Shanshu II - Wolfram & Hart
PENSEE POSITIVE
Smith accusa sévèrement le coup, en relevant le déroulé de la soirée. Sa tension artérielle, proche de l'implosion, fut légèrement atténuée par la fin du rapport, plus digeste, mais cependant loin d'être idéal. La reine des vampires avait été attaquée sur son propre territoire, tandis que Chiara avait passé une longue nuit à se remettre de ses blessures. Deux côtes fêlées diagnostiquées par le médecin après analyse, et cela sans comptabiliser son état d'épuisement. Rien de bien réjouissant donc, et le bilan de la seconde équipe n'apportait aucune consolation. Takeshi et Lara avaient passé la nuit à faire le guet à Hyde Park, sans constater l'ombre d'une activité illicite. Autant dire qu'à l'heure de faire le point, Chris n'en menait pas large. C'était à son tour de revêtir le rôle de fauteur de trouble dans le bureau du proviseur.
-Bon sang, Chris, hurla Smith en tapant du poing sur son bureau. Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? Je vous ai demandé d'élucider cette affaire, pas d'engendrer une foutue guerre. Ça ne peut plus continuer comme ça. Tout d’abord, c'était un crime, qui s'est changé en massacre, et qui évolue maintenant en attentat. Mais bordel, vous les attirez, les emmerdes. Et Chiara qui a failli y laisser la vie...
Chris, en bon soldat, resta figé, droit comme un I, les bras croisés derrière ses reins. Après tout ce qu'il venait de vivre, il était en droit de l'avoir mauvaise, mais il demeura impassible. Ayant vécu sa part d'émotion la veille, il ne comptait pas en rajouter de si bon matin.
-L'enquête avance, nous touchons au but, dit-il machinalement, comme un automate.
Ces mots n'eurent pas vocation à apaiser le patron, loin de se laisser berner par la réaction d'un homme qu'il connaissait par cœur.
-Oui ça, c'est ce que vous me dites à chaque fois. Et tout ce que je récolte, c'est de me retrouver sur un siège éjectable.
Le vieux inspira profondément, s'efforçant à retrouver un semblant de sérénité.
...Bon, écoute, je vais être franc avec toi. Si ça continue comme ça, et que mon département ne parvient pas à trouver les coupables, on va devoir mettre la clé sous la porte. Toi, moi, tous ceux qui sont embrigadés là-dedans, on se fera remplacer. Ce n'est plus une banale enquête de routine. On s'en est pris à la reine des damnés et les Déités n'accepteront jamais une capitale gangrenée par quelque ingérence que ce soit. La paix sociale en tout et pour tout. C'est pour cette raison que cette brigade a été créée, pas pour autre chose. Sur cette affaire, on est très loin du compte.
Chris savait tout cela, mais les beaux discours n'y changeront rien et ce n'était pas en écoutant les craintes de son patron que l'enquête allait avancer. La seule solution pour se sortir de ce bourbier consistait à acquiescer sagement, sans faire de vague, jusqu'à ce qu'il soit libéré de ses obligations. En état, il gardait dans sa manche quelques raisons de se réjouir. Lorsqu'il quitta le bureau, il s'empressa de réunir son équipe pour faire le point, à l'exception de Chiara, toujours convalescente. Le vieil inspecteur Kino et Lara l'attendaient bien sagement avec café en main et clope en bouche.
-Ça va vous tuer un de ces jours, pesta Chris qui n'était pas un fervent admirateur de tabac.
Il cibla sa partenaire du regard.
...Je devrais peut-être faire gaffe à ne pas te laisser trop traîner dans son sillage. Je crois que le vieux déteint sur toi.
Lara expira nonchalamment la fumée en guise de réponse. Un « va te faire foutre » ou un « je t’emmerde je suis une grande fille » n'aurait pas été assez solennel. Takeshi y alla de son sourire malsain, non pas qu'il l'était foncièrement, mais sa tête ne convenait pas à ce genre de rictus.
-Si on doit crever du tabac, c'est qu'on a vécu assez longtemps pour. Et dans cette ville, c'est plutôt un signe de réussite, répliqua le vieux, l’air goguenard.
