Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 6 : LA REINE DES DAMNES

11817 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/06/2024 21:02

Le surlendemain de ces découvertes macabres, la brigade restait en émoi. Une telle tuerie de masse relevait de l'inédit dans la région et cette triste affaire demandait à être résolu dans les plus brefs délais. Peter s'était acharné toute la nuit au laboratoire, à disséquer et étudier les victimes dont le Polgara. Ce n'est qu'au petit matin que Chris le découvrit somnolant, la tête enfuie dans une tonne de liasses de papier, souillé de bave. D'ordinaire, il lui aurait jeté un verre d'eau à la figure ou il l'aurait malmené jusqu'à y éprouver une certaine jubilation, mais pas cette fois. À la place, il lui proposa un bon café dont les effluves venaient à peine masquer l'odeur de cadavres en décomposition embaumant la pièce.

 

-Merci pour le café, dit Peter en se redressant difficilement de son bureau tout en s'évertuant à garder ses paupières ouvertes.

 

-Dure nuit hein ?

 

-Ouais, acquiesça-t-il d'une voix éraillée sans rien ajouter d'autre qu'une mine défaite et exténuée.

 

-Je ne veux surtout pas te brusquer, mais j'ai besoin des résultats pour l'enquête

 

-Ouais ouais, tout est là, fit-il en lui indiquant du doigt le registre aimanté sur le Velléda fixé au mur. Si tu veux un résumé de la situation, tes soupçons sur le Polgara étaient bons. Il y avait des restes de chair humaine dans son estomac et elles appartenaient bien à la victime.

 

Chris n'en fut pas étonné. En d'autres circonstances, il aurait esquissé un léger sourire de satisfaction, mais la situation suggérait plus de questions qu'elle n'amenait de réponse, et en état, il n'avait rien résolu.

 

-Et pour les autres victimes ?

 

-La plupart étaient couvertes de morsures, mais s’il y a un point commun à toutes, ce sont ces trous dans leur épiderme, causés probablement par des transfusions, à en juger par l'absence résiduelle de sang dans l'organisme.

 

-Vampires ! souffla Chris en prêchant l'évidence. Là-dessus tu ne m'apprends rien. Au moins, ça a le mérite de confirmer ce qu'on pensait tous.

 

Peter se leva de sa chaise et interpella son ami qui prenait le chemin de la sortie.

 

-Tu sais que tu marches sur des œufs n'est-ce pas ?

 

Chris s’arrêta net et demeura silencieux, le dos toujours tourné.

 

...Cette famille n'est pas comme les autres. Tu ne pourras pas t'y aventurer en terrain conquis, comme tu le fais habituellement. Ne pense surtout pas que je m'inquiète pour toi, mais enfin, si tu pouvais faire en sorte que Lara revienne en un seul morceau, je t'en serais reconnaissant.

 

Un léger rictus se dessina à la commissure de ses lèvres. Chris quitta la pièce en y prenant acte. Finalement, le doute quant à l’intérêt supposé de ce coureur de jupon invétéré pour sa collègue, restait permis. Peut-être était-il réellement friand d'entamer une relation plus longe qu'à l'accoutumée. Une pensée fugace qui le quitta à l'approche du bureau de Smith dont la voix portait au-delà de tout périmètre admis. Le vieux était sur les dents, et ce, de bon matin. Le cul terré sur sa chaise vacillante sous le poids de ses innombrables gesticulations nerveuses, le tigre noir, de par son humeur exécrable, ne reniait pas son surnom. Son bureau en bois massif, rempli de papier et de documents en tout genre, peinait à garder un semblant de stabilité. En face, la pauvre âme qui subissait son courroux resta stoïque et encaissa avec la passivité d'un élève pris la main dans le sac et grondé par son professeur. La bonne attitude pensa Chris sur le fait. Dans ces moments-là, faire le dos rond et attendre que l'orage passe s’avérait la meilleure alternative. Tandis qu'il croisa son collègue aux airs de chien battu, Smith l'interpella.

 

-Chris !!! hurla-t-il en faisant trembler les murs. Dans mon bureau.

 

À peine venait-il de franchir la porte qu'il se vit enchaîné de question sans interruption.

 

...Alors, ou est-ce qu'on en est ? Qui sont les coupables ? Pourquoi ça prend autant de temps ? Il nous faut trouver des réponses. J'ai déjà envoyé cinq unités faire le tour des résidences des victimes du quartier. Je veux et j’exige des résultats.

 

Chris lui expliqua sereinement les tenants et les aboutissants de l'enquête en n’omettant pas de signaler la suspicion vampirique, ce qui coupa net les ardeurs du vieux briscard.

 

...Pourquoi fallait-il que ce soit eux, soupira-t-il l'air défait. Vous savez ce que ça signifie. Cette fois il va falloir y mettre les formes. Vous vous en sentez capable ?

 

La réponse paraissait évidente, à tel point qu'il ne répondit pas. Chris savait les risques qu'il encourait. Les vampires ne jouissaient pas du même statut que les autres espèces. Il lui faudrait user de diplomatie afin de ne pas créer un conflit de nature irréversible. Wolfram et Hart avaient dû batailler longuement pour obtenir leur coopération, non sans concessions. La famille vampirique étant d'effectif, la plus nombreuse parmi les autres familles de démon, elle jouissait d'une autonomie et d'un pouvoir susceptible de créer une épine dans le pied des trois Déités. Sans leur obéissance, il serait alors très difficile, voire impossible de préserver la paix sociale si chère à Wolfram et Hart.

 

...Bien, dans ce cas on ne va pas avoir le choix, dit Smith sur un ton réfléchi, chose qui ne le caractérisait pas habituellement. Nous allons devoir les prévenir de votre arrivée, en espérant que Sa Majesté daigne vous accueillir.

 

Cette phrase était difficile à entendre pour Chris. Ce dernier ne justifiait absolument pas le passe-droit octroyé aux vampires. Il comprenait leur importance et la volonté de conserver un équilibre fragile, mais cela ne devait pas remettre en question leur autorité en matière de justice. Le soldat exécrait les traitements de faveur accordés à certaines factions au détriment des autres.

 

-Et si elle refuse alors quoi, on reste planqué là jusqu'à temps qu'elle nous siffle, ironisa Chris en colère si bien que les rôles venaient de s'inverser. Que ce soit clair monsieur, et sans vous manquer de respect, si elle refuse l'invitation, je me passerai de son avis. Je me fous qu'elle soit une reine ou la dernière des catins, si nous n'agissons pas, alors ce sera la porte ouverte à tout, et il est hors de question que je ferme les yeux devant un crime de masse. Nous le devons aux victimes. Le travail sera fait comme il se doit.

 

La détermination du soldat n'était pas pour diminuer les sueurs froides de Smith qui dans cette affaire jouait ni plus ni moins que son poste. Si les événements en venaient à mal tourner, alors il en serait le premier responsable et il pourrait dire adieu à sa retraite dorée et paisible dans les beaux quartiers de Londres.

 

-Tu es trop impliqué, tu réagis et penses comme un soldat. C'est tout à ton honneur, mais ce cas est foncièrement politique. Je te demande d'y mettre les formes. Ton rôle est de faire la lumière sur cette histoire. Pour le reste, il ne s'agit plus de ton ressort ni du mien. En attendant, garde l'esprit ouvert et ne crée pas de vague inutilement. Si cette histoire peut se régler en interne alors il faut privilégier cette option. C'est un ordre. J'espère que je me suis bien fait comprendre.

 

Chris hocha la tête et quitta le bureau en contenant sa colère malgré lui. Il rejoignit son équipe pour établir le briefing de mission. La demande envoyée par Smith à la caste vampirique reçut l'approbation espérée. Deux enquêteurs furent conviés à prendre part aux festivités organisées par la comtesse. L'approche demeurait surréaliste, mais c'était tout de même mieux qu'une fin de non-recevoir. Quelques conditions cependant stipulaient l’exigence du costume ainsi que la prohibition du port d'arme. Cette nouvelle n'avait pas de quoi ravir Chris et sa bande, mais après mûre réflexion, ils en convinrent qu'armés ou pas, dans la gueule du loup, ça ne ferait aucune différence. Au sein du clan, ils n'auraient de toute évidence ni l'avantage de la force ni celui du nombre. Les raisons de s'inquiéter semblaient toutefois minimes. Comme l'avait affirmé avec véhémence Smith, il ne s'agissait pas de créer un bain de sang, mais bien de parlementer et d'aller à la pêche aux informations. Chris décida de séparer l'équipe en deux. Takeshi et Lara s'occuperaient de prendre position à Hyde Park, au cas où d'autres cadavres seraient jetés à l'eau, pendant que Chiara l'accompagnera au bal des vampires. Les équipes furent triées selon les compétences propres à chacun. Lara, de par sa qualité de tireuse d'élite, et sa faculté à quadriller les zones à l'aide de son sniper infrarouge. Chiara, pour ses connaissances vampiriques. Quant à Takeshi, pour son flair, fortement utile en pleine obscurité. Après s'être octroyé un court repos bien mérité, chaque groupe s'attela aux préparatifs de la soirée.

