Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 7 : PENSEE POSITIVE

4488 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/06/2024 21:04

PENSEE POSITIVE

 

Smith accusa sévèrement le coup, en relevant le déroulé de la soirée. Sa tension artérielle, proche de l'implosion, fut légèrement atténuée par la fin du rapport, plus digeste, mais cependant loin d'être idéal. La reine des vampires avait été attaquée sur son propre territoire, tandis que Chiara avait passé une longue nuit à se remettre de ses blessures. Deux côtes fêlées diagnostiquées par le médecin après analyse, et cela sans comptabiliser son état d'épuisement. Rien de bien réjouissant donc, et le bilan de la seconde équipe n'arrangeait absolument rien à l'affaire. Takeshi et Lara avaient passé la nuit à faire le guet à Hyde Park, sans constater l'ombre d'une activité illicite. Autant dire qu'à l'heure de faire le point, Chris n'en menait pas large. C'était à son tour de revêtir le rôle de fauteur de trouble dans le bureau du proviseur.

 

-Bon sang, Chris, hurla Smith. Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez vous. Je vous ai demandé d'élucider cette affaire, pas d'engendrer une foutue guerre. Ça ne peut plus continuer comme ça. Tout d’abord, c'était un crime, qui s'est changé en massacre, et qui évolue maintenant en attentat. Mais bordel, vous les attirez les emmerdes. Et Chiara qui a failli y laisser la vie...

 

Chris resta figé en bon soldat, droit comme un I, les bras croisés derrière ses reins. Après tout ce qu'il venait de vivre, il était en droit de l'avoir mauvaise, mais il demeura impassible. Ayant vécu sa part d'émotion la veille, il ne comptait pas en rajouter de si bon matin.

 

-L'enquête avance, nous touchons au but, dit-il machinalement comme un automate.

 

Ces mots n'eurent pas vocation à apaiser le patron, loin de se laisser berner par la réaction d'un homme qu'il connaissait par cœur.

 

-Oui ça, c'est ce que vous me dites à chaque fois. Et tout ce que je récolte, c'est de me retrouver sur un siège éjectable.

 

Le vieux inspira profondément, s'efforçant à retrouver un semblant de sérénité.

 

...Bon, écoute, je vais être franc avec toi. Si ça continue comme ça, et que mon département n'arrive pas à trouver les coupables, on va devoir mettre la clé sous la porte. Toi, moi, tous ceux qui sont embrigadés là-dedans, on se fera remplacer. Ce n'est plus une banale enquête de routine. On s'en est pris à la reine des damnés et les Déités n'accepteront jamais une capitale gangrenée par quelque ingérence que ce soit. La paix sociale en tout et pour tout, c'est pour cette raison que cette brigade a été créée, pas pour autre chose. Sur cette affaire, on est très loin du compte.

 

Chris savait tout cela, mais les beaux discours n'y changeront rien et ce n'était pas en écoutant les craintes de son patron que l'enquête allait avancer. La seule solution pour se sortir de ce bourbier consistait à acquiescer sagement, sans faire de vague, jusqu'à ce qu'il soit libéré de ses obligations. En état, il gardait dans sa manche quelques raisons de se réjouir. Lorsqu'il sortit du bureau, il s'évertua à réunir son équipe pour faire le point, à l'exception de Chiara toujours convalescente. Le vieil inspecteur Kino et Lara l'attendaient bien sagement avec café en main et clope en bouche.

 

-Ça va vous tuer un de ces jours, pesta Chris qui n'était pas un fervent admirateur de tabac.

 

Il cibla sa partenaire du regard.

 

...Je devrais peut-être faire gaffe à ne pas te laisser trop traîner dans son sillage. Je crois que le vieux déteint sur toi.

 

Lara expira nonchalamment la fumée en guise de réponse. Un « va te faire foutre » ou un « je t’emmerde je suis une grande fille » n'aurait pas été assez solennel. Takeshi y alla de son sourire malsain, non pas qu'il l'était foncièrement, mais sa tête ne convenait pas à ce genre de rictus.

 

-Si on doit crever du tabac, c'est qu'on a vécu assez longtemps pour, et dans cette ville, c'est plutôt un signe de réussite, répliqua le vieux.

