C'est dommage, vraiment.
-Comment osez-vous ? s'emporta-t-elle, le visage rougi par une colère noire. Vous ne savez absolument rien de moi, ni du monde qui vous entoure ! Trop occupé que vous êtes à vous observer le nombril !
-Et je compte sur vous pour m'ouvrir les yeux, ajouta-t-il avec un sourire fier, tout en s’apprêtant à franchir le seuil la porte.
-Pardon ? fit-elle, interloquée.
-Disons, ce soir, 20h00 ?
-Quoi ?
-Soyez prête. Cette fois-ci, je vous emmène dîner chez moi.
-Mais non ! protesta-t-elle obstinément, le ton empreint d’une indignation feinte.
-À ce soir, lança-t-il joyeusement, ponctuant ses mots d’un clin d’œil malicieux depuis l'embrasure de la porte, avant de la refermer définitivement.
Liv resta figée, seule face à sa confusion. Elle n'en revenait pas de s'être fait avoir comme une débutante.
''Cet homme ne manque pas de culot... et de charme'', pensa-t-elle tendrement avant de s'enlever cette idée de la tête.
Décidément, rien ne se passait comme prévu en cette journée pluvieuse, bien moins morose qu’elle ne l’avait laissé présager. C'était une situation étrange pour la jeune femme. Liv se sentait partagée entre l’envie de passer du temps en sa compagnie et de le fuir comme la peste. Pourtant, son cœur et un brin de curiosité penchaient plus d'un côté que de l'autre. Pour se changer les idées, elle entreprit de nettoyer la boutique de fond en comble. Ses pensées finirent par dériver vers le bouquet mal fagoté, posé sur la table. Hésitante, elle s'en approcha et retira les roses du vase. S’imprégnant passionnément de leurs parfums, elle leur dénicha un bien meilleur espace pour les mettre en valeur.
**
Le soir venu, Ryane l'attendait, adossé au capot de sa berline de luxe. Emmitouflé dans son long manteau d'hiver, il croisait les bras, le sourire aux lèvres. C'est avec ses cheveux relâchés et ses lèvres peintes d'un rouge vif que Liv se présenta à son courtisan. Faute de pouvoir rentrer à son domicile pour se changer, elle portait encore sa tenue de travail : un fin chemisier léger ouvert sur une robe à petits pois, le tout couvert par un long manteau de laine. À son cou, un collier fin s'inclinait délicatement à hauteur de poitrine. D'autres ornements occupaient un coin de sa boutique afin de répondre aux diverses éventualités, mais ne souhaitant pas attiser quelques désirs que ce soit, elle n'avait pas jugé opportun de les utiliser. L'invitation sous la contrainte ne méritait pas un tel effort, quand bien même elle n'empiétait pas sur sa volonté première.
Elle s'approcha, affichant l'expression la plus neutre possible. Ryane, avec l’élégance d’un gentleman, lui ouvrit la portière. Cette scène évoquait une entrevue qu'elle aurait préféré effacer de sa mémoire. Pourtant, en dépit de toute raison, elle se sentait étrangement sereine en sa présence. Une part de mystère insondable émanait de cet homme, et elle désirait en apprendre davantage. Pétrie de préjugés, ce n'était pas ainsi qu'elle s'imaginait un général d'armée, et encore moins le plus prestigieux de tous. Les rumeurs des bas quartiers le dépeignaient en brute sanguinaire, un tyran incapable de délicatesse, et force est de constater qu'il en avait. Du charisme, il en fallait pour commander à des milliers d'hommes, et Ryane n'en manquait pas. La suspectant d'être frigorifiée à sa façon de se blottir dans sa parure de laine, il ajusta discrètement la climatisation pour réchauffer l’habitacle.
Derrière la noirceur des vitres teintées, les lumières des grandes tours offraient un panorama étincelant à la jeune femme, captivée par la vue. La chaleur mécanique, mélangée à une légère fatigue, eut pour effet de la détendre un peu. Confortablement assise et bercée par le vrombissement du trafic moins dense qu'en journée, elle se laissa aller à une légère torpeur. Le silence avec cet homme ne la dérangeait pas. Pour autant, l'entame d'une discussion éclaircirait certaines zones d'ombres.
-Vous faites souvent ça avec les femmes ? Leur forcer la main pour les ramener chez vous ?
-Vous n'avez pas dit non, argua-t-il, un sourire au coin, sans détacher son regard de la route.
