Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 8 : LE PÉCHÉ ORIGINEL

10860 mots, Catégorie: G

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                              Chapitre 8 LE PÉCHÉ ORIGINEL

 

Ce dimanche, alors que la noirceur profonde de la nuit révélait les luminaires des ruelles, une ribambelle de citoyens marchait en direction de l'église située au 8 Soho Square. L'édifice, austère et imposant, ouvrait ses portes chaque week-end aux âmes esseulées. Ses prêcheurs promettaient une écoute attentive et la résolution de leurs tourments par la prière. La mainmise des trois Déités sur tous les aspects de la société avait engendré un bouleversement sans précédent. Toutes les anciennes croyances furent bannies et les édifices religieux furent drainés de leur substance originelle pour se voir doter de nouveaux symboles. Désormais, sur chaque façade sacrée, on pouvait distinguer le signe gravé des trois. Le terme communément admis par les penseurs du ministère du Savoir, pour nommer la politique actuelle, était ''l'illumination''. L'idée phare ? Faire table rase du passé pour bâtir le monde d'aujourd'hui, bannir le mensonge pour que la vérité éclate en pleine lumière.

 

Ainsi, cette ancienne église protestante française, fondée en 1550, devint tout naturellement la maison de Wolfram et Hart, seules divinités reconnues et autorisées à ce jour. Les inconscients prêchant les anciennes croyances se faisaient pourchassés, châtiés et exécutés pour acte d'hérésie. En conséquence, tous les habitants, sans exception, vivaient sous le joug d’une même doctrine unifiée. Les médias, pour banaliser ces atrocités, justifiaient ses exécutions sommaires de par le constat avéré, factuel et réel, de la présence des Dieux sur terre. Aucune justification légitime ne permettait de contester l'évidence, chose dont ne pouvaient se targuer les anciennes religions, bâties essentiellement sur des ''rumeurs'' et croyances ''infondées''.

 

L’imposant édifice, entièrement construit de briques brunes, dénotait fortement avec son environnement proche. Niché entre deux bâtiments d’habitation à l'allure morne, il élevait ses hauteurs sur quatre étages. Sa façade, richement ornée d'une multitude de fenêtres, accueillait à son sommet, une imposante toiture pyramidale. Telle une perle dans l'océan, le bâtiment avait pour lui d'apporter sa magnifique présence dans une rue qui, sans cela, aurait pâti d’une extrême banalité.

 

Le vent glacial annonçait l'approche imminente de l'hiver. Pourtant, les deux gardiens postés à l'entrée semblaient imperméables au froid, malgré leur tenue légère. Le sourire aux lèvres, ils accueillaient les nouveaux arrivants, essentiellement des humains, dont les visages portaient les stigmates d'une misère exclusive à leur condition. Les autres créatures, démons ou hybrides, fréquentaient leurs propres lieux de culte, et ne se mélangeaient pas, à quelques exceptions près. Chaque race se côtoyait, mais de loin, et souvent au prix d'une retenue forcée. Décrié dans la presse comme une grande réussite d'intégration inter espèce, les faits s'avéraient en substance bien moins reluisants.

 

Les portiers l'ignoraient, mais ils se trouvaient dans la ligne de mire d'un œil qui les observait depuis un certain temps. La lunette de visée, postée en hauteur sur le bâtiment d'en face, les ciblait tour à tour. Lara, prédatrice aux aguets, s'était dissimulée dans une chambre plongée dans l'obscurité la plus totale. Pliant un genou à terre, elle tenait fermement son arme, concentrée. Son souffle était régulier, maîtrisé, tandis que ses doigts effleuraient la détente avec une précision méticuleuse. À ses côtés, Chris observait de ses jumelles, la rue en contre bas. Sur le mur décrépi, l'horloge indiquait 22h00, et les derniers arrivants se présentaient au compte-gouttes.

 

-Bon sang, grelotta Chris. Il fait un froid de canard, et ça fait deux heures qu'on est là. J'ai hâte de passer à l'action.

 

-La patience est mère de sûreté, murmura Lara, sans dévier son regard du viseur.

 

-Quand t'es concentrée, tu deviens philosophe. C'est bon à savoir.

 

Elle ne releva pas ce commentaire et resta plongée dans sa bulle. Lorsqu'elle visait une cible, sa concentration se devait d'être à son paroxysme, aussi se mettait-elle dans un état où rien n’existait autour, en dehors de sa proie. Chris changea son fusil d'épaule en déclenchant son oreillette.

 

-Chris pour Chiara, est-ce que ce tu me reçois ? Je répète Chris pour Chiara, tu me reçois ?

 

La réponse, provenant d'une ruelle adjacente, fut immédiate.

 

-Chiara, j’écoute.

 

-C'est le moment d'entrer en scène ! Je ne pense pas qu'ils attendent plus de monde pour ce soir.

 

-Bien reçu !

 

Les cheveux volontairement relâchés pour mieux dissimuler son oreillette, la jeune femme, vêtue d'un fin trench-coat refermé à sa taille par une ceinture en forme de gros nœud, arpentait la ruelle principale. Chargée d'infiltrer l'église de l'intérieur, elle se précipita au-devant des gardiens à la mine blaff-arde, signe de vampirisme exacerbé qu'elle décela sur le fait. Son cœur battait toujours un peu la chamade lorsqu'elle jouait la comédie. N'étant pas très bonne actrice, elle redoutait constamment de se faire remarquer. Crainte inutile, puisque son rôle consistait à incarner une âme esseulée, en quête d'espoir, ce qui, dans cette ville, tenait de la norme. Une légère appréhension suivie d'un regard au coin, puis elle pénétra dans la grande bâtisse. Sa première tâche désormais accomplie, elle expira un léger soupir de soulagement.

 

L'intérieur de l’église se révélait somme toute assez conventionnel. Des rangées de bancs où siégeaient les nouveaux arrivants occupaient l'espace, avec pour ligne de mire, la large estrade sur laquelle les prêcheurs avaient pour habitude de tenir leurs discours. À cet instant, elle restait vide. Deux colonnes de piliers robustes soutenaient la structure en arc de voûte, conférant au lieu, une impression de grandeur austère. Plus haut, une étroite passerelle encerclait l’ensemble du périmètre, fournissant un accès direct aux majestueux vitraux. Ces derniers, véritables chefs-d’œuvre, projetaient en journée, une source naturelle de lumière. Mais en cette nuit sombre, un autre type de magie lumineuse prit le relais. À l’intérieur, de magnifiques chandeliers ardents peignaient les briques blanches d'un reflet d'or sur l'ensemble des cloisons.

 

La première réaction de Chiara, en foulant le parquet boisé, consista à s'imprégner de la sérénité et du mysticisme contenus entre ces murs. Et puis, à mesure qu'elle se rapprochait des autres invités, une sensation moins accommodante vint la submerger sans qu'elle ne puisse en déceler la provenance. À l'odeur envoûtante d'encens brûlée venait s’ajouter une autre fragrance, subtile mais distincte : celle du sang. Ce détail, imperceptible pour les non-initiés, s’imposait comme une évidence pour la jeune femme. Takeshi et son flair d'homme-loup auraient eu tôt fait de le confirmer s'il était présent, hélas le vieux avait d'autres obligations.

 

Chiara s'installa au fond de la salle. Une rapide inspection d'ensemble suffit à corroborer ses craintes. Des miséreux sans famille et sans espoir, des âmes perdues qui ne manqueraient à personne et qui n'éveilleraient aucun soupçon, pas même ceux de leurs propres voisins. C'était ainsi que les gens vivaient. Trop occupés à travailler et à subvenir à leurs besoins pour s'inquiéter des âmes en perdition gisant sous leur nez. Diviser pour mieux régner prenait tout son sens quand la peur instaurée chaque jour par des règlements stricts et une surveillance de chaque instant anéantissait tout élan de solidarité possible. Chiara percevait cette douleur sourde, ainsi que l'infime espoir que leurs présences en ces lieux suscitaient. Bien décidée à punir les responsables de cette trahison, la jeune femme s'en faisait une affaire personnelle.

