Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 8 : LE PÉCHÉ ORIGINEL

10014 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/06/2024 21:06

Ce dimanche, alors que la noirceur profonde de la nuit révélait les luminaires des ruelles, une ribambelle de citoyens marchait en direction de l'église située au 8 Soho Square. L'édifice accueillait les âmes esseulées tous les week-ends. Leurs prêcheurs prétextaient une écoute attentive à leur problème et une résolution dans la prière. La mainmise des trois Déités sur tous les aspects de la société avait engendré une remise en question sans précédent. Toutes les anciennes croyances furent bannies et les anciens édifices furent drainés de leurs substances originelles pour se voir doter de nouveaux symboles. Sur la devanture de tous les bâtiments religieux était gravé le signe des trois. Le terme communément admis par les penseurs du ministère du Savoir, pour nommer la politique actuelle, était ''l'illumination''. L'idée étant de faire table rase du passé pour bâtir le monde d'aujourd'hui, bannir le mensonge pour que la vérité éclate en pleine lumière.

 

Ainsi, cette ancienne église française protestante fondée en 1550 devint tout naturellement la maison de Wolfram et Hart, seules divinités reconnues et autorisées à ce jour. Les inconscients prêchant les anciennes croyances se faisaient pourchassés, châtiés et exécutés pour acte d'hérésie. De ce fait, tous les habitants se trouvaient soumis sans exception à la même doctrine. Les médias, pour banaliser ces atrocités et faire passer la pilule, justifiaient ses exécutions sommaires de par le constat avéré, factuel et réel, de la présence des Dieux sur terre. Aucune justification légitime ne permettait de contester l'évidence, chose dont ne pouvaient se targuer les anciennes religions, bâties essentiellement sur des ''rumeurs'' et croyances ''infondées''.

 

Le grand édifice, entièrement construit de briques brunes, dénotait fortement avec son environnement proche. Collée entre deux bâtiments d’habitation à l'allure morne, et étendant ses hauteurs sur quatre étages, la façade, ornée d'une multitude de fenêtres, accueillait à son sommet, une imposante toiture pyramidale. Telle une perle dans l'océan, le bâtiment avait pour lui d'apporter sa magnifique présence dans une rue qui, sans cela, aurait pâti d’une extrême banalité. Le froid mordant annonçait l'approche de l'hiver. Les deux gardiens postés à l'entrée ne semblaient pas trop en souffrir dans leur tenue légère. Ils accueillaient, sourire aux lèvres, les nouveaux arrivants qui pour la plupart affichaient sur leur visage toute l'étendue d'une misère exclusive à leurs conditions. Peu importe l'âge ou le sexe pourvu qu'ils soient humains. Les autres démons fréquentaient leurs propres lieux de culte et ne se mélangeaient pas, à quelques exceptions près. Chaque race se côtoyait, mais de loin et souvent au prix d'une retenue forcée. Décrié dans la presse comme une grande réussite d'intégration inter espèce, les faits s'avéraient en substance bien moins reluisants.

 

Les portiers l'ignoraient, mais ils se trouvaient dans la ligne de mire d'un œil qui les observait depuis un certain temps. La lunette de visée, postée en hauteur sur la bâtiment d'en face, les ciblait tour à tour. Lara, prédatrice aux aguets, s'était dissimulée dans une chambre plongée dans l'obscurité la plus totale. Pliant un genou à terre, elle tenait son arme, concentrée, l’œil dans le viseur. Chris, à ses côtés, observait de ses jumelles, la rue en contre bas. L'horloge accrochée au mur affichait 22h00 et les derniers arrivants se présentaient au compte-gouttes.

 

-Bon sang, grelotta Chris. Il fait un froid de canard et ça fait deux heures qu'on est là. J'ai hâte de passer à l'action.

 

-Patience est mère de sûreté, murmura Lara sans dévier son regard de sa trajectoire.

 

-Quand t'es concentré, tu deviens philosophe. C'est bon à savoir.

 

Elle ne releva pas ce commentaire et resta plongée dans sa bulle. Lorsqu'elle visait une cible, sa concentration se devait d'être à son paroxysme, aussi se mettait-elle dans un état où rien n’existait autour, en dehors de sa proie. Chris changea son fusil d'épaule en déclenchant son oreillette.

 

-Chris pour Chiara, est que ce tu me reçois ? Je répète Chris pour Chiara, est-ce que tu me reçois ?

 

La réponse, provenant d'une ruelle adjacente, fut immédiate.

 

-Chiara, j’écoute !

 

-C'est le moment d'entrer en scène ! Je ne pense pas qu'ils attendent plus de monde pour ce soir.

 

-Bien reçu !

 

Les cheveux volontairement relâchés pour mieux dissimuler son oreillette, la jeune femme, vêtue d'un fin trench-coat refermé à sa taille par une ceinture en forme de gros nœud, arpenta la ruelle principale. Son rôle étant d'infiltrer l'église de l'intérieur, elle se précipita au-devant des gardiens à la mine blaff-arde, signe de vampirisme exacerbé qu'elle décela sur le fait. Son cœur battait toujours un peu la chamade lorsqu'elle jouait la comédie et pour sûr, n'étant pas très bonne actrice, elle redoutait constamment de se faire remarquer. Crainte inutile, puisque son rôle consistait à composer les traits d'une personne lambda en manque d'affection et d'espoir, ce qui dans cette ville tenait de la norme. Une légère appréhension suivie d'un regard au coin, puis elle pénétra dans la grande bâtisse. Sa première tâche désormais accomplie, elle exprima un léger soupir de soulagement.

 

L'intérieur se révélait somme toute assez conventionnel. Des rangées de bancs où siégeaient les nouveaux arrivants occupaient l'espace, avec pour ligne de mire, la large estrade sur laquelle les prêcheurs avaient pour habitude de tenir leurs discours. Sur l'instant, elle apparaissait vide. Deux rangées de piliers soutenaient, en arc de voûte, l'étage supérieur. En hauteur, une étroite passerelle entourait le périmètre des lieux, fournissant un accès aux majestueux vitraux qui offraient d'ordinaire une source lumineuse et naturelle provenant de l'extérieur. Ne remplissant plus son office en pleine nuit, l'éclairage intérieur prit le relais en de magnifiques chandeliers ardents, peignant les briques blanches d'un reflet d'or sur l'ensemble des cloisons.

 

La première réaction de Chiara en foulant le parquet boisé, consista à s'imprégner de la sérénité et du mysticisme contenus entre ces murs. Et puis, à mesure qu'elle se rapprochait des autres invités, une sensation moins accommodante vint la submerger sans qu'elle ne puisse en déceler la provenance. À l'odeur d'encens brûlée venait se mélanger celle du sang. C'était léger et indécelable pour les non-initiés, mais pour la jeune femme, cela relevait de l'évidence. Takeshi et son flair d'homme-loup auraient eu tôt fait de le confirmer s'il était présent, hélas le vieux avait d'autres obligations. Chiara s'installa au fond. Une rapide inspection d'ensemble confirma la thèse étudiée. Des miséreux sans famille et sans espoir, des âmes perdues qui ne manqueraient à personne et qui n'éveilleraient aucun soupçon, même pas ceux de leurs propres voisins. C'était ainsi que les gens vivaient. Trop occupés à travailler et à subvenir à leurs besoins pour s'inquiéter des âmes en perdition gisant sous leur nez. Diviser pour mieux régner prenait tout son sens quand la peur instaurée chaque jour par des règlements stricts et une surveillance de chaque instant anéantissait tout élan de solidarité possible. Chiara ressentait cette souffrance et l'infime espoir que leurs présences en ces lieux suscitaient. Bien décidée à punir les responsables de cette trahison, la jeune femme s'en faisait une affaire personnelle.

