Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 6 : LA REINE DES DAMNES

12431 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 1 an

                        Chapitre 6 LA REINE DES DAMNES

 

Le surlendemain de ces découvertes macabres, la brigade restait en émoi. Une telle tuerie de masse relevait de l'inédit dans la région, et cette triste affaire demandait à être résolu dans les plus brefs délais. Peter s'était acharné toute la nuit au laboratoire, à disséquer et étudier les victimes, dont le Polgara. Ce n'est qu'au petit matin que Chris le découvrit somnolant, la tête enfuie dans une tonne de liasses de papier, souillé de bave. D'ordinaire, il lui aurait jeté un verre d'eau à la figure ou l'aurait malmené jusqu'à y éprouver une certaine jubilation, mais pas cette fois. À la place, il se contenta de lui proposer un café chaud dont les effluves venaient à peine masquer l'odeur de cadavres en décomposition qui embaumait la pièce.

 

-Merci pour le café, murmura Peter en se redressant péniblement de son bureau, tout en s'évertuant à garder ses paupières ouvertes.

 

-Dure nuit hein ?

 

-Ouais, acquiesça-t-il d'une voix éraillée, sans rien ajouter d'autre qu'une mine défaite et exténuée.

 

-Je ne veux surtout pas te brusquer, mais j'ai besoin des résultats pour l'enquête

 

-Ouais, ouais, tout est là, fit-il en désignant du doigt le registre aimanté sur le Velléda fixé au mur. Si tu veux un résumé de la situation, tes soupçons sur le Polgara étaient justifiés. Il y avait des restes de chair humaine dans son estomac… et elles appartenaient bien à la victime.

 

Chris n'en fut pas étonné. En d'autres circonstances, il aurait esquissé un léger sourire de satisfaction, mais la situation suggérait plus de questions qu'elle n'amenait de réponse, et en état, il n'avait rien résolu.

 

-Et pour les autres victimes ?

 

-La plupart présentaient des morsures, mais s’il y a un point commun à toutes, ce sont ces perforations dans leur épiderme. À en juger par l'absence résiduelle de sang dans leurs organismes, ces blessures sont probablement liées à des transfusions.

 

-Vampires ! souffla Chris en prêchant l'évidence. Là-dessus, tu ne m'apprends rien. Au moins, ça a le mérite de confirmer ce qu'on pensait tous.

 

Peter se leva de sa chaise, interpellant son ami qui s’apprêtait à quitter la pièce.

 

-Tu sais que tu marches sur des œufs, pas vrai ?

 

Chris s’arrêta net, le dos toujours tourné, sans répondre.

 

...Cette famille n'est pas comme les autres. Tu ne pourras pas t'y aventurer en terrain conquis, comme tu le fais habituellement. Ne pense surtout pas que je m'inquiète pour toi. Mais si tu pouvais faire en sorte que Lara revienne en un seul morceau… je t'en serais reconnaissant.

 

Un léger rictus se dessina à la commissure de ses lèvres. Chris quitta la pièce en y prenant acte. Finalement, le doute quant à l’intérêt supposé de ce coureur de jupon invétéré pour sa collègue, restait permis. Peut-être était-il réellement friand d'entamer une relation plus longe qu'à l'accoutumée. Une pensée fugace qui le quitta à l'approche du bureau de Smith, dont la voix portait au-delà de tout périmètre admis. Le vieux était sur les dents, et ce, de bon matin.


Enfoncé dans sa chaise vacillante, qu’il faisait grincer sous le poids de ses innombrables gesticulations nerveuses, le Tigre Noir, de par son humeur exécrable, ne reniait pas son surnom. Son bureau en bois massif, rempli de papier et de documents en tout genre, peinait à garder un semblant de stabilité. Face à lui, une pauvre âme, stoïque et résignée, subissait son courroux avec la docilité d'un élève pris la main dans le sac et sermonné par son professeur. Faire profil bas, attendre que l’orage passe : la bonne attitude nota Chris mentalement. Tandis qu'il croisa son collègue aux airs de chien battu, Smith l'interpella.

 

-Chris !!! hurla Smith en faisant trembler les murs. Dans mon bureau.

 

À peine venait-il de franchir la porte, qu'il fut assailli de questions, sans la moindre interruption.

 

...Alors, ou est-ce qu'on en est ? Qui sont les coupables ? Pourquoi ça prend autant de temps ? Il nous faut des réponses, et vite. J'ai déjà envoyé cinq unités faire le tour des résidences des victimes du quartier. Je veux, non, j’exige des résultats !

 

Chris, imperturbable, exposa les tenants et les aboutissants de l'enquête en n’omettant pas de signaler la suspicion vampirique, ce qui coupa net les ardeurs du vieux briscard. Smith, visiblement atteint, soupira profondément, ses épaules s’affaissant légèrement.

 

...Pourquoi faut-il que ce soit eux, murmura-t-il, l'air défait. Vous savez ce que ça signifie. Cette fois, il va falloir y mettre les formes. Vous vous en sentez capable ?

 

La réponse paraissait si évidente qu'il ne jugea pas utile de répondre. Chris savait les risques qu'il encourait. Les vampires ne jouissaient pas du même statut que les autres espèces. Il lui faudrait user de diplomatie afin de ne pas créer un conflit de nature irréversible. Wolfram et Hart avaient dû batailler ferme pour obtenir leur coopération, au prix de concessions importantes. La famille vampirique, étant la plus nombreuse parmi les différentes lignées démoniaques, bénéficiait d'une autonomie et d'un pouvoir considérables. Une influence telle qu’elle représentait une menace potentielle pour les trois déités. Sans leur obéissance, préserver la paix sociale si chère à Wolfram et Hart, deviendrait une tâche ardue, voire impossible.

 

...Bien, dans ce cas, on ne va pas avoir le choix, déclara Smith sur un ton inhabituellement posé. Nous allons devoir les prévenir de votre arrivée, en espérant que sa Majesté daigne vous accueillir.

 

Ces mots résonnèrent désagréablement aux oreilles de Chris. Il ne trouvait aucune justification au passe-droit octroyé aux vampires. Il comprenait leur importance stratégique et la volonté de conserver un équilibre fragile, mais cela ne devait pas remettre en question leur autorité en matière de justice. Ce traitement de faveur, réservé à certaines factions au détriment des autres, le révoltait profondément.

 

-Et si elle refuse, alors quoi ? On reste plantés là jusqu'à ce qu'elle daigne nous siffler ? ironisa Chris en colère, si bien que les rôles venaient de s'inverser. Que ce soit clair, monsieur, et sans vous manquer de respect : si elle refuse l'invitation, je me passerai de son accord. Je me fous qu'elle soit une reine ou la dernière des catins. Si nous n'agissons pas, ce sera la porte ouverte à l’anarchie, et il est hors de question que je ferme les yeux devant un crime de masse. Nous le devons aux victimes. Le travail sera fait comme il se doit.

 

La détermination du soldat n'était pas pour diminuer les sueurs froides de Smith qui, dans cette affaire, jouait ni plus ni moins que son poste. Si les événements en venaient à mal tourner, alors il en serait le premier responsable, et il pourrait dire adieu à sa retraite dorée et paisible dans les beaux quartiers de Londres.

 

-Tu es trop impliqué. Tu réagis et penses comme un soldat. C'est tout à ton honneur, mais ce cas est foncièrement politique. Je te demande d'y mettre les formes. Ton rôle est de faire la lumière sur cette histoire. Pour le reste, il ne s'agit plus de ton ressort ni du mien. En attendant, garde l'esprit ouvert et ne crée pas de vague inutilement. Si cette histoire peut se régler en interne alors il faut privilégier cette option. C'est un ordre. J'espère que je me suis bien fait comprendre.

 

Chris hocha la tête et quitta le bureau, s’efforçant de contenir une colère qui le rongeait malgré lui. Il rejoignit son équipe pour établir le briefing de mission. La demande envoyée par Smith à la caste vampirique avait reçu l'approbation espérée. Deux enquêteurs furent conviés à prendre part aux festivités organisées par la comtesse. L'approche demeurait surréaliste, mais c'était tout de même mieux qu'une fin de non-recevoir. Quelques conditions cependant stipulaient l’exigence du costume ainsi que la prohibition du port d'arme. Cette nouvelle n'avait pas de quoi ravir Chris et sa bande, mais après mûre réflexion, ils réalisèrent qu'armés ou pas, dans la gueule du loup, ça ne ferait aucune différence. Sur le territoire des vampires, ils n'auraient de toute évidence ni l'avantage de la force ni celui du nombre. Les raisons de s'inquiéter semblaient toutefois minimes. Comme l'avait affirmé Smith, il ne s'agissait pas de créer un bain de sang, mais bien de parlementer et de récolter des informations.