 

L'ex-inspecteur possédait sa propre logique, certes à ne pas conseiller à tout le monde, mais enfin, ça se tenait. Chris fut à deux doigts de passer de vie à trépas, et pourtant, il n'avait jamais inhalé ce poison de sa vie, comme quoi, il fallait relativiser.

 

-Bon, on va commencer le briefing et ensuite vous irez vous reposer. Ce soir, on ira patrouiller en sous-effectif, ce qui signifie vigilance maximum.

 

Le speech allait débuter lorsqu'un grincement de porte se fit entendre.

 

-Hors de question que vous alliez où que ce soit sans moi, sinon qui vous sauvera la mise ?

 

Cette voix leur semblait familière, et pour cause, Chiara venait de débarquer la fleur au fusil. La jeune femme n'avait pas l'allure d'une personne ayant passé toute la nuit alitée. Son arrivée impromptue fut bien accueillie par Lara et Takeshi, mais Chris ne partageait pas le même sentiment.

 

-Qu'est-ce que tu fais là ? protesta-t-il, le visage en biais et l'air acrimonieux. Toi, tu rentres chez toi !

 

-Hors de question, s’entêta Chiara. Je fais partie de l'équipe et je vais bien, alors je serai opérationnel comme vous tous.

 

Chris s'approcha de la jeune femme jusqu'à parvenir à sa hauteur, et d'un geste précis de la main, pressa légèrement sur ses côtes. La convalescente ne put contenir un petit gémissement de douleur, marié à un grincement de dents éloquent.

 

-Tu n'es pas apte. Ce soir tu restes chez toi. C'est un ordre.

 

Piquée au vif, Chiara ne se résigna pas pour autant.

 

-Je viens ! s'obstina-t-elle en le défiant du regard. Ce n'est pas une petite blessure qui va me faire lâcher l'équipe. On est une unité d'élite j'te rappelle. Si à chaque fois que l'un d'entre nous se blesse, il doit passer une semaine au lit, alors je ne vois pas bien ce qu'on fout ici.

 

Takeshi et Lara semblaient prendre un malin plaisir à observer leurs coéquipiers se prendre le chou, ce qui ne manqua pas d'ajouter une certaine plus-value à leur inhalation. Chris avait beau marteler que c'était dangereux pour elle et pour l'équipe, que c'était pour son bien, elle refusait de l'entendre. Malgré son jeune âge, Chiara avait un caractère bien trempé et du répondant. Après plusieurs salves de part et d'autre, Takeshi décida de se positionner en arbitre en prenant la parole.

 

-Et pourquoi on ne voterait pas pour une fois ? Que ceux qui sont pour que la miss prenne part aux opérations lèvent la main.

 

-Je suis le chef, dois-je vous le rappeler, protesta Chris. Ce qui signifie que je décide et que vous obéissez. La démocratie n'a jamais été une constante dans notre travail.

 

Chiara, Takeshi et Lara levèrent la main conjointement, annihilant tous les espoirs de leur supérieur hiérarchique à se faire entendre.

 

-Désolé chef, mais c'est Chiara, ajouta la tireuse d'élite. Même estropiée et avec un bras en moins, elle resterait plus efficace que nous trois réunis.

 

Au-delà de son mécontentement à se voir ainsi décrier son leadership, Chris restait contrarié suite aux événements de la nuit passée. La magie et l'expression de son regard vide d'émotion, lorsqu'elle avait projeté la bête contre le mur, lui restèrent gravées en mémoire. Ça n'avait duré qu'une fraction de seconde, assez pour déceler cette aura malsaine, presque maléfique, à des années-lumière de la jeune femme radieuse et bienveillante qu'elle représentait. Effrayé par son pouvoir, il redoutait que cette perte de contrôle implique des conséquences irréversibles, aussi bien pour son entourage que pour elle-même. Ben sûr, expliquer son point de vue à Takeshi et Lara, absents lors de cette métamorphose, ne relevait pas d'une évidence.

 

-OK, tu viens ! concéda-t-il. Mais pas de risque inconsidéré et surtout pas de magie si tu peux l'éviter. Est-ce que c'est compris ?

 

-Oui chef, lui sourit joyeusement Chiara en assénant un clin d’œil à peine voilé à ses deux complices.