 

-Tout est en place, murmura-t-elle à son micro dissimulé dans le col de son trench-coat.

 

Chris reçut l'information, toujours positionné aux côtés de Lara qui persistait à maintenir les deux vampires dans le viseur. Ces derniers ayant refermé la grande porte derrière le passage de Chiara, montaient la garde devant l'édifice. La cérémonie semblait sur le point de débuter.

 

-Reste vigilant Takeshi, conseilla Chris. La fête ne va pas tarder à commencer.

 

-Ouais, t'inquiètes pas pour moi...

 

Le vieil inspecteur, posté derrière l'enceinte de l'église, montait la garde au cas où il y aurait du passage.

 

...J'imagine que j'ai le temps de m'en griller une...

 

*

 

L'arrière-cour, quadrillée par les immeubles environnants, se trouvait accessible à la condition d'emprunter une étroite allée, privilégiant de fait une zone préservée du plus grand nombre. Souvent, les gens passaient à côté des immeubles sans y déceler la partie cachée du décor. En l’occurrence, ils ne manquaient pas grand-chose, puisque n'ayant pas subi de ravalement, la basilique avait préservé son état d’origine, ce qui ne la différenciait pas des milliers d'autres existants en Europe. Enchevêtrées à l'arrière du chœur, trois petites chapelles de formes circulaires entouraient l'abside de l'église.

 

Takeshi se saisit d'une cigarette qu'il mit au bec, puis sortit un briquet de son long imperméable de détective passé de mode. Le vieux appartenait à un autre temps et ses tenues montraient un attachement certain pour une époque révolue. Ses camarades lui firent souvent la remarque, mais il ne s'en offusquait pas outre mesure. Lui-même se considérait comme un dinosaure totalement déconnecté de la nouvelle génération. Une étincelle, puis une multitude suivirent sans ne jamais se transformer en flamme tant désirée.

 

-Et merde, ragea-t-il en renonçant à son projet, tandis que son odorat fut accaparé par un parfum qu'il reconnaîtrait entre mille.

 

Il cracha la cigarette qui pendait à ses lèvres et se concentra sur la provenance de cette odeur cuivrée envahissant désagréablement ses narines. Malgré la distance le séparant de la bâtisse, puisqu'il se positionnait derrière un muret donnant accès à l'arrière court, son flair d'hybride se voulait sans équivoque. L’odeur provenait de l'église.

 

…Cet endroit put la mort, annonça Takeshi à son oreillette. Quoiqu'il se passe à l'intérieur de ces murs, ça doit pas être du joli.

 

-On ne tardera pas à en avoir le cœur net, répondit Chris.

 

Ce dernier décela dans la voix de son partenaire un ton familier qui ne présageait rien de bon.

 

...Surtout, quoiqu'il te traverse à l'esprit, tu restes en position.

 

Un sourire en biais vint dessiner les lèvres du vieil homme.

 

-Tu sais ce que j'ai pour habitude de dire dans ces cas-là.

 

-Non ! Non ! Non ! réfuta Chris en haussant le ton. C'est un ordre. Tu restes à ta place. Ce n'est pas le moment de faire ta tête de mule.

 

-Un inspecteur qui se respecte se doit d'inspecter, prononça le vieux avant de couper volontairement la liaison.

 

-Non ! tu restes...

 

Le son strident du micro hurla dans l'oreillette de Chris qui entra dans une colère noire.

 

...Et merde, cria-t-il de dépit en provoquant l’intérêt de Lara. Il est en roue libre.

 

-Qu'est-ce qu'on fait ? On ne peut pas le laisser seul.

 

Chris cogita dans le but de trouver une solution, mais il se résigna bien vite.

 

-On ne va pas avoir le choix. On doit attendre l'alerte de Chiara ou tout risque de tomber à l'eau. Bordel, espèce de vieux schnock.

 

Takeshi se délesta de son impaire et entreprit d'escalader le muret de briques érodées par les intempéries successives. Dans sa prime jeunesse, franchir un tel obstacle constituait un jeu d'enfant, mais en prenant de l'âge, cette petite paroi arborait des allures de rempart infranchissable. Il en fallait néanmoins bien plus pour entraver sa volonté. Le vieil homme s'agrippa comme un forcené au sommet du muret, et parvint à placer une jambe par-dessus. Le reste du corps suivit et il se réceptionna tant bien que mal, de l'autre côté, les pieds ancrés sur une terre endurcie par le froid. Takeshi saisit son Beretta sanglé à sa poitrine, puis en s'étant assuré au préalable que le chemin était dégagé, s'avança prudemment en direction de la petite chapelle. Il prêta l'oreille derrière la vieille porte délabrée, sans relever la moindre sonorité suspecte. Une légère pression sur la poignée stimula son exaspération.

 

-Bon sang, faut toujours qu'elles soient verrouillées.

 

Ne souhaitant pas attirer l'attention sur sa personne, le vieux se sortit l'idée de la tête de défoncer l'entrée à coup de pied. Loin d'être un adepte de la technique du crochetage de serrure jugée peu fiable de par son expérience, il opta pour un compromis en forçant la vieille poignée d'un mouvement brusque et vif. Un léger craquement se fit assez audible pour susciter chez lui une légère inquiétude. Rassuré par l'absence de réaction, il pénétra dans l'enceinte de la bâtisse, en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui. Une porte entrouverte aurait automatiquement éveillé quelques soupçons.

 

La petite pièce arrondie donnait sur un étroit corridor. Ce passage direct au chœur de l'église desservait sur sa gauche, un vieil escalier en colimaçon menant à l'étage inférieur. Takeshi en était persuadé, la puanteur exhalait des souterrains. Alors qu'il s’apprêtait à y descendre, des bruits de pas provenant des profondeurs et remontant à la surface déjouèrent ses plans. Le cœur battant, il se colla à la cloison en espérant que les arrivants n’empruntent pas la petite chapelle dans laquelle il venait de s'introduire. Takeshi arma le chien de son arme, prêt à en user si toutefois sa vie s'en trouvait menacée. Il n'en fit rien. Les étrangers arpentèrent le couloir menant directement au chœur de l'église. La sueur ruisselante sur son front lui rappelait à quel point il jouait avec le feu. Chris avait été de bon conseil, mais ce n'était pas à son âge qu'il allait se refaire. Quelquefois, le risque en valait la peine. Jetant un regard furtif sur les arrivants, il les entraperçut de dos. Au nombre de quatre, ces derniers portaient sur eux des toges noires avec capuches, leur donnant de faux airs de prêtres, ce qui lui semblait de circonstances en ces lieux.