 

-Tout est en place, murmura-t-elle au micro dissimulé dans le col de son trench-coat.

 

Chris reçut l'information, toujours accompagné de Lara qui persistait à maintenir les deux vampires dans son viseur. Après avoir refermé la grande porte derrière le passage de Chiara, les deux gardiens reprirent leur rôle de sentinelle devant l'édifice. La cérémonie semblait sur le point de débuter.

 

-Reste vigilant, Takeshi, conseilla Chris. La fête ne va pas tarder à commencer.

 

-Ouais, t'inquiètes pas pour moi...

 

Le vieil inspecteur, posté derrière l'enceinte de l'église, montait la garde au cas où il y aurait du passage.

 

...J'imagine que j'ai le temps de m'en griller une...

 

*

 

L'arrière-cour, quadrillée par les immeubles environnants, se trouvait accessible à la condition d'emprunter une étroite allée, privilégiant de fait une zone préservée du plus grand nombre. Souvent, les gens passaient à côté des immeubles sans y déceler la partie cachée du décor. En l’occurrence, ils ne rataient pas grand-chose, puisque n'ayant pas subi de ravalement, la basilique avait préservé son état d’origine, ce qui ne la différenciait pas des milliers d'autres disséminées à travers l’Europe. Enchevêtrées à l'arrière du chœur, trois petites chapelles de formes circulaires entouraient l'abside de l'église.

 

Takeshi se saisit d'une cigarette, la coinça au coin de ses lèvres, puis sortit un briquet de son long imperméable de détective passé de mode. Le vieux appartenait à un autre temps et ses tenues montraient un attachement certain pour une époque révolue. Ses camarades lui firent souvent la remarque, mais il ne s'en offusquait pas outre mesure. Lui-même se considérait comme un dinosaure, totalement déconnecté de la nouvelle génération. Une étincelle, puis une multitude suivirent sans ne jamais se transformer en flamme tant désirée.

 

-Et merde, ragea-t-il en renonçant à son projet, tandis que son odorat était accaparé par un parfum qu'il reconnaîtrait entre mille.

 

Il cracha la cigarette qui pendait à ses lèvres et se concentra sur la provenance de cette odeur cuivrée envahissant désagréablement ses narines. Malgré la distance le séparant de la bâtisse, puisqu'il se positionnait derrière un muret donnant accès à l'arrière court, son flair d'hybride se voulait sans équivoque : l’odeur provenait de l'église.

 

…Cet endroit pue la mort, annonça Takeshi à son oreillette, d’une voix grave et tendue. Quoiqu'il se passe là-dedans, ça doit pas être du joli.

 

-On ne tardera pas à en avoir le cœur net, répondit Chris, le ton neutre mais attentif.

 

Ce dernier décela dans la voix de son partenaire un ton familier qui ne présageait rien de bon.

 

...Surtout, quoi qu'il te traverse à l'esprit, tu restes en position.

 

Un sourire en biais étira les lèvres du vieil inspecteur.

 

-Tu sais ce que j'ai pour habitude de dire dans ces cas-là.

 

-Non ! Non ! Non ! réfuta Chris en haussant le ton. C'est un ordre, tu m’entends ? Tu restes à ta place. Ce n'est pas le moment de faire ta tête de mule.

 

-Un inspecteur qui se respecte se doit d'inspecter, déclara Takeshi avant de couper volontairement la liaison.

 

-Non ! tu restes...

 

Le son strident du micro hurla dans l'oreillette de Chris qui entra dans une colère noire.

 

...Et merde ! cria-t-il de dépit en provoquant l’intérêt de Lara. Il est en roue libre.

 

-Qu'est-ce qu'on fait ? On ne peut pas le laisser seul.

 

Chris cogita dans le but de trouver une solution, mais il se résigna bien vite.

 

-On ne va pas avoir le choix. On doit attendre l'alerte de Chiara ou tout risque de tomber à l'eau. Bordel… espèce de vieux schnock.

 

Takeshi se délesta de son imperméable, et entreprit d'escalader le muret de briques érodées par les intempéries successives. Dans sa prime jeunesse, franchir un tel obstacle n’était qu’un jeu d'enfant. Mais en prenant de l'âge, cette petite paroi arborait des allures de rempart infranchissable. Il en fallait néanmoins bien plus pour entraver sa volonté. Le vieil homme s'agrippa comme un forcené au sommet du muret, et parvint à placer une jambe par-dessus. Le reste du corps suivit et il se réceptionna tant bien que mal, de l'autre côté, les pieds ancrés sur une terre endurcie par le froid. Takeshi saisit son Beretta, solidement sanglé à sa poitrine, et vérifia d’un regard attentif que le chemin était dégagé. Rassuré, il s'avança prudemment en direction de la petite chapelle. Il prêta l'oreille derrière la vieille porte délabrée, sans relever la moindre sonorité suspecte. Une légère pression sur la poignée stimula son exaspération.

 

-Bon sang, faut toujours qu'elles soient verrouillées.

 

Ne souhaitant pas attirer l'attention, le vieux se sortit l'idée de la tête de défoncer l'entrée à coup de pied. Loin d'être un adepte de la technique du crochetage de serrure, jugée peu fiable de par son expérience, il opta pour un compromis en forçant la vieille poignée d'un mouvement brusque et vif. Un léger craquement se fit assez audible pour susciter chez lui une légère inquiétude. Rassuré par l'absence de réaction, il pénétra dans l'enceinte de la bâtisse, en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui. Une porte entrouverte aurait inévitablement éveillé quelques soupçons.

 

La petite pièce arrondie donnait sur un étroit corridor. Ce passage direct au chœur de l'église desservait sur sa gauche, un vieil escalier en colimaçon menant à l'étage inférieur. Takeshi en était persuadé : la puanteur exhalait des souterrains. Alors qu'il s’apprêtait à y descendre, des bruits de pas remontant des profondeurs, vinrent déjouer ses plans. Le cœur battant, il se colla à la cloison en espérant que les arrivants n’empruntent pas la petite chapelle dans laquelle il venait de s'introduire. Takeshi arma doucement le chien de son Beretta, prêt à en user si toutefois sa vie s'en trouvait menacée. Il n'en fit rien. Les étrangers arpentèrent le couloir menant directement au chœur de l'église. La sueur ruisselante sur son front lui rappelait à quel point il jouait avec le feu. Chris avait été de bon conseil, mais ce n'était pas à son âge qu'il allait se refaire. Quelquefois, le risque en valait la peine. Jetant un regard furtif sur les arrivants, il les entraperçut de dos. Au nombre de quatre, ces derniers portaient sur eux des toges noires à capuches, leur donnant de faux airs de prêtres lugubres. Une tenue qui, en ces lieux, lui semblait de circonstances.

 

Après leur passage, Takeshi se décida à emprunter l'escalier en colimaçon. À mesure qu’il descendait, l'odeur de sang s’intensifiait, s’infiltrant dans ses narines avec une telle violence qu’elle lui piquait au nez. Signe qu'il interpréta comme de bien mauvais augures. Ses jambes lui parurent plus lourdes que d'habitude, et son âge n'en justifiait pas la cause. Avide d'en découvrir la raison, l'envie s'estompa légèrement alors qu'il approchait du but. L'humidité accentuait son mal être tandis que sa respiration devenait de plus en plus laborieuse. Il s'arrêta un instant, au milieu des marches, pour inhaler à pleins poumons cet air vicié. Sa condition d'homme-loup lui permettait de percevoir fébrilement les signes distinctifs de magie lorsqu'il s'y trouvait à proximité. Et cet endroit en était imprégné. L'intuition qu'un mal profond hantait les souterrains ne le quittait pas. Parvenu à destination, il constata avec effroi toute l'étendue de la surface cachée en dessous.