 

Suite à ce joyeux débat, Chris entreprit le briefing sur la soirée à venir, et elle s’annonçait riche en rebondissements. Selon les derniers rapports entretenus par les autres équipes, il s'avérait une constante, un point commun chez les trois quarts des personnes défuntes. À leur domicile fut trouvé le même prospectus. Ce petit bout de papier désignait les soirées à l'église comme le principal fil conducteur reliant tous ces meurtres, mais pas seulement. La veille, la vampire kamikaze avait mentionné le nom de Queen D, or les initiales Q.D avaient été signées en bas de chaque tract, preuve de l'accointance entre les deux affaires. Cette fois-ci, ils tenaient enfin une piste fiable. Takeshi, en pleine introspective lors de l'écoute du briefing, avait analysé tous les éléments, assez pour en ressortir une thèse plausible sur les faits.

 

-Vous voulez savoir ce que j'en pense, commenta-t-il, la main collée au menton. Sachant que toutes les victimes ont un seul point commun, celui de cette ancienne église, il est fort possible qu'elles aient toutes été assassinées là-bas. On a déjà vu ce genre de cas dans certaines sectes où l'on y exerçait des sacrifices humains. Des personnes seules, sans attaches, désespérées. Leurs disparitions n'auront pas fait de bruit. Je privilégie le côté secte de la chose.

 

-Et qu'en est-il du Polgara ? continua Lara appuyée sur le bureau. Qu'est ce qui explique qu'il ait été tué lui, et est-ce que ça a un rapport avec l'église ? À moins bien sûr qu'il ait commis le meurtre et qu'il soit allé se repentir juste après.

 

Chiara leva le doigt comme une enfant désirant attirer l'attention du professeur. Rôle que ne reniait pas Chris, puisque d'un geste de le tête, il lui donna l'autorisation de s'exprimer.

 

-Je pourrai avoir une explication concernant le Polgara.

 

Les regards planant sur sa personne lui gâchèrent le petit suspens qu'elle tentait de susciter. Elle embraya aussitôt.

 

...Donc, admettons que le Polgara fasse partie des assassins de l'église, sauf que sur le chemin, il décide de se faire un en-cas et tue la première victime, ce qui irait de pair avec le caractère impatient des Polgara en général. Ce n'est pas pour rien qu'ils sont des solitaires. Bref, il tue la victime qu'on retrouvera le lendemain. La secte dont il fait partie et qui n'avait éveillé aucun soupçon jusque-là, apprend que l'un des leurs a commis une erreur susceptible d'attirer l’attention des autorités, et ils décident d'en faire un exemple en l'éliminant. Tout ceci expliquerait pourquoi il n'avait pas les mêmes marques que les autres sur le corps.

 

Le reste de l'équipe demeura bouche-bée face au raisonnement précoce de la jeune prodige.

 

-Tu pourrais éviter d'être aussi parfaite dans tout ce que tu entreprends, ajouta Lara sur le ton de la plaisanterie. T'es en train de complexer tout le monde. Regarde le vieux, si tu continues, il va servir à rien.

 

Takeshi se laissa aller à un sourire en totale dissonance avec son faciès, ne donnant pas l'impression de le prendre mal et pour cause. Lara, très peu expressive dans sa vie de tous les jours, prenait un malin plaisir à le taquiner quand elle en avait l'occasion. C'était sa façon toute particulière de lui montrer son attachement sincère et il ne s'en plaignait pas. Avec Chris, sa relation était différente. Étant son supérieur, elle s'abstenait autant que faire se peut, mais le naturel avait une fâcheuse tendance à revenir au galop.

 

-Moi tu sais, continua Takeshi, tant que je peux laisser la place aux jeunes et finir ma vie en m'la coulant douce, je dis banco.

 

Loin d'être dupes, ses coéquipiers savaient pertinemment que le boulot représentait toute sa vie, et qu'il n’arrêterait certainement pas avant d'avoir un pied dans la tombe.

 

Chris qui sentait une fois de plus l'équipe se dissiper s'acharna à ramener tout le monde dans le droit chemin. Ce rôle lui allait à ravir, car comme il avait l'habitude de le dire, il méritait le prix Nobel pour canaliser ces trois têtes brûlées sous ses ordres. Il ne s'en plaignait du reste, pas. Les succès de l'équipe sept, il les devait en grande partie à la particularité de ses membres et à leurs caractères bien trempés.