 

*

 

Cette nuit, le château de Hampton Court accueillait tout le gratin londonien, essentiellement des personnalités influentes conviées à ces soirées mondaines. L'occasion rêvée pour la caste vampirique de nouer des accords et d'entretenir des relations de bon voisinage. Pas mal de personnalités de la télé et plus généralement des médias, étaient constitués de vampires, de ce fait, ils exerçaient une influence considérable sur la culture, le commerce, et sur tout ce qui touchait à la vie en société. Leur condition, avec l'arrivée de Wolfram et Hart, avait foncièrement évolué. Ainsi, plus question pour eux de se terrer dans les souterrains. Désormais, ils agissaient en pleine lumière et certains d'entre eux étaient adulés par beaucoup d'êtres humains. Harmony Kendall, la chroniqueuse vampire, fut même élue personnalité préférée des téléspectateurs, tandis que le vampirisme, acte consistant sous certaines conditions pécuniaire et administrative à se convertir, demeurait en plein essor. Les Déités ne voyaient pas d'un bon œil ces pratiques consistant à sans cesse élever leurs effectifs, mais ils le toléraient à condition que ce soit fait dans le cadre légal et limité. Le Loup, le Cerf, et le Bélier avaient utilisé les vampires comme tremplin dans leurs idées de créer un brassage des races et des cultures. La réussite fut totale, aussi prenaient-ils un soin particulier à garder la reine des damnés sous leur coupe, sans quoi toutes les relations inter espèces risqueraient de se désintégrer comme neige au soleil. La reine jouissait dès lors d'un pouvoir lui octroyant moult privilèges. En plus d'un titre de noblesse, on lui attribua le château royal de Hampton Court, palace situé en périphérie de Londres sur la rive gauche de la Tamise, ancienne demeure des rois britannique.

 

Parvenus à destination, Chris et Chiara furent subjugués par la beauté des lieux. Le château de style Tudor se divisait en deux parties, chacune composée de bâtiments de brique rouge à l'architecture médiévale. En outre, la façade avant, surmontée de deux petites tours ornées de gravures à l'aspect uniquement décoratif était légèrement dissimulée par un immense portail marquant l'entrée du domaine. Devant la grille, deux rudes gaillards tout de noirs vêtus contrôlaient les invitations. Leur peau nacrée confirmait leur appartenance à la race vampirique. Une fois passé le premier rideau, Chris et Chiara pénétrèrent dans une grande cour fermée, entourée de bâtiments recueillant habituellement le petit personnel. Ceux-ci ne formaient qu'un avant-poste. La bâtisse réservée à la haute trônait, bien plus imposante, au fond de la cour, séparée du reste par un pont-levis.

 

Le claquement de leur pas sur le pavé froid et dur résonnait dans l'obscurité, annonçant distinctement leur arrivée à d'autres gardiens postés plus en amont. Chris ne se sentait pas à l'aise dans son complet noir qui le serrait aux entournures. Sa démarche quelque peu disgracieuse ne cachait rien de son mal être. Chiara, au contraire, semblait parfaitement dans son élément. La jeune femme avait opté pour une ravissante tenue valorisant ses formes fines et gracieuses. Sa robe de soie noire entrouverte légèrement à la poitrine révélait les atours d'une féminité insoupçonnée. Face à eux, le palais s'élevait fièrement sur plusieurs étages et la luminosité des grandes fenêtres projetait l'ombre des innombrables silhouettes se pavanant à l'intérieur. On y entendait déjà les échos d'une symphonie classique s'extirpant des parois murales pour se perdre à l'extérieur en douce sonorité.

 

-Nous sommes attendus, s'impatienta Chris devant le regard insistant et presque animal du gardien qui ne se montrait pas des plus coopératifs.

 

L'homme en noir chuchota quelques mots indistincts à son collègue. Ce dernier disparut aussitôt de leur champ de vision après avoir franchi le seuil de la porte d'entrée. Quelques secondes plus tard, un illustre inconnu à la plastique très avantageuse fit son apparition.

 

-Veuillez pardonner le manque de tact commis à votre encontre. J'aurais dû vous accueillir, mais j'ai été retenu malgré moi. J’espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur. Je vous souhaite la bienvenue, au nom de la reine Magdala. Je me présente. Je me nome Adam. Je suis votre obligé.

 

-Chiara ! s'annonça-t-elle légèrement intimidée.

 

Le vampire s'inclina puis acta une révérence, suivie d'un baise-main ne la laissant pas indifférente.

 

-C'est un honneur pour moi de faire la connaissance d'une femme aussi ravissante, dit-il d'une voix sereine et mesurée en la fixant de son regard profond et hypnotique.

 

Chiara plongea avec insistance son regard dans le sien, fortement désorientée par la carrure élancée et puissante de son vis-à-vis. Sous ses airs de fausse fragilité se cachaient une force et une virilité hors du commun. Elle le certifiait à la douceur et à la fermeté d’une main prompte à aimer autant qu'à détruire. Les cheveux fins poussés vers l'arrière, le vampire affichait sur le bas de son visage, une barbe en collier parfaitement taillée qui se prolongeait jusqu'à ses oreilles. Ses yeux étaient d'un gris si pâle que Chiara s'y reflétait comme dans un miroir. Vêtu d'un complet à carreau beige qu'il portait avec une classe inouïe, Adam ne fit aucun cas de Chris, bien mal assorti en comparaison. Ce dernier, détestant être ainsi mis sur la touche, brisa net cet interlude galant.

 

-Nous sommes ici pour nous entretenir avec la reine, ajouta le soldat en captant par la même le regard froid, presque sans expression du vampire.

 

-Il va de soi, répondit Adam d'un ton neutre. Néanmoins, la soirée n'en est qu'à son commencement et Sa Majesté a le souci d’accueillir convenablement tous ses invités. Dans un esprit d'ouverture, nous prenons très à cœur de vous faire découvrir certains pans de notre culture et de nos mœurs, aussi je vous prierai de me suivre.

 

Malgré la courtoisie exemplaire du vampire, Chris restait méfiant. En décryptant le langage surfait et sûrement répété des centaines de fois à d'autres convives, il paraissait évident que l'entretien n'aurait pas lieu sur l'instant et qu'il lui faudrait subir les courbettes de ce Don Juan plus que de raison. En cherchant le regard complice de Chiara, il ne le trouva pas. Celle-ci semblait complètement vampirisée par Adam. Pourtant, en ce qui concernait les Vampires, c'était elle l'experte, mais sans doute avait-il sous-estimé l'influence hormonale qu’exerçaient ces créatures sur la gent féminine. En état, Chris se sentait envieux. Chiara ne l'avait jamais admiré de la sorte. Sans doute qu'inconsciemment, sa fierté de mâle dominant en prit un coup.

 

Ils suivirent le guide jusqu'à parvenir dans une salle haute de plafond, dans laquelle les invités et les convives s'adonnaient à des danses et des discussions passionnées sur le magnifique parquet ciré réfléchissant la lumière des grands lustres environnants. Quelques tables garnies de nourriture et de champagnes entouraient la piste, peignant un joli cocktail de robes et de tailleurs qui rivalisaient d'élégance. Deux quatuors situés de part et d'autre de la pièce entretenaient les foules au rythme de leurs instruments, accordant violon et violoncelle en parfaite harmonie.

 

Chris n'en revenait pas. Il avait l'agréable impression de basculer dans un monde parallèle, à une époque bien antérieure à la sienne. Le soldat déchanta rapidement quand il constata la ruée de regards malsains braquée sur sa personne. Sa présence ne passait pas inaperçue et pourtant, il ne représentait pas le seul humain de la soirée. C'était l'évidence même, son statut inspirait de la méfiance à l'ensemble. Chiara, elle, ne fut l'objet d’aucune animosité. Sans doute que sa proximité avec Adam jouait en sa faveur, ou alors sa beauté naturelle inspirait naturellement la sympathie, mais du reste, elle s'en accommodait. Chris de son côté se considérait comme un misérable bout de viande s’apprêtant à être jeté en pâture à des hyènes affamées. La jeune femme, au fait de ce malaise sous-jacent, s'essaya à un conseil.