L'ex-inspecteur possédait sa propre logique, certes à ne pas conseiller à tout le monde, mais enfin, ça se tenait. Après-tout, Chris fut à deux doigts de passer de vie à trépas, et pourtant, il n'avait jamais inhalé ce poison de sa vie. De quoi inviter à relativiser.
-Bon, on va commencer le briefing, et ensuite vous irez vous reposer. Ce soir, on patrouille en sous-effectif, alors vigilance maximale.
Le speech allait débuter lorsqu'un grincement de porte attira leur attention.
-Hors de question que vous alliez où que ce soit sans moi. Sinon qui vous sauvera la mise ?
Cette voix leur semblait familière, et pour cause : Chiara venait de débarquer la fleur au fusil. La jeune femme n'avait pas l'allure d'une personne ayant passé toute la nuit alitée. Son arrivée impromptue fut bien accueillie par Lara et Takeshi, mais Chris ne partageait pas le même sentiment.
-Qu'est-ce que tu fais là ? protesta-t-il, le visage en biais et l'air acrimonieux. Toi, tu rentres chez toi !
-Hors de question, s’entêta Chiara. Je fais partie de l'équipe et je vais bien, alors je serai opérationnelle comme vous tous.
Chris s'approcha de la jeune femme, et d'un geste précis de la main, pressa légèrement sur ses côtes. La convalescente ne put contenir un petit gémissement de douleur, marié à un grincement de dents éloquent.
-Tu n'es pas apte. Ce soir tu restes chez toi. C'est un ordre.
Touchée dans son orgueil, Chiara ne se résigna pas pour autant.
-Je viens ! s'obstina-t-elle en le défiant du regard. Ce n'est pas une petite blessure qui va me faire lâcher l'équipe. On est une unité d'élite, j'te rappelle. Si on devait se terrer au moindre bobo, alors je ne vois pas bien ce qu'on fout ici.
Takeshi et Lara semblaient prendre un malin plaisir à observer leurs coéquipiers se prendre le chou, ce qui ne manqua pas d'ajouter une certaine plus-value à leur inhalation. Chris avait beau marteler que c'était dangereux pour elle et pour l'équipe, que c'était pour son bien, elle refusait de l'entendre. Malgré son jeune âge, Chiara avait un caractère bien trempé, et du répondant. Après plusieurs salves de part et d'autre, Takeshi décida de se positionner en arbitre en prenant la parole.
-Et pourquoi on ne voterait pas pour une fois ? Que ceux qui souhaitent que la miss prenne part aux opérations lèvent la main.
-Je suis le chef, dois-je vous le rappeler ? protesta Chris, le regard noir. Ce qui signifie que je décide et que vous obéissez. La démocratie n'a jamais été une constante dans notre travail.
Chiara, Takeshi et Lara levèrent la main conjointement, annihilant tous les espoirs de leur supérieur hiérarchique à se faire entendre.
-Désolé, chef, mais c'est Chiara, ajouta la tireuse d'élite. Même estropiée et avec un bras en moins, elle resterait plus efficace que nous trois réunis.
Au-delà de son mécontentement à se voir ainsi décrier son leadership, Chris restait hanté par les événements de la nuit passée. La magie et l'expression de son regard vide d'émotion, lorsqu'elle avait projeté la bête contre le mur, lui revenaient sans cesse en mémoire. Cela n'avait duré qu'une fraction de seconde, assez pour déceler cette aura malsaine, presque maléfique, si éloignée de la jeune femme radieuse et bienveillante qu'elle incarnait habituellement. Effrayé par son pouvoir, il redoutait que cette perte de contrôle ne conduise à des conséquences irréversibles, aussi bien pour son entourage que pour elle-même. Ben sûr, expliquer son point de vue à Takeshi et Lara, absents lors de cette métamorphose, ne relevait pas d'une évidence.
-OK, tu viens ! concéda-t-il. Mais pas de risques inconsidérés, et surtout, pas de magie si tu peux l'éviter. Est-ce que c'est compris ?
-Oui chef, répondit joyeusement Chiara en assénant un clin d’œil à peine voilé à ses deux complices.