 

Après leur passage, Takeshi se décida à prendre l'escalier. Plus il descendait dans les profondeurs et plus l'odeur de sang inhalait ses narines. L'émanation fut si puissante qu'elle piquait au nez, signe qu'il interpréta comme de bien mauvais augures. Ses jambes lui parurent plus lourdes que d'habitude, et son âge n'en justifiait pas la cause. Avide d'en découvrir la raison, l'envie s'estompa légèrement alors qu'il approchait du but. L'humidité accentuait son mal être tandis que sa respiration se fit de plus en plus ardue. Il s'arrêta quelque seconde, histoire d’inhaler à pleins poumons cet air souillé. Sa condition d'homme-loup lui permettait de percevoir fébrilement les signes distinctifs de magie lorsqu'il s'y trouvait à proximité et ce lieu en était imprégné. L'intuition qu'un mal profond se terrait sous l'église ne faiblissait pas. Parvenu à destination, il constata avec effroi toute l'étendue de la surface cachée en dessous.

 

La crypte bien mal éclairée avait préservé un aspect troglodyte. Des chandeliers disposés ici et là, de façon très désordonnée, ne permettaient pas de distinguer clairement la nature des masses sombres entretenues au centre de la pièce. La topographie accentuait de fait sa prudence. D’innombrables piliers sous voûte disposaient les lieux, et il ferait une cible idéale pour un guet-apens. Afin de se prémunir contre toute attaque, il inspecta le moindre recoin, l'arme en évidence, sans perdre de vue les formes indistinctes suscitant son intérêt. Petit à petit, l'amas abstrait se révéla et ce qui apparut sous ses yeux lui fit baisser sa garde de stupéfaction.

 

Il découvrit une dizaine de cuves disposée en cercle autour d'une autre beaucoup plus imposante, chacune reliée à cette dernière par un mécanisme de tuyaux à la teinte écarlate. Un frisson d'effroi parcourut son corps. La cuve centrale ressemblait à un immense tombeau ouvert, saturé de litre de sang. Les effluves émanant du sarcophage rejetaient une odeur putride, si bien qu'il fut épris d'un haut de cœur, et dû se plier en quatre pour ne pas dégobiller. Lorsqu'il recula pour se libérer de l'odeur nauséabonde, son regard fut attiré par un étrange symbole gravé sur le tombeau. L'esprit embrumé, le vieil inspecteur peinait à ne serait-ce qu'émettre une seule pensée cohérente. Son instinct de survie lui dictait expressément de détaler, mais son cœur de flic suggérait l'inverse. De la vieille école, Takeshi n'avait jamais fui devant le danger, ce qui eut causé par le passé quelques sueurs froides à ses coéquipiers.

 

L’émetteur. Il venait d'y penser. Il lui suffirait de l'activer pour prévenir Chris et les autres. En possession de la preuve, l'assaut pourra être donné. Mais une preuve de quoi au juste ? C'est alors que comme à son habitude, le vieil inspecteur réorganisa les indices dans sa tête, et analysa avec cohérence les différents détails ne cessant de s'additionner. Il venait de tout comprendre. Les cuves à taille humaine entourant la sépulture servaient à y allonger les victimes, drainant ainsi leur sang pour l'acheminer sous perfusion au tombeau central par le biais des tuyaux. En inspectant les différentes cuves massées, son regard fut accaparé par un détail. En dessous du lit de mort se trouvait un interrupteur qu'il actionna dans la foulée. Aussitôt, un mécanisme s'enclencha, rabattant sur toute la longueur des aiguilles à perfusion qui claquèrent contre la ferraille. Si un corps avait été entreposé dessus, il aurait été transpercé de toute part. Le sang affluerait alors dans les tuyaux, offrant à la victime une mort lente et douloureuse. Takeshi repensait aux cadavres immergés dans l'étang de Hyde Park et tout prenait enfin sens. Il demeurait toutefois une inconnue dans l'équation. Ce mystérieux tombeau où se déversait tout le liquide écarlate. Cette terrible sensation en descendant les marches, l'abondance d'énergie négative, tout provenait de cette sépulture. Il en était convaincu, cette affaire empestait le rituel mystique à plein nez. Un phénomène de résurrection, sans doute. Depuis le début, l'intuition de Takeshi fut la bonne. La secte, l'église, les crimes, le Polgara, tout prenait sens.

 

Lorsqu'il se réfugiait dans cet état de réflexion avancé, l'ex-inspecteur en oubliait sa vigilance. Un bruit suspect le sortit de sa léthargie. Il pointa son arme immédiatement dans sa direction. Son sang ne fit qu'un tour tandis que son front perlait de sueur froide. Takeshi le savait plus que quiconque, dans cette position, il se trouvait vulnérable. La menace pourrait survenir à tout moment et de toutes les directions. Alors qu'il pointa son Beretta sur le pilier de face, un bruit de pas se fit entendre dans la direction opposée. Il se retourna aussitôt, mais le bruit s'estompa pour mieux resurgir sur sa gauche. Plus de place aux doutes, il n'était pas seul et à en juger par les différentes alertes, ils ne l'étaient pas non plus. Takeshi avait l'impression qu'on cherchait à le rendre fou. Désormais, il ne lui fallait plus réfléchir, mais agir au bon moment et tirer. Il avait bien pensé à sprinter jusqu'à la sortie, mais joindre l'escalier s'avérait périlleux. Dans sa course, le risque de se faire happer par n'importe quel ennemi dissimulé derrière un pilier était trop grand. Les colonnes marbrées représentaient une menace, aussi, prit-il soin de s'en tenir éloigné un maximum.

 

Un murmure au loin détourna son attention, tandis qu'il sentit une ombre se déplacer derrière son dos. Pas le temps de se retourner qu'une étreinte puissante l'agrippa à la gorge et le souleva de terre. Il avait beau se débattre de toutes ses forces en s'aidant de ses jambes, mais la poigne ferme resserra la pression, supprimant en lui toute volonté de révolte. Ses forces le quittèrent lentement sans qu'il ne puisse esquisser le moindre geste. Le bras qui le maintenait hors sol le rabaissa à hauteur du visage de son agresseur. C'est alors qu'elle apparut distinctement de son sourire démoniaque. Une femme, chétive en apparence. Ses yeux exorbités, presque hypnotiques se révélaient d'un vert globuleux. Sa stature était si frêle qu'elle semblait atteinte d’anorexie. Pour autant, la puissance et la folie émanant de sa personne la rendaient plus dangereuse que n'importe quel prédateur.

 

-Alors comme ça, le petit chien s'est perdu dans le terrier du loup.

 

D'un geste, elle le propulsa contre un pilier qu'il percuta de toute sa masse. Le vieux fut sonné, mais au moins, il se trouvait libéré de l'étreinte étouffante, potentiellement mortelle si d'aventure elle s'était prolongée. Son Beretta toujours en main, il le pointa sur l'ennemi.

 

-Dans cette histoire, petite salope, c'est moi le loup, ajouta-t-il avant d'appuyer sur la gâchette.