 

-Relaxe-toi un peu, lui murmura-t-elle à l'oreille. Tu as l'air trop coincé. Profite du moment. Ce n'est pas tous les jours qu'on assiste à une telle cérémonie.

 

-On n’est pas là pour ça, objecta Chris en messe basse. Il ne faudrait pas perdre la mission de vue.

 

-Au fait, tu n'as pas besoin de parler à voix basse, balbutia-t-elle. Les vampires ont l’ouïe fine.

 

-Dans ce cas, pourquoi tu murmures ?

 

-Ah oui, avoua-t-elle hébétée sur un ton beaucoup plus audible. Désolé c'est une sorte de déformation instinctive suscitée par tes défaillances. À vrai dire, je ne sais pas pourquoi, mais nous avons une fâcheuse tendance à nous attirer vers le bas plutôt que l'inverse. Çà doit être le propre de l'humanité.

 

Adam qui n'avait rien manqué de la conversation surréaliste esquissa un timide sourire.

 

-Elle a raison, assura-t-il. Vous devriez vous détendre. Je comprends que vous soyez quelque peu désarçonné par les regards insistants de mes frères, mais n'y voyez là aucune offense. Ils sont curieux, voilà tout. Ce n'est pas tous les jours que nous avons une brigade d'élite parmi nous, et ils se posent naturellement des questions. Néanmoins, je peux vous assurer que votre sécurité entre ces murs est garantie. D'ailleurs, je vais faire les présentations, que vous soyez à votre aise.

 

Cet Adam avait le don de l'intriguer. Jamais Chris n'avait mentionné ouvertement les provocations incessantes de ses hôtes, et pourtant le vampire avait parfaitement analysé la situation. Auraient-ils, en plus de leur incroyable force, le talent de lire dans les pensées ? Non, si c'était effectivement le cas, alors il en aurait forcément eu vent. Il en vint à la conclusion que de toute façon, il n'y avait guère que Chiara pour ne pas l'avoir remarqué et que ça sautait aux yeux pour peu d'être un minimum observateur.

 

-Regard insistant ? ricana Chris. Vous devriez plutôt parler de regard haineux aux pulsions meurtrières, mais soit, je vais faire comme me l'a suggéré ma collègue et profiter de l'instant.

 

-Allons ! vous surinterprétez, ajouta Adam. Mais oublions ça. Permettez que je vous présente.

 

Le vampire les emporta dans son sillage, en direction d'un petit groupe de personnes pris dans une discussion intense. Il n'hésita pas néanmoins à couper la dynamique instaurée et imposa sa présence, à laquelle il ajouta celle de Chris et de Chiara. Il réitéra la manœuvre plusieurs fois, tant et si bien que le duo put faire connaissance avec l'ensemble des personnalités influentes que composait cette puissante famille. Ils rencontrèrent une avocate de renom, un professeur d'université émérite, un juge, ainsi qu’un directeur des finances qui avait passé toute la conversation à se vanter de ses exubérantes richesses et de sa fascinante habileté à manier l'argent des autres.

 

Chris y était allé de ses nombreux sourires de façades et de ses faux attraits pour les mondanités. D'ordinaire piètre comédien, il se trouva ce soir, une passion de circonstance pour les faux semblants et le théâtre. Chiara, elle, s’intéressait véritablement à ses interlocuteurs, et prolongeait bien volontiers les discussions en posant tout un tas de questions intéressées, au grand désarroi de son collègue qui regretta bien vite de l'avoir choisi pour l'accompagner. Ce dernier remarquait clairement le jeu de dupe dans lequel on s’évertuait à les introniser. Malgré ce qu'avait suggéré Adam, ces rencontres marquées en apparence de banals échanges désintéressés masquaient une manœuvre insidieuse consistant à promouvoir l'image des vampires. En somme, leur garantir une bonne publicité et par la même, de développer leur secteur d’influence. Les invités du soir ne furent pas choisis au hasard, mais selon leurs accointances dans les secteurs clés, de manière à étendre leurs réseaux aux trois grands piliers que représentent la justice, les médias et l'économie.

 

Cette mascarade devait cesser. Chris commençait réellement à s'impatienter, mais c'était sans compter sur la persévérance nonchalante de leur hôte à leur présenter la célébrité du moment, celle décriée comme la fierté de l'assemblée : la plantureuse Blonde aux yeux bleus répondant au doux nom d'Harmony Kendall. Vêtue sobrement d'un jean surmonté d'un paré haut noir laissant entrapercevoir son nombril, la vedette de la télé accaparait toute l'attention. Pour une star internationalement reconnue, elle paraissait à des années-lumière de l'image de bimbo lui étant ordinairement allouée dans les médias. Chris, peu au fait de ces émissions qu'il jugeait sans intérêt, l'a reconnu malgré tout. Le visage et la plastique attrayante de la belle avaient envahi les grands écrans collés aux buildings de la ville, et il devenait impossible pour quiconque et même les moins intéressés, de se dérober à la notoriété exponentielle de cette dernière. Sa plastique s'exportait littéralement partout. Les affiches la mettant en scène dans différentes publicités étaient légion. Ainsi, son portrait voyageait avec les habitants, sur l'ossature des transports en commun, dans les magazines, sans compter la radio ou elle possédait également son propre temps d'antenne.

 

Adam saisit l'opportunité d'un créneau libéré alors que la starlette sirotait dans son coin un verre de sang bien frais.

 

-Tiens, Adamou chérie, l'interpella Harmony qui posa son verre en faisant la moue. Dis, tu ne pourrais pas demander aux musiciens de changer un peu de registre. Plus personne n'écoute ça de nos jours, il serait temps de se mettre à la page. C'est d'un ringard.

 

-Harmony ! soupira Adam qui pour une des rares fois se fit expressif dans son désarroi. Ce que tu écoutes à cet instant c'est du Schubert. Je doute que quiconque ayant un minimum de culture puisse trouver cela ringard.

 

-Oui et bien ce Schubert, je ne lui prédis pas un franc succès, s'offusqua la vampire qui n'en démordait pas en croisant exagérément les bras pour accentuer son mécontentement.

 

Adam resta sans voix, l'air penaud, et ne jugea pas nécessaire de continuer cette conversation. Il savait par expérience que ça ne mènerait de toute façon pas très loin.

 

-Nous avons des invités et je souhaiterais te les présenter, annonça-t-il d'un ton avenant.

 

Un rapide coup d’œil par-dessus l'épaule, et la blonde fut totalement accaparée par la silhouette de Chris. Le soldat cachait bien mal son embarras face à l'attrait suscité. Elle le dévisagea sans tenir compte de celle qui l'accompagnait. Chiara, invisibilisé par la vampire, se déroba d'un pas sur le côté afin de ne pas gêner leur discussion, ce qui eut l'avantage de faire sourire Adam.

 

-Je m’appelle Harmony, se présenta-t-elle comme l'aurait fait une adolescente prépubère devant un Boys-Band.

 

-Et moi c'est...

 

-Enchanté, le coupa-t-elle en hochant la tête avant même qu'il ne puisse se présenter. Et sinon vous faites quoi dans la vie ?

 

-Eh bien je....

 

-Hm hm, acquiesça-t-elle en feignant l'attention. Très intéressant, vous faites de la musculation ?

 

Résigné à l’intérêt de répondre, Chris lui retourna un sourire gêné qu'il s'évertua à rendre le plus sincère possible.

 

-Et si on parlait de vous, suggéra le soldat qui n'entrevoyait aucune autre issue à cette conversation.

 

Initiative malheureuse puisqu'une fois lancée, la machine était bien difficile à arrêter et il n'allait pas tarder à l'apprendre à ses dépens.

 

-Oh, vous savez, je n'aime pas trop attirer la lumière sur moi.

 

Elle poussa un léger soupir comme pour se donner de l'élan puis enchaîna avec bonne humeur.