 

La crypte, mal éclairée, conservait un aspect brut et troglodyte, comme si le lieu avait été sculpté à même la roche et abandonné depuis des siècles. Des chandeliers, disposés de manière chaotique, ne permettaient pas de distinguer clairement la nature des masses sombres entretenues au centre de la pièce. La topographie accentuait de fait sa prudence. D’innombrables piliers sous voûte parsemaient les lieux, et il ferait une cible idéale pour un guet-apens. Afin de se prémunir contre toute attaque, il inspecta le moindre recoin, l'arme en évidence, sans perdre de vue les formes indistinctes qui suscitaient son intérêt. Petit à petit, l'amas abstrait se révéla, et ce qui apparut sous ses yeux lui fit baisser sa garde de stupéfaction.

 

Il découvrit une dizaine de cuves disposées en cercle autour d'une autre bien plus imposante, chacune reliée à cette dernière par un mécanisme de tuyaux à la teinte écarlate. Un frisson d'effroi lui parcourut l’échine. La cuve centrale, massive et ouverte, ressemblait à un gigantesque tombeau, saturé de litres de sang. Les effluves émanant du sarcophage rejetaient une odeur putride, si bien qu'il fut épris d'un haut de cœur, et dû se plier en quatre pour ne pas dégobiller. Lorsqu'il recula pour se libérer de cette odeur insoutenable, son regard fut attiré par un étrange symbole gravé sur le tombeau. L'esprit embrumé, le vieil inspecteur peinait à ne serait-ce qu'émettre une seule pensée cohérente. Son instinct de survie lui dictait expressément de détaler, mais son cœur de flic suggérait l'inverse. De la vieille école, Takeshi n'avait jamais fui devant le danger, ce qui eut causé par le passé quelques sueurs froides à ses coéquipiers.

 

L’émetteur. Il venait d'y penser. Il lui suffirait de l'activer pour prévenir Chris et les autres. En possession de la preuve, l'assaut pourra être donné. Mais une preuve de quoi, au juste ? C'est alors que, comme à son habitude, le vieil inspecteur réorganisa les indices dans son esprit. Les éléments, épars mais liés, formaient enfin un tout cohérent. Il venait de tout comprendre.

 

Les cuves à taille humaine, disposées autour de la sépulture centrale, servaient à y allonger les victimes. Leur sang était drainé lentement, acheminé par perfusion jusqu’au tombeau principal via ce réseau de tuyaux écarlates. En inspectant l’une des cuves massées, son regard fut accaparé par un détail. En dessous du lit de mort, se trouvait un interrupteur qu'il actionna dans la foulée. Aussitôt, un mécanisme s'enclencha, rabattant sur toute la longueur des aiguilles à perfusion qui claquèrent contre la ferraille. Si un corps avait été entreposé dessus, il aurait été transpercé de toutes parts. Le sang affluerait alors dans les tuyaux, offrant à la victime une mort lente et douloureuse.

 

Takeshi repensait aux cadavres immergés dans l'étang de Hyde Park. Les pièces du puzzle s’assemblaient enfin. Il demeurait toutefois une inconnue dans l'équation. Ce mystérieux tombeau où se déversait tout le liquide écarlate. Cette terrible sensation en descendant les marches, l'abondance d'énergie négative : tout provenait de cette sépulture. Il en était convaincu, cette affaire empestait le rituel mystique à plein nez. Un phénomène de résurrection, sans doute. Depuis le début, son intuition ne l’avait pas trompé. La secte, l'église, les crimes, le Polgara… tout prenait sens.

 

Lorsqu'il plongeait dans cet état de réflexion avancé, l'ex-inspecteur avait tendance à relâcher sa vigilance. Un bruit suspect le sortit de sa léthargie. Instantanément, il pointa son arme dans la direction du son. Son sang ne fit qu'un tour, et une sueur froide commença à perler sur son front. Takeshi le savait mieux que quiconque : dans cette position, il était vulnérable. La menace pouvait survenir à tout moment et de n’importe quel côté.

 

Alors qu'il pointa son Beretta sur le pilier d’en face, un bruit de pas se fit entendre dans la direction opposée. Il pivota aussitôt, mais le bruit s'estompa pour mieux resurgir sur sa gauche. Plus de place aux doutes : il n'était pas seul, et à en juger par les différents échos, ils ne l'étaient pas non plus. Takeshi avait l'impression qu'on cherchait à le rendre fou. Désormais, il ne lui fallait plus réfléchir, mais agir au bon moment et tirer. Il avait bien pensé à sprinter jusqu'à la sortie, mais atteindre l'escalier s'avérait périlleux. Dans sa course, le risque de se faire happer par n'importe quel ennemi dissimulé derrière un pilier était trop grand. Les colonnes marbrées représentaient une menace, aussi, prit-il soin de s'en tenir éloigné un maximum.

 

Un murmure au loin détourna son attention, juste assez pour qu'il sente une ombre furtive se glisser dans son dos. À peine le temps de se retourner, qu'une étreinte puissante lui enserra la gorge et le souleva du sol. Takeshi se débattit de toutes ses forces, ses jambes cherchant désespérément un appui inexistant. Mais plus il luttait, plus la poigne ferme resserra son emprise, écrasant son souffle et annihilant toute volonté de révolte. Ses forces le quittèrent, lentement, sans qu'il ne puisse esquisser le moindre geste. L’agresseur qui le maintenait hors sol, le rabaissa à hauteur de son visage. C'est alors qu'elle apparut distinctement, dans la lumière tremblotante des chandeliers. Une femme, chétive en apparence. Ses yeux exorbités, presque hypnotiques se révélaient d'un vert globuleux. Sa stature était si frêle qu'elle semblait atteinte d’anorexie. Pour autant, la puissance et la folie émanant de sa personne la rendaient plus dangereuse que n'importe quel prédateur.

 

-Alors comme ça, le petit chien s'est perdu dans le terrier du loup.

 

D'un geste brutal, elle le propulsa contre un pilier qu'il percuta de toute sa masse. Le vieux fut sonné, mais au moins, il se trouvait libéré de l'étreinte étouffante, potentiellement mortelle si d'aventure elle s'était prolongée. Son Beretta toujours en main, il leva l’arme avec une détermination froide, le canon pointé sur son agresseur.

 

-Dans cette histoire, petite salope, c'est moi le loup, grogna-t-il, la voix rauque et menaçante, avant d'appuyer sur la gâchette.

 

Le recul du pistolet fit trembler son poignet, tandis qu’un morceau du pilier éclata en lambeau. À peine eut-il esquissé un clignement de cil, que sa cible se déroba à son regard. L'arme de Takeshi n'était pas ordinaire. Son Beretta contenait des munitions auto-inflammables, fatales pour les vampires et autres démons, à condition de viser la zone sensible. Au moins, il gardait toujours cet atout dans sa manche. Alors qu'il s'approcha lentement du pilier brisé, un cliquetis le rappela à son inattention, et un coup puissant à l'estomac le fit vaciller. Une giclée de sang s'extirpa de ses lèvres. Malgré la douleur, l’instinct reprit le dessus. Percevant un mouvement dans son champ de vision, Takeshi appuya sur la détente. La balle fusa et se logea dans le crâne du démon qui s'écroula, inerte et sans vie.

 

Tenant à peine sur ses deux jambes, le vieux apparaissait exténué. Le coup encaissé à l'estomac avait provoqué des dommages internes allant de pair avec une douleur épouvantable. Le vieil inspecteur s'adossa difficilement à un pilier pour éviter de s’écrouler. Son arme tremblante était toujours maintenue devant lui, alors que sa main libre pressait son bas-ventre dans une vaine tentative d’apaiser sa souffrance. Sa situation semblait désespérée. Son chargeur ne contenait plus que cinq balles, et dépourvu d’énergie pour tenter une embardée solitaire, les perspectives de survie s'annonçaient minces. Plusieurs coups de feu retentirent, éliminant tour à tour divers démons avec précision, jusqu’à ce que le cliquetis sec de la gâchette annonce la fin de sa résistance farouche. Résigné, Takeshi se débarrassa de son arme de poing.