Chris décida de séparer l'équipe en deux. Takeshi et Lara prendraient position à Hyde Park, au cas où d'autres cadavres seraient jetés à l'eau, pendant que Chiara l'accompagnerait au bal des vampires. Les équipes furent triées selon les compétences propres à chacun. Lara, de par sa qualité de tireuse d'élite, et sa faculté à quadriller les zones à l'aide de son sniper infrarouge. Chiara, pour ses connaissances vampiriques. Et enfin Takeshi, dont le flair s’avérait particulièrement utile en pleine obscurité. Après un court repos bien mérité, chaque groupe s'attela aux préparatifs de la soirée.

 


*

 

Cette nuit, le château de Hampton Court accueillait tout le gratin londonien, essentiellement des personnalités influentes conviées à ces prestigieuses soirées mondaines. L'occasion rêvée pour la caste vampirique de nouer des accords et d'entretenir des relations de bon voisinage. De nombreuses personnalités de la télé et, plus généralement des médias, étaient des vampires. Leur influence s’étendait ainsi bien au-delà du divertissement, touchant à la culture, au commerce, et à divers aspects de la vie en société.


Leur condition, avec l'arrivée de Wolfram et Hart, avait foncièrement évolué. Plus question pour eux de se terrer dans les souterrains. Désormais, les vampires agissaient en pleine lumière, certains devenant même de véritables célébrités. Harmony Kendall, célèbre chroniqueuse vampire, avait été élue personnalité préférée des téléspectateurs, tandis que le vampirisme, acte consistant sous certaines conditions pécuniaire et administrative à se convertir, demeurait en plein essor. Les Déités ne considéraient pas d'un bon œil ces pratiques visant à sans cesse élever leurs effectifs, mais ils le toléraient à condition que ce soit fait dans le cadre légal et limité.


Les vampires avaient joué un rôle clé dans leur ambition de créer un brassage entre les races et les cultures, un succès qu’ils n’étaient pas prêts à compromettre. Aussi, prenaient-ils un soin particulier à maintenir la reine des damnés sous leur coupe, sans quoi les relations inter espèces risqueraient de se désintégrer comme neige au soleil. La reine jouissait dès lors d'un pouvoir lui octroyant moult privilèges. En plus d'un titre de noblesse, on lui attribua le château royal de Hampton Court, palace situé en périphérie de Londres, sur la rive gauche de la Tamise, ancienne demeure des rois britannique.

 

Arrivés à destination, Chris et Chiara furent immédiatement subjugués par la splendeur des lieux. Le château de style Tudor se divisait en deux parties distinctes, chacune composée de bâtiments en brique rouge, typiques de l'architecture médiévale. La façade avant, surmontée de deux petites tours richement ornées de gravures décoratives, était partiellement dissimulée par un immense portail marquant l'entrée du domaine. Devant la grille, deux imposants vigiles, tout de noir vêtus, surveillaient les invités avec un professionnalisme rigoureux. Leur peau nacrée confirmait leur appartenance à la race vampirique. Une fois leurs invitations dûment contrôlées, Chris et Chiara pénétrèrent dans une vaste cour fermée, entourée de bâtiments recueillant habituellement le petit personnel. Ceux-ci ne formaient qu'un avant-poste. La bâtisse réservée à la haute trônait majestueusement au fond de la cour, séparée du reste du domaine par un pont-levis.

 

Le claquement de leur pas sur le pavé froid résonnait dans l'obscurité, annonçant distinctement leur arrivée à d'autres gardiens postés plus en amont. Chris, mal à l'aise dans son complet noir trop serré, peinait à dissimuler son inconfort. Sa démarche légèrement raide et disgracieuse trahissait son mécontentement. À ses côtés, Chiara semblait parfaitement dans son élément. Elle avait choisi une ravissante tenue qui sublimait ses formes fines et gracieuses : une robe de soie noire, élégamment fendue à la poitrine, révélant les atours d'une féminité insoupçonnée.


Devant eux, le palais s'élevait fièrement, ses multiples étages baignant dans la lumière douce des grandes fenêtres. À travers les carreaux, on distinguait les ombres des innombrables silhouettes qui se pavanaient à l'intérieur. Les échos d’une symphonie classique, émanant de la résidence, venaient se perdre dans la cour, en douce sonorité.

 

-Nous sommes attendus, s'impatienta Chris, irrité par le regard insistant et presque animal du gardien, qui ne se montrait pas des plus coopératifs.

 

L'homme en noir chuchota quelques mots indistincts à l’oreille de son collègue. Ce dernier prit aussitôt congé de leur présence en pénétrant dans le bâtiment. Quelques instants plus tard, un illustre inconnu à la plastique très avantageuse fit son apparition.

 

-Veuillez pardonner le manque de tact à votre égard. J'aurais dû vous accueillir, mais j'ai été retenu malgré moi. J’espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue au nom de la reine Magdala. Je me présente : Adam. Je suis votre obligé.

 

-Chiara ! s'annonça-t-elle, légèrement intimidée.

 

Le vampire s'inclina avec élégance, marquant une révérence avant de saisir doucement la main de Chiara pour y déposer un baise-main. Le geste, empreint de galanterie, ne la laissa pas indifférente.

 

-C'est un honneur de faire la connaissance d'une femme aussi ravissante, déclara-t-il d'une voix sereine et mesurée, ses yeux profonds et hypnotiques plongés dans les siens.

 

Chiara ne put détourner son regard, fortement désorientée par la carrure élancée et puissante de son vis-à-vis. Sous ses airs de fausse fragilité se cachaient une force et une virilité hors du commun. Elle le certifiait à la douceur et à la fermeté d’une main prompte à aimer autant qu'à détruire. Les cheveux lisses et soigneusement coiffés vers l'arrière, Adam arborait une barbe en collier impeccablement taillée, qui épousait parfaitement la ligne de sa mâchoire avant de disparaître juste sous ses tempes. Ses yeux gris pâle, presque translucides, semblaient capturer la lumière, offrant à la jeune femme un reflet si net qu’elle aurait cru s’y voir. Vêtu d'un complet à carreau beige qu'il portait avec une classe inouïe, Adam ne fit aucun cas de la présence de Chris, bien mal assorti en comparaison. Ce dernier, détestant être ainsi mis sur la touche, brisa net cet interlude galant.

 

-Nous sommes ici pour nous entretenir avec la reine, déclara le soldat, en captant au passage le regard froid et impassible du vampire.

 

-Cela va de soi, répondit Adam d'un ton neutre. Néanmoins, la soirée n'en est qu'à son commencement et Sa Majesté a le souci d’accueillir convenablement tous ses invités. Dans un esprit d'ouverture, nous attachons une importance particulière à partager certains pans de notre culture et de nos traditions. Je vous prierais donc de bien vouloir me suivre.

 

Malgré la courtoisie exemplaire du vampire, Chris restait méfiant. En décryptant le langage surfait et sûrement répété des centaines de fois à d'autres convives, il paraissait évident que l'entretien n'aurait pas lieu sur l'instant et qu'il lui faudrait subir les courbettes de ce Don Juan plus que de raison. En cherchant le regard complice de Chiara, il constata avec agacement que celle-ci semblait complètement vampirisée par Adam. Pourtant, en ce qui concernait les Vampires, c'était elle l'experte, mais sans doute avait-il sous-estimé l'influence hormonale qu’exerçaient ces créatures sur la gent féminine. Chris se sentait envieux. Chiara ne l'avait jamais admiré de la sorte. Sans doute qu'inconsciemment, sa fierté de mâle dominant en prit un coup.

 

Ils suivirent le guide jusqu'à parvenir dans une salle haute de plafond, où les invités et les convives s'adonnaient à des danses et des discussions passionnées, sur le magnifique parquet ciré réfléchissant la lumière des grands lustres environnants. Quelques tables garnies de mets raffinés et de coupes de champagnes entouraient la piste, peignant un joli cocktail de robes chatoyantes et de tailleurs qui rivalisaient d'élégance. Aux extrémités de la salle, deux quatuors entretenaient les foules au rythme de leurs instruments, accordant violon et violoncelle en parfaite harmonie.

 

Chris n'en revenait pas. Il avait l'étrange impression d’avoir basculé dans un monde parallèle, à une époque bien antérieure à la sienne. Le soldat déchanta rapidement quand il constata la ruée de regards malsains braquée sur sa personne. Sa présence ne passait pas inaperçue et pourtant, il ne représentait pas le seul humain de la soirée. C'était l'évidence même, son statut inspirait de la méfiance à l'ensemble. Chiara, à l’inverse, n’éveillait aucune animosité. Sans doute que sa proximité avec Adam jouait en sa faveur, ou alors sa beauté naturelle inspirait naturellement la sympathie, mais du reste, elle s'en accommodait. Chris, de son côté, se sentait comme un misérable bout de viande sur le point d’être jeté en pâture à des hyènes affamées. La jeune femme, au fait de ce malaise sous-jacent, tenta de lui prodiguer un conseil.

 

-Relaxe-toi un peu, murmura-t-elle à son oreille. Tu as l'air trop coincé. Profite du moment. Ce n'est pas tous les jours qu'on assiste à une telle cérémonie.