-En fait, je me souviens parfaitement avoir dit non, et de manière parfaitement audible, insista-t-elle.
-Ah bon ? C'est que j'ai des problèmes d'audition. Alors il se peut que je n'aie pas très bien entendu, mais promis, je ne vous kidnapperai plus, plaisanta-t-il en actionnant son levier de vitesse, en dépassant un véhicule avec aisance.
-Vous ne reculez devant rien, hein ?
Cette question demeura sans réponse. Il la contempla tendrement, un bref instant, puis se concentra sur la circulation. Le reste du chemin se fit silencieux. Liv, peu accoutumée à se faire promener de la sorte, apprécia le voyage qui lui remémorait tant de bons souvenirs. L'air de « Crazy » d'Aérosmith, accompagnait leur progression sur l'asphalte, éclairé par les bandes réfléchissantes aux effets hypnotiques.
En pénétrant ce quartier pour la première fois, Liv fut sidérée de découvrir l'écart abyssal de niveau de vie existant entre le peuple et ses élites. Le comble de l’indécence pour une résidente des bas quartiers majoritairement insalubres et mal famés. Un tout autre monde se révélait à ses yeux contemplatifs. Des centaines de maisons aux surfaces gargantuesques défilaient à perte de vue. Plus que les somptueuses habitations, le facteur marquant résidait dans ce silence, à des années-lumière du tumulte de la capitale.
Les néons du véhicule éclairaient un immense portail qui, à leur passage, glissa sur le côté pour dévoiler une demeure atypique. Le véhicule pénétra dans une vaste cour de gravier. L'espace extérieur offrait une vue saisissante sur un immense loft vitré, dont la devanture, empreinte d'un modernisme audacieux, semblait être l’œuvre d’un architecte à l'excentricité assumée. Dans l'obscurité ambiante, Liv devina les reflets des multiples statues de marbre, harmonieusement assorties aux buissons taillés qui parsemaient la cour.
Invitée à entrer dans le Loft, elle s'accorda un instant pour admirer le séjour. La surface décloisonnée révélait un intérieur épuré de toute extravagance. La cuisine était séparée du salon par un bar de bois laqué, dont la fonction limitait les deux espaces de vie. Son sol, carrelé de motifs, tranchait avec le reste de la pièce au parquet boisé. Une longue table en bois massifs occupait le centre du salon, tandis qu'au fond, un divan de cuir en équerre encadrait une table basse et une vieille cheminée inactive. Des petits lustres alignés, suspendus à de longs câbles, descendaient élégamment du plafond. La hauteur sous voûte, vertigineuse, permettait à l'escalier de rejoindre une passerelle, qui semblait desservir plusieurs chambres à l’étage. Liv tourna sur elle-même, absorbant chaque détail des lieux.
-Vous ne vous sentez pas un peu seul dans un espace aussi vaste ? demanda-t-elle, intriguée.
-Plus maintenant, ajouta-t-il, en prenant soin de la découvrir de son manteau pour aller l'installer aux patères murales de l'entrée. Je vous en prie.
À son invitation, Liv s'installa sur le tabouret fixé au sol, en croisant les jambes. Pendant ce temps, Ryane se positionna de l'autre côté du coin cuisine.
-C'est magnifique ici, dit-elle, toujours sous le charme des lieux. Vous ne semblez manquer de rien.
-Oui, peut-être... En fait, je ne fais pas très attention à tout ça, avoua-t-il en débouchant une bouteille de vin.
Il mit à disposition deux grands verres sur le comptoir.
…C'est juste un appartement que j'ai reçu meublé. À vrai dire, je passe très peu de temps dans cette partie du loft.
Alors qu'il versait le liquide rougeâtre dans les verres, Liv l'observait attentivement. Elle se demandait s'il mesurait la chance de vivre dans pareil logement. Elle n'en avait pas l'impression. Leurs coupes résonnèrent de concert, dans un tintement cristallin, puis ils humectèrent leurs lèvres de ce breuvage savoureux.
-Délicieux, s'étonna-t-elle. Je n'en ai pas bu d'aussi bon depuis... eh bien, pour être franche, depuis toujours.
Ce constat rassura Ryane, pas totalement confiant quant au sommelier tremblotant qui lui avait remis la bouteille.
-Pour tout vous dire, je ne m'y connais pas beaucoup en vin. Je débute, mais on m'a bien conseillé.
