Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 5 : L’UNITE SEPT

6125 mots, Catégorie: G

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Chapitre 5 L’UNITE SEPT

 

Le monde avait changé, et par conséquent, les problèmes aussi. La cohabitation forcée des humains et des démons n’empêchait pas les difficultés d'adaptation inhérente à chaque espèce : leur férocité naturelle, leurs besoins particuliers, et certaines mœurs qu'il fallait à tout prix garder sous contrôle. À Chaque démon ses spécificités, sa façon de se nourrir et ses traditions pas toujours compatibles avec la vie en société. La paix sociale restait fragile. À la moindre étincelle, la poudrière menaçait d'exploser. La tolérance inter espèce demeurait le maître mot. Pourtant, s'il ne s'agissait que de faire appel à la conscience et à la bienveillance des habitants, il est évident qu'une guerre civile aurait déjà eu lieu depuis le temps. Entre les vampires désireux de se sustenter de sang humain, et autres démons adeptes de mariages aux sacrifices rituels meurtriers, le défi s’annonçait colossal. Néanmoins, c'était sous-estimer Wolfram et Hart et ses collaborateurs que de les imaginer dans l'incapacité de trouver des solutions.

 

Après avoir provoqué un cataclysme interplanétaire en déclarant officiellement que les démons et autres forces des ténèbres existaient bel et bien, une révélation qui, en termes d'électrochoc, visait déjà le haut du panier, quelles ne furent pas les réactions lorsqu'ils annoncèrent à tous leur cohabitation forcée. Certains démons, encouragés par la politique libérale de Wolfram et Hart, en profitèrent pour sévir en toute impunité. Bon nombre d'entre eux s'adonnèrent à des carnages, contrariant ainsi les plans de la firme maléfique pour promouvoir leur slogan du bien vivre ensemble. Dans un premier temps, il avait fallu resserrer la vis et recourir à l'armée, mais malgré l’intransigeance, les exécutions, et les peines encourues, il restait difficile de trouver les coupables. Des actes barbares à l'égard des humains et des différentes espèces persistaient malgré tout, et les enquêtes menaient bien souvent sur une impasse.

 

C'est alors qu'une idée de génie, fraîchement sortie du ministère de la Défense, allait trouver une solution pragmatique et efficace à cette ingérence. Quoi de plus judicieux pour contrôler une population que de la séparer en factions, avec à chacune de leur tête un chef garant de sa propre espèce ? L'idée était de structurer les différentes races de démon en organisations hiérarchiques, où chaque leader serait tenu de répondre des actes de ses subalternes, mettant ainsi un terme à l'anarchie. De ce fait, les cas marginaux se réglaient au sein d'une même famille. C’était un gain de temps considérable pour l'empire qui sous-traitait les problèmes en faisant appel à la responsabilité de chacun.

 

En contrepartie, dès lors que les différentes factions respectaient leurs engagements et se tenaient à carreau, Wolfram et Hart leur fournissaient l'espace nécessaire à leurs activités,. Cet accord relevait plus de l'entente cordiale sous fond de menace, que d'un contrat à proprement parler. Wolfram et Hart avaient envoyé un message clair, une sorte de proposition impossible à refuser. Jouez le jeu et vous restez en vie. Le cas échéant, un accident survenait de nature à convaincre les plus récalcitrants. Les trois Déités restaient les seuls maîtres à bord, et tant que les différentes espèces se soumettaient au pacte, elles se géraient en toute autonomie. Cela ne leur fournissait aucun privilège pour autant. Les démons et autres créatures possédaient les mêmes droits et surtout les mêmes devoirs que les humains, à savoir, une soumission totale à l'autorité et un apport considérable aux bénéfices de l'empire.

 

Ces précautions, bien qu’efficaces, n’étaient toutefois pas suffisantes pour assurer un paix durable entre les différentes espèces et prévenir les débordements. Pour pallier à cette insuffisance, une section d'élite fut créée, chargée d’enquêter sur la responsabilité de chacun. Ces équipes, montées en marge des milices jugées insuffisamment compétentes pour régler ce genre de cas, œuvraient à la stabilité et au sentiment de sécurité des citoyens les plus fragiles. Décomposées en plusieurs unités, leur rôle consistait à résoudre les enquêtes et assurer la bonne résolution du traité. Leur marge de manœuvre s'étendait bien au-delà de la sphère judiciaire, leur prêtant un statut à part. Si d’aventure, une enquête identifiait une fronde de masse au sein d’une famille ou d’une faction, celle-ci encourait purement et simplement l'éradication par l'armée. Ainsi, leur pouvoir de décision inspirait à l'ensemble des communautés crainte et respect. Pour Wolfram et Hart, seule comptait la paix sociale, et ils n’étaient prêts à reculer devant rien pour l'obtenir.