 

-Bon, ce soir on va infiltrer l'église ! déclara-t-il avec entrain. C'est le moment de mettre un terme à toutes ces tueries. Qui que soit cette Queen D, elle vit ses derniers moments de liberté. On fera d'une pierre deux coups. D'une part, on entre dans les bons papiers de la reine Magdala et de l'autre, on évite à Smith de finir en dépression. Est-ce que tout est OK ?

 

N'y décelant aucune objection, il clôtura les débats d'un : « on se retrouve à 17h00, en attendant, reposez-vous bien, la soirée risque d'être agitée. »

 

*

 

Épuisée après une nuit blanche postée sur un chêne dans un froid hivernal et dans une position inconfortable, Lara joignit les douches. Avant le retour à son domicile pour un repos bien mérité, elle exerçait chaque fois le même rituel. Lorsqu'elle quittait l'enceinte de son travail, c'était toujours dans une hygiène impeccable. Ça ne la dérangeait pas outre mesure de patienter des journées dans la crasse et dans la boue lorsqu'elle se trouvait en mission, mais dès lors qu'elle regagnait la vie civile, il fallait à tout prix qu'elle ressorte propre comme un sou neuf. Pas le genre à mélanger vie privée et travail, elle considérait primordial de marquer une totale rupture entre ces deux mondes, et tout commençait avec une bonne douche.

 

Concernant les sanitaires, les locaux réservés aux femmes se trouvaient bien plus petits et étroits que ceux réservés aux hommes. En tout et pour tout, cinq pommeaux se battaient en pâture, là où la gent masculine en possédait aisément le triple. Rien d'étonnant, au vu du faible nombre de femmes exerçants dans le métier. L'unité sept incarnait la seule section paritairement mixte de la brigade, ce qui leur valu à leur début, les critiques misogynes de leurs collègues. Cela n'avait duré qu'un temps, puisque face à leur désinvolte efficacité en mission, les langues s'étaient liées assez rapidement. Pour être accepté dans un monde d'homme, il fallait persévérer bien plus que les autres et prouver encore et toujours, sans ne jamais rien lâcher. Lara l'avait bien compris. Toute sa vie ne fut que lutte et acharnement pour que son talent soit reconnu à sa juste valeur, et ce fut le cas. Ses exploits sur le théâtre des opérations lui forgèrent une solide réputation. Dans son domaine, et notamment au tir à distance, peu se targuaient de lui arriver à la cheville. Chris, en recruteur hors pair, n'avait pas hésité à la prendre sous son aile.

 

Lara se délectait de cette chaleur, de l'eau ruisselante sur sa peau dénudée lorsqu'elle s’apprêtait à débaucher. C'était son moment de relaxation. Toujours à produire le même geste, les mêmes mimiques, à rabattre ses longs cheveux en arrière pendant que son visage épousait avec délectation la chaleur humide qui s'y déversait. Rester dans cette position indéfiniment ne la gênait pas, si bien que Chiara avait pris pour habitude de ne jamais l'attendre. Sous la vapeur et l'eau bouillante, Lara ressassait les événements de la veille, à la recherche de ce qu'elle aurait pu faire ou ne pas faire, à dénicher ce détail susceptible de lui être passé sous le nez. Elle faisait le point avec elle-même, parce qu'après, une fois sortie de la brigade, elle n'y penserait plus. C'était ce qu'elle se plaisait à considérer comme son moyen de défense anti dépression, ce qui n'avait rien d'étonnant dans ce métier. Les personnes confrontées sans cesse à des actes violents et tragiques éprouvaient ce besoin de coupure radical. Sans cela, ils deviendraient fous et Lara n'avait pas l'intention de terminer ses jours dans un asile. Intransigeante avec elle-même, elle l'était tout naturellement envers les autres, ce qui lui donnait cet aspect froid et distant, appréciés ou pas, selon les cas.