 

-On n’est pas là pour ça, objecta Chris en messe basse. Il ne faudrait pas perdre la mission de vue.

 

-Au fait, tu n'as pas besoin de parler à voix basse, répondit-elle en balbutiant légèrement. Les vampires ont l’ouïe fine.

 

-Dans ce cas, pourquoi tu murmures ?

 

-Ah oui, fit-elle, visiblement hébétée, cette fois sur un ton bien plus audible. Désolé, c'est une sorte de déformation instinctive suscitée par tes défaillances. À vrai dire, je ne sais pas pourquoi, mais nous avons une fâcheuse tendance à nous attirer vers le bas plutôt que l'inverse. Çà doit être le propre de l'humanité.

 

Adam, qui n'avait rien manqué de cet échange absurde, esquissa un sourire timide, ses yeux gris pétillant d’une pointe d’amusement.

 

-Elle a raison, assura le vampire avec calme. Vous devriez vous détendre. Je comprends que vous soyez quelque peu désarçonné par les regards insistants de mes frères, mais n'y voyez là aucune offense. Ils sont curieux, voilà tout. Ce n'est pas tous les jours qu’une brigade d'élite nous honore de sa présence. Naturellement, cela suscite des questions. Néanmoins, je peux vous assurer que votre sécurité entre ces murs est garantie. D'ailleurs, je vais faire les présentations, que vous soyez à votre aise.

 

Cet Adam avait le don de l'intriguer. Jamais Chris n'avait mentionné ouvertement les provocations tacites de leurs hôtes, et pourtant le vampire avait parfaitement analysé la situation. Auraient-ils, en plus de leur force inhumaine, le talent de lire dans les pensées ? Non, si tel était le cas, il en aurait forcément eu vent. Il en vint à la conclusion que de toute façon, il n'y avait guère que Chiara pour ne pas l'avoir remarqué, et que cela sautait aux yeux pour peu d'être un minimum observateur.

 

-Regard insistant ? ricana Chris. Vous devriez plutôt parler de regard haineux aux pulsions meurtrières. Mais soit, je vais suivre le conseil de ma collègue et profiter de l'instant.

 

-Allons ! vous surinterprétez. Mais oublions cela. Permettez que je vous présente.

 

Le vampire les emporta dans son sillage, en direction d'un petit groupe de personnes pris dans une discussion intense. Sans la moindre hésitation, il interrompit la dynamique instaurée pour imposer sa présence, intégrant dans détour Chris et Chiara à l’échange. Adam réitéra la manœuvre plusieurs fois, permettant au duo de faire connaissance avec l'ensemble des personnalités influentes de cette puissante famille : une avocate de renom à l’esprit acéré, un professeur d'université émérite à la diction parfaitement soignée, un juge dont le regard impassible trahissait une autorité naturelle, et enfin, un directeur des finances qui passa l’intégralité de la conversation à se vanter de ses exubérantes richesses et de sa fascinante habileté à manipuler l'argent des autres.

 

Chris s’était plié aux exigences de la soirée avec ses nombreux sourires de façades et ses faux attraits pour les mondanités. D'ordinaire piètre comédien, il se trouva ce soir, un talent de circonstance pour le théâtre et l’improvisation. Chiara, elle, s’intéressait véritablement à ses interlocuteurs, et prolongeait bien volontiers les discussions, au grand désarroi de son collègue qui regretta bien vite de l'avoir choisie pour l'accompagner. Ce dernier remarquait clairement le jeu de dupe dans lequel on s’évertuait à les introniser. Malgré ce qu'Adam avait laissé entendre, ces rencontres, apparemment anodines et désintéressées, masquaient une stratégie bien orchestrée. Les invités du soir ne furent pas choisis au hasard, mais triés sur le volet en fonction de leurs positions stratégiques dans trois secteurs clés : la justice, les médias et l’économie. Une manœuvre insidieuse, habilement déguisée en simple exercice de diplomatie.

 

Cette mascarade devait cesser. Chris commençait réellement à s'impatienter, mais c'était sans compter sur la volonté de leur hôte à leur présenter la célébrité du moment : la plantureuse blonde aux yeux bleus, décrite comme la fierté de l'assemblée. Harmony Kendall.


Vêtue avec une simplicité déconcertante, un jean ajusté surmonté d'un paré haut noir dévoilant son nombril, la vedette de la télé accaparait toute l'attention. Pour une star d’envergure internationale, elle paraissait à des années-lumière de l'image de bimbo superficielle que les médias lui attribuaient si souvent. Chris, peu friand de ces émissions qu'il jugeait sans intérêt, l'a reconnue malgré tout. Le visage et la plastique attrayante de la belle avaient envahi les écrans géants collés aux buildings de la ville, et il devenait impossible pour quiconque, même les moins intéressés, de se dérober à la notoriété exponentielle de cette dernière. Ses courbes parfaites et son sourire éclatant s'exportaient littéralement partout : sur les affiches publicitaires tapissant les rues, les transports en commun, les magazines, sans oublier la radio où elle possédait également son propre temps d'antenne.

 

Profitant d’un rare moment où la starlette, isolée dans un coin, savourait tranquillement un verre de sang bien frais, Adam saisit l'opportunité pour amorcer un début de conversation.

 

-Tiens, Adamou chérie, l'interpella Harmony en posant son verre avec une moue exagérée. Dis, tu ne pourrais pas demander aux musiciens de changer un peu de registre ? Plus personne n'écoute ça de nos jours. Franchement, il serait temps de se mettre à la page. C'est d'un ringard.

 

-Harmony, soupira Adam qui, pour une des rares fois, se fit expressif dans son désarroi. Ce que tu entends là, c'est du Schubert. Je doute que quiconque ayant un minimum de culture puisse trouver cela ringard.

 

-Oui, eh bien, ton Schubert, je ne lui prédis pas un franc succès, répliqua-t-elle, outrée, en croisant exagérément les bras pour accentuer son mécontentement.

 

Adam resta un instant sans voix, l'air penaud. Il savait, par expérience, que cette conversation avec Harmony ne mènerait de toute façon pas très loin.

 

-Nous avons des invités, reprit-il d’un ton avenant, comme pour tourner la page. Je souhaiterais te les présenter.

 

D’un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, la blonde fut instantanément captivée par la silhouette de Chris. Le soldat cachait bien mal son embarras face à l'attrait suscité. Harmony le dévisageait sans retenue, sans tenir compte de la présence de Chiara à ses côtés. Cette dernière, invisibilisé par la vampire, s’écarta discrètement pour ne pas gêner leur interaction.

 

-Je m’appelle Harmony, lança-t-elle d’une voix presque trop sucrée, avec l’excitation d’une adolescente rencontrant son idole.

 

-Et moi c'est...

 

-Enchanté, le coupa-t-elle avec empressement, hochant la tête avant même qu'il ne puisse se présenter. Et sinon, vous faites quoi dans la vie ?

 

-Eh bien je....

 

-Hm, hm, acquiesça-t-elle en prétendant l’écouter. Très intéressant… Vous faites de la musculation ?

 

Résigné à l’inutilité de répondre, Chris lui retourna un sourire gêné qu'il s'évertua à rendre le plus sincère possible.

 

-Et si on parlait de vous ? proposa-t-il en cherchant désespérément une échappatoire à cette conversation sans issue.

 

Initiative malheureuse, puisqu'une fois lancée, la machine était inarrêtable, et il n'allait pas tarder à l'apprendre à ses dépens.

 

-Oh, vous savez, je n'aime pas trop attirer la lumière sur moi, répondit-elle avec une fausse modestie flagrante.

 

Elle poussa un léger soupir, comme pour se donner de l'élan, puis enchaîna avec une humeur débordante.

 

...OK, j'ai grandi à Sunnydale, une petite ville de l'ouest des États-Unis. C'est là-bas que j'ai été transformée en vampire. Pendant la cérémonie de fin d'année au lycée, rien que ça ! Quelle soirée, vous n'imaginez même pas.


Elle jeta un regard rapide à Chris, comme pour s’assurer qu’il buvait ses paroles, avant de continuer.


…En tant que vampire novice, je me suis un peu cherchée. J'ai fait la connaissance d'un autre vampire qui, évidemment, s'est servi de moi. Il était plutôt mignon au début, comme ils le sont tous. Enfin, avant qu'il ne commence à s’intéresser à cette pouffiasse, ajouta-t-elle en roulant ostensiblement des yeux. Pour me venger, j'ai décidé de créer ma propre bande, mais vous savez quoi ? Même mes petits mignons ont fini par me trahir.


Harmony haussa les épaules avec un soupir dramatique.