 

...Enfin, j'ai grandi à Sunnydale, une ville de l'ouest des États-Unis. C'est là-bas que j'ai fini par être transformé en vampire. C'était pendant la cérémonie de fin d'année au lycée. Quelle soirée, vous n'imaginez même pas. En tant que vampire novice, je me suis un peu cherché, et j'ai fait la connaissance d'un autre vampire qui s'est servi de moi. Il était plutôt mignon, au début, comme ils le sont tous. Enfin, avant qu'il ne porte son intérêt sur cette pouffiasse. Pour me venger, j'ai décidé de créer ma propre bande, mais même mes petits mignons ont fini par me trahir. Cette ville n'avait plus rien à m'offrir alors j'ai déménagé à Los Angeles où j'ai travaillé pour Wolfram et Hart pendant quoi…une année. C'était à l'époque où ils avaient un cabinet d'avocat. J'ai pensé un temps trouver ma voie, mais j'ai fini par être viré, tout ça parce que j'avais un peu trahi mon boss, mais hello ! Je n’ai pas d'âme, il me semble qu'il aurait dû le deviner. Vous ne pouvez pas savoir comme c'est difficile de renier sa propre nature, et lui il n’était pas du genre très compréhensif. Enfin, n'ayant plus rien qui me retenait, j'ai décidé de changer de vie. J'ai rejoint Londres afin de repartir à zéro. Magdala m'a recueilli et c'est ici que j'ai vraiment pris conscience de tout mon potentiel. Je le savais que j'allais réussir, je veux dire, tout était là, le talent, la beauté, l'intelligence, il suffisait simplement d'oser. Aujourd'hui, quand je fais le point sur ma vie, je peux me regarder dans un miroir... enfin, non, je ne peux pas, mais c'est une image, et dire, oui, Harmony, tu as réussi. Tu fais le métier dont tu as toujours rêvé et tous les yeux sont braqués sur toi. Ah, si Cordélia était encore là pour voir ça.

 

Elle soupira de plus belle avant de changer d'expression, comme un enfant passant du rire aux larmes, sans transition.

 

...Sinon vous êtes plutôt beau gosse. Bon, faut dire, c'est pas bien difficile avec tous les vieux croûtons qui se pavanent à cette soirée. Non, mais franchement, qui ça intéresse l'économie ou la politique. Je rappelle tout de même qu'il y a des gens qui ne peuvent pas se payer une robe Gucci. Si ça ne tenait qu'à moi, je ferais en sorte que tous les gens qui meurent de faim dans cette ville soient bien vêtus. La pauvreté n’empêche pas la dignité.

 

Le pauvre homme cherchait désespérément une échappatoire. En ciblant le regard complice de Chiara, il s’aperçut de son absence. Celle-ci avait profité du long monologue de la starlette pour prendre la poudre d'escampette en compagnie d'Adam, le laissant ainsi seul à son triste sort. Fort heureusement, la providence sous les traits d'un Major d'homme au costume en forme de queue de pie vint le délivrer de sa geôlière qui ne cachait plus ses envies prédatrices de femelle en rut. Le mordillement de ses lèvres pulpeuses et son regard pénétrant et passionné ne prêtait à aucune confusion possible. L'homme costumé, ce héros qui s'ignorait, fit tinter une cloche afin de capter l'attention de l'ensemble. Un spectacle en l'honneur des invités allait débuter dans le grand jardin à l'extérieur, et il convia tout le monde à s'y présenter.

 

-Je suis navré, on m'attend, dit Chris en feignant la déception. Ce fut un véritable plaisir.

 

Puis sans attendre son reste, il suivit la foule, laissant Harmony seule face à son verre de sang qu'elle but d'une traite.

 

-Je m’intéresse aux autres, je pose des questions, et ça finit toujours mal. Plus jamais je n’écouterai tes conseils Fred, ragea Harmony avant de s'en retourner à d'autres occupations.

 

**

 

La foule en liesse s'aventura en direction des deux portes vitrées menant sur l'extérieur, où les attendait un immense Jardin à la pelouse finement entretenue. L'espace semblait s'étendre dans la pénombre, à perte de vue, émaillé ici et là par les hautes silhouettes obscures des grands arbres environnants. Sur la Gauche se présentait un grand labyrinthe végétal éclairé, de ceux que l'on retrouve habituellement dans les vastes domaines. Au fond, à l'horizon, une imposante fontaine dont on entendait l'écoulement de l'eau, se déversait dans le bassin circulaire. La nuit était fraîche, mais le petit sentier, bordé de torches enflammées pour l'occasion, remplissait parfaitement son office en réchauffant les passants.

 

Les invités suivirent le chemin jusqu'à parvenir à l'espace dédié entièrement constitué de sable. Des brindilles de bois mélangées à de la paille dessinaient un cercle sur le sol. De part et d'autre du cercle attendaient deux gros gaillards aux muscles saillants, finement vêtus d'une parure ne recouvrant qu'une infime partie de leur torse. Assis sur un tabouret, ils avaient installé face à eux, deux imposants Djembés. C'est alors que, provenant de nulle part, une silhouette drapée d'une longue toge noire marqua son apparition. Quelques fins cheveux sombres dépassaient de son visage encapuchonné. La silhouette s’arrêta au centre du cercle et demeura figée, la tête basse. De par sa démarche féline et gracieuse, Chris en conclut aisément qu'il s'agissait d'une femme. C'est alors que le bruit sourd et à peine perceptible des djembés se mit à résonner à un rythme de percussion aux attraits fortement orientaux. C'est alors qu'une voix fluette et envoûtante, teintée d'un léger accent originaire probablement de lointaines contrées asiatiques, vint captiver l'auditoire. L'intrigante silhouette compta une histoire aux airs de fable.

 

-Il y a bien longtemps de cela, à l'époque ou démons et humains partageaient la terre, dans un lointain pays, une femme à la beauté indicible fut la proie de maintes convoitises. On raconte que Dieux et démons se querellaient pour obtenir son amour, mais aucun ne trouva grâce à ses yeux. Cette bergère ne priait d'autres Dieux que ceux du feu, du vent, de l'eau et de la terre, auxquels son peuple était soumis depuis des générations. Cette femme, au cœur aussi pur qu'un diamant brut, s'était pourtant éprise d'un humain. Un homme de son village qu'elle trouva seul digne de partager sa couche. Ce choix suscita la colère de ses autres prétendants parmi lesquels, le démon du Sang, l’impitoyable Archeus : Le Dragon à la morsure prodiguant la vie éternelle. Celui-ci, en apprenant la nouvelle, entra dans une rage folle. Comment une simple humaine aurait l'outrecuidance de rejeter ses avances et lui préférer un simple mortel ? Alors, usant de malice, Archeus le corrupteur mit fin à la vie de son rival humain et prit son apparence. Ainsi, il put s'approcher de la femme tant désirée et pour la punir de l'avoir rabaissé à l'état d'être humain, la mordit et lui offrit la vie éternelle, ainsi qu'une âme pour que jamais la souffrance ne la quitte. Il était dit que de ses descendants immortels, aucun n'aurait de conscience, signe de l'impureté qu'elle devra porter sur elle jusqu'à la fin de son existence. Depuis ce jour, Archeus ne montra plus signe de vie. La légende raconte que le dernier démon ayant fui la terre aurait mordu un humain, mêlant son sang au sien. Ce faisant, l'homme est devenu possédé, infecté par l'âme démoniaque. Il mordit nombre de ses congénères qui parcoururent le monde pour assouvir leur faim ou encore mêler leur sang afin de propager leur race. Aujourd'hui, vous serez témoin de l'état de transe, ce moment où l'âme humaine quitte le corps pour enfanter l'être supérieur.

 

D'un geste, elle fit voler sa toge qui, portée par le vent, disparut dans la pénombre. Son corps fin et délicat, couvert d'une courte tunique blanche satinée, dévoilait la maigreur de ses bras nus, ainsi que ses jambes menues, mais néanmoins puissantes. La pointe de ses petits seins transparaissait à travers la parure maintenue au pourtour de son cou. À ses poignées dansaient librement de magnifiques bracelets de Jade. Son corps était certes attrayant, mais l'attention de Chris porta avant tout sur la finesse de ses traits. Son visage laiteux ressemblait à s'y méprendre à celui d'une poupée de porcelaine. Tout sur elle demeurait admirablement proportionné. La bouche, le nez, les oreilles, son visage, ses formes : cette femme était en tout point sublime. Ses petits yeux, d'une noirceur absolue, s'affiliaient aux beautés asiatiques qu'elle représentait à son firmament.