 

Une fois sortie de la douche, elle enroula sa serviette autour de son corps athlétique et en fit de même avec ses cheveux. Elle prit soin de se vêtir confortablement et enfila ses vêtements de ville, assez simpliste. La queue de cheval convenait essentiellement pour le travail. En dehors, elle laissait ses cheveux lisses relâchés et s'attifait de grandes boucles d'oreilles cerclées, ajoutant une attrayante panoplie à son charme déroutant. Jolie, elle l'était naturellement, de sorte que la plupart de ses prétendants s'interrogeaient sur les raisons de son célibat. Loin de ressembler à ces beautés des catalogues de mode, souvent dépeintes comme pulpeuses et d'un érotisme exacerbé, Lara jouissait d'un charme discret. Son corps élancé et son tour de poitrine, sans doute attrayant à bien des égards, ne constituaient pas les raisons de sa popularité. Sa personnalité, son côté inaccessible, demeurait la clé de son succès et cela ne relevait pas d'une quelconque volonté. De plaire, elle ne s'en souciait aucunement et ironiquement, c'était son plus bel atout. Les hommes en général se trouvaient attirés par l’inaccessible et naturellement, Peter devait l'être aussi à sa façon. Lorsqu'elle sortit du vestiaire, elle le croisa dans les couloirs, habillé de sa longue blouse blanche lui allouant un air noble. L'habit avait tendance à faire le moine dans certains cas.

 

-Tiens Lara, l'interpella-t-il en se recoiffant subtilement à la hâte. Tu es toute en beauté aujourd'hui.

 

Un compliment somme toute assez banal et assez lourd, pour peu que l'on ait un minimum d’exigence, et elle en avait. Elle le salua brièvement d'un geste de la main, en continuant son chemin sans lui montrer un intérêt prononcé. Fatiguée et n'ayant pas l'intention de s'attarder, elle tenta une esquive habile. Son besoin de couper avec le travail débuterait à l'instant où elle franchirait le portail d'entrée, aussi la présence de Peter à ses trousses constituait une entrave à sa liberté. Lara exerça désespérément une échappée, mais le bougre ne se laissa pas distancer. Peter la collait comme de la glu, et pour s'en dépêtrer, il n'existait pas d'autre choix que de l’assommer. À son grand désarroi, le règlement l'interdisait.

 

...Et sinon tout se passe bien pour toi ? insista-t-il l'air faussement intimidé en lui emboîtant le pas.

 

Excédée, elle marqua un arrêt.

 

-Écoute, j'apprécierais de parler avec toi, mais je n’ai pas le temps. Je suis crevé et j'ai une autre mission qui m'attend ce soir. J'ai du sommeil à rattraper.

 

-Ça tombe super bien, moi aussi j'apprécierais qu'on parle tous les deux.

 

Lara trouva amusante et habile sa façon de volontairement tilter sur les mots qui l’intéressaient en dénaturant le propos de son contenu. Il aurait assurément fait un très bon journaliste, mais là, tout de suite, elle commençait à perdre patience. Son expression étant plutôt révélatrice de sa pensée, Peter enchaîna sans lui laisser le temps d'en placer une.

 

...Bon, tu as gagné. Je sais que t'es pressé et que tu dois te reposer et tout ça, mais je n’ai pas souvent l'occasion de te parler et ce serait vraiment super si tu m'accordais juste quelques secondes.

 

Lorsqu'elle le vit supplier en joignant ses deux mains comme pour prier, elle n'eut pas la force de répondre par la négative. Ses airs de chien battu l'agaçaient au plus haut point, mais eurent l'effet escompté de la prendre en pitié.

 

-OK ! Vas-y, je suis tout ouïe.

 

-Super, se réjouit-il en se frottant les mains. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. J'ai ressenti un truc.

 

-Contente de le savoir et …

 

-Et tu vois, dans la vie, ça te prend comme ça. Ça arrive sans crier gare et patatras, fit-il en mimant le poing serré près de son cœur. Alors t'imagines à mon âge. Je pensais que toutes ces conneries de cœur qui bat et ces sensations, je les retrouverai jamais. Et bien, figure-toi qu'à chaque fois que je te vois, j’éprouve tout ça. En gros, pour faire court, tu me plais.

 

Lara fut circonspecte. Elle avait pensé à tout, sauf à une déclaration d'amour, surtout provenant du principal intéressé. Un rire nerveux s'échappa de la jeune femme.

 

-Attends, attends deux secondes, fit-elle en essayant de se remettre de son fou rire. Toi, Peter, tu me fais une déclaration.

 

Le fait de se l'entendre dire amplifia la résonance de son hilarité bien malgré elle. Le malaise se lisait sur le visage décomposé du médecin légiste, loin de s'attendre à pareille réaction. Humilié, il l'était, et ça le touchait plus que ça ne devrait.