Concentré sur sa préparation, il sortit un à un les ingrédients soigneusement conservés au frais pour l'occasion. Plus tôt, dans l'après-midi, la tournée des magasins lui avait permis de s'approvisionner en produits de luxe. Une démarche totalement inédite pour lui, accoutumé à consommer des rations de l'armée. Ryane coupa les ingrédients avec une délicatesse et une précision telle que Liv ne put s'empêcher de lui porter un regard admiratif.
-On dirait que vous avez fait ça toute votre vie, dit-elle, la main posée sur sa joue. Impressionnant.
-Vous savez, un couteau ou une arme, c'est la même chose. Une fois qu'on sait la manier, tout paraît simple. Mais ne soyez pas trop optimiste, je ne cuisine que très rarement, alors je ne garantis pas que vous soyez surprise bien longtemps. J'ai étudié la recette sur la toile, mais bon, j'espère un résultat convaincant.
La jeune femme apprécia sa franchise. L'intention exprimée à travers sa minutie et le soin apporté à une discipline manifestement peu familière prouvait toute son abnégation. Décidément, sa personnalité ne reflétait pas les calomnies portées à son encontre. Elle le trouvait charmant. Pour autant, leurs points de divergences étaient bien réels. Après avoir mélangé les différents ingrédients avec maestria, il entreprit de tout déverser dans un plat qu'il enfourna avec précaution. Une fois cette étape terminée, Ryane revint s'installer au comptoir, face à Liv, et lui resservit un verre. Perdue dans ses pensées, la jeune femme fut soudainement prise d'une sacrée descente, vidant son verre d’un trait.
-Vous avez soif ! remarqua-t-il en la fixant tendrement. C'est moi qui vous mets mal à l’aise ?
-Non... euh... oui, en fait, un peu, admit-elle en baissant les yeux. C'est juste que… c'est bizarre comme situation. Je me retrouve dans la demeure du général en chef de l'armée, ce qui va totalement à l’encontre de tous mes principes, et j'ai beau essayer de mettre tout ça de côté, je n'y parviens pas. Nous avons deux visions complètement opposées du monde, et, étant donné les propos que j'ai tenus la dernière fois, il me semble que votre devoir aurait été de me faire fusiller. Je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne l'avez pas fait.
-Vous savez que vous avez une fâcheuse manie de tout remettre au travail, répondit-il doucement, en approchant son visage du sien. Ce soir, et dans la vie de tous les jours, je ne suis pas le général en chef de l'Empire. Je suis simplement Ryane, une personne normale qui ne souhaite qu'une chose : apprendre à vous connaître.
Il chercha ses mots, puis continua.
…Je ne prétends pas détenir la science infuse, et vous connaissez assurément ce monde mieux que je ne le pourrai jamais. Si vous êtes en désaccord avec moi, c'est votre droit, et je souhaite que vous soyez libre en ma présence. Je refuse que vous jouiez un rôle ou que vous vous forciez à être quelqu’un que vous n'êtes pas.
Ryane planta ses yeux dans les siens, sa voix se faisant plus douce.
…Ça fait un moment que je vous observe, Liv. Vous êtes quelqu'un de bien, et si vos propos ne sont pas ceux du parfait citoyen, alors je m'en accommoderai. J’espérais juste que vous puissiez penser la même chose me concernant.
À cet instant, le poids pesant sur les épaules de la jeune femme s'envola définitivement. Son cœur s'étreignit et une étrange émotion l'envahit. Ryane disait vrai. Celle qui manquait jusqu'alors d'ouverture d'esprit, c'était elle. À trop exacerber leur différence, elle en avait oublié ce qui les rapprochait. Si le général de l'empire était capable d'empathie et de s'asseoir sur ses opinions, alors pourquoi pas elle ? Bien décidée à lui donner le change, un sourire radieux éclaira son visage. Elle leva son verre.
-À quoi trinquons-nous ? s'empressa-t-elle de demander en le toisant d'un regard nouveau.
-À cette soirée… et à votre indulgence envers mes qualités de cuistot, plaisanta-t-il, alors que les premières senteurs affluaient du four, envahissant la pièce de leurs arômes.
-En tout cas, ça sent vraiment bon ! Vous allez peut-être vous découvrir un nouveau talent, qui sait.