 

À cet instant, Chris eut la singulière impression qu'elle le ciblait du regard parmi la multitude. Les poils de ses bras se hérissèrent en même temps que sa poitrine se serra. L'échange visuel ne dura qu'une fraction de seconde, assez pour le désarçonner totalement. Une torche enflammée tournoya dans l'air jusqu'à ce qu’elle la saisisse en plein vol, d'un geste précis et gracieux. La flamme virevoltante dansait dans la prunelle de ses yeux, accentuant de par sa couleur chaude, la blancheur de sa peau satinée. Elle s'avança à la bordure du cercle et s'inclina légèrement pour en enflammer la paille. Dans l'élan, son geste embrasa totalement le périmètre. Le foyer de paille morne se métamorphosa en un flamboyant cercle de feu au sein duquel elle se constitua prisonnière.

 

À mesure que le rythme des percussions s'accélérait, son corps avalait l'espace avec la grâce d'une danseuse de ballet, faisant tournoyer à sa convenance le morceau de bois enflammé qui dessinait des arcs de cercle rouge vif dans l'obscurité. Ses cheveux relâchés donnaient l'impression de flotter tant ses mouvements ne souffraient d'aucune interruption. Ils coulaient comme l'eau d'une rivière portée par un courant immuable sous la voûte étoilée. Ses pieds, si délicats et légers, semblaient caresser la surface sans ne jamais s'y poser, comme si les lois de la gravité terrestre n'avaient plus cours sur sa personne. Sa pratique martiale mélangeait habilement force et esthétisme, sans qu'aucun effort apparent ne se lise sur son visage impassible. En dompteuse de feu, ses mains expertes dessinaient, sous les yeux ébahis des invités, la silhouette d'un homme avec qui elle dansait harmonieusement. À proximité des flammes, son corps semblait s'y perdre et s'y mélanger, sans même en ressentir les effets. Subissant la friction de l'air sous son doigté expert, la torche chantait la sonorité d'un dragon cracheur de feu. La chaleur rayonnante venait épouser les visages des spectateurs s'y trouvant à proximité, à la manière d'un baiser tendre et fugace.

 

Chiara qui observait le spectacle en compagnie de son obligé, n'en croyait pas ses yeux. Pour ce qu'elle connaissait des vampires, jamais il n'eut été mention de leur affinité avec le feu. Cette faculté donnait à cette soirée un goût d'inédit loin de lui déplaire. La danseuse continua son ballet infernal, en même temps que le rythme des tambours s'accélérait, encore et encore. Son déhanchement se fit plus brutal, plus bestial, et la légèreté laissa place à la lourdeur puissante de ses jambes qui en martelant le sol, éclaboussaient en lambeau, la terre sous ses pas. Prise dans un état de transe, la colère et la souffrance investirent ses traits. Son visage se métamorphosa alors en celui d'une bête assoiffée de sang. Ses déplacements si harmonieux jusqu'alors apparurent plus déséquilibrés, moins artistiques, mais avec une telle maîtrise que la scène rutilait d'un rouge éclatant. Telle une démone dansante dans les flammes de l'enfer, elle se jeta à cor et à cri dans une dernière symphonie. Brandissant à bout de bras la torche enflammée, la tête fièrement levée comme pour défier les Dieux eux-mêmes, elle planta avec force le pieu dans les entrailles de la Terre. Aussitôt, le souffle provenant du point d'impact se diffusa sur son périmètre. Le feu du dragon se tarit en même temps que le bruit sourd des tambours s'estompa. Ne demeurait que le calme après la tempête, ainsi que cette danseuse agenouillée, la tête inclinée cachée par ses longs cheveux noirs.

 

Dans un premier temps, le public encore sous le choc de cette démonstration hors du commun resta apathique. Ce n'est qu'après avoir retrouvé leurs esprits, que les premiers applaudissements se firent entendre, suivis de tous les autres. La clameur fut à la hauteur de la démonstration. Seul Chris ne s'y prêta pas. Trop de questions hantaient ses pensées parmi lesquelles, comment une femme aussi chétive se trouvait capable de dégager autant de puissance. Il avait déjà eu à faire à des vampires, mais rien de comparable avec celle-ci. Il étudia toutes les possibilités et celle de s'en faire une ennemie ne le réjouissait guerre. Tandis que l'acclamation ne faiblissait pas, la danseuse se redressa. Aussitôt, l'on vint la recouvrir d'une étoffe de soie brodée de filaments d'or. La vampire promena son regard dans le public avant d'acter une volte-face et de s'en retourner dans le néant, escortée de ses serviteurs. Chris jurerait qu'avant de lui tourner le dos, la danseuse lui avait adressé un ultime regard. Une fois le spectacle achevé, les invités s'en retournèrent rejoindre la salle principale. Chris en profita pour retrouver Chiara sans y déceler la moindre trace d'Adam, à son grand soulagement.

 

-Alors comme ça, on essaie de me fausser compagnie, fit-il en feignant d'être touché.

 

Le sourire espiègle de la jeune femme en disait long sur sa culpabilité.

 

-Oh, je ne voulais surtout pas gêner une si belle idylle, badina-t-elle. Elle te dévorait des yeux. D'ailleurs si vous aviez été seul, je suis persuadé qu'elle t'aurait dévoré tout cru.

 

-Et toi de ton côté ? suggéra-t-il, avide de se dépêtrer de ce souvenir incommodant.

 

-Comment ça moi, de mon côté. Adam ne s'est pas jeté sur moi. Je sais que tu ne l'apprécies pas, mais sache qu'il a su se montrer très respectueux.

 

-Et ou est-il ce Don Juan ?

 

-Ça alors. Si je ne te connaissais pas si bien, je jurerais que tu es jaloux.

 

Voyant qu'il ne réagissait pas elle enchaîna.

 

...Et si tu veux tout savoir, il est parti demander audience auprès de la reine. Il ne devrait plus tarder.

 

Le soulagement fut de mise pour le soldat, se désespérant qu'un tel événement n'arrive. Il craignait que cette soirée ne soit qu'une mascarade visant à leur faire perdre leur temps.

 

-Et pour ce qui est de ce spectacle, qu'est-ce que tu en as pensé ? Les vampires ne sont pas censés craindre le feu ?

 

La jeune femme fronça les sourcils.

 

-C'est étonnant. Je n'arrive pas encore à me l'expliquer. Je n'avais jamais vu ça avant et Ang...

 

Chiara se stoppa net, à deux doigts de commettre une bourde.

 

...Je veux dire mon ancien instructeur ne m'en avait jamais fait mention. Généralement, les vampires craignent le feu, mais pas elle. De deux choses l'une, soit c'était un spectacle et dans ce cas, le feu n'en était pas réellement... Ou deuxième option, je dirai la magie.

 

-Ou...troisième option...c'est un vampire qui n'est pas sensible au feu.

 

Chiara doutait du raisonnement trop simpliste de son chef, mais elle ne jugea pas bon de polémiquer. Ce n'était pas ce mystère qui leur fallait résoudre dans l'immédiat. Alors que la majorité des invités quittèrent la soirée, l'orchestre remit le bleu de chauffe pour les couches tard et le centre de la salle reprit ses galons de piste de danse. Le duo, axé dans la ligne de mire des artistes, prit soin de se décaler sur le côté avant que Chiara ne sonne le glas de la révolte, en chopant son chef par le bras. Celui-ci légèrement déstabilisé et surpris dévisagea la belle à l'air déterminé.

 

-Et si on dansait, suggéra-t-elle le sourire aux lèvres.

 

Perturbé par cette demande inopinée, le soldat ne manqua pas de rougir.

 

...Allez, laisse-toi aller un peu, insista-t-elle. Pour une fois qu'on peut profiter, c'est pas comme si on avait souvent l'occasion de se détendre. Fais-moi ce plaisir, tu veux bien ?

 

-Il y a deux choses que je ne fais pas. Coucher avec les collègues et danser avec les collègues, en particulier quand je suis leur supérieur.

 

La mine renfrognée du récalcitrant eut pour effet inverse d'encourager la jeune femme, peu encline à renoncer aussi facilement. Et puis soumettre son chef à l'embarras lui procurait toujours un sentiment d'euphorie dont elle ne se lassait pas. D'une certaine façon, Chris lui rappelait Angel, à bien des égards.

 

-Pour coucher, il y a encore du chemin. Par contre, pour danser, t'as pas le choix, fit-elle en le tirant par le bras jusqu'à la piste, de sorte qu'il ne puisse s'y soustraire.

 

La fougue de la jeunesse eut raison de la résistance farouche du trentenaire. Ce dernier se désespérait de constater l'un de ses principes fondamentaux partir en fumée. Afin de diminuer la distanciation entre eux, Chiara n'hésita pas à agripper les poignets de Chris et de les attirer à ses hanches.