 

-Euh, au risque de te paraître déplaisant, je viens de t'avouer mes sentiments et c'est pas un truc facile à sortir, alors si tu pouvais faire en sorte de préserver le minimum de dignité qui me reste.

 

À ses paroles et son regard perdu, Lara comprit qu'il ne s'agissait pas d'une blague, mais elle ne connaissait que trop la réputation du Don Juan, et elle ne comptait pas s'appesantir sur les problèmes de cœurs, à plus forte raison dans le cadre du travail.

 

-OK, écoute, je suis désolé, mais je vais être franche avec toi. Je n’éprouve pas les mêmes sentiments. Et puis t'as plein de nanas qui te courent après alors ça ne devrait pas être difficile de m'oublier et de passer à autre chose.

 

La jeune femme détestait subir ce rôle imposé, alors qu'elle n'aspirait qu'à regagner ses appartements pour enfin pouvoir s'adonner à un repos bien mérité. Elle aurait souhaité se montrer plus diplomate, mais son tempérament l'en dissuada.

 

-Et voilà, tu sors avec dix gonzesses différentes en un an, et tout de suite, on te colle le titre de coureur de jupons sur le front, s'indigna Peter. Ce que tu ne comprends pas c'est que ces filles n'étaient que des passe-temps, elles ne m’intéressaient pas. Tandis que toi, c'est différent.

 

-Non ! Tu veux que je te dise ce qui t’intéresse chez moi ? C'est simplement le fait que je ne fasse pas partie de ton fan-club. Mets-toi-le dans le crâne, je n'en ferai jamais partie. Ne me compare pas à ces midinettes influençables qui passent leur temps à se regarder dans la glace.

 

Lara pensait naïvement être assez expéditive pour ne pas le voir insister, mais c'était mal connaître Mr Brown, qui du haut de sa grande classe de surfer australien, n'avait pas pour habitude d'essuyer quelques refus que ce soit.

 

-Je ne te comprends pas. Regarde-moi. Je suis plutôt bel homme, pas mal foutu, et tu peux toucher.

 

Il tapota sa sangle abdominale.

 

...Il n'y a pratiquement rien à jeter. Et puis, y a pas que le physique. J’estime que mon QI est largement supérieur à la norme. Imagine-toi les discussions passionnées qu'on pourrait entretenir toi et moi, au coin du feu.

 

Son air niais et sûr de lui agaça la jeune femme, désireuse d'établir un réset. Elle pensait avoir été claire. Elle allait devoir se le montrer encore bien plus.

 

-Physiquement, jte trouves plutôt banal, avoua-t-elle tranchante comme un sabre. T'es pas terrible. Ensuite, intellectuellement, t'es pas du tout mon type. Donc, autant être franche, il n'y aura jamais de toi et moi. Je suis désolé, c'est comme ça, tu souffriras un peu, tu me haïras, et tu m'oublieras... Mais te connaissant, tu ne devrais pas passer par toutes ces étapes. Sur ce, je dois y aller.

 

Elle pressa le pas et parvint à franchir la ligne salvatrice, l'extirpant hors du bâtiment. D'ordinaire, en rejoignant son domicile, elle laissait ses problèmes au travail, mais contrainte et forcée, elle allait devoir subir quelques concessions et apporter un peu de son travail dans son quotidien. Moins embêté, Peter s'alluma une clope. Le regard désinvolte, perdu dans le vague, il en expira une bouffée avant de lever la tête au plafond.

 

-Ah, les femmes. Toujours cette obstination à vouloir se faire désirer. Elle est folle de moi, assura-t-il en usant d’auto persuasion.

 

Ce concept, il l'avait lu dans un magazine dont le sujet traitait de « la magie de la pensée », d'une certaine professeur en psychanalyse, RIPP Marie-Laure. Le texte retraçait une sorte d'ode à la pensée positive, stipulant que l'invisible se composait d’énergie et qu'une volonté inébranlable ainsi que l'auto persuasion opéraient une incidence directe sur ces énergies. Peter, particulièrement assidu à cet exposé, s'était autopersuadé de son efficacité. Pour lui, il ne faisait aucun doute que tôt ou tard, il conclurait cette histoire de la meilleure des manières. Quant à Lara, couchée dans son lit, lorsqu'elle ferma les yeux, la dernière image qu'elle vit fut le visage de Peter. Encore une chose qu'elle aurait souhaité laisser dans l'enceinte de son travail.

 

 

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