…Cette ville n'avait plus rien à m'offrir, alors j'ai déménagé à Los Angeles, déclara-t-elle en jouant négligemment avec son verre. Là-bas, j'ai travaillé pour Wolfram et Hart pendant, quoi…un an ? À l'époque c’était un cabinet d'avocat. J'ai pensé un temps avoir trouvé ma voie. Mais devinez quoi ? J'ai été virée. Tout ça parce que j'avais un peu trahi mon boss. Mais hello ! Je n’ai pas d'âme. Il me semble qu'il aurait dû le deviner. Vous ne pouvez pas savoir comme c'est difficile de renier sa propre nature, et lui, il n’était pas du genre très compréhensif.


Elle se redressa légèrement, avant d’ajouter sur un ton désinvolte :


…Bref, une fois libre, j’ai décidé de tout recommencer à zéro. J'ai rejoint Londres et Magdala m'a recueillie. C'est ici que j'ai vraiment pris conscience de tout mon potentiel, lança-t-elle en croisant les bras, un sourire satisfait étirant ses lèvres. Je le savais que j'allais réussir, je veux dire, tout était là : le talent, la beauté, l'intelligence. Il suffisait simplement d'oser. Aujourd'hui, quand je fais le point sur ma vie, je peux me regarder dans un miroir... enfin, non, je ne peux pas, mais c'est une image, et me dire : oui, Harmony, tu as réussi. Je fais le métier de mes rêves et tous les regards sont braqués sur moi. Ah, si seulement Cordélia était encore là pour voir ça.

 

Elle soupira de plus belle avant de changer d'expression, comme un enfant passant du rire aux larmes, sans transition.

 

...Sinon, vous êtes plutôt beau gosse. Bon, faut dire, c'est pas bien difficile avec tous les vieux croûtons qui se pavanent à cette soirée. Non, mais franchement, qui ça intéresse l'économie ou la politique ? Je rappelle tout de même qu'il y a des gens qui ne peuvent pas se payer une robe Gucci. Si ça ne tenait qu'à moi, je ferais en sorte que tous ceux qui meurent de faim dans cette ville soient bien vêtus. La pauvreté n’empêche pas la dignité.

 

Le pauvre homme cherchait désespérément une échappatoire. En quête d’un regard complice, il réalisa que Chiara avait disparu. Profitant du long monologue de la starlette, elle s’était éclipsée en douce en compagnie d'Adam, le laissant ainsi seul à son triste sort. Heureusement, la providence, sous les traits d'un Major impeccablement vêtu d’une queue de pie, vint le délivrer de sa geôlière qui ne cachait plus ses envies prédatrices de femelle en rut. Le mordillement de ses lèvres pulpeuses, associé à son regard pénétrant et passionné, trahissait sans ambiguïté ses envies de conquête. L'homme costumé, ce héros qui s'ignorait, fit tinter une cloche afin de capter l'attention de l'ensemble. Un spectacle en l'honneur des invités allait débuter dans le grand jardin à l'extérieur, et il convia tout le monde à s'y rendre.

 

-Je suis navré, on m'attend, dit Chris en feignant la déception. Ce fut un véritable plaisir.

 

Puis sans attendre son reste, il suivit la foule, abandonnant Harmony à son verre de sang. Vexée, la vampire visa son verre d’une traite avant de soupirer bruyamment.

 

-Je m’intéresse aux autres, je pose des questions, et ça finit toujours mal. Plus jamais je n’écouterai tes conseils, Fred.


Ruminant sa frustration, elle tourna les talons et s’en alla chercher une distraction plus gratifiante.

 


**

 

La foule en liesse s'aventura en direction des deux portes vitrées menant sur l'extérieur, où les attendait un immense Jardin à la pelouse finement entretenue. L'espace semblait s'étendre dans la pénombre, à perte de vue, émaillé ici et là par les hautes silhouettes obscures des arbres environnants. Sur la Gauche, se présentait un grand labyrinthe végétal faiblement éclairé par des lanternes, tandis qu’à l'horizon, une imposante fontaine dont on entendait l'écoulement de l'eau, se déversait dans un bassin circulaire. La nuit était fraîche, mais le petit sentier, bordé de torches enflammées, offrait une chaleur réconfortante aux passants à mesure qu’ils avançaient.

 

Les invités suivirent le chemin jusqu'à un espace dédié entièrement recouvert de sable. Des brindilles de bois mélangées à de la paille formaient un large cercle au sol. De part et d'autre du cercle, attendaient deux gros gaillards aux muscles saillants, finement vêtus d'une parure ne recouvrant qu'une infime partie de leur torse. Assis sur un tabouret, ils avaient installé face à eux, deux imposants Djembés.


C’est alors que, provenant de nulle part, une silhouette drapée d'une longue toge noire émergea de l’ombre, attirant tous les regards. Quelques fins cheveux sombres dépassaient de son visage encapuchonné. La silhouette s’arrêta au centre du cercle et demeura figée, la tête inclinée. De par sa démarche féline et gracieuse, Chris en conclut aisément qu'il s'agissait d'une femme. Le silence fut rompu par le bruit sourd et régulier des djembés, dont les percussions, d’inspiration orientale, emplirent l’espace de leurs vibrations envoutantes. Puis, une voix fluette et mélodieuse, teintée d'un léger accent évoquant de lointaines contrées asiatiques, s’éleva pour captiver l'auditoire. La mystérieuse silhouette commença à conter une histoire, telle une fable provenant des fonds des âges.

 

-Il y a bien longtemps, à l'époque ou démons et humains partageaient encore la terre, dans un lointain pays, vivait une femme à la beauté indicible. Cette bergère était la cible de toutes les convoitises. On raconte que Dieux et démons se disputaient ardemment son amour, mais aucun ne trouva grâce à ses yeux. Cette dernière ne priait d'autres Dieux que ceux du feu, de l’air, de l'eau et de la terre, auxquels son peuple était soumis depuis des générations.


Cette femme, au cœur aussi pur qu'un diamant brut, s'était pourtant éprise d'un humain. Un homme de son village, qu'elle trouva seul digne de partager sa couche. Ce choix, cependant, suscita la colère de ses autres prétendants, parmi lesquels, le démon du Sang, l’impitoyable Archeus : le Dragon à la morsure prodiguant la vie éternelle. En apprenant la nouvelle, Archeus entra dans une rage dévastatrice. Comment une simple mortelle osait-elle rejeter ses avances pour lui préférer un vulgaire humain ?


Animé par la vengeance, Archeus, surnommé le Corrupteur, usa de ruse pour parvenir à ses fins. Il tua son rival humain et usurpa son apparence. Ainsi, il put s'approcher de la femme tant convoitée. Mais au lieu de recevoir son amour, il la maudit : une punition pour l'avoir rabaissé à l'état d'être humain. D’un baiser, il lui offrit la vie éternelle… et une âme. Une âme destinée à la tourmenter pour l’éternité, afin que plus jamais la souffrance ne la quitte. Il était dit que de ses descendants immortels, aucun n'aurait de conscience, reflet de l'impureté qu'elle porterait sur elle jusqu'à la fin des temps.


Depuis ce jour, Archeus ne montra plus signe de vie. La légende raconte que le dernier démon ayant fui la terre aurait mordu un humain, mêlant son sang au sien. Cet être, possédé et infecté par une âme démoniaque, devint le premier vampire. À son tour, il mordit ses semblables, propageant sa malédiction à travers le monde. Une race nouvelle était née, animée par une faim insatiable et un désir de transmettre leur nature. Aujourd'hui, vous serez témoin de l'état de transe : ce moment où l'âme humaine quitte le corps pour enfanter l'être supérieur.

 

D'un geste, elle fit voler sa toge qui, portée par le vent, disparut dans la pénombre. Sous le tissu, son corps fin et délicat se dévoila, enveloppé d'une courte tunique blanche satinée. Celle-ci laissait entrevoir la maigreur de ses bras nus, ainsi que la puissance dissimulée de ses jambes élancées. La pointe de ses petits seins transparaissait subtilement à travers la parure maintenue au pourtour de son cou. À ses poignées dansaient librement de magnifiques bracelets de Jade. Son corps était certes attrayant, mais l'attention de Chris portait avant tout sur la finesse de ses traits. Son visage laiteux ressemblait à s'y méprendre à celui d'une poupée de porcelaine. Sa bouche délicate, son nez droit, ses oreilles fines, et ses petits yeux d’une noirceur absolue : tout en elle respirait la perfection. Une femme sublime, incarnation parfaite de la beauté asiatique qu'elle représentait à son firmament.

 

À cet instant, Chris eut la singulière impression qu'elle le ciblait du regard parmi la multitude. Les poils de ses bras se hérissèrent en même temps que sa poitrine se serra. L'échange visuel ne dura qu'une fraction de seconde, assez pour le désarçonner totalement. Une torche enflammée tournoya dans l'air, jusqu'à ce qu’elle la saisisse en plein vol, d'un geste précis et gracieux. La flamme vacillante se refléta dans ses prunelles sombres, dont l’éclat chaleureux contrastait avec la blancheur éclatante de sa peau satinée. D’un pas assuré, elle s'avança vers la bordure du cercle et s'inclina légèrement, abaissant la torche pour enflammer la paille. En un instant, un brasier ardent encercla l’espace. Le foyer de paille morne se mua alors en une couronne de feu flamboyante, au centre de laquelle elle se tenait, immobile et souveraine, comme une captive volontaire.