-Je crois que le talent, c'est simplement l'envie de bien faire quelque chose. Et je ne suis pas persuadé que cuisiner devienne une passion.
-Pourtant, vous aviez l'envie ce soir, rétorqua-t-elle malicieusement.
-Oui, c'est vrai. Il faut croire que j'avais dans l'idée de vous épater un peu....
-Ça, vous le saurez quand j'aurai goûté.
La confiance renouvelée transforma radicalement leurs rapports. Ainsi, l'ambiance s'était métamorphosée, propice à une discussion animée et ouverte, résiliant toute retenue. Ils échangèrent sans entrave, démunis de toutes pensées parasites de nature à les déstabiliser. Ryane savourait plus que jamais l'euphorie de ces échanges, entretenus par Liv, avec la même ferveur.
Le four annonça la fin de la cuisson. Optant tout d'abord pour la grande table du salon, elle lui suggéra un coin plus convivial. Le cuistot entreprit ainsi de déposer le plat fumant sur la petite table près de la cheminée, et ils s’installèrent confortablement sur le canapé. La jeune femme, accoutumée aux vieilles cheminées, raviva les braises d'un doigté expert. La pièce s’illumina d'une teinte tamisée, allant de pair avec leur intimité. Après avoir goûté la première cuillère sous l’œil inquiet de son initiateur, le verdict tomba.
-Je suis épaté, confirma-t-elle avec un plaisir non dissimulé. C'est... délicieux. Attendez... je confirme.
Elle reprit une deuxième bouchée.
...Hm, oui, vous êtes épatant.
Le compliment toucha Ryane au cœur. Ce dernier, peu confiant quant au résultat, n'en attendait pas tant, même s'il imaginait très mal une personne éduquée lui dire le contraire. En y gouttant à son tour, son visage se décomposa, et le sourire confiant qu'il affichait jusque-là s'effaça au profit d'une expression bien moins flatteuse.
-Mais c'est immonde, constata-t-il avec une amertume désarmante.
-Oui, je confirme, reprit-elle aussitôt en esquissant un sourire coupable. Et c'est bien peu de le dire.
-OK ! se résigna-t-il. Je vais commander.
Dès lors que les pizzas furent livrées, le repas reprit là où il s'était arrêté. Les ombres des flammes vacillantes, projetées sur les murs, dansaient au rythme de leur conversation animée. Les regards en biais trahissaient une attirance mutuelle, désormais difficile à dissimiler. Liv se confia sur sa vie, son enfance plutôt heureuse avant que tout ne bascule effroyablement avec l'arrivée de Wolfram et Hart, ce qui ne manqua pas d'attiser la curiosité du guerrier.
-Pourquoi détestez-vous à ce point l'Empire ? osa-t-il, espérant ne pas raviver de vieilles rancœurs.
Il fut très vite rassuré par le ton serein qu'elle employa pour lui répondre.
-Rappelez-vous le monde tel qu'il était avant, répondit-elle comme une évidence, ignorant qu'à cette époque, Ryane dormait dans un tombeau. Je ne dis pas que c'était parfait, bien sûr, ça ne l'était pas. Mais à cette époque, les gens avaient un avenir, des rêves plein la tête, des hobbies. Nous vivions dans une société qui avançait malgré les difficultés. Les gens rêvaient de faire des enfants, de les élever, de voyager. Ils se retrouvaient en famille et riaient. Ils travaillaient pour vivre.
Les mots de Liv résonnèrent, teintés de mélancolie.
…Aujourd’hui, avec l'avènement des déités, les gens n'ont plus le temps de vivre. Ils travaillent jour et nuit sans relâche, et même ainsi, ils crèvent de faim. Wolfram et Hart leur prend tout : leur liberté de conscience, leur parole, et même leur dignité. Sous prétexte de sécurité, ils nous ont privés de nos libertés fondamentales. Désormais, lorsque les citoyens ne sont plus en âge de travailler, on les laisse mourir sur le bas-côté.
Elle détourna brièvement le regard, comme si elle mesurait le poids de ses propres paroles.
…La liberté de conscience est bafouée. Plus personne n'ose exprimer ce qu’il ressent, sous peine de subir une potence exemplaire. Wolfram et Hart ont unifié le monde par la force. Ils nous ont fait découvrir que nous n'étions pas seuls : les démons, les vampires, toutes ces espèces vivantes parmi nous et que nous avons volontairement fait en sorte de ne pas voir. Mais pour quelle finalité, au juste ? Eux aussi sont devenus leurs esclaves.