 

...C'est bon, on danse. Je ne vais pas t'intenter un procès pour viol, le rassura-t-elle en pointant son manque d'audace. J'aurais dû demander à Adam. Lui au moins n'aurait pas hésité.

 

Piqué au vif, Chris resserra sa prise à la taille de la jeune femme qui n'en attendait pas moins. Pour Chiara, la danse représentait une activité à prendre au sérieux, et elle se trouva bien heureuse d'avoir un partenaire qui malgré les apparences, savait s'en montrer digne lorsqu'il se trouvait mis au pied du mur. Leurs deux corps valsèrent sur la piste, au gré de la musique rythmant la cadence.

 

-Surtout pas un mot à Lara et Takeshi, murmura Chris à son oreille. Je n'ai pas envie qu'ils nous reprochent d'avoir passé une soirée agréable pendant qu'ils patrouillaient dans le froid.

 

-Bien reçu chef, opina Chiara en se laissant transporter par l'étreinte puissante du soldat.

 

Ce dernier la fit tournoyer sur elle-même, puis ils s'éloignèrent pour mieux se rapprocher sans perdre le contact de leur main. Leurs pas glissaient sur le parquet lustré, au milieu des couples tourbillonnant de concert autour d'eux. La joie de vivre de Chiara transparaissait de par son large sourire qu'elle ne parvenait plus à masquer. Peu habitué à ce genre de distraction, Chris ne le regrettait pourtant pas. Ce n'était certes pas dans son tempérament, mais pour elle, il se sentait prêt à faire une exception. Chiara était encore jeune et débordante d’énergie. Il ne souhaitait pas éteindre cette lumière vivace qui aidait bien souvent l'équipe à garder le moral quand les événements ne s'y prêtaient pas. Comme Takeshi aimait à le stipuler, elle constituait le joyau de l'équipe sept, et chacun des membres avait à cœur de la protéger, bien que dans la plupart des missions, elle les sortait plus souvent du pétrin que l'inverse. Les minutes défilèrent jusqu'à ce que l'apparition d'Adam vienne interrompre les festivités.

 

***

 

Le moment arriva enfin de rencontrer la maîtresse des lieux. Le vampire les conduisit au dernier niveau du bâtiment, en ayant emprunté au préalable le grand escalier marbré tapissé de rouge déversant les différents étages. Ils arpentèrent un large couloir recouvert de tableaux appartenant à différentes époques, et représentant pour la plupart des portraits d'hommes. L'un dépeignait un visage difforme semblable à celui d'une chauve-souris. Dans l'angle inférieur étaient inscrites en lettres sanguinolentes, les initiales H. J. N. Celui-ci se différenciait des autres de par la profonde laideur de ses traits.

 

Adam les accompagna jusqu'à la grande porte gravée d'un immense dragon de jade dont il ouvrit les deux battants. Il fit signe à ses convives d'entrer dans la pièce. Les portes se refermèrent aussitôt derrière les deux invités. Adam attendait à l'extérieur, au grand étonnement de Chris et Chiara qui n'espéraient pas se retrouver en tête à tête avec la maîtresse des lieux.

 

Immensément spacieuse, la salle bénéficiait d'une hauteur sous voûte vertigineuse. Au sommet d'une plate-forme accessible à travers sept marches, siégeait le trône entouré de six piliers d'or laqué ornés de dragons. Chacune des colonnes comportait sur sa surface des couplets gravés en calligraphie chinoise. De longues bougies rouges et d'imposants miroirs, utilisés pour faire fuir les mauvais esprits, habitaient l'espace vacant. La reine se tenait sur l'assise de bois sculpté, noble et fière, accoutrée dans sa robe traditionnelle de la dynastie des Han. Des motifs brodés d'or ornaient sa tunique rouge au col croisé et aux longues manches. Elle portait en dessous une robe soyeuse d'un blanc immaculé recouvrant l’ensemble de son corps, de la poitrine jusqu'aux chevilles. Coiffée d'un chignon, deux fines tresses lui descendaient de part et d'autre de son sublime visage au teint pâle et aux traits harmonieux.

 

Chris, en la dévisageant, fut épris d'une étrange sensation. Cette personne lui semblait mystérieusement familière. Sa frêle silhouette, sa bouche, ses yeux. Plus de doute possible. La reine incarnait l’envoûtante danseuse dompteuse de feu perçue jadis dans le jardin. Bien sûr, dans sa tenue traditionnelle et avec ce maquillage, elle paraissait un peu différente, mais ce regard, il le reconnaîtrait entre mille. La foule l'avait acclamé sans deviner son identité, et ils ne le sauront sans doute jamais.

 

Chris et Chiara s'approchèrent à distance respective pendant qu'elle les scrutait d'un œil impassible de sa hauteur. En tant que reine, aucun être dans cette pièce n'était autorisé à s'adresser à sa personne sur le même pied d'égalité. Malgré leur statut de forces spéciales, le duo dut se plier à cette règle. Adam les avait briefés sur la façon de se présenter, plaçant le curseur sur un seul point important, celui de ne surtout pas la heurter d'une quelconque façon que ce soit. Chris, pas du genre à se faire dicter sa conduite, comptait outrepasser le conseil avisé de ce cher Adam, mais dès lors que l'identité de la reine lui fut révélée, toutes ses convictions volèrent en éclat.

 

-Vous avez demandé une audience auprès de ma personne et je suis prête à vous l'accorder. Parlez.

 

La voix fluette et sereine de Magdala ne reniait pas une certaine autorité sous-jacente, et sa parole faisait plus office d'ordre qu'autre chose.

 

-Bonsoir, votre... 

 

Chris hésita, embarrassé.

 

... Comment doit-on vous appeler déjà ? Votre Altesse ? Votre majesté ? Y a-t-il un titre requis pour s'adresser à vous ?

 

-Je ne suis ni votre reine ni votre supérieure, et bien que je le sois de fait, je ne vous demanderai pas de suivre le protocole que j'impose aux miens. Par conséquent, lorsque vous vous adressez à moi, un simple madame fera tout aussi bien l'affaire. L'important n'étant la façon de m'appeler, mais l'intention qui s'y rapporte. Les mots ne sont pas la substance, mais vos intentions le sont.

 

Chris fut sidéré par la réponse fournie. Dans son imaginaire, il entrevoyait la reine comme une personne arrogante et capricieuse. Loin de ces stéréotypes, celle-ci apparaissait empreinte d'humilité et de sagesse. Le soldat demeura néanmoins sur ses gardes. Cette vampire exerçait un pouvoir mystique, une emprise insondable sur sa personne, si bien qu'à chaque fois qu'il croisait son regard, il éprouvait le même malaise. Sa beauté indicible le désarçonnait, mais au-delà de la simple attirance charnelle, il se sentait totalement écrasé par une aura dont il ne percevait pas complètement la nature. À ses côtés, Chiara s'affichait contrariée.

 

-Mais je vous reconnais, tiqua-t-elle avec un léger train de retard. Vous êtes la danseuse du spectacle.

 

La reine ne prêta aucune attention aux dires de la jeune femme.

 

...Mais comment avez-vous fait ça ? Les vampires sont censés craindre le feu.

 

-Pourquoi êtes-vous ici ? s'impatienta Magdala. Mon temps est précieux, aussi je vous demanderai d'aller droit au but.

 

La requête ressemblait à s'y méprendre à un avertissement et il n'y aurait peut-être pas d'autre sommation. S'ils désiraient obtenir des réponses, ils devaient éviter de la brusquer. Chris détestait les faux semblants diplomatiques, mais cette fois-ci, il allait devoir fournir les efforts nécessaires. La voix de Smith résonnait à l'intérieur de sa tête.

 

-Nous sommes navrés. Nous ne voulions pas vous incommoder d'une quelconque façon que ce soit.

 

Au visage serein et relâché de la comtesse, il entreprit d'ajouter.

 

...Pour être franc, si nous sommes ici, c'est parce qu'il y a eu une série de meurtres dans le quartier de Mayfair et chacune des victimes présentait des morsures de vampires. L'affaire est grave et risque de vous porter préjudice si nous ne trouvons pas les coupables dans les plus brefs délais.

 

La reine semblait écouter avec attention les doléances du soldat, sans montrer le moindre signe pouvant trahir le fond de sa pensée ou un sentiment quelconque à son encontre. Les mots glissaient sur elle comme l'eau sur la roche. Insondables et immuables, ses yeux ne reflétaient aucune émotion.