 

À mesure que le rythme des percussions s'intensifiait, son corps embrassait l'espace avec la grâce d'une danseuse de ballet, manipulant à sa convenance la torche enflammée qui traçait des arcs rougeoyants dans l'obscurité. Ses cheveux relâchés donnaient l'impression de flotter, tant ses mouvements ne souffraient d'aucune interruption. Ils coulaient telles les eaux d'une rivière paisible sous la voûte étoilée.


Ses pieds, si délicats et légers, effleuraient à peine la surface, comme si la gravité n’existait plus pour elle. Sa pratique martiale fusionnait harmonieusement force et esthétisme, sans qu'aucun signe d’effort ne transparaisse sur son visage impassible. En dompteuse de feu, ses mains expertes sculptaient, sous les yeux ébahis des invités, la silhouette d'un homme avec qui elle dansait harmonieusement. Son corps, baigné par la lumière vacillante des flammes, se fondait dans leur éclat incandescent. Subissant la friction de l'air sous son doigté expert, la torche chantait la sonorité d'un dragon cracheur de feu. La chaleur rayonnante s’étendait en vagues légères, caressant les visages des spectateurs à proximité, à la manière d'un baiser tendre et fugace.

 

Chiara, qui observait le spectacle en compagnie de son obligé, n'en croyait pas ses yeux. Pour ce qu'elle connaissait des vampires, jamais il n'eut été fait mention d’une quelconque affinité avec le feu. Cette capacité inédite conférait à la soirée un caractère unique, loin de lui déplaire. La danseuse poursuivait son ballet infernal, tandis que le rythme des tambours s'accélérait, encore et encore. Son déhanchement se fit plus brutal, plus bestial, et la légèreté laissa place à la lourdeur puissante de ses jambes qui, en martelant le sol, éclaboussaient en lambeau la terre sous ses pas. Prise dans un état de transe, la colère et la souffrance investirent ses traits. Son visage se métamorphosa alors en celui d'une bête assoiffée de sang. Ses déplacements, si harmonieux jusqu'alors, devinrent plus désordonnés, moins esthétiques, mais conservaient une maîtrise tellement viscérale que la scène rutilait d'un rouge éclatant.


Telle une démone dansant dans les flammes de l'enfer, elle s’élança avec une intensité déchirante dans une dernière symphonie. Brandissant à bout de bras la torche enflammée, la tête fièrement levée comme pour défier les Dieux eux-mêmes, elle planta avec force le pieu dans les entrailles de la Terre. Aussitôt, une onde soufflée jaillit du point d'impact, se diffusant sur tout le périmètre. Le feu du dragon s’éteignit, et le grondement des tambours mourut à son tour, laissant place à un silence absolu. Ne subsistait que le calme après la tempête, et cette danseuse, agenouillée, la tête inclinée, le visage voilé par ses longs cheveux noirs.

 

Dans un premier temps, le public, encore sous le choc de cette démonstration hors du commun, resta figé, apathique. Ce ne fut qu'après avoir retrouvé leurs esprits, que les premiers applaudissements éclatèrent, bientôt suivis par une vague d’acclamations unanimes. Seul Chris ne s'y prêta pas. Trop de questions hantaient ses pensées, parmi lesquelles, comment une femme aussi chétive pouvait-elle dégager autant de puissance ?


Il avait déjà eu affaire à des vampires, mais rien dans son expérience ne lui permettait d’expliquer ce qu’il venait de voir. Il étudia toutes les possibilités et celle de s'en faire une ennemie ne le réjouissait guère. Tandis que l'ovation ne faiblissait pas, la danseuse se redressa lentement. Aussitôt, un serviteur s’approcha pour la draper dans une étoffe de soie brodée de filaments d'or. La vampire promena son regard sur l’assistance, puis, d’une volte-face gracieuse, tourna les talons et s’enfonça dans l’obscurité, escortée de ses serviteurs. Chris jurerait, qu'avant de disparaître, la danseuse lui avait adressé un ultime regard. Une fois le spectacle achevé, les invités se dispersèrent, regagnant la salle principale dans un brouhaha mêlé de discussions animées. Profitant de cette transition, Chris partit à la recherche de Chiara. À son grand soulagement, il la retrouva rapidement, et sans la présence de ce cher Adam.

 

-Alors comme ça, on essaie de me fausser compagnie, lança-t-il en feignant d'être touché.

 

Le sourire espiègle de la jeune femme en disait long sur sa culpabilité.

 

-Oh, je ne voulais surtout pas gêner une si belle idylle, badina-t-elle. Elle te dévorait des yeux, cette Harmony. D'ailleurs, si vous aviez été seuls, je suis persuadé qu'elle t'aurait dévoré tout cru.

 

-Et toi de ton côté ? répliqua-t-il, désireux de se dépêtrer de ce souvenir incommodant.

 

-Comment ça, moi, de mon côté ? Adam ne s'est pas jeté sur moi, si c’est ce que tu insinues. Je sais que tu ne l'apprécies pas, mais sache qu'il a su se montrer très respectueux.

 

-Et ou est-il, ce Don Juan ?

 

-Ça alors. Si je ne te connaissais pas si bien, je jurerais que tu es jaloux.

 

Voyant qu'il ne réagissait pas, elle continua avec un petit sourire au coin.

 

...Et si tu veux tout savoir, il est parti demander audience auprès de la reine. Il ne devrait plus tarder.

 

Le soulagement fut de mise pour le soldat, se désespérant qu'un tel événement n'arrive. Il craignait que cette soirée ne soit qu'une mascarade visant à leur faire perdre leur temps.

 

-Et pour ce qui est de ce spectacle, qu'est-ce que tu en as pensé ? Les vampires ne sont pas censés craindre le feu ?

 

La jeune femme fronça les sourcils.

 

-C'est… étonnant. Je n'arrive pas encore à l'expliquer. Je n'avais jamais vu ça avant et Ang...

 

Chiara s’interrompit brusquement, à deux doigts de commettre une bourde.

 

...Je veux dire, mon ancien instructeur ne m'en avait jamais fait mention. Généralement, les vampires craignent le feu, mais pas elle. De deux choses l'une, soit c'était un spectacle et dans ce cas, le feu n'était pas réel... soit il y a de la magie là-dessous.

 

-Ou...troisième option : c'est un vampire qui n'est pas sensible au feu.

 

Chiara arqua un sourcil, peu convaincue par le raisonnement trop simpliste de son chef. Toutefois, elle ne jugea pas bon de polémiquer ; ce n’était pas ce mystère qu’il leur fallait résoudre dans l'immédiat. Alors que la majorité des invités quittait la soirée, l'orchestre remit le bleu de chauffe pour les couches tard, et le centre de la salle reprit ses galons de piste de danse. Le duo, axé dans la ligne de mire des artistes, prit soin de se décaler sur le côté, avant que Chiara ne sonne le glas de la révolte, en chopant son chef par le bras. Ce dernier, légèrement déstabilisé, dévisagea la belle à l'air déterminé.

 

-Et si on dansait, suggéra-t-elle, un sourire espiègle aux lèvres.

 

Perturbé par cette demande inopinée, le soldat ne manqua pas de rougir.

 

...Allez, laisse-toi aller un peu, insista-t-elle sur un ton léger. Pour une fois qu'on peut profiter, c'est pas comme si on avait souvent l'occasion de se détendre. Fais-moi ce plaisir, tu veux bien ?

 

-Il y a deux choses que je ne fais pas : coucher avec les collègues, et danser avec les collègues. En particulier quand je suis leur supérieur.

 

La mine renfrognée du récalcitrant eut pour effet inverse d'encourager la jeune femme, peu encline à renoncer aussi facilement. Et puis, soumettre son chef à l'embarras, lui procurait toujours un sentiment d'euphorie dont elle ne se lassait pas. D'une certaine façon, Chris lui rappelait Angel à bien des égards.

 

-Pour coucher, il y a encore du chemin. Par contre, pour danser, t'as pas le choix, lança-t-elle en le tirant par le bras jusqu'à la piste, de sorte qu'il ne puisse s'y soustraire.

 

La fougue de la jeunesse eut raison de la résistance farouche du trentenaire. Ce dernier se désespérait de constater l'un de ses principes fondamentaux voler en éclats. Afin de réduire la distance entre eux, Chiara agrippa les poignets de Chris et les posa directement sur ses hanches.

 

...Détends-toi, on danse. Je ne vais pas t'intenter un procès pour viol, le rassura-t-elle en pointant son manque d'audace. J'aurais dû demander à Adam. Lui, au moins, n'aurait pas hésité.