Ryane demeura attentif au récit poignant de la jeune femme. Cette version différait de la sienne. Il s'était pourtant informé sur le monde d'avant en infiltrant la toile, mais aucune donnée ne faisait état de ce que Liv racontait. Son cerveau fut imprégné d'un tout autre discours, d'une tout autre réalité. Toutes les données stimulées dans son réseau dépeignaient ce monde comme un enfer avant que les trois Déités ne viennent le délivrer. C'était l'histoire officielle, celle martelée en tous lieux, jusque dans les écoles de l'empire, aussi se montra-t-il sceptique quant à la version de Liv. Cependant, lorsqu'il croisait son regard, il percevait l'évidence. Elle ne mentait pas. Le langage de son corps, ses yeux inclinés, sa voix claire et vibrante d'émotion, cette femme transpirait de sincérité.
...Le loup, le Cerf et le Bélier ont souhaité réunifier ce monde en imposant la terreur, mais la paix ne s'impose pas par la force. À quoi sert un monde unifié quand les citoyens vivent dans la peur et la souffrance. Mon père....
Lorsqu'elle mentionna cette période de sa vie, une profonde tristesse imprégna ses traits.
...Mon père était un homme bon, sans histoire. Il ne désirait qu’une chose : le bien de sa famille et pouvoir vivre tranquillement autour de ses vieilles babioles qu'il affectionnait tant. Il était déjà âgé quand la nouvelle politique a été instaurée. La charge de travail, les soucis… tout cela a eu raison de lui. Il est parti sans me voir grandir, et je sais que c'était son souhait le plus cher. Ma mère n'a pas vécu le changement. Elle nous avait quittés bien avant. La maladie a eu raison d'elle. Quelquefois, il m'arrive de penser que ce n'est pas un mal. Elle aura au moins échappé à ce monde de fou. Le monde d'avant était… différent. Enfin, il n'existe plus aujourd'hui. Je ne m'en rendais pas compte à l'époque de la chance que j'avais. Quand j'y repense, je souhaiterais retourner vingt ans en arrière.
À la mine renfermée de son interlocuteur, Liv sentit monter une point de culpabilité, craignant d’avoir quelque peu cassé l’ambiance.
...Je suis navré, dit-elle, d’une voix timide. C'est juste que cette période me rend nostalgique. Ça me fait souvent cet effet à l'approche de Noël.
-Noel ? répéta Ryane, visiblement perdu, n’ayant aucune idée de ce à quoi elle faisait allusion.
-Oui, Noël. Tu sais, le gros barbu qui donne des cadeaux aux enfants. Les anciennes religions n’existent plus, mais tu as bien dû le vivre toi aussi. Enfin, sauf si tu as grandi avec d’autres traditions. Mais à l'époque, Noël, c’était une fête que beaucoup célébraient, ou au moins, tout le monde savait qu’elle existait.
-Oui, bien sûr, Noël, répondit-il en feignant l'évidence, un sourire poli aux lèvres.
-Bref, assez parlé de moi, reprit-elle, changeant volontairement de sujet. J'aimerais savoir ce qui a mené un homme tel que toi à ce poste de général. J’imagine que tu n'as pas eu le parcours de monsieur tout le monde.
Elle ne croyait pas si bien dire. Ryane aurait pu inventer une histoire plausible, tissée de demi-vérités, mais la seule idée de lui mentir le débectait profondément. Finalement, il préféra botter en touche.
-Disons que… c'est compliqué.
-Quoi, c'est tout ? s'étonna-t-elle, en croisant les bras. Moi, je te raconte toute ma vie dans les moindres détails, et quand je te demande de me parler de la tienne, tu te contentes d’un ''c'est compliqué''.
Au fil de la soirée, sans qu'ils ne s'en rendent compte, le vouvoiement avait naturellement cédé la place au tutoiement.
-Promis, je te raconterais tout. Laisse-moi juste le temps.
Interprétant son refus comme une marque de pudeur, elle n'insista pas. La nuit résonna ainsi de leurs rires et de leurs échanges, jusqu'à ce qu'il la raccompagne chez elle.