 

Le recul du pistolet fit trembler son poignet en même temps qu'une partie du pilier éclata en lambeau. À peine eut-il esquissé un clignement de cil, que sa cible se déroba à son regard. L'arme de Takeshi n'était pas ordinaire. Son Beretta contenait des munitions auto inflammables potentiellement mortelles pour les vampires et autres démons à condition de viser la zone vulnérable. Au moins, il gardait toujours cet atout dans sa manche. Alors qu'il s'approcha lentement du pilier brisé, un cliquetis se rappela à son inattention et un coup puissant à l'estomac le fit vaciller. Une giclée de sang s'extirpa de ses lèvres. Au premier mouvement perçu, Takeshi eut le réflexe salvateur d'appuyer sur la détente. La balle alla directement se loger dans le crâne du démon qui s'écroula inerte et sans vie. Tenant à peine sur ses deux jambes, le vieux apparaissait exténué. Le coup encaissé à l'estomac avait causé des dommages internes allant de pair avec une souffrance épouvantable. À bout de force, il s'adossa à un pilier. Sa main droite pointait l'arme en évidence tandis que son autre main pressait sur son bas ventre afin d'atténuer la douleur le tenaillant. Sa situation semblait désespérée. Son chargeur ne contenait plus que cinq balles, et dépourvu d’énergie pour tenter une embardée solitaire, les perspectives de survie s'annonçaient minces. Plusieurs coups de feu retentirent, éliminant tour à tour divers démons avec précision, jusqu’à ce que le cliquetis de la gâchette annonce la fin de sa résistance farouche. Résigné, Takeshi se débarrassa de son arme de poing.

 

C'est alors qu'elle réapparut dans sa robe de dentelle rouge, annonciatrice de la mort. À ses côtés marchaient vampires et démons. La distance qu'ils affichaient respectueusement vis-à-vis d'elle ne souffrait d'aucun sous-entendu. Ce tout petit brin de femme était leur cheffe. Elle s'approcha de sa démarche ensorcelante, comme si elle dansait en se déplaçant.

 

-Le petit chien a fini de courir, dit-elle de son regard imprégné de folie. Maman n'est pas contente. Tu n'as pas été un gentil petit toutou. Tu as mordu mes jouets. Tu mérites une punition.

 

Le ton employé donnait à Takeshi l'impression de se trouver nez à nez avec une enfant gâtée. Alors qu'elle s'inclina pour épouser sa hauteur, l'inspecteur ne put s’empêcher de décocher un sourire.

 

-Tu sais, les psys, c'est pas ce qui manque dans cette foutue ville. Quoique pour toi, j'ai l'impression qu'il n'y a plus rien à …

 

Pas le temps de déballer son ressentiment qu'il se retrouva saisi à la gorge.

 

-Le chien ne doit pas aboyer, murmura-t-elle à son oreille.

 

D'un geste vif, elle empoigna ses cheveux et les tira en arrière. Sans retenue, elle glissa sensuellement sa langue sur la base de son cou.

 

... Papa ne veut pas de toi. Il dit que ton sang n'est pas pur, mais moi je le trouve …

 

Son visage se métamorphosa en celui d'un suceur de sang. 

 

...Appétissant.

 

Takeshi sentit les crocs acérés de la vampire s'enfoncer dans sa gorge. Il tenta de s'en extirper, mais plus il essayait, plus la mâchoire se refermait sur sa chair ensanglantée. Le peu d’énergie restant s'évanouissait à mesure qu'elle drainait son sang. Chaque succion provoquait chez lui une douleur aiguë, jusqu'à ce qu'il ne ressente rien d'autre qu'un mal de crâne carabiné. Ses tempes tambourinaient à la manière d'une bombe à retardement sur le point d'exploser. Son pouls fébrile, sa vision trouble, il se sentit partir petit à petit avant qu'un coup de feu retentissant ne le raccroche à la conscience.

 

**

 

Chiara avait visé l'épaule. Son apparition dans les sous-sols ne tenait pas du hasard. La jeune femme, prévenue par Chris de la présence de Takeshi dans le bâtiment, s'était dérobée à la foule et cachée dans un coin avant l'arrivée des quatre prêtres au cœur de l'église. Elle s'était débarrassée de son trench-coat au profit d'une tenue de combat moulante à laquelle étaient harnachés ses armes de prédilection, à savoir une épée qu'elle portait dans le dos, deux Sigs à la ceinture, ainsi qu'un pieu. En déambulant dans les catacombes, elle fut horrifiée de constater son coéquipier en si fâcheuse posture. Elle n'avait pas réfléchi aux conséquences. Son bras s'était levé par réflexe et elle avait appuyé sur la détente. Hélas, le point d'impact divergea de son intention de départ. Ses côtes cassées venaient de lui jouer un bien mauvais tour. Toujours convalescente, sa dextérité sur le terrain s'en trouva fortement diminuée. Chiara n'eut pas le temps de s'inquiéter du sort de son partenaire que déjà les acolytes de la vampire se ruèrent sur elle.

 

-Attrapez-la, ordonna rageusement la cheffe à ses sous-fifres. Je la veux vivante, qu'elle souffre. Elle fera un en-cas de choix pour le maître.

 

N'entendant pas se faire capturer, la jeune femme effectua un plongeon habile sur le côté en artillant à tout va. Ses tirs, plus dispersés que précis, firent mouche sur quelques cibles, mais aucune des blessures infligées ne s'avéra léthale. La garde rapprochée de la vampire ne fut pas recrutée au hasard. Chaque membre avait pour point commun d'être un véritable colosse, à l'exception du vampire à lunette resté en retrait. Se réceptionnant habilement sur le sol terreux, Chiara s'adossa à un pilier pour dissimuler sa présence. Alors qu'elle se tenait les côtes, une grimace déforma son visage. En temps normal, ce genre de pirouette relevait d'une simple formalité, mais son état l'empêchait de se mouvoir comme elle l'entendait. Loin de se laisser abattre, elle inspecta la zone d'un rapide coup d’œil avant de se rétracter. Son champ de vision rencontra un Kulak, démon à la peau jaune et à la crête de coq, un Lagos aux dents acérées et aux cornes recourbées, un Hellion aux oreilles pointues et à la peau scarifiée, ainsi qu'un vampire aux muscles saillants fourni d'un chapeau de cow-boy se faisant appeler Kyle. Le démon Hellion l'avait nommé en lui ordonnant de la prendre à revers, chose qu'il fit sans broncher. Mauvaise pioche pour Kyle qui d'un pieu en plein cœur disparut en poussière. Sa réaction ne fut pas un cri de souffrance, mais un simple « merde » s'échappant de ses lèvres en guise de dernière parole. L'attaque dévastatrice de Chiara eut pour conséquence de dévoiler sa position. Le démon Kulak fit jaillir deux lames de ses avant-bras, puis les projeta à la manière d'un lanceur de couteau. Les deux protubérances frôlèrent ses cheveux fins avant de percuter et fissurer le pilier à l'impact. Dans un réflexe salvateur, la jeune surdouée avait décalé sa tête d'un millimètre, échappant de peu au couperet. Aussitôt, elle roula au-devant d'un autre pilier et s'y adossa une fois de plus. Devinant le Kulak s'engouffrer dans son dos, elle balança sa jambe en grand écart latéral. La pointe de sa botte alla percuter la fonte nasale du démon qui explosa en gerbe de sang à la collision. Totalement déstabilisé, le démon n'eut pas le temps de reprendre ses esprits que sa tête roula en rebonds incertains sur le sol, tandis que son corps pris de spasme s'effondra de toute sa masse sur la surface terreuse. Chiara, épée en main, avait les semelles immergées dans une mare sanguinolente. Elle venait de se débarrasser de deux adversaires coriaces, mais il en restait un troisième. Le Lagos l'a chargea avec véhémence. Prise par surprise, son corps désarticulé tournoya dans l'espace avant de heurter de plein fouet une masse solide et anguleuse. Après cela, ce fut le trou noir. Lorsque la vampire s'approcha de la belle endormie, il remarqua l’émetteur saccadant en petite lumière rouge au creux de son oreille. L'alerte avait été lancée, et ce depuis un certain temps maintenant. Le grabuge aux étages supérieurs en témoignait.