 

-Et donc, vous pensiez trouver des réponses en ces lieux ? demanda-t-elle d'une voix mesurée, les bras dignement posés sur les accoudoirs. Peut-être même envisagiez-vous de nous soupçonner de ces méfaits ?

 

-En effet, répondit Chris sans sourciller. Nous envisageons toutes les possibilités.

 

Chiara, surprise par la franchise désinvolte de son supérieur, resta en alerte, redoutant la réaction de la reine. Cette dernière se leva de son trône et exprima pour la première fois un trait de colère, bien que son expression le suggérait à peine.

 

-Sachez que ce que vous venez d'énoncer pourrait être pris pour une insulte envers ma personne. D'autres ont perdu la vie pour moins que ça. Que vous soyez les envoyés de Wolfram et Hart ne vous dispense pas du respect et ne vous protège aucunement en ces lieux.

 

La menace se rapprochait inexorablement, mais Chris ne semblait pas en être impacté, au contraire de Chiara, prête à utiliser un sort de protection si d'aventure la situation l’exigeait.

 

-Sauf votre respect madame, nous ne sommes pas ici pour vous faire des courbettes ou vous mentir, continua le soldat avec la même volonté... mais pour découvrir la vérité. J'ai été témoin de votre pouvoir et je n'ai aucun doute sur votre aptitude à nous enlever la vie, mais dans ce cas, ça ne résoudrait absolument rien, et d'autres personnes continueront d'en payer le prix. Je vous respecte assez pour ne pas vous faire perdre de temps et aller au cœur des choses comme vous en aviez émis le souhait.

 

La reine leva fièrement le menton. La colère disparut de son visage. Elle s'en retourna à son assise, prenant soin de lever délicatement sa robe pour ne pas marcher dessus.

 

-J'apprécie votre bravoure, réagit-elle d'un léger sourire au coin. J'ai vécu des vies innombrables et la condition humaine ne possède, hélas, plus aucun attrait pour ma personne. Mais vous avez su néanmoins attiser ma curiosité. Puisque vous parlez en toute franchise, permettez-moi d'en faire autant. Je vous ai observé lors du spectacle et vous venez de conforter l'idée que je me faisais de vous. Le temps et l’expérience m'ont donné le pouvoir de lire dans le cœur des gens. J'ai connu les pires crapules, des êtres sans foi ni lois, ainsi que des hommes de valeur. Je peux affirmer sans me tromper que vous faites partie du deuxième cercle. Celui de ceux qui ne vivent hélas pas longtemps.

 

-Mourir pour ce qu'on croit juste vaut assurément mieux que de vivre pour rien, rétorqua le soldat en épousant son regard sans vaciller.

 

Magdala, conquise par sa réponse, trouva bon de lui accorder le peu d'égard qu'il méritait.

 

-Bien, je vous écoute. Je veux être au fait du moindre détail dans cette affaire.

 

Chris et Chiara abordèrent l'avancée de l'enquête. Ils énoncèrent les indices, les soupçons et les doutes ayant conduit leur pas jusqu'ici. La reine des damnés semblait légèrement contrariée. Cette enquête incriminait les siens, mais pour autant, elle ne paraissait pas disposée à y apporter une quelconque contribution.

 

-J'ai entendu vos inquiétudes. Néanmoins, vous semblez me prêter dans cette affaire une importance que moi et les miens n'avons pas. Lorsque j'ai consenti au pacte avec Wolfram et Hart, il était question que je me porte garant pour tous les vampires appartenant à ma famille. Je peux vous affirmer que c'est le cas. Parmi les miens, aucun ne serait capable de se soumettre à ce genre de bassesses. Cela reviendrait à me trahir, ce qui entraînerait leur mort inévitable. Ce genre de tueries, nous les laissons aux chiens et aux animaux qui salissent notre race ou la vôtre. Sachez que les vampires sont innombrables et tous n'agissent pas sous mon autorité.

 

-Vous voulez dire que vous ne contrôlez pas tous les vampires de cette ville ? s'étonna Chris. Mais vous êtes leur reine pourtant, celle qui a réuni tous les clans.

 

-Bien sûr que non, lui rétorqua-t-elle en prêchant l'évidence. Quand bien même je le désirerai que ce serait impossible. Je suis leur mère et comme chez toute mère, il y a des enfants ingrats. Certains se sont déjà soulevés contre moi, et d'autres le feront encore. Tous n'ont pas émis le souhait de signer le pacte. Si j'ai pour moi la charge de tous les clans vampirique de la ville, il existera toujours des brebis galeuses n'appartenant pas à notre cercle. Certains n'ont pas renié leurs envies prédatrices. Pour ma part, il y a bien longtemps que je ne prends plus de plaisir à tuer les humains. C'est ce que vous autres appelez la sagesse. Le temps a eu tout loisir de me l'enseigner. Si j'ai accepté de me plier aux règles du Loup du Cerf et du Bélier, ce n'est pas par faiblesse ou par appât du gain, mais parce qu'elles étaient en accord avec ce que j'ai toujours prôné.

 

-Et que prôniez-vous ? s'enquit Chiara.

 

 -Il se trouve que, comme vous, j'avais moi aussi un idéal. Celui de vivre en paix avec les humains. Douce illusion que celle-ci. S’il y a une chose que j'ai apprise avec le temps, c'est que les hommes sont bien pires que toutes les espèces démoniaques de la terre. 

 

-Je ne m'irrigue pas en défenseur de l'humanité et pour en être, je partage votre point de vue sur la race humaine, mais je ne m’embarrasse pas de ça. Ce qui importe, c'est de mettre ces assassins derrière les barreaux. Qu'ils soient humains, vampire ou autre, ne fait aucune différence pour moi et ça n'en fera jamais.

 

-Hélas, vous ne trouverez pas les réponses ici, assura Magdala.

 

La profonde mélancolie qui transparaissait de sa personne ne pouvait être feinte. Chris la savait honnête, si bien qu'il perdit tout espoir de conclure cette enquête. La tête inclinée, les mains sur les hanches, il ne cachait plus l'étendue de sa contrariété.

 

-Mais pourquoi ? Pourquoi ne nous aidez-vous pas ? Les coupables de ces massacres incriminent votre famille. Ils sont un danger pour la paix entre les peuples que vous chérissez tant, alors pourquoi ?

 

-Ceci n'est pas notre combat, lui répondit sèchement la reine. Nous en avons terminé de cet entretien. Veuillez prendre congé.

 

Ne souhaitant pas la brusquer outre mesure, le duo rebroussa chemin. La déception fut à la hauteur de leurs espoirs fondés à l'aube de cette entrevue. Chiara, avant de passer la porte où l'attendait patiemment Adam, s'en retourna en direction de Magdala, l'air songeur. Elle s’apprêtait à lui poser une ultime question lorsqu'une puissante déflagration, provenant de la salle de réception, fit trembler le sol sous leur pas. Dans le couloir avoisinant, certains tableaux chutèrent sur le plancher chancelant. À l'explosion vinrent s'ajouter d'horribles rugissements bestiaux suivis de hurlements de terreurs.

 

****

 

-Une attaque ? paniqua Adam avant de se précipiter à la source du vacarme.

 

Chiara lui emboîta le pas, devançant légèrement Chris de son agilité féline. Tous trois dévalèrent les marches à la hâte, en s'inquiétant d'un grabuge dont la teneur n'inaugurait rien de bon. Lors de son arrivée sur les lieux du sinistre, le mauvais pressentiment d'Adam fut confirmé. La vision du carnage ne laissa aucune place aux doutes. Le clan était victime d'une attaque perpétrée par des démons n'ayant rien de commun entre eux, si ce n'est leur acharnement à apporter chaos et mort sur leur passage. Quelques corps inertes jonchaient le sol, auréolés d'un liquide écarlate se propageant sur le parquet lustré. Le verre brisé, ainsi que les tables renversées, ajoutaient au désordre chaotique de l'ensemble. Les vampires hôtes tentaient tant bien que mal d'opposer une sévère résistance, mais l'effet de surprise fut dévastateur. Leurs adversaires, bien moins nombreux, mais d'un gabarit bien plus imposant, prirent rapidement l'avantage. Beaucoup finirent en poussière, soumis aux griffes acérées et aux mâchoires reptiliennes de leurs ennemis.