 

Piqué au vif, Chris resserra sa prise autour de la taille de la jeune femme, qui n'en espérait pas moins. Pour Chiara, la danse représentait une activité à prendre au sérieux, et elle se trouva bien heureuse d'avoir un partenaire qui, malgré ses réticences initiales, s’avéra à la hauteur une fois mis au pied du mur. Leurs deux corps valsèrent sur la piste, au gré de la musique rythmant la cadence.

 

-Surtout pas un mot à Lara et Takeshi, murmura Chris à son oreille. Je n'ai pas envie qu'ils nous reprochent d'avoir passé une soirée agréable pendant qu'ils patrouillaient dans le froid.

 

-Bien reçu, chef, opina Chiara, en se laissant transporter par l'étreinte ferme et rassurante du soldat.

 

Ce dernier la fit tournoyer sur elle-même avec une aisance insoupçonnée, avant qu’ils ne s'éloignent pour mieux se retrouver, sans jamais rompre le contact de leur main. Leurs pas glissaient sur le parquet lustré, au milieu des couples tourbillonnant de concert autour d'eux. La joie de vivre de Chiara transparaissait de par son large sourire qu'elle ne parvenait plus à masquer.


Peu habitué à ce genre de distraction, Chris ne regrettait pourtant rien. Ce n'était certes pas dans son tempérament, mais pour elle, il se sentait prêt à faire une exception. Chiara était encore jeune et débordante d’énergie. Il ne souhaitait pas éteindre cette lumière vivace qui aidait bien souvent l'équipe à garder le moral quand les événements ne s'y prêtaient pas. Comme Takeshi aimait à le stipuler, elle constituait le joyau de l'équipe sept, et tous avaient à cœur de la protéger, bien que, la plupart du temps, c’était elle qui les tirait d’affaire lors des missions.


Les minutes défilèrent, légères et presque hors du temps, jusqu'à ce qu’une silhouette familière brise le charme. Adam venait de réapparaitre, mettant une terme aux festivités.

 

***

 

Le moment était enfin venu de rencontrer la maîtresse des lieux. Guidés par Adam, ils gravirent le grand escalier marbré, tapissé de rouge, qui déversait majestueusement les divers étages. À chaque pas, l’écho de leurs chaussures se mêlait à l’aura solennelle des lieux. Ils pénétrèrent dans un long couloir bordé de tableaux, témoins de diverses époques, pour la plupart des portraits d’hommes au regard intense. Parmi eux, l’un attira particulièrement l’attention. Il représentait un visage difforme, presque grotesque, évoquant une chauve-souris anthropomorphe. Dans l'angle inférieur du cadre, des lettres sanguinolentes formaient les initiales H. J. N. Ce tableau se démarquait des autres, non par son prestige, mais par la profonde laideur des traits qu’il dépeignait.

 

Adam les accompagna jusqu'à la grande porte gravée d'un immense dragon de jade, dont il ouvrit les deux battants. D’un simple geste de la main, il fit signe à ses convives d'entrer dans la pièce. Les portes se refermèrent aussitôt derrière les deux invités. Adam attendait à l'extérieur, au grand étonnement de Chris et Chiara qui n'espéraient pas se retrouver en tête à tête avec la maîtresse des lieux.

 

Immensément spacieuse, la salle bénéficiait d'une hauteur sous voûte vertigineuse. Au sommet d'une plate-forme accessible par sept marches, trônait une assise majestueuse, entourée de six piliers d'or laqué finement ornés de dragons en relief. Sur chacune des colonnes, des couplets gravés en calligraphie chinoise retraçaient des vers empreints de mysticisme.


De longues bougies rouges et d'imposants miroirs, utilisés pour faire fuir les mauvais esprits, habitaient l'espace vacant. Au centre de cet écrin opulent, la reine siégeait, noble et fière, vêtue d’une robe traditionnelle de la dynastie des Han. Sa tunique rouge, aux broderies dorées représentant des motifs célestes, croisait élégamment sur sa poitrine et se prolongeait par de longues manches drapées. En dessous, une robe soyeuse d'un blanc immaculé tombait jusqu’à ses chevilles, ajoutant une aura de pureté à son port altier. Coiffée d'un chignon, deux fines tresses lui descendaient de part et d'autre de son sublime visage au teint pâle et aux traits harmonieux.

 

Chris, en la dévisageant, fut saisi d'une étrange sensation. Cette personne lui semblait mystérieusement familière. Sa frêle silhouette, la courbure de sa bouche, l’intensité de ses yeux. Plus de doute possible. La reine n’était autre que l’envoûtante danseuse dompteuse de feu, perçue un peu plus tôt dans le jardin. Bien sûr, dans sa tenue traditionnelle et avec ce maquillage, elle paraissait légèrement différente, mais ce regard, il le reconnaîtrait entre mille. La foule l'avait acclamée sans deviner son identité, et ils ne le sauront sans doute jamais.

 

Chris et Chiara s'approchèrent à distance respectueuse, alors que la reine les scrutait d'un œil impassible, depuis sa hauteur. En tant que souveraine, aucun être présent dans cette pièce n'était autorisé à lui parler sur le même pied d'égalité. Malgré leur statut de forces spéciales, le duo dut se plier à cette règle immuable. Adam les avait briefés sur la façon de se présenter, plaçant le curseur sur un point crucial : éviter à tout prix de la heurter, de quelque manière que ce soit. Chris, peu enclin à se faire dicter sa conduite, comptait tout d’abord outrepasser le conseil avisé de ce cher Adam. Mais dès l’instant où l'identité de la reine lui fut révélée, toutes ses résolutions volèrent en éclat.

 

-Vous avez sollicité une audience auprès de ma personne. Je suis prête à vous l'accorder. Parlez.

 

La voix fluette et posée de Magdala ne reniait pas une certaine autorité sous-jacente, et sa parole résonnait davantage comme une ordre qu’une invitation.

 

-Bonsoir, votre... 

 

Chris hésita, embarrassé.

 

... Comment doit-on vous appeler déjà ? Votre Altesse ? Votre majesté ? Y a-t-il un titre requis pour s'adresser à vous ?

 

-Je ne suis ni votre reine ni votre supérieure. Et bien que je le sois de fait, je ne vous demanderai pas de suivre le protocole que j'impose aux miens. Par conséquent, lorsque vous vous adressez à moi, un simple madame suffira amplement. L'important ne réside pas dans la manière dont vous me nommez, mais dans l'intention qui s'y attache. Les mots ne sont pas la substance, mais vos intentions le sont.

 

Chris fut sidéré par la réponse fournie. Dans son esprit, il imaginait la reine arrogante et capricieuse, comme toutes ces figures de pouvoir nourries pas l’excès et la vanité. Loin de ces stéréotypes, celle-ci apparaissait empreinte d'humilité et de sagesse. Le soldat restait néanmoins sur ses gardes. Cette vampire exerçait un pouvoir mystique, une emprise insondable sur sa personne. Chaque fois qu'il croisait son regard, il éprouvait ce même malaise, ce mélange d’inconfort et de fascination. Sa beauté indicible le désarçonnait profondément. Mais au-delà d’une simple attirance charnelle, il se sentait écrasé par une aura dont la nature lui échappait totalement. À ses côtés, Chiara affichait une contrariété manifeste.

 

-Mais je vous reconnais ! s’exclama-t-elle, avec un léger train de retard. Vous êtes la danseuse du spectacle !

 

La reine, impassible, ne prêta aucune attention aux remarques de la jeune femme.

 

...Mais comment avez-vous fait ça ? Les vampires sont censés craindre le feu !

 

-Pourquoi êtes-vous ici ? s'impatienta Magdala. Mon temps est précieux, aussi je vous demanderai d'aller droit au but.

 

La requête s’apparentait à un avertissement, et il n'y aurait peut-être pas d'autre sommation. S'ils espéraient obtenir des réponses, mieux valait éviter de la contrarier. Chris détestait les faux-semblants diplomatiques, mais cette fois-ci, il allait devoir se plier aux exigences. La voix de Smith résonnait dans un coin de sa tête.

 

-Nous sommes navrés. Nous ne voulions pas vous incommoder d'une quelconque façon que ce soit.

 

Au visage serein et relâché de la comtesse, il entreprit d'ajouter :

 

...Pour être franc, si nous sommes ici, c'est parce qu'il y a eu une série de meurtres dans le quartier de Mayfair, et chacune des victimes présentait des morsures de vampires. L'affaire est grave et risque de vous porter préjudice si nous ne trouvons pas les coupables dans les plus brefs délais.

 

La reine écoutait les doléances du soldat avec une attention apparente, mais sans jamais laisser transparaître le moindre sentiment. Son visage demeurait insondable. Les mots glissaient sur elle comme l'eau sur la roche, incapables d’éroder cette façade de calme immuable. Fixes et énigmatiques, ses yeux ne reflétaient aucune émotion.

 

-Et donc, vous pensiez trouver des réponses en ces lieux ? demanda-t-elle d'une voix mesurée, ses bras dignement posés sur les accoudoirs. Peut-être même envisagiez-vous de nous soupçonner de ces méfaits ?