Suite à ce joyeux débat, Chris lança le briefing de la soirée à venir, et elle s’annonçait riche en rebondissements. Les récents rapports entretenus par les autres équipes révélaient une constante, un point commun chez les trois quarts des personnes défuntes. À leur domicile fut trouvé le même prospectus. Ce petit bout de papier désignait les soirées à l'église comme le principal fil conducteur de tous ces meurtres, mais pas seulement. La veille, la vampire kamikaze avait mentionné un nom : Queen D. Or les initiales Q.D figuraient en bas de chaque tract, preuve de l'accointance entre les deux affaires. Cette fois-ci, ils tenaient enfin une piste fiable. Takeshi, en pleine introspective pendant le briefing, avait analysé chaque détails. Une connexion se dessinait, et il était sur le point de la formuler.
-Vous voulez savoir ce que j'en pense ? lança-t-il, concentré, la main collée au menton. Sachant que toutes les victimes ont un seul point commun, cette ancienne église, il est fort probable qu'elles aient toutes été assassinées là-bas. Ce ne serait pas la première fois qu’on voit ça dans certaines sectes pratiquant des sacrifices humains. Des victimes choisies pour leur isolement, sans attaches, désespérées. Leur disparition passe souvent inaperçue. Personnellement, je penche pour la piste sectaire.
-Et le Polgara ? enchaina Lara en s’appuyant sur le bureau. Pourquoi a-t-il été tué, lui ? Est-ce qu’il y a un lien avec l'église ? À moins bien sûr qu'il ait commis le meurtre et qu'il soit allé se repentir juste après.
Chiara leva la main avec enthousiasme, comme une élève désirant attirer l'attention de son professeur. Rôle que ne reniait pas Chris, en lui accordant la parole, d’un léger mouvement de tête.
-Je pourrais avoir une explication concernant le Polgara.
Les regards braqués sur sa personne lui gâchèrent le petit suspens qu'elle tentait d’instaurer. Elle embraya aussitôt.
...Donc, admettons que le Polgara fasse partie des assassins de l'église. Sauf que sur le chemin, il décide de se faire un en-cas et tue la victime qu’on retrouvera le lendemain, ce qui irait de pair avec le caractère impatient des Polgara en général. Ce n'est pas pour rien qu'ils sont des solitaires. Bref, il commet ce meurtre, ce qui attire l’attention. La secte, jusque-là parfaitement discrète, apprend que l'un des leurs a commis une erreur susceptible de les exposer. Pour donner l’exemple, ils décident de l’éliminer. Tout ceci expliquerait pourquoi il n'avait pas les mêmes marques que les autres sur le corps.
Le reste de l'équipe resta bouche-bée face au raisonnement précoce de la jeune prodige.
-Tu pourrais éviter d'être aussi parfaite dans tout ce que tu entreprends, ajouta Lara sur le ton de la plaisanterie. T'es en train de complexer tout le monde. Regarde le vieux, si tu continues, il va servir à rien.
Takeshi esquissa un sourire, en totale dissonance avec son faciès. Il ne semblait pas le prendre mal et pour cause : Lara, très peu expressive dans sa vie de tous les jours, adorait le taquiner dès qu’elle en avait l'occasion. C'était sa manière singulière d’exprimer son attachement sincère et le vieil inspecteur l’acceptait volontiers. Avec Chris, sa relation était différente. Étant son supérieur, elle s'abstenait autant que faire se peut, mais le naturel avait une fâcheuse tendance à revenir au galop.
-Moi tu sais, reprit Takeshi avec un faux air détaché, tant que je peux laisser la place aux jeunes et finir ma vie en m'la coulant douce, je dis banco.
Loin d'être dupes, ses coéquipiers savaient pertinemment que le boulot représentait toute sa vie, et qu'il n’arrêterait certainement pas avant d'avoir un pied dans la tombe.
Chris, sentant une fois de plus l'équipe s’éparpiller, s'efforça de recentrer les esprits. Ce rôle lui allait à ravir, car comme il avait l'habitude de le dire, il méritait le prix Nobel pour canaliser ces trois têtes brûlées sous ses ordres. Il ne s'en plaignait du reste, pas. Les succès de l'équipe sept, il les devait en grande partie à la particularité de ses membres et à leurs caractères bien trempés.
-Bon, ce soir, on infiltre l'église ! déclara-t-il avec entrain. C'est le moment de mettre un terme à toutes ces tueries. Qui que soit cette Queen D, elle vit ses derniers moments de liberté. On fera d'une pierre deux coups. D'une part, on entre dans les bons papiers de la reine Magdala, et de l'autre, on évite à Smith de finir en dépression. Est-ce que tout est OK ?