 

C'est alors qu'elle réapparut dans sa robe de dentelle rouge, annonciatrice de la mort. À ses côtés marchaient vampires et démons. La distance qu'ils maintenaient respectueusement vis-à-vis d'elle ne souffrait d'aucun sous-entendu. Ce petit brin de femme était leur cheffe. Elle s'approcha de sa démarche ensorcelante, comme si elle dansait en se déplaçant.

 

-Le petit chien a fini de courir, dit-elle d’une voie amusée, teintée de folie. Maman n'est pas contente. Tu n'as pas été un gentil petit toutou. Tu as mordu mes jouets. Tu mérites une punition.

 

Le ton employé, faussement enfantin, donnait à Takeshi l'étrange impression de se trouver nez à nez avec une gamine capricieuse. Alors qu'elle s'inclina pour épouser sa hauteur, l'inspecteur ne put s’empêcher de décocher un sourire.

 

-Tu sais, les psys, c'est pas ce qui manque dans cette foutue ville. Quoique pour toi, j'ai l'impression qu'il n'y a plus rien à …

 

Pas le temps de déballer son ressentiment, qu'il se retrouva, une fois de plus, saisi à la gorge.

 

-Le chien ne doit pas aboyer, murmura-t-elle à son oreille, sa voix douce s’insinuant comme un venin.

 

D'un geste vif, elle empoigna ses cheveux et les tira en arrière. Sans la moindre retenue, elle approcha lentement son visage du sien, laissant sa langue glisser sensuellement le long de son cou.

 

... Papa ne veut pas de toi. Il dit que ton sang n'est pas pur… mais moi, je le trouve …

 

Sous les lueurs vacillantes, son visage se métamorphosa en celui d'un suceur de sang.

 

...Appétissant.

 

Takeshi sentit les crocs acérés de la vampire s'enfoncer profondément dans sa gorge. Il tenta désespérément de se dégager, mais plus il essayait, plus la mâchoire se refermait sur sa chair ensanglantée. Le peu d’énergie restant s'évanouissait, à mesure qu'elle drainait son sang. Chaque succion provoquait chez lui une douleur aiguë, jusqu'à ce qu'il ne ressente rien d'autre qu'un mal de crâne carabiné. Ses tempes tambourinaient au rythme d'une bombe à retardement sur le point d'exploser. Sa vision se brouilla. Les contours de la pièce se dissolvaient dans une masse indistincte. Lentement, il sentit son esprit dériver, s’éloigner, glisser vers l’obscurité. Et puis, un coup de feu retentit. Une détonation brutale, résonnant comme une bouée de sauvetage dans l’océan de son inconscience.

 

**

 

Chiara avait visé l'épaule. Son apparition dans les sous-sols ne tenait pas du hasard. La jeune femme, prévenue par Chris de la présence de Takeshi dans le bâtiment, s'était dérobée à la foule, trouvant refuge dans un recoin sombre avant l'arrivée des quatre prêtres au cœur de l'église. Elle s'était débarrassée de son trench-coat au profit d'une tenue de combat moulante à laquelle étaient harnachés ses armes de prédilection : une épée accrochée dans son dos, deux Sigs à la ceinture, ainsi qu'un pieu soigneusement rangé à portée de main. En déambulant dans les catacombes, elle fut horrifiée de constater son coéquipier en si fâcheuse posture. Elle n'avait pas réfléchi aux conséquences. Son bras s'était levé par réflexe et elle avait tiré. Hélas, le point d'impact divergea de son intention première. Ses côtes encore fragiles, souvenirs d’une convalescence inachevée, venaient de trahir sa précision. Chiara n'eut pas le temps de s'inquiéter du sort de son partenaire, que déjà, les acolytes de la vampire se ruèrent sur elle.

 

-Attrapez-la, ordonna rageusement la cheffe à ses sous-fifres. Je la veux vivante, qu'elle souffre. Elle fera un en-cas de choix pour le maître.

 

N'entendant pas se faire capturer, la jeune femme plongea habilement sur le côté en arrosant ses assaillants de tirs frénétiques. Ses balles, plus dispersées que précises, firent mouche sur quelques cibles, mais aucune des blessures infligées ne s'avéra léthale. La garde rapprochée de la vampire ne fut pas recrutée au hasard. Chaque membre avait pour point commun d'être un véritable colosse, à l'exception du vampire à lunette resté en retrait.

 

Se réceptionnant avec souplesse sur le sol terreux, Chiara s'adossa à un pilier pour reprendre son souffle. Alors qu'elle se tenait les côtes, une grimace déforma son visage. En temps normal, ce genre de pirouette relevait d'une simple formalité, mais son état l'empêchait de se mouvoir comme elle l'entendait. Loin de se laisser abattre, elle inspecta la zone d'un rapide coup d’œil avant de se rétracter. Son champ de vision identifia un Kulak, démon à la peau jaune orné d’une crête de coq, un Lagos aux dents acérées et aux cornes recourbées, un Hellion aux oreilles pointues et à la peau scarifiée, ainsi qu'un vampire aux muscles saillants coiffé d'un chapeau de cow-boy se faisant appeler Kyle.

 

Le démon Hellion l'avait nommé ainsi en lui ordonnant de la prendre à revers, chose que le vampire fit sans broncher. Mauvaise pioche pour Kyle qui, d'un pieu en plein cœur, disparut en une volée de cendres. Sa réaction ne fut pas un cri de souffrance, mais un simple « merde » s'échappant de ses lèvres en guise de dernière parole. L'attaque dévastatrice de Chiara eut pour conséquence de dévoiler sa position. Le démon Kulak fit jaillir deux lames de ses avant-bras, puis les projeta à la manière d'un lanceur de couteau. Les deux protubérances frôlèrent ses cheveux fins avant de percuter et fissurer le pilier à l'impact. Par un réflexe salvateur, la jeune surdouée avait décalé sa tête d'un millimètre, échappant de peu au couperet.

 

Sans attendre, elle roula sur le côté et se réfugia derrière un autre pilier. Devinant le Kulak s'engouffrer dans son dos, elle balança sa jambe en grand écart latéral. La pointe de sa botte alla percuter la fonte nasale du démon qui explosa en gerbe de sang à la collision. Totalement déstabilisé, le démon à la crête de coq n'eut pas le temps de reprendre ses esprits que sa tête roula en rebonds incertains sur le sol, tandis que son corps, pris de spasmes, s'effondra de toute sa masse sur la surface terreuse. Chiara, épée en main, avait les semelles immergées dans une mare sanguinolente. Elle venait de se débarrasser de deux adversaires coriaces, mais il en restait un troisième. Le Lagos la chargea avec véhémence. Prise par surprise, son corps désarticulé tournoya dans l'espace avant de heurter de plein fouet une masse solide et anguleuse. Après cela, ce fut le trou noir.

 

Lorsque la vampire s'approcha de la belle endormie, un détail attira son attention : une petite lumière rouge, clignotant faiblement au creux de son oreille. Un émetteur. L'alerte avait été lancée, et ce depuis un certain temps maintenant. Le grabuge aux étages supérieurs en témoignait.

 

-Je n'aime pas du tout ça, déplora la vampire vêtue de rouge, en posant délicatement une main glaciale sur l'épaule de son acolyte à lunettes. Le petit déjeuner aurait déjà dû être servi. Archeus ne sera pas content quand il renaîtra si le sang des petites brebis égarées venait à manquer. D'autres petits chiens se baladent dans la bergerie. Il faut faire vite ou ils vont tout faire échouer. Prends la jolie princesse, on va commencer par elle. Opère le rituel.

 

Le gringalet, visiblement nerveux, recula d’un pas, balbutiant une objection.

 

-Mais… nous ne sommes pas prêts, osa-t-il, les mains tremblantes. Il faudrait au bas mot un mois de plus pour parfaire les préparatifs de la résurrection.