 

-Je n'aime pas du tout ça, déplora la vampire toute de rouge vêtue, en posant sa main sur l'épaule de son acolyte à lunettes. Le petit déjeuner aurait déjà dû être servi. Archeus ne sera pas content quand il renaîtra si le sang des petites brebis égarées venait à manquer. D'autres petits chiens se baladent dans la bergerie. Il faut faire vite ou ils vont tout faire échouer. Prends la jolie princesse, on va commencer par elle. Opère le rituel.

 

-Mais nous ne sommes pas prêts, réfuta le gringalet. Il faudrait au bas mot un mois de plus pour assouvir la résurrection.

 

-Nous venons d'être percé à jour, ce temps, nous ne l'avons pas. Fais ce que je te dis. Maman n'aime pas se répéter.

 

Le Hellion et le Lagos, sommés de retenir les envahisseurs à l'étage, se précipitèrent à l'escalier. Le vampire à lunettes et au crâne dégarni, ne semblait pas approuver les ordres et hésita un moment, mais un regard insistant eut tôt fait de lui remettre les idées en place. La force physique n'étant pas son fort, le vampire maigrelet ne prit pas la peine de porter Chiara sur ses épaules. Au lieu de cela, il la traîna sur le sol et l'allongea avec peine dans l'un des brancards dispersés autour du tombeau central.

 

***

 

(Quelques minutes plus tôt.)

 

Chris venait de contacter Chiara afin qu'elle garde un œil sur Takeshi. Le plan avait changé. La jeune femme, dont le rôle initial prévoyait d'infiltrer le groupe pour pouvoir les alerter en cas de flagrant délit, avait dû s'adapter aux circonstances. Dans le bâtiment en face de l'église, Lara restait sur le qui-vive et tenait toujours en joue les deux vampires exposés devant la grande porte voûtée. Quand l'alerte fut avérée, Chris ordonna le feu vert à sa coéquipière avant de dévaler l'escalier à toute berzingue, armée de son fusil d’assaut. La tireuse d'élite contrôla sa respiration, analysa les trajectoires des cibles, puis appuya sur la gâchette à deux reprises. Les projectiles allèrent perforer le cœur des deux vampires dans un silence de cathédrale. Chris apparut à temps pour constater un amas de poussière diffus en lieu et place des deux gardiens. Suite à un rapide regard d'approbation, les deux coéquipiers optèrent pour deux chemins divergents. Chris défonça la porte centrale à coup de pied, tandis que Lara descendit les étages et fonça à toute allure en direction de l'immeuble d'habitation jouxtant l'église.

 

Le soldat acta une entrée remarquée en interpellant toutes les victimes sur le point de descendre rejoindre leur lit de mort, guidées par les quatre prêtres. Ces encapuchonnées de fortune leur avaient fait miroiter une bénédiction de la part de leur reine, aussi ce fut la stupeur lorsque le soldat déambula à l'improviste et cribla l'un d'eux à coups de balles perforantes. Touché, ce dernier s'écroula sur un chandelier. Sa tunique prit feu jusqu'à ce qu'il se transforme en torche humaine et disparaisse dans un hurlement d'agonie.

 

-Évacuez les lieux ! ordonna avec véhémence Chris dont la marge de manœuvre se trouvait réduite par la couardise des prêtres à se mélanger parmi la foule. Dehors, tout de suite.

 

Ce n'est qu'en apercevant les trois meneurs dotés de leur masque vampirique, que la prise de conscience fut établie et que la panique gagna les rangs. La foule s’amassa comme un troupeau de gnous effrayés vers la sortie. Caché par la cohue, un vampire faufilé parmi les fuyards plongea sur Chris qui eut le réflexe de placer son arme en opposition. D'un puissant coup de pied latéral au bas ventre, il le repoussa au sol, braqua le canon au niveau de son cœur, puis tira. Les nouvelles munitions estampillées Wolfram et Hart montrèrent une fois de plus leur efficacité en désintégrant le vampire à bout portant.

 

L'effet de surprise fournissait un avantage limité sur la durée. Chris, soucieux de ne laisser aucun temps mort, déchaîna une pluie de rafales bien senties, parvenant même à éliminer l'un des deux sbires restants. Désormais esseulé, le dernier prêtre plongea sur lui malgré la distance les séparant. Ayant parfaitement analysé la trajectoire, Chris projeta son corps sur le côté, se réceptionna d'une pirouette, et de la crosse de son fusil, balaya les appuis de son adversaire. D'un geste sec, il enfonça le pieu harnaché à son fusil dans la chaire du vampire affalé au sol. C'en était fini du quatuor.

 

Les réjouissances furent de courte durée. Un tir provenant des hauteurs perfora son épaule. Le soldat arracha un cri, moins dû à la souffrance qu'à l'effet de surprise engendré. En levant la tête, il aperçut des snipers positionnés sur les passerelles donnant accès aux vastes embrasures carrelées. Ciblé par les balles sifflantes autour de lui, il s'élança désespérément sur le côté dans l'espoir de rejoindre un angle hors d'atteinte. La réception fut laborieuse. Porté par une impulsion mal maîtrisée, il termina violemment sa course contre la paroi murale. La secousse fut telle qu'un chandelier manqua de peu de s'abattre sur sa personne, dans un lourd claquement de ferraille. Chris, accusant le coup d'une condition physique fortement diminuée par les péripéties de la veille, prit sur lui de se relever. Serrer les dents et bouger étaient les seuls mots d'ordre accaparant son esprit. De par son expérience, il savait qu'une cible statique constituait une proie facile. Entreprenant de longer les murs jusqu'au couloir où il pourrait emprunter l'escalier menant au sous-sol, il se trouva nez à nez avec deux démons à la carrure imposante. Il tenta de refreiner sa course, mais ce fut peine perdue. Le puissant Lagos sonna la lourde charge. Heurté de plein fouet par la puissance brute du démon à corne, Chris fut projeté sur plusieurs mètres. Sa pauvre carcasse se fracassa sur les bancs renversés. À l'impact, son fusil d’assaut se brisa en deux. Le soldat sonné et dans l'incapacité de réagir offrait désormais une cible de choix pour les snipers ajustant leur viseur.

 

Pourtant, alors qu'ils s’apprêtaient à appuyer sur la détente, deux d'entre eux furent happés par des tirs de précision. Les rescapés jetèrent des regards affolés autour d'eux, à la recherche d'un ennemi invisible n'ayant pas dévoilé sa position. Une autre détonation fit mouche, ne laissant pas le temps à la victime d’extérioriser la moindre souffrance. Angoissé, l'un d'eux discerna des perforations sur les fresques vitrifiées. À peine venait-il de comprendre, qu'une ombre apparut à travers la rosace, suivi d'un coup de feu à bout portant mettant fin à ses jours. La silhouette indistincte brisa le vitrail en plongeant à travers, tout en se réceptionnant d'un roulé-boulé, genoux à terre et viseur à l'appui face au dernier tireur. Les deux snipers ajustèrent leur objectif. Le premier coup retentit et frôla la joue de Lara qui resta de marbre, concentrée sur sa lunette de tir. Pris de panique, l'ennemi avait tiré trop tôt, erreur qu'elle ne commettra pas. La concentration de Lara était telle qu'elle percevait distinctement les battements de son propre cœur. Sans trembler, d'une balle entre les deux yeux, elle crucifia son adversaire qui chuta tel un mannequin inanimé par-dessus la passerelle. Inquiétée par cette alliance inédite entre humains et vampires, elle se précipita à la balustrade pour découvrir en contre bas un allié qu'elle n'attendait pas.