***
Les jours suivants confirmèrent leur idylle naissante. Chaque soir, ils se retrouvaient pour partager des instants de complicité et resserrer leurs liens. À l'heure de se coucher, Ryane ne pensait qu'à Liv et Liv ne pensait qu'à Ryane, avec la hâte de se retrouver le lendemain. Le guerrier, usant de son réseau, l’emmena danser dans des lieux insolites, que lui-même découvrait pour le première fois. Ryane s’ouvrait à des idées nouvelles, des perspectives qu’il n’avait jamais envisagées. Pas de quoi remettre en cause son abnégation pour l'Empire, mais désormais ses certitudes le quittaient progressivement. Pris entre deux feux, il s’interrogeait : L’amour qu’il éprouvait pour cette femme, biaisait-il son jugement ? Ou, au contraire, l’aidait-il à percevoir une réalité qui lui avait jusque-là échappé ?
Chaque minute passée en compagnie de Liv œuvrait à son accomplissement. Elle était devenue aussi vitale que l'air qu'il respirait. Et pourtant, il n'osa jamais lui avouer ses sentiments. Sa façon de la regarder ne trompait pas, mais un problème fondamental demeurait : son passé. Comment pourrait-il entamer une relation basée sur un mensonge ?
Le temps ne jouait pas en sa faveur. Bientôt, il partirait pour le front, engagé dans une bataille qu'il mènerait, contrairement aux autres, sans la moindre envie. L’idée de s’éloigner de Liv lui déchirait les entrailles. Il redoutait plus que tout le moment, car il savait qu’elle manquerait à chaque instant de son existence. En proie à une remise en question permanente, il cherchait désespérément un sens à sa vie. Une bataille succédant inexorablement à une autre, et tout cela pour quelle finalité ? Liv ne l'avait pas brusqué, mais il savait qu’il ne pouvait plus lui cacher la vérité. Alors, à la veille de son départ, il l'invita à passer la soirée chez lui, sauf que cette fois, c’est elle qui se chargea du repas. La nuit fut témoin de leurs rires, de leur danse enamourée au coin du feu, jusqu'au moment opportun ou l'intime succéda à la frivolité.
-Tu veux bien ? murmura-t-il, en lui tendant la main. J'aimerais te montrer quelque chose.
Liv acquiesça, le cœur battant, et se laissa guider à l'étage. Leurs mains ne s’étaient effleurées que lors de leurs danses, alors qu'elle n'attendait que ça : qu'il soit entreprenant. Après avoir gravi l’escalier, ils s’arrêtèrent face à une porte imposante. Un mécanisme complexe, relié à un code, en sécurisait l’accès. Liv devina immédiatement que cette pièce revêtait d'une importance toute particulière. En franchissant le seuil, elle fut stupéfaite de reconnaître un terrain familier. La salle, en forme de dôme, regorgeait d'objets d'époque soigneusement disposés, dont la plupart provenaient de son échoppe. Chaque pièce trouvait sa place dans une organisation presque muséale, révélant un souci du détail, qui laissa Liv bouche bée. Toutes ces antiquités éveillèrent en elle un émerveillement profond, reflet d’un passé riche et précieux, aujourd’hui oublié du plus grand nombre.
-C'est magnifique, s’enthousiasma-t-elle, un sourire reconnaissant éclairant son visage. Ici, ces objets brillent d’un éclat qu’ils n’avaient pas dans mon petit magasin.
En croisant son regard, une lueur dans ses yeux la fit tressaillir. Il s'approcha lentement, ses traits empreints de gravité, et la fixa avec un telle intensité que le temps sembla suspendu.
-Tu te souviens, quand je t'ai dit que je te raconterai tout...
Elle ne trouva rien à répliquer. Une pression intense envahit sa poitrine, chaque battement de son cœur résonnant jusque dans ses tempes. Pourtant si proche, elle peinait à percevoir distinctement les mots qu’il employait. Toute son attention se fixait sur le mouvement de ses lèvres, lent, presque hypnotique. Des lèvres qu'elle désirait, plus que tout, embrasser.
...Ce que je m’apprête à te révéler va te paraître incensé, mais sache que je n'ai jamais été aussi sérieux de toute mon existence.
Plus que les battements de son cœur, tout son être vibrait dans la perspective d'une révélation qu'elle n'attendait plus.
...Je n'appartiens pas à cette époque, reprit-il après un silence lourd de tension. J'ai foulé cette terre parmi les premiers hommes. Il y a dix ans, on m’a ramené à la vie pour reprendre la tête de l’armée qui fut autrefois la mienne. Tout ça, pour terrasser un mal plus ancien.