 

Le chef de cette section d'élite était un ancien gradé de la marine américaine, bien avant qu'elle ne soit démantelée. Un vieux briscard répondant au nom de Smith Johnson. Généralement, son job consistait à gueuler, ordonner, se pavaner dans un bureau, et envoyer ses unités enquêter sur le terrain. Un poste confortable pour un futur retraité, d’autant que son gabarit ne lui permettait plus d’espérer autre chose. C'est ce qui arrivait généralement aux bureaucrates : une prise de galon et le poids qui allait avec. On l’appelait le Tigre noir. Pas tant à cause de sa couleur de peau, que de cette colère sourde dont il semblait constamment épris. Doté d’une expérience longue comme le bras, Johnson, malgré sa grande gueule et ses faux airs de tyrans, gardait pour lui la reconnaissance et le respect de ses troupes. Derrière son côté rugueux et écharpé, se cachait un homme raisonné, et dieu sait qu'il en fallait un pour gérer les casse-cous à son service. À chaque nouvelle recrue, il livrait fièrement le même discours, marquant son autorité avec panache.

 

« Si vous êtes ici, c'est que vous êtes la crème de la crème, l'élite de l'élite. Vous êtes les meilleurs dans votre domaine et croyez-moi, vous avez intérêt à le rester bande de culs-terreux parce qu'au moindre pet de travers je vous ferai passer l'envie de me la faire à l'envers. »

 

Avec lui, pas de place pour les préliminaires. Lorsqu'il balançait ses directives, elles s’exécutaient sans rechigner ou alors c'était la porte. Ce matin, Chris Miles, chef de l'unité sept, fut convoqué d'urgence dans son bureau. En sa qualité d'ancien Navy Seal, ce dernier s'accordait parfaitement avec le patron. Un meurtre avait été perpétré à Rommily Street, dans le quartier huppé de Mayfait, situé en bordure de Hyde parc. Ce n'était pas le premier homicide dans le secteur, et cette fois-ci, Smith attendait que la lumière soit faite sur cette affaire. L'équipe sept se rendit immédiatement sur les lieux.

 

L'unité de Chris, reconnue pour être la plus efficace du secteur, prenait en charge les missions de première importance. Une longue série de mystères élucidés à leur actif, pour autant de catastrophes évitées, leur avait permis de consolider une renommée sans cesse grandissante dans le milieu. Bien que limitée en effectif, leur efficacité n'en pâtissait aucunement. Chris, le leader dont la droiture et l'efficacité de son commandement lui valaient le surnom de ''mec parfait'' au sein de la brigade, était un homme dans la fleur de l'âge, au physique robuste et attrayant. Le genre de beauté ténébreuse à la mâchoire carrée et aux muscles saillants, ne laissant pas la gent féminine indifférente. Il avait sous ses ordres l’ex inspecteur Takeshi Kino, un vétéran aguerri. Lara Andrews, une tireuse d'élite. Et enfin le joyau du groupe, Chiara, la benjamine de l'équipe, experte en magie et à la chasse aux démons.

 

Sur le lieu du crime, les marquages au sol ainsi que les rubalises délimitaient la scène, encerclant la victime. Le quartier étant bondé à cette heure-ci, le renfort de la milice ne fut pas de trop pour établir un périmètre de sécurité et tenir les curieux à l'écart. Chris et son équipe ne passaient pas inaperçus dans leurs accoutrements noirs conçus pour se fondre dans l’obscurité, ce qui ne manquait pas de créer l'effet inverse en pleine journée. Treillis militaire pour les hommes et combinaison moulante pour les femmes, le tout ceinturé d'armes de poing et d'armes blanches, assurant le cocktail du parfait petit soldat.

 

Seul Takeshi dérogeait à la règle. Du genre trapu en plus d'être petit, il ne considérait pas d'un bon œil les tenues réglementaires, conçues avant tout pour les soldats, étiquette qu'il se refusait à porter. Il savait cogner et était plutôt hargneux dans le genre, mais il n'avait aucune prédisposition martiale. Lui-même se considérait comme un mec banal, si ce n’est sa fâcheuse manie de se métamorphoser en bête assoiffée de sang les soirs de pleine lune. Pour se différencier de ses collègues, il avait opté pour un long imperméable, assorti d’une chemise froissée et d’une cravate mal nouée. Dans la poche intérieure de son manteau, il dissimulait un petit calibre, s’en tenant au strict minimum en matière d'armement. Il privilégiait avant tout ses qualités d'observateur, plus en accord avec son ancien métier. Sur les scènes de crime, c’était souvent lui qui se chargeait d'ouvrir le bal.

 

-Ça empeste le sang à des kilomètres, fit-il en s'approchant de la victime, un mouchoir pressé contre son nez.

 

-C'est dans ces cas-là que je suis bien content de ne pas être un loup-garou, ironisa Chris en observant la scène. Alors, qu'est-ce que t'en penses ?

 

-À première vue, nous avons affaire à une personne décédée, répondit Takeshi, son humour pince-sans-rire masqué par son ton sérieux et son visage impassible.

 

Le vieil inspecteur n’était pas du genre très expressif.

 

-OK ! Lara ! Pendant que le doyen fait son boulot, essaie de voir si quelqu’un, dans ces immeubles, aurait pu être témoin de quelque chose. Chiara, je laisse le soin à tes yeux experts de dénicher le moindre indice alentour.