 

Chris, tout juste sorti de son évanouissement passager, ouvrit les yeux. La première chose qu'il vit fut la pointe d'une lame aiguisée fondre sur sa carotide. Par un réflexe désespéré, il saisit les poignets du démon Hellion et dévia la trajectoire de son mouvement en direction du sol. La lame affûtée se planta dans le parquet. Toujours en mauvaise posture, le soldat s'empara de son couteau sanglé à sa taille puis l'enfonça dans les entrailles du démon qui poussa un hurlement avant de basculer sur le côté, sans vie. Alors qu'il se relevait avec peine, une question aiguisa sa curiosité. Qu'était-il advenu du démon Lagos ? Un rapide coup d’œil environnant et il comprit en étant le témoin d'un rude affrontement. La présence d'Adam, l'homme de main de Magdala, expliquait certainement la raison de sa survie alors même qu'il se trouvait dans les vapes. 

 

-Merde, mais qu'est-ce que tu fous ici ? cria Chris pendant qu’Adam se dérobait aux charges successives du Lagos en furie.

 

-T'occupes, répliqua-t-il en parant un violent coup de poing. Passe devant, je te rejoindrai dès que j'en aurai fini avec lui.

 

Chris hésita un moment, mais Chiara et Takeshi couraient un grave danger. Cette seule pensée le persuada de poursuivre son chemin. Il se précipita aussitôt dans le couloir et dévala les escaliers. Son fusil d'assaut réduit à néant, il saisit son arme de poing. Quand il débarqua sur les lieux, il découvrit Chiara inconsciente, attachée sur un brancard avec, gisant a ses pieds, le vampire à lunette en état de choc. Ce dernier avait le regard vitreux et tremblait de tout son long. Au centre de la pièce, près de la tombe, la maîtresse des lieux s'adonnait à une incantation en balbutiant des mots insensés dans une langue aux faux airs de latin. Cette dernière ne fit aucun cas de la présence du soldat. S'empressant de porter secours à sa coéquipière, Chris envoya valdinguer le vampire à lunette d'un revers de bras.

 

-Merde, Chiara, tu m'entends, réveille-toi !

 

Il lui tapota la joue, espérant ainsi susciter une quelconque réaction.

 

... Allez bon sang, ouvre les yeux.

 

Scrutant sa coéquipière minutieusement, aucune perforation ne fut constatée et son pouls, bien qu'un peu lent, battait toujours à son grand soulagement. Chiara devait simplement être inconsciente. Usant de la crosse de son Beretta, il la délivra de ses entraves puis l'installa avec précaution sur le sol. Pendant ce temps, l'incantation parvint à finalité. Se traînant comme une larve, le vampire dépossédé de ses lunettes rampa jusqu'à sa maîtresse.

 

-Reine Drusilla, Dru... Drusilla, gémit-il en se prosternant littéralement à ses pieds. Le diable... Cette fille, c'est le diable.

 

-Combien de fois devrais-je te dire de ne jamais t'adresser à moi de cette façon. Pour toi, c'est ma reine.

 

D'un geste sec de son talon en pointe, elle transperça la tempe du vampire, éclaboussant sa botte d'un rouge vermeille. La maîtresse des lieux semblait s'en amuser, si bien qu'elle ondula son corps lentement en exprimant la légèreté d'une danse improvisée.

 

...Je suis une reine qui marche dans une mare de sang, ricana-t-elle effroyablement. Je suis la seule digne d'accompagner Archeus dans sa reconquête. Je me sens si légère, j'ai l'impression de voler comme un oiseau.

 

Elle mima de ses bras ondulants l'envol d'un volatile, ou ce qu'elle considérait comme tel.

 

-T'es surtout une tarée qui n'en a plus pour longtemps.

 

Les mots acerbes du soldat trouvèrent écho chez Drusilla qui porta enfin un intérêt à l’intrus.

 

-Le dernier qui m'a insulté de la sorte est parti rejoindre les étoiles. C'était une vilaine bête, assura-t-elle en levant la tête au plafond, avant de poser son regard globuleux sur Chris. Vous n'êtes que des petits perturbateurs. Archeus sera très en colère. Il n'a pas eu son goûter aujourd'hui.

 

-Tu m'en diras tant, marmonna Chris en actionnant le chien de son cinq coups. En attendant pouffiasse, c'est moi que t'as mis en colère.

 

Sans sommation, il pressa sur la détente et lui perfora le bas ventre. Elle plia sous le coup de boutoir, mais sans gémir. Une deuxième puis une troisième détonation touchèrent conjointement ses deux jambes. La vampire s'effondra en perte d'équilibre.

 

...Tu vois le problème avec les tarés dans ton genre, l'invectiva Chris en s'approchant de sa cible. C'est qu'ils sont capables de faire ressortir ce qu'il y a de plus mauvais chez les autres. Et moi, je peux être très, mais alors vraiment très mauvais, quand on franchit la limite. Crois-moi, avec toi, je vais prendre mon temps.

 

Alors qu'il colla le canon de son arme sur sa tempe, il fut déstabilisé par un grondement effroyable suivi d'une puissante secousse sismique. Ce fut bref et intense.

 

-Enfin ! se réjouit Drusilla en rampant au sol malgré ses blessures. Mon époux arrive et vous, vous allez disparaître.

 

Chris détourna son attention vers le sarcophage d'où émanait des clapotis suspects. Assouvissant sa curiosité, le soldat s'approcha de la tombe et jeta un œil en contre bas. Le sang bouillonnait à l'intérieur de la cuve. De grosses bulles remontaient à la surface avant d'éclater. Les effluves sanguinolents se vaporisaient dans la pièce qui se réchauffait à la manière d'un sauna. C'est alors qu'une forme poisseuse s'extirpa de la mare de sang. À mesure de son ascension, la masse gagna en volume, si bien que le soldat paraissait minuscule à côté. Effrayé par l'imposante créature dont les contours dessinaient un véritable colosse, Chris recula de quelques pas. Jamais de son existence, le soldat ne fut confronté à pareille entité. Le corps de la bête ressemblait à celui d'un humain, avec des jambes et des bras puissants, mais la texture de sa peau représentait bien celle d'une créature démoniaque. Son épiderme, recouvert entièrement d'une cuirasse sombre, semblait forgé dans de l'acier trempé. Deux grandes ailes semblables à celles des chauves-souris couvraient son dos musclé tandis que des protubérances aiguisées ressortaient de ses épaules. Son visage s'apparentait à celui d'une noctule, avec des oreilles pointues et des dents acérées auxquelles s'ajoutait un regard noir comme l’ébène. Au sommet de son crâne, deux énormes cornes s'étendaient à l'horizontale avant de se redresser fièrement en direction du ciel. Le sarcophage explosa sous son poids. Le sang contenu à l'intérieur se déversa dans les catacombes.