 

Les survivants, en proie à la panique, se précipitèrent en direction des sorties les plus proches, à savoir celles menant vers le jardin et sur la cour extérieure. Certains passèrent entre les mailles du filet et d'autres, pris dans un étau par un groupe de vampires dissident en embuscade, subirent un sort peu enviable. Adam, épris d'une colère noire, se rua à l’assaut du premier démon venu. Un golgoth de bien trois têtes de plus que lui et pourvu d'une mâchoire puissante à broyer les os. Pas le genre de détails à déstabiliser le vampire. Sans hésiter, il se projeta sur le démon, agrippa son coup de ses mains puissantes, et serra en espérant lui briser la nuque de sa force vampirique. Hélas, sa tentative fut avortée par un violent coup de griffes qui lui perfora la chair. L'attaque lui sectionna le bas ventre, arrachant une partie de son costume pour ne laisser qu'une plaie béante. Le démon, profitant de son avantage, referma sa mâchoire puissante sur la jugulaire du vampire en proie à un hurlement étouffé. Immobilisé par l'étreinte de son adversaire plongeant toujours plus profondément ses crocs dans sa chair, Adam sentit peu à peu ses forces le quitter. Lorsque Chiara le découvrit en fâcheuse posture, elle se décida à agir, mais dépossédée de ses armes, il lui fallut trouver l'angle d'attaque approprié. Suite à une rapide analyse, la jeune femme roula au sol, saisit un morceau de verre brisé, et le planta dans le crâne du démon. Un plasma jaunâtre éclaboussa de la lésion, libérant ainsi Adam de la morsure mortelle.

 

-Merci, fit le vampire prompt à rééquilibrer les débats et à prouver sa valeur.

 

À la recherche de son coéquipier, Chiara s'engouffra dans la cohue. Soudain, une ombre défila sous son regard. C'était Chris. Ce dernier fut projeté de tout son dos sur une table qui se brisa sous l'impact. Elle se précipita aussitôt à son encontre, mais fut happée dans sa course par une masse lourde et puissante, la propulsant sur le côté comme un pantin désarticulé. Meurtrie par une douleur insoutenable aux côtes, elle serra les dents pour ne pas hurler. Elle aurait dû détecter son assaillant, mais trop inquiète pour son partenaire, elle avait baissé sa garde. Une erreur qu'elle paya cash. De son côté, Chris s'était relevé et tanguait sous les assauts d'un démon dont les deux petites dents acérées s'extirpant de sa mâchoire carrée rappelaient la physionomie d'un Orque. Malgré sa forte constitution, le soldat faisait pâle figure face à la créature trapue et puissante. Après avoir fait montre d'agilité en évitant deux élans successifs, il fut une fois de plus projeté dans le décor par la troisième tentative. Toute personne normalement constituée aurait déjà succombé aux impacts dévastateurs, mais sa musculature affûtée permit d'encaisser le choc. Rien de bien réjouissant le concernant puisqu'à bout de force et totalement dépassé par son adversaire, le soldat ne se trouvait plus à même d'encaisser une autre charge. Dans les vapes, les oreilles sifflantes, Chris avait la tête prise dans un étau. Alors que le sol vibrait sous les pas lourds du démon, le soldat resta figé, dans l'incapacité d'esquisser le moindre geste. Heureusement pour lui, deux vampires s'interposèrent pour lui prêter main-forte. Dépossédés de leur tête, les hommes de Magdala finirent en poussière. Dans un ultime effort, Chris poussa sur ses jambes cotonneuses pour se relever.

 

-Sale enfoiré, l'interpella-t-il chancelant avant de le cogner d'une méchante droite dans la protubérance osseuse qui lui servait de menton.

 

Du sang jaillit, mais ce n'était pas dû à son attaque dont l'impact n'eut pas plus d'effet qu'une piqûre de moustique. Une main avait traversé le poitrail sanguinolent du démon et elle appartenait à la reine des damnés. Magdala venait de lui sauver la vie. Galvanisés par l'arrivée de leur maîtresse, les vampires retrouvèrent leur vigueur au combat. Métamorphosé, Adam démontra toute l'étendue de sa puissance, en anéantissant un démon aux cornes recourbées avant de s'attaquer aux vampires dissidents.

 

Chiara, toujours dans le dur, eut tout juste le temps d'apercevoir une masse fondre sur elle. L'espace d'un battement de cil, qu'elle se retrouva nez à nez avec une grande gueule béante bardée de crocs jaunis. Inhalant l'haleine pestilentielle de la bête et aspergée de bave visqueuse, Chiara tenta de se dégager de l'emprise, mais ce fut peine perdue. Les griffes acérées de l'animal lui lacérèrent les cuisses, l'immobilisant dans une posture périlleuse. Les bras en protection de son visage, Chiara ferma les yeux et se laissa aller à une transe inopinée. Ses lèvres murmurèrent un langage, une incantation que son esprit transposa spontanément, sans qu'elle-même en comprenne le sens. Dès lors, un fait pour le moins étrange se produisit. La bête cessa de grogner et de gesticuler, comme paralysée face à sa proie. Ses yeux imbibés de sang se substituèrent en un regard vitreux, vide de tout désir de destruction. La bête rentra ses griffes, libérant ainsi Chiara de son emprise. Allongé sur le dos, le corps de la jeune femme se cambra brutalement, comme possédé. Ses yeux s'ouvrirent, puis dans un ultime verset, par l'entremise d'une sentence, elle catapulta la bête contre les parois murales. Témoin incrédule de la scène, Chris profita de cet instant de flottement pour saisir une bouteille de vin. Il la brisa sur une table, puis pénétra avec force la partie tranchante dans le cou de la bête. Essoufflé, il s'empressa de rejoindre sa coéquipière. Cette dernière, chancelante, s'écroula dans ses bras.

 

-Est-ce que ça va ? s’inquiéta Chris, le corps couvert d'éraflures.

 

-Oui, je crois, hésita-t-elle en secouant la tête dans l'intention de retrouver un semblant d'esprit.

 

-Tu as besoin de repos. Je ne t'avais jamais vu dans cet état avant.

 

Chris connaissait sa maîtrise de la magie, mais jusqu'alors, Chiara n'avait jamais utilisé un sort à ce point capable d'épuiser son énergie vitale. Adam et ses frères, venus à bout des derniers ennemis, se réunirent autour de leur reine. Magdala affichait une mine meurtrie. Beaucoup de ses enfants avaient péri dans cet attentat. Elle n'en comprenait pas la raison ni la corrélation suspecte autour de cette série de meurtres, mais elle pressentait de par son intuition que l'affaire était liée.

 

-Ce soir, nous avons été attaqués en plein cœur, annonça-t-elle rageusement. Ceci n'est ni plus ni moins qu'un acte de guerre. Il va sans dire que nous trouverons les coupables et nous leur ferons payer tous autant qu'ils sont.

 

À peine eut-elle fini son discours qu'une vampire dissidente, cachée parmi les corps des défunts, se redressa, munie d'une ceinture explosive autour de la taille. Le détonateur dans sa main levée, à la vue de tous, elle prononça.

 

-De la part de Queen D, la reine est morte... Vive la reine.

 

Pris au dépourvu, les vampires n'eurent pas le temps de réagir. Tous s'érigèrent en protection devant leur reine, mais bien trop tard. Alors que d'une simple pression, la vampire activa le détonateur, un dôme d’énergie mystique se forma autour d'elle en contenant l'explosion. La bulle protectrice canalisa toute la puissance de la détonation. La vampire kamikaze piégée à l'intérieur fut la seule à en payer le prix. De son corps, il n'en resta plus trace, si ce n'est des morceaux de chairs distillés sur les contours de l'écran sphérique.

 

Tous gardèrent les yeux rivés sur Chiara, préservant la position de sa main ouverte. Elle avait puisé dans ces dernières forces pour jeter un sort capable de contenir l'explosion. Sachant qu'elle n'aurait pas le pouvoir de créer un dôme assez grand pour assurer la protection de l'ensemble des personnes, elle eut l'idée de génie de s'en servir pour piéger l'assassin, et le résultat fut probant. Néanmoins, ces dernières forces la quittèrent et elle s'évanouit dans les bras de Chris resté vigilant à ses côtés. La reine Magdala, bien décidée à mener sa propre enquête, jura d'apporter son aide aux forces spéciales pour que les coupables soient châtiés. Désormais, elle avait une dette envers ses deux invités et elle comptait bien leur rendre la pareille. Chris quitta le château en portant Chiara dans ses bras, avec l'intime conviction que les deux affaires étaient liées. La présence de vampires parmi les assaillants œuvrait en ce sens, même si tout restait à prouver. Pour l'heure, une question demeurait en suspens. Qui pouvait bien être cette Queen D.

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