N'y décelant aucune objection, Chris conclut d’un ton ferme :
…Rendez-vous à 17 h. En attendant, reposez vous bien. La soirée risque d’être agitée.
*
Épuisée après une nuit blanche passé perchée sur un chêne, dans un froid hivernal mordant et une position inconfortable, Lara se dirigea vers les douches. Avant le retour à son domicile pour un repos bien mérité, elle exerçait chaque fois le même rituel. Lorsqu'elle quittait l'enceinte de son travail, c'était toujours dans une hygiène impeccable. Ça ne la dérangeait pas outre mesure de patienter des journées dans la crasse et dans la boue dans le cadre de sa mission. Mais dès lors qu'elle regagnait la vie civile, il fallait à tout prix qu'elle ressorte propre comme un sou neuf. Pas le genre à mélanger vie privée et travail, elle considérait primordial de marquer une totale rupture entre ces deux mondes, et tout commençait avec une bonne douche.
Les sanitaires réservés aux femmes étaient nettement plus exigus que ceux des hommes. Avec seulement cinq pommeaux de douche, contre le triple pour la gent masculine, l’espace reflétait le faible nombre de femmes exerçant dans la profession. L'unité sept incarnait la seule section paritairement mixte de la brigade, ce qui leur valu à leur début, les critiques misogynes de leurs collègues. Cela n'avait duré qu'un temps, puisque face à leur désinvolte efficacité en mission, les langues s'étaient liées assez rapidement.
Dans ce monde majoritairement masculin, Lara savait qu’il fallait persévérer bien plus que les autres, et prouver encore et toujours, sans ne jamais rien lâcher. Toute sa vie n’avait été que lutte et acharnement pour que son talent soit reconnu à sa juste valeur, et ce fut le cas. Ses exploits sur le théâtre des opérations lui forgèrent une solide réputation. Dans son domaine, et notamment au tir à distance, peu se targuaient de lui arriver à la cheville. Chris, en recruteur hors pair, n'avait pas hésité à la prendre sous son aile.
Lara savourait cette quiétude, cette eau ruisselante sur sa peau dénudée. C'était son moment de relaxation. Toujours à produire le même geste, les mêmes mimiques, à rabattre ses longs cheveux en arrière, tandis que son visage épousait avec délectation la chaleur humide qui s'y déversait. Rester dans cette position indéfiniment ne la gênait pas, si bien que Chiara avait pris pour habitude de ne jamais l'attendre.
Sous la vapeur dense et l'eau bouillante, Lara ressassait les événements de la veille, à la recherche de ce qu'elle aurait pu faire ou ne pas faire, à dénicher ce détail susceptible de lui être passé sous le nez. Elle faisait le point avec elle-même, parce qu'après, une fois sortie de la brigade, elle n'y penserait plus. C'était ce qu'elle se plaisait à considérer comme son moyen de défense anti dépression, une routine presque vitale dans ce métier. Les personnes confrontées sans cesse à des actes violents et tragiques éprouvaient ce besoin de coupure radical. Sans cela, ils deviendraient fous, et Lara n'avait pas l'intention de terminer ses jours dans un asile. Intransigeante avec elle-même, elle l'était tout naturellement avec les autres, ce qui lui donnait cet aspect froid et distant, appréciés ou pas, selon les cas.
Une fois sortie de la douche, elle enroula sa serviette autour de son corps athlétique, puis fit de même avec ses cheveux encore humides. Elle prit soin de se vêtir confortablement en enfilant ses vêtements de ville, assez simplistes. La queue de cheval convenait essentiellement pour le travail. En dehors, elle laissait ses cheveux lisses relâchés et s'attifait de grandes boucles d'oreilles cerclées, ajoutant une attrayante panoplie à son charme déroutant. Jolie, elle l'était naturellement, de sorte que la plupart de ses prétendants s'interrogeaient sur les raisons de son célibat. Loin de ressembler à ces beautés des catalogues de mode, souvent dépeintes comme pulpeuses et d'un érotisme exacerbé, Lara jouissait d'un charme discret. Son corps élancé et son tour de poitrine, bien qu’attirants, ne constituaient pas les raisons de sa popularité. Sa personnalité, son côté inaccessible, demeurait la clé de son succès, et cela ne relevait pas d'une quelconque volonté. De plaire, elle ne s'en souciait aucunement, et ironiquement, c'était son plus bel atout. La fascination pour l’inaccessible hantait la plupart des hommes. Naturellement, Peter devait l'être aussi, à sa façon. En sortant du vestiaire, elle le croisa dans le couloir. Il portait une longue blouse blanche qui, par son élégance austère, lui allouait un air noble. L'habit avait tendance à faire le moine, dans certains cas.