 

-Enfin libéré, réagit le démon d'une voix scabreuse en contemplant ses doigts griffus qu'il plia comme pour vérifier que le mécanisme fonctionne toujours. J'ai dormi bien trop longtemps.

 

Des éclats jaillirent sur divers endroits de son corps, sans qu'il ne réagisse. Chris venait d'actionner son arme de poing, mais cela n'eut pas l'effet escompté. Drusilla, légèrement remise grâce à sa condition vampirique, accueillit son sir d'une joie non feinte.

 

-Je t'attendais depuis tellement longtemps, s’exclama-t-elle le sourire aux lèvres en s'approchant du démon. Toi et moi, nous allons enfin reprendre ce qui nous revient de droit et donner une leçon à ces Dieux de pacotilles.

 

-Toi et moi ? s'étonna Archeus. Parce que tu te penses digne d'être ma reine. Pauvre enfant, tu n'es rien de plus qu'une abomination, un déchet, une déviance. Il existe une seule personne dans ce monde à qui j'accorderai ce privilège.

 

Le visage décomposé, la vampire n'eut pas le temps de réagir qu'elle fut saisie à l'épaule et projeté dans le décor. Le choc fut si violent qu'elle perdit connaissance. Pendant ce temps, Lara et Adam rejoignirent Chris.

 

-Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? s'étonna Lara, abasourdie par l'ampleur de cette vision cauchemardesque.

 

-Archeus ! répondit Adam perdu dans sa réflexion. Alors la légende disait vrai.

 

-De quoi tu parles ? continua Chris. Si tu le connais, alors tu dois certainement savoir comment on peut le tuer.

 

-Archeus, l'être originel. Le démon à l'origine de notre race. On a aucune chance… Il faut fuir.

 

-Ça, c'est bien mal nous connaître, réagit Lara en épuisant son stock de munitions sur la bête.

 

Sans succès. Archéus daigna enfin poser un regard sur les invités indésirables. D'un battement d'ailes, sans même les toucher, il les envoya valser sur plusieurs mètres, en même temps que les brancards environnants s'envolèrent sous l'effet du souffle. Chiara, allongée à proximité, fut emportée par la rafale. Parmi les trois combattants, seul Chris trouva la force de se relever. Poussé par l’énergie du désespoir, il percuta le démon de tout son poids, plaqua l'un de ses membres inférieurs dans l'espoir de le déstabiliser, mais ce dernier resta bien fixé sur ses appuis. Le démon baissa le regard sur le soldat impuissant. Du haut de sa complaisance, il esquissa un sourire avant de l’éjecter d'un revers de main comme s'il s'agissait d'un vulgaire insecte. Chris fut catapulté à travers un pilier qui s'effrita sous la puissance de la collision. Une mare de sang s'écoula de son corps meurtri. L'opposition fut brève.

 

-Faut-il être fou pour s'attaquer à un ancien, ricana le démon. Personne ne peut s'opposer à un Dieu.

 

-Alors comme ça, vous êtes de retour.

 

La voix fluette provenait de l'entrée du sous-terrain. Dans l'obscurité, une délicate silhouette se dévoila. Feignant l'étonnement, Archeus semblait se réjouir de cette apparition.

 

-Finalement, tu es revenue à moi.

 

Un sourire diabolique peigna son visage ridé.

 

...J'attendais ce moment depuis une éternité. Tu es plus resplendissante que tu ne l'as jamais été ma somptueuse reine, Magdalena Nazraet.

 

La reine des damnés demeura impassible dans sa robe de satin noire. Les cheveux relâchés et les boucles d'oreille en gouttes de pluie cristallisées lui conféraient une allure bien plus en adéquation avec son époque. La reine s'approcha gracieusement, fière, le buste relevé et la tête droite.

 

-Vous m'avez faite telle que je suis, ajouta-t-elle d'une voix égale. Il est tout naturel que je me présente à vous en toute humilité.

 

-Tu m’as trahi il y a des milliers d'années, et tu espères reconquérir mes faveurs ?

 

-Qu'ai-je fais que vous ne m'ayez pas rendu au centuple. Dois-je vous rappeler que vous avez assassiné la personne qui comptait le plus à mes yeux, et que vous m'avez offert une vie d’éternels tourments et de solitude en me faisant don d'une âme. Si vous désirez vous venger de ma personne, alors que puis-je faire d'autre que de m'offrir entièrement à mon seigneur. Ce serait une bien merveilleuse délivrance que celle de la mort.

 

Les yeux plissés, le démon s'approcha de Magdala. Il lui souleva le menton de l'une de ses griffes acérées.

 

-Regarde-moi. Ce regard, ce visage, comment pourrais-je détruire celle qui gouvernera ce monde à mes côtés. Tu es mienne, tu l'as toujours été. Pendant tout ce temps où tu pensais être débarrassé de moi, tu n'as jamais cessé de m'appartenir. Dis-le....

 

Magdala plongea son regard dans le sien, sans sourciller.

 

-Je suis vôtre, avoua-t-elle avec dédain. Mais je ne peux décemment pas appartenir à un démon avec lequel je ne peux jouir d'aucune interaction. Je me soumettrai à votre volonté, je vous aimerai comme vous l'avez toujours désiré, mais pour ce faire, j'ai besoin d'être lié à votre humanité. Sans cela, mon regard sera toujours celui qui est le mien à cet instant, et mon cœur vous restera étranger.

 

Archeus la scruta avec défiance. Son expression de scepticisme avancé laissa place à un rictus insidieux.

 

-Tu espères me voir rabaisser une fois de plus à l'état d'être humain. Pourtant, si ma mémoire est bonne, c'est ainsi que tu m'as piégé la dernière fois.

 

Ne décelant aucune réaction chez sa belle, il émit un sourire diabolique.

 

...Je vois. Après tout, ce serait un signe de confiance de ma part que de t'offrir ce cadeau, mais ne compte pas me voir prendre l'apparence de ton bien aimé. Je prendrai celle qui me correspond, et tu l'aimeras comme jamais tu n'as aimé avant.

 

Sur ses mots, la forme du démon se métamorphosa en celle d'un humain au charisme indéniable. La régularité de ses traits ne cachait pas toute l'étendue de la perfidie qui s'en dégageait. Désormais, la reine des damnées faisait face à un homme de carrure équivalente, la dépassant seulement de quelques têtes. Il s'approcha de la belle puis glissa ses deux mains dans ses cheveux en la ramenant à lui.

 

...J’ose espérer que ma plastique te convient.

 

-Indéniablement ! acquiesça-t-elle sans montrer une quelconque émotion. Je n'aurai espéré pareil époux. Je suis prête à m'offrir à mon seigneur corps et âme.

 

Magdala approcha lentement son visage et l'embrassa passionnément, l’envoûtant de son parfum et de la tiédeur de sa langue qu'elle mélangea à la sienne. Dans cette étreinte passionnelle, elle glissa discrètement sa main derrière sa taille pour saisir un petit poignard, et d'un geste vif, visa la gorge d'Archeus. S'étant préparé à de pareilles circonstances, le démon stoppa son poignet sous le regard haineux de sa promise.

 

-Bas les masques, ricana-t-il en regagnant son apparence démoniaque. Qu'est-ce que tu espérais ? Tu pensais réellement que je retomberais dans ce piège une deuxième fois. Que tu le veuilles ou non, tu seras mienne, même si pour cela je dois soumettre tes dernières volontés.