 

-Nous venons d'être percés à jour. Ce temps, nous ne l'avons pas. Fais ce que je te dis. Maman n'aime pas se répéter.

 

Le Hellion et le Lagos, sommés de retenir les envahisseurs à l'étage, se précipitèrent vers l'escalier. Le vampire à lunettes ne semblait pas approuver les ordres, mais un regard appuyé eut tôt fait de lui remettre les idées en place. Conscient de ses limites physiques, le vampire maigrelet, à la calvitie prononcée, ne tenta pas de soulever Chiara pour la porter. Au lieu de cela, il la traîna sur le sol et l'allongea avec peine dans l'un des brancards dispersés autour du tombeau central.

 

 

***

 

-Quelques minutes plus tôt-

 

Chris venait de contacter Chiara afin qu'elle garde un œil sur Takeshi. Le plan avait changé. La jeune femme, dont le rôle initial prévoyait d'infiltrer le groupe pour pouvoir les alerter en cas de flagrant délit, avait dû s'adapter aux circonstances. Dans le bâtiment en face de l'église, Lara restait sur le qui-vive, tenant toujours en joue les deux vampires exposés devant la grande porte voûtée. Quand l'alerte fut confirmée, Chris lui donna le feu vert, avant de dévaler l'escalier à toute berzingue, armée de son fusil d’assaut. De son perchoir, Lara contrôla sa respiration, ajusta son viseur, traça mentalement les trajectoires de ses cibles, puis appuya sur la gâchette à deux reprises. Les projectiles allèrent perforer le cœur des deux vampires dans un silence de cathédrale. Chris apparut à temps pour constater un amas de poussière diffus en lieu et place des deux gardiens. Suite à un rapide regard d'approbation, les deux coéquipiers optèrent pour deux chemins divergents. Chris enfonça la porte centrale d’un violent coup de pied, tandis que Lara descendit les étages à toute allure, courant en direction de l'immeuble jouxtant l'église.

 

Le soldat fit une entrée fracassante en interrompant le cortège des victimes sur le point de descendre rejoindre leur lit de mort, guidées par les quatre prêtres. Ces encapuchonnées de fortune leur avaient fait miroiter une bénédiction de la part de leur reine, aussi ce fut la stupeur lorsque le soldat déambula à l'improviste et cribla l'un d'eux à coups de balles perforantes. Touché, le prêtre s'écroula lourdement contre un chandelier, et sa tunique s’embrasa aussitôt. Hurlant d’agonie, ce dernier se transforma en torche humaine, avant de disparaître dans un nuage de cendres.

 

-Évacuez les lieux ! ordonna Chris, dont la marge de manœuvre se trouvait réduite par la couardise des prêtres à se mélanger parmi la foule. Dehors, tout de suite !

 

Ce n'est qu'en apercevant les trois meneurs dotés de leur masque vampirique, que la prise de conscience éclata, et que la panique gagna les rangs. La foule se rua, comme un troupeau de gnous effrayés, vers la sortie. Caché par la cohue, un vampire faufilé parmi les fuyards bondit sur Chris qui eut le réflexe de placer son arme en opposition. D'un puissant coup de pied latéral au bas-ventre, il le repoussa au sol, braqua le canon au niveau de son cœur, puis pressa la détente. Les nouvelles munitions, estampillées Wolfram et Hart, prouvèrent une fois de plus leur efficacité en désintégrant le vampire à bout portant.

 

L'effet de surprise offrait un avantage limité sur la durée. Chris, soucieux de ne laisser aucun temps mort, déchaîna une pluie de rafales bien senties, parvenant même à éliminer l'un des deux sbires restants. Désormais esseulé, le dernier prêtre se lança à l’assaut malgré la distance qui les séparait. Ayant parfaitement analysé la trajectoire, Chris projeta son corps sur le côté, se réceptionna d'une pirouette, et de la crosse de son fusil, balaya les appuis de son adversaire. D'un geste sec, il enfonça le pieu fixé à son fusil dans la poitrine de la créature. C'en était fini du quatuor.

 

Les réjouissances furent de courte durée. Un tir provenant des hauteurs perfora son épaule. Le soldat arracha un cri, moins dû à la souffrance qu'à l'effet de surprise engendré. En levant la tête, il aperçut des snipers positionnés sur les passerelles, dissimulés dans l’ombre des vastes embrasures carrelées. Ciblé par les balles sifflantes autour de lui, il s'élança désespérément sur le côté dans l'espoir de rejoindre un angle hors d'atteinte. La réception fut laborieuse. Porté par une impulsion mal maîtrisée, il termina violemment sa course contre la paroi murale. La secousse fut telle qu'un chandelier manqua de peu de s'abattre sur sa personne, dans un lourd claquement de ferraille. Chris, accusant le coup d'une condition physique fortement diminuée par les péripéties de la veille, prit sur lui de se relever. Serrer les dents et bouger étaient les seuls mots d'ordre accaparant son esprit. De par son expérience, il savait qu'une cible statique représentait une proie facile. Entreprenant de longer les murs jusqu'au couloir où il pourrait emprunter l'escalier menant au sous-sol, il se trouva nez à nez avec deux démons à la carrure imposante. Pas le temps de freiner sa course, que le puissant Lagos sonna la lourde charge. Heurté de plein fouet par la puissance brute du démon à corne, Chris fut projeté sur plusieurs mètres avant de s’écraser contres des bancs renversés. À l'impact, son fusil d’assaut se brisa en deux. Le soldat, sonné et dans l'incapacité de réagir, constituait désormais une cible de choix pour les snipers ajustant leur viseur.

 

Pourtant, alors qu'ils s’apprêtaient à appuyer sur la détente, deux d'entre furent abattus par des tirs d’une précision chirurgicale. Les rescapés jetèrent des regards affolés autour d'eux, à la recherche d'un ennemi invisible, n’ayant pas dévoilé sa position. Une nouvelle détonation fit mouche, ne laissant pas le temps à la victime d’extérioriser la moindre souffrance. Angoissé, l'un d'eux observa des perforations nettes sur les fresques vitrifiées. À peine venait-il de comprendre, qu'une ombre apparut à travers la rosace, suivi d'un coup de feu à bout portant, mettant fin à ses jours.

 

La silhouette indistincte brisa le vitrail en plongeant à travers, puis se réceptionna d'un roulé-boulé, genoux à terre et viseur à l'appui, face au dernier tireur. Les deux snipers ajustèrent leur objectif, presque simultanément. Le premier coup retentit et frôla la joue de Lara qui resta de marbre, concentrée sur sa lunette de tir. Pris de panique, l'ennemi avait tiré trop tôt, erreur qu'elle ne commettra pas. Concentrée, Lara percevait distinctement les battements réguliers de son propre cœur. Sans trembler, d'une balle entre les deux yeux, elle crucifia son adversaire qui chuta, tel un mannequin inanimé, par-dessus la passerelle. Inquiétée par cette alliance inédite entre humains et vampires, elle se précipita à la balustrade pour découvrir, en contrebas, un allié qu'elle n'attendait pas.

 

Chris, tout juste sorti de son évanouissement passager, ouvrit les yeux. La première chose qu'il vit fut la pointe d'une lame aiguisée fondre sur sa carotide. Par un réflexe désespéré, il saisit les poignets du démon Hellion et dévia la trajectoire en direction du sol. La lame affûtée se planta dans le parquet. Toujours en mauvaise posture, le soldat s'empara du couteau sanglé à sa taille, puis l'enfonça dans les entrailles du démon. Un hurlement guttural déchira l’air, et la créature bascula sur le côté, son corps sans vie s’immobilisant dans une mare de sang.

 

Alors qu'il se relevait péniblement, une question traversa son esprit : qu'était-il advenu du démon Lagos ? Un rapide coup d’œil environnant lui apporta la réponse. Un rude affrontement se déroulait à quelques mètres de là. Le Lagos, déchainé, s’acharnait sur son adversaire. En y regardant de plus près, Chris reconnut Adam, l’homme de main de Magdala. Sa présence expliquait certainement la raison de sa survie alors même qu'il était inconscient. 