-Tiens, Lara, l'interpella Peter en se recoiffant à la hâte. Tu es resplendissante aujourd'hui.
Un compliment somme toute assez banal et lourd, pour peu que l'on ait un minimum d’exigence, et elle en avait. Elle le salua brièvement d'un geste de la main, en continuant son chemin sans lui manifester le moindre intérêt. Fatiguée et n'ayant pas l'intention de s'attarder, elle tenta une esquive habile. La déconnexion avec le travail débuterait à l'instant où elle franchirait le portail d'entrée. Aussi, la présence de Peter à ses trousses constituait une entrave à sa liberté. Lara accéléra légèrement le pas, mais le bougre ne se laissa pas distancer. Peter la collait comme de la glu, et pour s'en dépêtrer, il n'existait pas d'autre choix que de l’assommer. À son grand désarroi, le règlement l'interdisait.
...Et sinon, tout se passe bien pour toi ? insista-t-il, l'air faussement intimidé, en lui emboîtant le pas.
Excédée, elle marqua un arrêt.
-Écoute, j'apprécierais de parler avec toi, vraiment, mais je n’ai pas le temps. Je suis crevée, et une autre mission m'attend ce soir. J'ai du sommeil à rattraper.
Un sourire malicieux se dessina sur le visage de Peter.
-Ça tombe super bien. Moi aussi, j'apprécierais qu'on parle tous les deux.
Lara trouva amusante et habile sa façon de volontairement tilter sur les mots qui l’intéressaient, en dénaturant le propos de son contenu. Il aurait assurément fait un très bon journaliste, mais là, tout de suite, elle commençait à perdre patience. Son expression étant plutôt révélatrice de sa pensée, Peter enchaîna sans lui laisser le temps d'en placer une.
...Bon, tu as gagné, finit-il par lâcher. Je sais que t'es pressée, que tu dois te reposer et tout ça, mais je n’ai pas souvent l'occasion de te parler. Ce serait vraiment chouette si tu m'accordais quelques secondes.
Quand elle le vit joindre les mains dans un geste de supplication presque théâtral, elle n'eut pas le courage de refuser. Ses airs de chien battu l'agaçaient prodigieusement, mais eurent l'effet escompté de la prendre en pitié.
-OK ! Vas-y, je suis tout ouïe, soupira-t-elle, résignée.
-Super ! Je ne vais pas y aller par quatre chemins. J'ai ressenti un truc.
-Contente de l’apprendre, et… ?
-Et tu vois, dans la vie, ça te prend comme ça. Ça arrive sans crier gare et patatras, fit-il en mimant un poing serré contre son cœur. Alors t'imagines à mon âge. Je pensais que toutes ces conneries de cœur qui bat, ces sensations, je les vivrais jamais. Eh bien, figure-toi qu'à chaque fois que je te vois, j’éprouve tout ça. En gros, pour faire court, tu me plais.
Lara fut circonspecte. Elle avait pensé à tout, sauf à une déclaration d'amour, surtout provenant du principal intéressé. Un éclat de rire nerveux lui échappa malgré elle.
-Attends, attends deux secondes, dit-elle en tentant de reprendre son souffle. Toi, Peter… T’es sérieux ? tu me fais une déclaration ?
Le fait de l'entendre formulé à haute voix amplifia la résonance de son hilarité. Le malaise se lisait sur le visage décomposé du médecin légiste, loin de s'attendre à pareille réaction. Humilié, il l'était, et ça le touchait plus que ça ne devrait.
-Euh, au risque de te paraître déplaisant, je viens de t'avouer mes sentiments. Et c'est pas le genre de truc facile à sortir, alors si tu pouvais faire en sorte de préserver le minimum de dignité qui me reste.