 

Il empoigna sa gorge du bout de ses doigts et la souleva comme un fétu de paille. La douleur la fit grimacer. En mauvaise posture, son désir de vengeance venait de s'envoler en même temps que son dernier espoir de liberté.

 

...Tu accepteras cette forme supérieure. Tu te plieras à ma volonté ou je ferai de toi mon esclave pour l’éternité. C'est un honneur que je te fais, créature de sang mêlé, mais n'abuses pas de ma patience ou je te jure que...

 

Soudain pris de convulsion, le démon ploya genoux à terre et relâcha son étreinte sur la vampire qui se réceptionna harmonieusement sur le sol malgré la hauteur vertigineuse.

 

...Mais qu'est-ce qui m’arrive ?


Le démon tremblait, tandis que ses muscles se rétractèrent de toute part. Magdala en fut la première surprise. Elle qui ne s'attendait pas à ce revirement de situation, entrevoyait une échappatoire inespérée. Néanmoins, elle resta figée, se délectant de le voir ainsi rabaissé. Pris de spasmes, le démon se contorsionna dans tous les sens. Cette lueur de terreur, la reine la lisait très distinctement dans les yeux de son ennemi juré, et elle en éprouvait une jouissance sans commune mesure.

 

...Non, gémit-il en vomissant des gerbes de sangs devant le rictus satisfait de sa courtisane. Aide-moi, je... je ne sais pas ce qui m'arrive, je...je...

 

Une lueur de raisonnement accapara son esprit.

 

...Dru, misérable idiote, tu n'as pas achevé le rituel.

 

Remise sur pied, Drusilla s'approcha d'Archeus en affichant un mépris n'ayant d'égal que son désir de vengeance.

 

-J'ai tout fait pour toi. J'ai assouvi toutes tes volontés. Je devais être ta reine, mais tu as choisi cette putain. Spike, Angel, et maintenant toi, vous n'êtes que faiblesse et trahison.

 

La torture fut telle que le démon se recroquevilla à l'intérieur de ses ailes. Sa peau se craquela de même que son corps s'effrita de la tête au pied. Avant de disparaître, il chercha de sa main, la reine des damnées qui le scrutait d'un regard assassin.

 

-Magdalena, gémit-il une dernière fois avant de s'éteindre définitivement.

 

La reine des vampires savoura sa victoire, en se terrant quelques minutes dans le silence. Le reste de ses troupes ne tardèrent pas à déambuler dans l'église. Certains aidèrent Lara et Adam à se relever. Les équipes de secours furent appelées dans la foulée. Adam veilla sur Chiara, tandis que Lara se tenait à proximité de Chris aux portes de la mort. Drusilla, sous les ordres directs de la reine, fut aussitôt faite prisonnière.

 

-Que comptez-vous faire d'elle, s'inquiéta Lara. Pour les crimes qu'elle a commis, elle mérite un châtiment exemplaire.

 

-Drusilla est une descendante directe de la lignée d'un vampire que j'ai bien connu. Il en va de notre responsabilité. Tout ceci est une affaire de famille et je compte bien régler mes comptes comme il se doit. Mais pour votre chef, je crains le pire. Je pourrai peut-être faire de lui un vampire avant qu'il meure. Il ne pourra plus être l'homme qu'il a été, par conséquent je me verrai dans l'obligation de le prendre sous mon aile. Je vous laisse décider de son sort.

 

Lara n'hésita pas une seule seconde.

 

-Non, hors de question. Chris est un battant. Je suis persuadé qu'il va s'en remettre. Et puis il préférerait mourir que de perdre l'essence même de ce qu'il est.

 

Embarquée par les hommes de main de la reine, Drusilla fut prise d'un sentiment étrange en croisant Chiara inconsciente dans les bras d'Adam.

 

-Angelus, je le sens en toi. Il n'est pas loin. Papa va revenir te chercher. Il a de grands projets pour toi. Pour chacun d'entre nous.

 

Lara laissa Chris au soin des personnes compétentes. Ne flairant pas trace de Takeshi, elle entreprit de faire le tour des lieux. C'est alors qu'une silhouette sombre adossée à un mur attira son attention. Un sentiment d'effroi parcourut son corps. Son souffle se fit de plus en plus saccader. Ses jambes la portèrent fébrilement jusqu'à son partenaire. Le vieil inspecteur n'exprimait guère plus qu'une pâle lueur de vie dans le regard. Elle s'agenouilla en face de lui et constata amèrement l’hémorragie s'écoulant de son cou.

 

-Merde, merde, fit-elle prise de panique en compressant sa main sur la plaie. Takeshi, bordel, restes avec moi. Ouvre les yeux. Ne t'endors pas.

 

Le vieux avait perdu trop de sang. Ses liaisons cognitives ne répondaient plus.

 

...Je t'en supplie. Dis quelque chose. Les secours vont arriver. Je t'en prie, reste avec moi.

 

Ne sachant plus à quels saints se vouer, des centaines de questions assaillirent ses pensées. En étudiant minutieusement tous les cas de figure susceptibles de se présenter en mission, Lara avait appris à réagir en toute circonstance, mais pas dans cette situation trop cruellement inédite. Comment aurait-elle pu y penser alors que la perte de l'un des leurs constituait sa plus grande peur et par conséquent la raison de son principal déni. L'habitude, ainsi que son désir inconscient de ne jamais envisager le pire lui firent oublier le danger, à tel point qu'elle s'imaginait, ses coéquipiers et elle-même, immortels, sans doute protégés par les Dieux. Aujourd'hui, les Dieux venaient de l'abandonner.

 

...Je t'en supplie, me laisse pas. T'as pas le droit ! Qu'est-ce qu'on va devenir sans toi ?

 

De ses joues coulèrent des larmes intarissables. Pleurer, elle en avait oublié la sensation tant son cœur s'était endurci avec le temps, mais les vannes étaient désormais ouvertes et ça lui faisait plus mal que dans ses souvenirs. Le vieil homme ouvrit timidement les yeux et observa la poche de son pantalon. Il ne parlait pas, mais semblait vouloir faire passer un message.

 

…Takeshi ! C'est moi, Lara, dit-elle en lui caressant le visage. Je suis là. Ça va aller. Tu vas t'en sortir.

 

Bien sûr, elle n'y croyait pas et lui non plus. Son regard, elle venait de comprendre ce qu'il cherchait. Le paquet de cigarettes. Elle fouilla la poche intérieure de Takeshi et en sortit une qu'elle déposa entre ses lèvres desséchées. Une fois le briquet saisi à l'intérieur de sa chemise, elle tenta à plusieurs reprises de l'allumer. En vain. Les étincelles ne se transformaient toujours pas en flamme.

 

...Allez, allez, je t'en supplie, allez...

 

Elle persista, et à force d'acharnement, la flamme jaillit et consuma le bout de la cigarette. À cet instant, Takeshi esquissa un merveilleux sourire faisant ressortir toute l'étendue d'une beauté si bien cachée jusqu'alors. Son sourire d'ordinaire entravé par une retenue pudique se libéra enfin à l'aune de son dernier soupir. La cigarette pendait à la commissure de ses lèvres. Le regard éteint, il n'était déjà plus de ce monde. Lara s'effondra dans ses bras.

 

 

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