 

-En effet, répondit Chris sans sourciller. Nous envisageons toutes les possibilités.

 

Chiara, surprise par la franchise désinvolte de son supérieur, sentit son corps se raidir. Elle redoutait la réaction de la reine. Cette dernière se leva de son trône et exprima, pour la première fois, un trait de colère, bien que son expression le suggérait à peine.

 

-Sachez que ce que vous venez d'énoncer pourrait être pris pour une insulte envers ma personne, déclara-t-elle d’une voix froide et tranchante. D'autres ont perdu la vie pour bien moins que cela. Que vous soyez les envoyés de Wolfram et Hart ne vous dispense pas du respect, et ne vous protège aucunement en ces lieux.

 

La menace planait lourdement dans l’air, mais Chris ne parut pas en être affecté. Chiara, bien plus nerveuse, était prête à utiliser un sort de protection si d'aventure la situation l’exigeait.

 

-Sauf votre respect madame, nous ne sommes pas ici pour vous faire des courbettes ou vous mentir, mais pour découvrir la vérité, continua le soldat sur un ton ferme, dénué d’agressivité. J'ai été témoin de votre pouvoir et je n'ai aucun doute sur votre aptitude à nous enlever la vie, mais dans ce cas, ça ne résoudrait absolument rien, et d'autres personnes continueront d'en payer le prix. Je vous respecte assez pour ne pas vous faire perdre de temps et aller au cœur des choses, comme vous en aviez émis le souhait.

 

La reine leva fièrement le menton. La colère qui voilait son visage s’éclipsa aussitôt. Avec une grâce mesurée, elle s'en retourna à son trône, ajustant délicatement sa robe pour ne pas la froisser sous ses pas.

 

-J'apprécie votre bravoure, déclara-t-elle, avec un sourire teinté d’amertume. J'ai vécue des vies innombrables et la condition humaine ne possède plus aucun attrait à mes yeux. Vous avez su néanmoins attiser ma curiosité. Puisque vous parlez en toute franchise, permettez-moi d'en faire autant. Je vous ai observé lors du spectacle et, à présent, vous venez de conforter l'idée que je me faisais de vous. Le temps et l’expérience m'ont accordé le pouvoir de lire dans le cœur des âmes. J'ai connu les pires crapules, des êtres sans foi ni lois, ainsi que des hommes de valeur. Je peux affirmer sans me tromper que vous appartenez au second cercle. Celui de ceux qui ne vivent hélas jamais longtemps.

 

-Mourir pour ce qu'on croit juste vaut assurément mieux que de vivre pour rien, rétorqua le soldat en épousant son regard sans vaciller.

 

Magdala, conquise par sa réponse, trouva bon de lui accorder le peu d'égard qu'il méritait.

 

-Bien, je vous écoute. Je veux être au fait du moindre détail dans cette affaire.

 

Chris et Chiara se mirent alors à exposer méthodiquement l'avancée de l'enquête. Ils énoncèrent les indices, les soupçons et les doutes ayant conduit leur pas jusqu'ici. La reine des damnés semblait légèrement contrariée. Cette enquête incriminait les siens, mais pour autant, elle ne paraissait pas disposée à y apporter une quelconque contribution.

 

-J'ai entendu vos inquiétudes. Néanmoins, vous semblez me prêter dans cette affaire une importance que ni moi ni les miens ne possédons. Lorsque j'ai consenti au pacte avec Wolfram et Hart, il était question que je me porte garante des vampires appartenant à ma famille. Et je peux vous affirmer que c'est le cas. Parmi les miens, aucun ne serait capable de se soumettre à ce genre de bassesses. Cela reviendrait à me trahir, ce qui entraînerait leur mort inévitable. Ces tueries, nous les laissons aux chiens, aux bêtes sauvages qui salissent autant notre race que la vôtre. Sachez que les vampires sont innombrables, et tous n'agissent pas sous mon autorité.


Chris fronça les sourcils, visiblement surpris.

 

-Vous voulez dire que vous ne contrôlez pas tous les vampires de cette ville ? Mais vous êtes leur reine pourtant, celle qui a réuni tous les clans.

 

-Bien sûr que non, lui rétorqua-t-elle en prêchant l'évidence. Quand bien même je le désirerais, ce serait impossible. Je suis leur mère, mais comme dans toute famille, il y a des enfants ingrats. Certains se sont déjà soulevés contre moi, et d'autres le feront encore. Tous n'ont pas émis le souhait de signer le pacte.


Magdala scruta le soldat avec intensité, avant de poursuivre.


…Bien que j'ai pour moi la charge de tous les clans vampirique de la ville, il existera toujours des brebis galeuses n'appartenant pas à notre cercle. Certains n'ont pas renié leurs envies prédatrices. Pour ma part, il y a bien longtemps que je ne prends plus de plaisir à tuer les humains. C'est ce que vous autres appelez la sagesse. Le temps a eu tout loisir de me l'enseigner.


Elle se redressa légèrement, son port de tête reflétant à la fois fierté et sérénité.


…Si j'ai accepté de me plier aux règles du Loup du Cerf et du Bélier, ce n'est pas par faiblesse ni par appât du gain, mais parce qu'elles sont en accord avec ce que j'ai toujours prôné.


 

-Et que prôniez-vous ? demanda Chiara, intriguée.


Magdala fixa le jeune femme avec une intensité poignante.


-Il se trouve que, comme vous, j'avais moi aussi un idéal. Celui de vivre en paix avec les humains. Douce illusion que celle-ci. S’il y a une chose que j'ai apprise avec le temps, c'est que les hommes, dans leur cruauté, sont bien pires que toutes les espèces démoniaques de la terre. 

 

-Je ne m'érige pas en défenseur de l'humanité et pour en être, je partage votre point de vue sur la race humaine, mais je ne m’embarrasse pas de ça. Ce qui importe, c'est de traduire ces assassins en justice. Qu'ils soient humains, vampires ou autre, ne fait aucune différence pour moi, et ça n'en fera jamais.

 

-Hélas, vous ne trouverez pas les réponses ici, assura Magdala.

 

La profonde tristesse qui émanait de sa personne ne pouvait être feinte. Chris la savait honnête, si bien qu'il perdit tout espoir de conclure cette enquête. La tête inclinée, les mains sur les hanches, il ne cachait plus l'étendue de sa contrariété.

 

-Mais pourquoi ? Pourquoi ne nous aidez-vous pas ? Les coupables de ces massacres incriminent votre famille. Ils sont un danger pour la paix entre les peuples que vous chérissez tant, alors pourquoi ?

 

-Ceci n'est pas notre combat, lui répondit sèchement la reine. Nous en avons terminé de cet entretien. Veuillez prendre congé.

 

Ne souhaitant pas la brusquer outre mesure, le duo s’exécuta à contrecœur et rebroussa chemin. La déception fut à la hauteur de leurs espoirs nourris à l'aube de cette entrevue. Chiara, avant de franchir la porte où Adam les attendait patiemment, se retourna une dernière fois. Une question lui brûlait les lèvres, mais avant qu’elle ne puisse l’exprimer, une violente déflagration, provenant de la salle de réception, fit trembler le sol sous leur pas. Dans le couloir adjacent, plusieurs tableaux basculèrent, s’écrasant bruyamment sur le parquet. D'horribles rugissements bestiaux, suivis de hurlements de terreurs firent écho dans les entrailles de la demeure.

 


****

 

-Une attaque ? s’écria Adam, paniqué, avant de se précipiter vers la source du vacarme.

 

Chiara lui emboîta le pas, sa souplesse féline lui permettant de devancer légèrement Chris, qui s’efforçait de suivre la cadence. Tous trois dévalèrent les marches à la hâte, en s'inquiétant d'un grabuge dont la teneur n'inaugurait rien de bon. En atteignant la salle de réception, les craintes d’Adam se confirmèrent.


La vision du carnage ne laissait aucune place aux doutes. Le clan était victime d'une attaque brutale perpétrée par des démons n'ayant rien de commun entre eux, si ce n'est leur acharnement à apporter chaos et mort sur leur passage. Quelques corps inertes jonchaient le sol, auréolés de flaques écarlates qui s’étendaient lentement sur le parquet lustré. Des éclats de verre brisé et des tables renversées ajoutaient au désordre chaotique de l'ensemble. Les vampires hôtes tentaient désespérément de résister à l’assaut, mais l'effet de surprise fut dévastateur. Les assaillants, bien moins nombreux, compensaient leur infériorité numérique par des gabarits impressionnants et une force brutale. Leurs griffes acérées et leurs mâchoire reptiliennes ne laissaient aucune chance à leurs adversaires. Un à un, les défenseurs du clan s’effondraient, ne laissant derrière eux qu’un bref sillage de poussière.