En croisant son regard perdu et blessé, Lara comprit qu'il ne plaisantait pas. Néanmoins, elle ne connaissait que trop sa réputation de Don Juan, et elle ne comptait pas s'appesantir sur ses problèmes de cœurs, à plus forte raison dans le cadre du travail.
-OK, écoute, dit-elle avec un profond soupir. Je suis désolée, mais je vais être franche avec toi. Je n’éprouve pas les mêmes sentiments. Et puis, soyons honnêtes, t'as plein de nanas qui te courent après. Ça ne devrait pas être difficile de m'oublier et de passer à autre chose.
La jeune femme détestait subir ce rôle imposé, alors qu'elle n'aspirait qu'à regagner ses appartements pour enfin pouvoir s'adonner à un repos bien mérité. Elle aurait voulu se montrer plus diplomate, mais son tempérament franc et direct ne l’y encourageait pas.
-Et voilà, tu sors avec dix gonzesses différentes en un an, et tout de suite, on te colle l’étiquette de coureur de jupons, protesta Peter avec indignation. Ce que tu ne comprends pas, c'est que ces filles n'étaient que des passe-temps. Elles ne m’intéressaient pas. Tandis que toi, c'est différent.
-Non ! Tu veux que je te dise ce qui t’attire chez moi ? C'est simplement le fait que je ne fasse pas partie de ton fan-club. Mets-toi-le dans le crâne : je n'en ferai jamais partie. Ne me compare pas à ces midinettes influençables qui passent leur temps à se regarder dans la glace.
Lara pensait naïvement être assez expéditive pour ne pas le voir insister, mais c'était mal connaître Mr Brown, qui du haut de sa grande classe de surfer australien, n'avait pas pour habitude d'essuyer quelques refus que ce soit.
-Je ne te comprends pas. Regarde-moi. Je suis plutôt bel homme, pas mal foutu, et tu peux toucher.
Il tapota sa sangle abdominale.
...Il n'y a pratiquement rien à jeter. Et puis, y a pas que le physique. J’estime que mon QI est largement supérieur à la norme. Imagine-toi les discussions passionnées qu'on pourrait entretenir toi et moi, au coin du feu.
Son air niais et sûr de lui exaspéra Lara, désireuse d'établir un réset. Elle pensait avoir été claire. Elle allait devoir se le montrer encore bien plus.
-Physiquement, j’te trouves plutôt banal, lança-t-elle, tranchante comme un sabre. T'es pas terrible. Ensuite, intellectuellement, t'es pas du tout mon type. Donc, autant être franche : il n'y aura jamais de toi et moi. Désolé, c'est comme ça. Tu souffriras un peu, tu me haïras, et tu m'oublieras... Mais te connaissant, tu ne devrais pas passer par toutes ces étapes. Sur ce, je dois y aller.
Elle pressa le pas et parvint à franchir la ligne salvatrice, celle qui la libérait du bâtiment et de tout ce qu’il représentait. D'ordinaire, en rejoignant son domicile, elle laissait soigneusement ses problèmes derrière elle, mais contrainte et forcée, elle allait devoir subir quelques concessions et apporter un peu de son travail dans son quotidien.
Moins perturbé, Peter s'alluma une cigarette. Le regard désinvolte, perdu dans le vague, il en expira une bouffée. Son sourire refit surface, tandis qu’il levait les yeux au plafond.
-Ah, les femmes. Toujours cette manie de vouloir se faire désirer. Elle est folle de moi, assura-t-il en usant d’auto persuasion.
Ce concept, Peter l'avait découvert dans un magazine qui explorait « la magie de la pensée », un article signé par une certaine RIPP Marie-Laure, professeur en psychanalyse. Le texte, véritable ode à la pensée positive, stipulait que l'invisible se composait d’énergie, et qu'une volonté inébranlable ainsi que l'auto persuasion opéraient une incidence directe sur ces énergies. Peter, particulièrement assidu à cet exposé, s'était autopersuadé de son efficacité. À ses yeux, il ne faisait aucun doute qu’avec le temps et la persévérance, il conclurait cette histoire de la meilleure des manières.
Quant à Lara, couchée dans son lit, lorsqu'elle ferma les yeux, la dernière image qu’elle vit fut le visage de Peter. Une pensée intrusive, irritante, qu'elle aurait préféré laisser dans l'enceinte de son travail.