 

-Merde, mais qu'est-ce que tu fous ici ? cria Chris, pendant qu’Adam se dérobait aux charges successives du Lagos en furie.

 

-T'occupes, lâcha-t-il, en parant un coup de poing qui aurait pu briser un mur. Passe devant. Je te rejoins dès que j'en ai fini avec lui.

 

Chris hésita une fraction de seconde. Mais l’idée que Chiara et Takeshi puissent courir un grave danger balaya ses doutes. Sans plus attendre, Il se précipita dans le couloir et dévala les escaliers. Son fusil d'assaut réduit à néant, il saisit son arme de poing, les doigts crispés sur la crosse. Quand il débarqua sur les lieux, le spectacle qui s’offrit à lui le glaça un instant. Chiara, inconsciente, était attachée sur un brancard, avec, gisant à ses pieds, le vampire à lunette en état de choc. Ce dernier avait le regard vitreux, et son corps tremblait convulsivement. Au centre de la pièce, près de l’imposant tombeau, la maîtresse des lieux s'adonnait à une incantation dans une langue étrange, semblable à un latin déformé. Elle marmonnait des mots insensés, sans prêter un seul regard au soldat, comme si sa présence n’avait aucune importance.

 

Déterminé à secourir sa coéquipière, Chris s’approcha du brancard, et d’un geste rageur, envoya valdinguer le vampire à lunettes d'un revers de bras.

 

-Merde, Chiara, tu m'entends ? réveille-toi !

 

Il lui tapota la joue, espérant ainsi provoquer une quelconque réaction.

 

... Allez bon sang, ouvre les yeux…

 

Il scruta sa coéquipière minutieusement, à la recherche du moindre signe inquiétant. À son grand soulagement, aucune blessure apparente ni perforation ne fut constatée. Son pouls, bien que lent, battait toujours. Chiara devait simplement être inconsciente. Usant de la crosse de son beretta, il la délivra de ses entraves puis l'installa avec précaution sur le sol. Cependant, une tension sourde continuait de peser dans la pièce. L'incantation venait de parvenir à finalité.

 

Non loin de là, le vampire privé de ses lunettes rampait laborieusement sur le sol, se trainant comme une larve en direction de sa maîtresse.

 

-Reine Drusilla… Dru... Drusilla, gémit-il en se prosternant à ses pieds. Le diable... Cette fille… c'est le diable.

 

-Combien de fois devrais-je te dire de ne jamais prononcer mon nom ? Pour toi, c'est ma reine.

 

Sans un mot de plus, elle abattit sèchement le talon aiguisé de sa botte sur la tempe du vampire. La pointe transperça son crâne, et un jaillissement de sang vermeille éclaboussa son pied. Drusilla semblait s'amuser de la scène. Son corps ondulait avec grâce et lenteur, en mimant la légèreté d'une danse improvisée.

 

...Je suis une reine qui marche dans une mare de sang, ricana-t-elle, sa voix vibrante d’un plaisir malsain. Je suis la seule digne d'accompagner Archeus dans sa reconquête. Je me sens si légère, j'ai l'impression de voler comme un oiseau.

 

Elle tourna sur elle-même, ses bras dessinant des arabesques dans l’air.

 

-T'es surtout une tarée qui n'en a plus pour longtemps.

 

Les mots acerbes du soldat arrachèrent à Drusilla un sourire lunatique. Ses yeux se plissèrent alors d’un intérêt soudain.

 

-Le dernier qui m'a insulté de la sorte est parti rejoindre les étoiles. C'était une vilaine bête, ajouta-t-elle en levant la tête au plafond, avant de poser son regard globuleux sur Chris. Vous n'êtes que des petits perturbateurs. Archeus sera très en colère. Il n'a pas eu son goûter aujourd'hui.

 

-Tu m'en diras tant, marmonna Chris en armant le chien de son beretta. En attendant, pouffiasse, c'est moi que t'as mis en colère.

 

Sans sommation, il pressa la détente. La balle lui perfora le bas-ventre. Elle plia sous l’impact, mais sans gémir. Chris tira une seconde, puis une troisième fois, touchant conjointement ses deux jambes. La vampire perdit l’équilibre et s'effondra lourdement sur le sol.

 

...Tu vois, le problème avec les tarés dans ton genre, lança-t-il en s'approchant prudemment de sa cible, c'est qu'ils arrivent à faire ressortir ce qu'il y a de pire chez les autres. Et moi, je peux être très, mais alors vraiment très mauvais quand on dépasse les limites. Crois-moi, avec toi, je vais prendre mon temps.

 

Alors qu'il colla le canon de son arme sur sa tempe, il fut déstabilisé par un grondement effroyable, accompagné d'une puissante secousse sismique. Ce fut bref et intense. Drusilla éclata d’un rire hystérique, rampant sur le sol malgré ses blessures.

 

-Enfin ! s’exclama-t-elle avec une joie démente. Mon époux arrive… et vous… vous allez disparaître.

 

Chris détourna son attention vers le sarcophage, d'où émanait des clapotis suspects. Assouvissant sa curiosité, il s'approcha de la tombe et se pencha pour observer ce qui se tramait à l’intérieur. Ce qu’il découvrit le pétrifia. Un remous inquiétant agitait la mare de sang. Le liquide, auparavant immobile, se soulevait en ondulations chaotiques. D’épaisses bulles éclataient à la surface, libérant des vapeurs suffocantes qui saturaient l’air d’une moiteur oppressante. La température ambiante montait rapidement dans la pièce, à la manière d'un sauna.

 

C'est alors qu'une forme poisseuse commença à émerger. À mesure de son ascension, la masse gagna en volume, si bien que le soldat paraissait minuscule à côté. Effrayé par l'imposante créature dont les contours révélaient un véritable colosse, Chris recula de quelques pas. Jamais de son existence, le soldat ne fut confronté à pareille entité. Le corps de la bête, vaguement humanoïde, était massif, doté de bras et de jambes démesurés. Mais la texture de sa peau représentait bien celle d'une créature démoniaque. Son épiderme, recouvert entièrement d'une cuirasse sombre, semblait forgé dans de l'acier trempé. Deux grandes ailes semblables à celles des chauves-souris se déployaient de son dos musclé, tandis que des protubérances aiguisées ressortaient de ses épaules. Son visage s'apparentait à celui d'une noctule, avec des oreilles pointues et des dents acérées, auxquelles s'ajoutait un regard noir comme l’ébène. Au sommet de son crâne, deux énormes cornes s'étendaient à l'horizontale avant de se redresser fièrement en direction du ciel.

 

Le sarcophage, incapable de supporter la masse et l’énergie de ce titan infernale, explosa dans un fracas assourdissant. Le sang contenu à l'intérieur se déversa dans les catacombes.

 

-Enfin libéré, grogna le démon d'une voix scabreuse, en contemplant ses doigts griffus qu'il plia comme pour vérifier que le mécanisme fonctionnait toujours. J'ai dormi bien trop longtemps.

 

Des éclats lumineux fusèrent soudain sur plusieurs parties de son corps. Chris venait d'actionner son arme de poing, mais cela n'eut pas l'effet escompté. Le démon n’avait même pas réagi. Drusilla, de son côté, se redressa légèrement, sa régénération vampirique aidant à atténuer ses blessures. Une lueur d’exaltation illuminait son visage, à l’heure d’accueillir son sir avec une joie non feinte.

 

-Je t'attendais depuis tellement longtemps, s’exclama-t-elle, le sourire aux lèvres, en s’approchant lentement. Toi et moi, nous allons enfin reprendre ce qui nous revient de droit et donner une leçon à ces Dieux de pacotilles.

 

Le colosse tourna lentement son visage vers elle, ses traits dégageant une froideur inhumaine.