 

Les survivants, en proie à la panique, se ruèrent vers les sorties les plus proches, celles menant au jardin et à la cour extérieure. Quelques-uns passèrent entre les mailles du filet, tandis que d'autres, pris en étau par un groupe de vampires dissidents embusqués, furent impitoyablement massacrés.


Adam, épris d'une colère noire, se s’élança à l’assaut du premier démon venu : un colosse dépassant de trois tête sa propre stature, doté d'une mâchoire capable de broyer les os. Pas le genre de détails à déstabiliser le vampire. Sans hésiter, il se projeta sur le démon, lui agrippa le cou de ses mains puissantes et serra avec l’espoir de lui briser la nuque. Hélas, sa tentative fut avortée par un violent coup de griffes qui lui perfora la chair et lui ouvrit le bas-ventre. Une partie de son costume vola en lambeaux, révélant une plaie béante et sanguinolente. Profitant de son avantage, le démon referma sa mâchoire puissante sur la jugulaire du vampire, étouffant ses hurlements dans un râle de douleur.

Immobilisé par l'étreinte de son adversaire, Adam sentit peu à peu ses forces le quitter.


Lorsque Chiara découvrit son hôte en fâcheuse posture, elle ne se précipita pas. Dépossédée de ses armes, il lui fallait trouver l'angle d'attaque approprié. Suite à une rapide analyse, la jeune femme roula au sol, saisit un morceau de verre brisé, et d’un geste précis, le planta dans le crâne du démon. Un plasma jaunâtre éclaboussa de la lésion, libérant ainsi Adam de la morsure mortelle.

 

-Merci, fit le vampire, prompt à rééquilibrer les débats et prouver sa valeur.

 

À la recherche de son coéquipier, Chiara s'engouffra dans la cohue. Soudain, une ombre traversa son champ de vision. C'était Chris. Ce dernier fut projeté violemment en arrière, son dos heurtant une table qui se brisa sous l'impact. Elle se précipita aussitôt pour lui prêter main forte, mais fut happée dans sa course par une masse lourde et puissante, la propulsant sur le côté comme un pantin désarticulé. Meurtrie par une douleur insoutenable aux côtes, elle serra les dents pour ne pas hurler. Elle aurait dû détecter son assaillant, mais trop inquiète pour son partenaire, elle avait baissé sa garde. Une erreur qu'elle payait cher.


De son côté, Chris s'était relevé, chancelant sous les assauts d'un démon trapu, dont les deux petites dents acérées émergeant d’une mâchoire carrée, rappelaient la physionomie d'un Orque. Malgré sa forte constitution, le soldat faisait pâle figure face à la carrure massive de son adversaire. Après avoir fait montre d'agilité en esquivant deux élans successifs, il fut une fois de plus projeté dans le décor par la troisième tentative.


Toute personne normalement constituée aurait déjà succombé à de tels impacts, mais sa musculature affûtée lui permit d'encaisser le choc. Rien de bien réjouissant le concernant puisqu'à bout de force et totalement dépassé par son adversaire, le soldat n’était plus à même de subir une autre charge. Étourdi, les oreilles sifflantes, Chris avait la tête prise dans un étau. Alors que le sol vibrait sous les pas lourds du démon, le soldat resta figé, dans l'incapacité d'esquisser le moindre geste. Heureusement pour lui, deux vampires s'interposèrent à temps. Leur intervention fut aussi brève que fatale : dépossédés de leur tête, les hommes de Magdala furent aussitôt réduits en poussière. Dans un ultime effort, Chris poussa sur ses jambes cotonneuses pour se relever.

 

-Sale enfoiré, grogna-t-il, chancelant, avant de décocher une méchante droite à la protubérance osseuse qui lui servait de menton.

 

Un flot de sang éclaboussa l’air, mais ce n'était pas dû à son attaque, dont l'impact s’avéra aussi insignifiant qu'une piqûre de moustique. Une main avait traversé le poitrail sanguinolent du démon et elle appartenait à la reine des damnés. Magdala venait de lui sauver la vie. Galvanisés par l'arrivée de leur maîtresse, les vampires retrouvèrent une vigueur insoupçonnée, et redoublèrent d’ardeur au combat. Métamorphosé, Adam déchaîna toute l'étendue de sa puissance, pulvérisant un démon aux cornes recourbées avant de s'attaquer aux vampires dissidents.

 

Chiara, toujours dans le dur, eut tout juste le temps d'apercevoir une masse fondre sur elle. En l’espace d'un battement de cil, elle se retrouva nez à nez avec une gueule béante bardée de crocs jaunâtres. Inhalant l'haleine pestilentielle de la bête et aspergée de bave visqueuse, Chiara tenta de se dégager de l'emprise, mais ce fut peine perdue. Les griffes acérées de l'animal lui lacérèrent les cuisses, l'immobilisant dans une posture périlleuse.


Les bras en protection de son visage, Chiara ferma les yeux et se laissa aller à une transe inopinée. Ses lèvres murmurèrent un langage, une incantation que son esprit transposa spontanément, sans qu'elle-même en comprenne le sens. Dès lors, l’impensable se produisit : la bête cessa de grogner et de gesticuler, comme paralysée face à sa proie. Ses yeux, autrefois imbibés de sang, devinrent vitreux, dénués de tout instinct destructeur. Lentement, ses griffes se rétractèrent, libérant Chiara de leur emprise.


Allongé sur le dos, le corps de la jeune femme se cambra brutalement, comme possédé par une énergie étrangère. Ses yeux s'ouvrirent, puis, dans un ultime verset, par l'entremise d'une sentence, elle catapulta la bête contre les parois murales. Témoin incrédule de la scène, Chris profita de cet instant de flottement pour saisir une bouteille de vin. Il la brisa contre une table, et planta la partie tranchante dans le cou de la bête. Essoufflé, il s'empressa de rejoindre sa coéquipière. Cette dernière, chancelante, s'écroula dans ses bras.

 

-Est-ce que ça va ? s’inquiéta Chris, le visage marqué par les éraflures et l’épuisement.

 

-Oui… je crois, hésita-t-elle, en secouant la tête pour retrouver un semblant d'esprit.

 

-Tu as besoin de repos. Je ne t'avais jamais vu dans cet état avant.

 

Chris connaissait sa maîtrise de la magie, mais jamais encore, il ne l’avait vue invoquer un sort à ce point capable d'épuiser son énergie vitale. Non loin de là, Adam et ses frères, venus à bout des derniers ennemis, se regroupèrent autour de leur reine. Magdala affichait une mine meurtrie. Beaucoup de ses enfants avaient péri dans cet attentat. Elle n'en comprenait pas la raison ni la corrélation suspecte autour de cette série de meurtres, mais elle pressentait que l'affaire était liée.

 

-Ce soir, nous avons été attaqués en plein cœur, déclara-t-elle rageusement. Ceci est ni plus ni moins qu'un acte de guerre. Qu’importe le temps que cela prendra, nous trouverons les coupables. Ils paieront tous… autant qu'ils sont.

 

À peine eut-elle terminé son discours, qu'une démone dissidente, cachée parmi les corps des défunts, se redressa, munie d'une ceinture explosive autour de la taille. Le détonateur brandi en évidence dans sa main levée, elle prononça d’une voix glaciale :

 

-De la part de Queen D… La reine est morte... Vive la reine.

 

Le temps sembla suspendu. Pris au dépourvu, les vampires se précipitèrent instinctivement pour protéger leur souveraine, mais l’explosion semblait inévitable. Alors que d'une simple pression, la démone activa le détonateur, un dôme d’énergie mystique l’enveloppa dans une sphère luminescente. La détonation fut immédiatement contenue, sa puissance destructrice s’écrasant contre les parois de cette barrière surnaturelle. Piégée dans cette prison éthérée, la démone kamikaze disparut dans un souffle incandescent. De son corps, il n'en resta plus trace, hormis quelques morceaux de chairs calcinés, incrustés su la surface intérieur du dôme.

 

Tous gardèrent les yeux rivés sur Chiara, dont la main tendue restait figée dans l’espace. Elle avait puisé dans ces dernières forces pour lancer un sort capable de contenir l'explosion. Consciente qu'elle ne pourrait protéger toute l’assemblée, elle eut l'idée ingénieuse de confiner la menace, et le résultat fut probant. Néanmoins, ces dernières forces la quittèrent et elle s'évanouit dans les bras de Chris, resté vigilant à ses côtés.


La reine Magdala, résolue à obtenir justice, annonça son intention de mener une enquête personnelle et d'apporter son soutien aux forces spéciales. Désormais redevable envers ses deux invités, elle comptait bien leur rendre la pareille. Chris quitta le château, portant Chiara contre lui avec précaution. Une seule certitude l’habitait : les deux affaires étaient étroitement liées. La présence de vampires parmi les assaillants œuvrait en ce sens, même si tout restait à prouver. Alors qu’il s’éloignait dans la nuit fraiche, une question ne cessait de hanter son esprit : qui pouvait bien être cette Queen D ?


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