Il inspira profondément avant de continuer.
…Je suis le premier tueur ayant foulé cette terre. En ces temps reculés, mon peuple était anéanti par les démons. Les trois Déités ont enfui en moi et en mes semblables, la puissance de l'une de ces abominations, pour que nous puissions vaincre nos ennemis. Mais nous avons été châtiés pour ça.
Son regard plongea dans celui de la jeune femme, cherchant un fragment d’acceptation dans son expression.
…Mes connaissances de ce monde nouveau se limitent à un réseau neuronal qu'on a implanté dans mon cerveau. Je n'ai jamais entendu parler de Noël. Je sais que c'est difficile à croire. Bien sûr, je ne t'en voudrais pas si tu me prenais pour un illuminé, mais je voulais à tout prix te dire la vérité, parce que...
Pendus à ses lèvres, les yeux de Liv brillaient.
...Enfin, il faut croire que j’ai encore quelques lacunes sur la façon d'exprimer mes sentiments.
Alors que la peur nouait son estomac, Ryane se laissa happer par ces grands yeux bleus, reflets d'un univers dans lequel il souhaitait se perdre à jamais. Leurs deux visages s'épousèrent succinctement, d'un tendre frôlement de lèvre. Liv ferma les yeux et colla son nez au sien en douce caresse, allant et venant tendrement avec la même lenteur, comme pour s'imprégner de sa peau. Ils laissèrent alors leurs désirs s'exprimer d'un langoureux baiser. Les mains de Ryane glissèrent sur ses hanches, redessinant chaque courbe que sa robe fine laissait deviner, avant de l’attirer contre lui dans une étreinte ferme et protectrice, comme s’il ne voulait jamais plus la laisser partir. Assoiffé du goût de ses lèvres, il caressa tendrement son visage et l'embrassa plus passionnément encore. Lentement, sans la quitter des yeux, il glissa une main à son épaule en décrochant timidement les bretelles de sa robe légère, jusqu'à libérer sa poitrine voluptueuse. Lui ne souhaitait pas la brusquer, mais elle demandait à ce qu'il aille encore plus loin.
Pour lui faire comprendre le message, elle glissa ses mains sur son torse musclé et lui dégrafa sa chemise. Leurs regard brûlants se croisèrent, et leurs désirs, jusqu’alors contenus, s’embrasèrent. Chaque geste, chaque souffle amplifiait l’éveil de leur sens, attisant une étreinte plus fusionnelle à chaque instant. Leurs peaux frissonnaient sous leurs caresses mutuelles, en même temps que leurs corps s’animaient d’un frémissement incontrôlable. Avec une douceur infinie, il l'allongea au sol, déposant des baisers le long de son cou, avant de descendre lentement. Sa bouche effleura sa poitrine, glissa au creux de son nombril, puis plus bas encore, faisant naître en elle des frissons de plaisir irrésistibles. Liv laissa échapper un gémissement qu'elle tenta d’étouffer en mordant ses lèvres. Elle ne voulait pas que cela cesse, et lui, déchiffrant ses moindres réactions, continua sans relâche, jusqu'à ce qu’un cri d'extase franchisse ses lèvres, et résonne dans l’espace confiné, incapable d’en contenir l’écho. Les courbes divines de ce corps voluptueux faisaient monter en lui un feu ardent, un brasier que rien ne semblait pouvoir apaiser.
D'un regard insatiable, elle le conjura silencieusement d'assouvir cette pulsion irrépressible qui les consumait. Il mêla son corps au sien, lentement d'abord, pour ne pas la faire souffrir. Puis, par petits mouvements du bassin, il imposa un rythme sans cesse grandissant, à mesure que les gémissements de plaisirs, saccadés, devenaient de plus en plus convoités. Leurs soupirs se heurtèrent, s’entremêlèrent et s'accordèrent d'une seule tonalité. C’est lors que leur jouissance, puissante et harmonieuse, de l'ordre des mortels, s'envola pour rejoindre l'indicible félicité divine de cet Alléluia orgueilleux. La cadence s'accéléra jusqu'au frémissement final ou la passion orgasmique ébranla leurs entrailles et pénétra leur chair aux abois, dans un ultime et profond soupir. Quand le calme revint, leurs lèvres continuèrent de se chercher, comme pour ancrer ce merveilleux moment dans un goût d'éternité.