 

-Toi et moi ? s'étonna Archeus. Parce que tu te penses digne d'être ma reine. Pauvre enfant, tu n'es rien de plus qu'une abomination, un déchet, une déviance qui n’aurait jamais dû voir le jour. Il existe une seule personne dans ce monde à qui j'accorderai ce privilège.

 

Le visage décomposé, Drusilla n'eut pas le temps de réagir. Une main massive la saisit brutalement par l’épaule et la projeta contre un mur dans un fracas assourdissant. Le choc fut si violent qu'elle s’effondra sur le sol, inconsciente, son corps frêle gisant parmi les débris. Dans le même temps, Lara et Adam pénétrèrent dans la pièce et rejoignirent Chris.

 

-Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? s'étonna Lara, abasourdie par l'ampleur de cette vision cauchemardesque.

 

-Archeus ! répondit Adam, l’air grave, perdu dans sa réflexion. Alors… la légende disait vrai.

 

-De quoi tu parles ? demanda Chris, les sourcils froncés. Si tu le connais, tu sais certainement comment on peut le tuer.

 

-Archeus… l'être originel. Le démon à l'origine de notre race. On n’a aucune chance… Il faut fuir.

 

-Ça, c'est bien mal nous connaître, rétorqua Lara en épuisant son stock de munitions sur la bête.

 

Les balles ricochèrent, sans succès. Archeus daigna enfin poser un regard sur les invités indésirables. Son expression, empreinte de mépris et de satisfaction, ne laissait aucun doute sur le sort qu’il leur réservait. D'un puissant battement de ses ailes membraneuses, il déclencha une rafale dévastatrice. Sans même les toucher, il les envoya valser sur plusieurs mètres. Les brancards, les débris et tout ce qui se trouvait à proximité furent balayés par l’onde de choc. Chiara, toujours inconsciente, fut emportée par le souffle et roula au sol comme une poupée de chiffon.

 

Parmi les trois combattants, seul Chris trouva la force de se relever. Poussé par l’énergie du désespoir, il se rua sur le démon, concentrant tout son poids pour percuter l’une de ses jambes massives dans l'espoir de le déséquilibrer. Mais le résultat fut dérisoire. Archeus ne vacilla même pas. Son regard noir se baissa lentement sur le soldat agrippé à lui. Du haut de sa complaisance, il esquissa un sourire avant de l’éjecter d'un revers de main, comme un insecte insignifiant. Chris fut catapulté à travers un pilier, qui se brisa sous l’impact dans une pluie de gravats. Son corps meurtri baignait dans une flaque écarlate. L'opposition fut brève.

 

-Faut-il être fou pour s'attaquer à un ancien, ricana le démon. Personne ne peut s'opposer à un Dieu.

 

-Alors comme ça, vous êtes de retour.

 

La voix fluette provenait de l'entrée du souterrain. Une délicate silhouette se dévoila lentement, émergeant de l’ombre. Feignant l'étonnement, Archeus semblait se réjouir de cette apparition.

 

-Finalement, tu es revenue à moi.

 

Un sourire diabolique étira ses traits ridés, déformant son visage déjà monstrueux.

 

...J'attendais ce moment depuis une éternité. Tu es plus resplendissante que tu ne l'as jamais été, ma somptueuse reine, Magdalena Nazraet.

 

La reine des damnés resta impassible dans sa robe de satin noire. Les cheveux relâchés et les boucles d'oreille en gouttes de pluie cristallisées lui conféraient une allure bien plus en adéquation avec son époque. La reine s'approcha gracieusement, fière, le buste relevé et la tête droite.

 

-Vous m'avez faite telle que je suis, déclara Magdala d'une voix égale. Il est tout naturel que je me présente à vous en toute humilité.

 

-Tu m’as trahi il y a des milliers d'années, et tu espères reconquérir mes faveurs ?

 

-Qu'ai-je fait que vous ne m'ayez pas rendu au centuple ? répondit-elle, un éclat de défi dans le regard. Dois-je vous rappeler que vous avez assassiné la personne qui comptait le plus à mes yeux, et que vous m'avez offert une vie d’éternels tourments et de solitude en me faisant don d'une âme ? Si vous désirez vous venger de ma personne, alors que puis-je faire d'autre que de m'offrir entièrement à mon seigneur ? Ce serait une bien merveilleuse délivrance que celle de la mort.

 

Les yeux plissés, le démon s'approcha de Magdala. Il souleva délicatement son menton de l'une de ses griffes acérées.

 

-Regarde-moi. Ce regard, ce visage, comment pourrais-je détruire celle qui gouvernera ce monde à mes côtés. Tu es mienne, tu l'as toujours été. Pendant tout ce temps où tu pensais être débarrassée de moi, tu n'as jamais cessé de m'appartenir. Dis-le....

 

Magdala plongea son regard dans le sien, sans sourciller.

 

-Je suis vôtre, avoua-t-elle enfin.

 

Une lueur de satisfaction traversa le visage démoniaque d’Archeus, mais elle ne dura pas. La reine des damnés continua sur un ton plus incisif :

 

…Mais je ne peux décemment pas appartenir à un démon avec lequel je ne peux jouir d'aucune interaction. Je me soumettrai à votre volonté, je vous aimerai comme vous l'avez toujours désiré, mais pour se faire, j'ai besoin d'être liée à votre humanité.

 

Elle s’approcha imperceptiblement, ses yeux ancrés dans les siens.

 

…Sans cela, mon regard sera toujours celui qui est le mien en cet instant. Et mon cœur… vous restera à jamais étranger.

 

Archeus la scruta avec défiance. Son expression de scepticisme avancé laissa place à un rictus insidieux.

 

-Tu espères me voir rabaisser, une fois de plus, à l'état d'être humain ? Pourtant, si ma mémoire ne me fait pas défaut, c'est ainsi que tu m'as piégé, autrefois.

 

Il la dévisagea, mais Magdala resta de marbre, son calme inébranlable ne laissant filtrer aucune émotion. Ce silence attisa son amusement.

 

...Je vois. Après tout, ce serait un signe de confiance de ma part que de t'offrir ce cadeau. Mais ne compte pas me voir prendre l'apparence de ton bien aimé. Non… Je choisirai une forme qui me correspond. Une forme que tu aimeras comme jamais tu n'as aimé auparavant.

 

Sur ses mots, le corps massif d’Archeus commença à se métamorphoser. Sa silhouette imposante se contracta, ses ailes se recroquevillèrent à l’intérieur, et sa peau cuirassée s’adoucit pour révéler celle d'un humain au charisme indéniable. La régularité de ses traits ne cachait pas toute l'étendue de la perfidie qui s'en dégageait. Désormais, la reine des damnées faisait face à un homme de carrure équivalente, la dépassant seulement de quelques têtes. Il s'approcha de la belle, puis glissa ses deux mains dans ses cheveux en la ramenant à lui.

 

...J’ose espérer que ma plastique te convient.

 

-Indéniablement, acquiesça-t-elle, imperturbable. Je n'aurais osé espérer pareil époux. Je suis prête à m'offrir à mon seigneur, corps et âme.

 

Magdala approcha lentement son visage et l'embrassa passionnément, l’envoûtant de son parfum et de la tiédeur de sa langue qu'elle mêla à la sienne. Cependant, au cœur de cette étreinte fiévreuse, elle glissa discrètement sa main derrière sa taille pour saisir un petit poignard dissimulé. D'un geste vif, elle visa la gorge d'Archeus avec une précision mortelle. S'étant préparé à de pareilles circonstances, le démon stoppa son poignet avec une facilité déconcertante.

 

-Bas les masques, ricana-t-il, le visage déformé par un sourire narquois.

 

Sous les yeux horrifiés de sa promise, son apparence humaine se dissipa comme une illusion fragile. Son corps se transforma à nouveau en cette forme démoniaque imposante, ses ailes sombres se déployant avec majesté.

 

…Tu pensais vraiment que je tomberais dans ce piège une deuxième fois ? Que tu le veuilles ou non, tu seras mienne. Même si je dois briser tes dernières volontés pour te soumettre.

 

Il empoigna sa gorge du bout de ses doigts et la souleva sans effort. La douleur la fit grimacer. En mauvaise posture, son désir de vengeance venait de s'envoler en même temps que son dernier espoir de liberté.

 

...Tu accepteras cette forme supérieure. Tu te plieras à ma volonté ou je ferai de toi mon esclave pour l’éternité. C'est un honneur que je te fais, créature de sang mêlé, mais n'abuses pas de ma patience ou je te jure que...

 

Soudain pris de convulsion, le démon ploya les genoux et relâcha son étreinte sur la vampire, qui se réceptionna harmonieusement sur le sol malgré la hauteur vertigineuse.

 

...Mais qu'est-ce qui m’arrive ? grogna-t-il, troublé.

 

Le démon tremblait, ses muscles se contractant violemment dans une danse chaotique et incontrôlée. Magdala en fut la première surprise. Elle qui ne s'attendait pas à un tel revirement de situation, entrevoyait une échappatoire inespérée. Néanmoins, elle resta figée, se délectant de le voir ainsi rabaissé. Saisi de spasmes, le démon se contorsionna dans tous les sens. Cette lueur de terreur, la reine la lisait très distinctement dans les yeux de son ennemi juré, et elle en éprouvait une jouissance sans commune mesure.

 

...Non, gémit-il, vomissant des gerbes de sangs sous le rictus satisfait de sa courtisane. Aide-moi ! Je... Je ne sais pas ce qui m'arrive… je...je...

 

Soudain, une étincelle de lucidité traversa son esprit.

 

...Drusilla ! misérable idiote ! tu n'as pas achevé le rituel !

 

Remise sur pied, la vampire affichait, sur son visage, un mépris n'ayant d'égal que son désir de vengeance.

 

-J'ai tout fait pour toi. J'ai assouvi toutes tes volontés. Je devais être ta reine, mais tu as choisi cette putain. Spike, Angel… et maintenant toi. Vous n'êtes que faiblesse et trahison !

 

La torture fut telle que le démon se recroquevilla à l'intérieur de ses ailes. Sa chair se lézarda, de même que son corps s'effrita de la tête au pied. Avant de disparaître, il chercha de sa main, la reine des damnées qui le scrutait d'un regard assassin.

 

-Magdalena… murmura-t-il une dernière fois, avant que son existence ne s’efface définitivement.

 

La reine des vampires savoura sa victoire, en se terrant dans un silence lourd de triomphe. Le reste de ses troupes ne tarda pas à investir l'église en ruine. Certains se précipitèrent pour aider Lara et Adam à se relever, tandis que d’autres s’employaient à organiser les secours. Malgré son état, Adam resta aux côtés de Chiara, veillant sur elle avec une franche inquiétude. Lara, elle, se tenait à proximité de Chris, aux portes de la mort. Quant à Drusilla, capturée sur ordre de la reine, elle fut aussitôt réduite à l’état de prisonnière.

 

-Que comptez-vous faire d'elle ? s'inquiéta Lara. Pour les crimes qu'elle a commis, elle mérite un châtiment exemplaire.

 

-Drusilla est une descendante directe de la lignée d'un vampire que j'ai bien connu. Il en va de notre responsabilité. Tout ceci est une affaire de famille et je compte bien régler mes comptes comme il se doit. Mais pour votre chef, je crains le pire. Je pourrais, peut-être, lui offrir une seconde vie en le transformant. Il ne pourra plus être l'homme qu'il a été, par conséquent je me verrai dans l'obligation de le prendre sous mon aile. Je vous laisse décider de son sort.

 

Lara n'hésita pas une seule seconde.

 

-Non, hors de question. Chris est un battant. Je suis persuadé qu'il va s'en remettre. Et puis, il préférerait mourir que de perdre l'essence même de ce qu'il est.

 

Embarquée par les hommes de main de la reine, Drusilla sentit un étrange frisson la parcourir lorsqu’elle croisa Chiara, inconsciente, blottie dans les bras d'Adam.

 

-Angelus, murmura-t-elle avec une voix emplie de dévotion et de folie. Je peux le sentir en toi. Il n'est pas loin. Papa va revenir te chercher. Il a de grands projets pour toi… Pour chacun d'entre nous.

 

Lara laissa Chris au soin des secouristes, avant de se lancer à la recherche de Takeshi. Ne flairant aucune trace de son partenaire, elle entreprit de fouiller lieux avec une anxiété croissante. C'est alors qu'une silhouette sombre adossée à un mur attira son attention. Un sentiment d'effroi parcourut son corps. Son souffle devint irrégulier, et ses pas, hésitants, la menèrent jusqu'à lui. Le vieil inspecteur, épuisé, n'exprimait guère plus qu'une pâle lueur de vie dans le regard. Lara s'agenouilla devant lui, son cœur battant à tout rompre, et découvrit avec horreur, une hémorragie abondante s'écoulant de son cou.

 

-Merde, merde, s’écria-t-elle, paniquée, en plaquant sa main sur la plaie. Takeshi, bordel ! Reste avec moi ! Ouvre les yeux, ne t'endors pas !

 

Le vieux avait perdu trop de sang. Son corps semblait s’éteindre peu à peu, ses fonctions cognitives déjà hors d’atteinte.

 

...Je t'en supplie ! souffla-t-elle d’une voix tremblante. Dis quelque chose… Les secours arrivent. Je t'en prie...

 

Ne sachant plus à quels saints se vouer, des centaines de questions tourbillonnaient dans son esprit, l’assaillant sans relâche. En étudiant minutieusement tous les cas de figure susceptibles de se présenter en mission, Lara avait appris à réagir en toute circonstance, mais pas dans cette situation trop cruellement inédite. Comment aurait-elle pu y penser alors que la perte de l'un des leurs constituait sa plus grande peur, et par conséquent, la raison de son principal déni ? L'habitude, renforcée par son désir inconscient de ne jamais envisager le pire, avait érigé une illusion protectrice, à tel point qu'elle s'imaginait, ses coéquipiers et elle-même, immortels, sans doute protégés par les Dieux. Aujourd'hui, les Dieux venaient de l'abandonner.

 

...Je t'en supplie, me laisse pas. T'as pas le droit ! Qu'est-ce qu'on va devenir sans toi ?

 

De ses joues coulèrent des larmes intarissables. Pleurer : elle en avait oublié la sensation tant son cœur s'était endurci au fil des épreuves. Mais les vannes étaient désormais ouvertes, et la douleur qui en jaillissait, plus vive que dans ses souvenirs. Le vieil homme entrouvrit timidement les yeux. Son regard, vacillant mais déterminé se porta sur la poche de son pantalon. Il ne parlait pas, mais tout dans son expression trahissait un besoin urgent de communiquer.

 

…Takeshi ! C'est moi, Lara, dit-elle en lui caressant le visage. Je suis là. Ça va aller. Tu vas t'en sortir.

 

Bien sûr, elle n'y croyait pas. Lui non plus. Mais son regard insistant venait de lui révéler ce qu’il cherchait. Le paquet de cigarettes. Sans perdre de temps, elle fouilla dans la poche intérieure de Takeshi et en sortit une qu'elle déposa entre ses lèvres desséchées. Ses doigts tremblaient lorsqu’elle attrapa le briquet glissé dans sa chemise. Elle tenta à plusieurs reprises de l'allumer. En vain. Les étincelles s’obstinaient à mourir avant devenir flamme.

 

...Allez… allez… je t'en supplie, allez...

 

Elle persista, et à force d'acharnement, la flamme jaillit, consumant doucement le bout de la cigarette. À cet instant, Takeshi esquissa un merveilleux sourire, dévoilant toute l'étendue d'une beauté si bien cachée jusqu'alors. Ce sourire, d'ordinaire entravé par une retenue pudique, se libérait enfin à l'aune de son dernier soupir. La cigarette pendait mollement à la commissure de ses lèvres. Le regard éteint, il n'était déjà plus de ce monde. Lara s'effondra dans ses bras.

 

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