 

Aussitôt dit, Lara entreprit la visite des maisons mitoyennes, tandis que Chiara pistait les petits détails indécelables aux communs des mortels. Takeshi, quant à lui, se pencha sur le corps inerte. La victime, une femme d'une trentaine d'années, arborait un teint pâle et livide, absolument rien d’exceptionnel pour une morte.

 

-Aucune marque de morsure, marmonna-t-il, concentré, en s'agenouillant près du cadavre.

 

-Ce n'est donc pas un vampire, répliqua Chris.

 

-L’artère fémorale a été sectionnée, observa le doyen. Comme si on avait voulu l’empêcher de courir. Quant aux hématomes sur la trachée, ils indiquent sans équivoque une strangulation.

 

-Ça expliquerait l'absence de témoin. Personne n'a dû l'entendre crier. Et tu peux estimer à quand la mort remonte ?

 

Takeshi leva ses petits yeux sombres sur la victime.

 

-À vue de nez, une douzaine d'heures, soit sur les coups de 22h00 hier soir, à quelques minutes près.

 

Chris exprima un profond soupir de frustration, ce qui d'ordinaire montrait que l'enquête n’avançait pas.

 

-OK ! Donc, on a une femme qui s'est fait assassiner hier soir en pleine rue, sans signalement, et qui aurait pu être victime de n'importe qui, ou n'importe quoi. Même un humain. Avec ça, on ne va pas aller bien loin.

 

Le vieux, en palpant la poitrine de la défunte, esquissa un léger sourire au coin, dessinant sur son visage un petit air malicieux, presque sadique.

 

-Un humain n'aurait sûrement pas déchiqueté le cœur de sa victime, constata-t-il en soulevant la chemise ensanglantée de la défunte.

 

La vision d'horreur fit vaciller le chef d'équipe, qui détourna la tête un instant, incapable de masquer son écœurement. La victime avait été perforée à l'abdomen, et son cœur, arraché à sa poitrine, restait introuvable.

 

-Si tu penses qu'un humain n'aurait pas pu commettre ce genre de saloperie, c'est que tu as une trop haute opinion de l'humanité, rétorqua Chris, indigné.

 

-Je ne dis pas que ce n'est pas possible, mais arracher le cœur d'une femme en pleine rue, ce n'est pas anodin. Ça suggère une force brutale.

 

-Také a raison, réagit Chiara, à quelques pas de la victime.

 

La jeune femme n'avait rien manqué de la scène. Agenouillée non loin du corps, elle examinait une espèce de substance jaunâtre et visqueuse qui lui coulait entre les doigts.

 

...C'est un démon, et je crois savoir à quelle race il appartient.

 

Les deux hommes échangèrent un regard intrigué, impatients d’en apprendre davantage. Fidèle à ses habitudes, Chiara prit un malin plaisir à faire durer le suspense.

 

...Que feriez- vous sans moi ? lança-t-elle avec un sourire au coin.

 

Face à leurs regards insistants, elle se ravisa dans l'idée de les narguer davantage.

 

...Bon, vous voyez ce liquide jaunâtre ? dit-elle en tendant sa main encore visqueuse. Eh bien, c'est de la bave de Polgara.

 

Remarquant que les deux hommes ne réagissaient absolument pas à ses explications, elle jugea bon d'ajouter, adoptant le ton d’un cours magistral :

 

...Polgara, créature écailleuse d'un jaune verdâtre ou d'un vert jaunâtre, possédant une énorme boîte crânienne aplatie et capable de faire ressortir de ses avant-bras d'énormes couperets lorsqu'il se bat. Démon se nourrissant de sang, il apprécie tout particulièrement la nature nutritive des cœurs. Oh, et accessoirement, il est très, mais alors vraiment, très laid.

 

Chris et Takeshi n'en finissaient pas d'être étonnés par la jeune prodige. Ils se toisèrent l'air hébété pendant quelques secondes, avant de porter leur attention sur la belle effrontée.

 

-Tu sais que t'es effrayante comme nana, lança Chris, partagé entre admiration et incrédulité. Mais où t'as appris tout ça ?

 

-Disons que j'ai eu un très bon professeur, répondit-elle, un brin gênée, en replaçant ses longs cheveux nacrés qui s’échappaient de son chignon tressé.

 

Chiara ne se risqua pas à leur révéler son lien avec le vampire le plus recherché de l'empire. Elle allait sur ses dix ans lorsqu'Angel bouleversa sa vie, presque par hasard. À cette époque, elle vivait sous le toit de celle qu'elle considérait comme sa mère : la grande prêtresse Djézabelle. L'enchanteresse, accompagnée des autres sœurs de la confrérie, l'avait initiée aux rudiments de la magie. Angel avait intégré leur manoir pendant un temps, l’instruisant aux arts martiaux et à la démonologie. En suivant ses cours assidûment, l'art de reconnaître et de tuer les démons en étudiant méthodiquement leurs forces et leurs faiblesses était devenu pour elle un jeu d'enfant. Elle n'oublierait jamais tous ces moments passés avec le vampire, à s’entraîner assidûment dans cette petite salle de l'aile Est du manoir.

 

Lors du cataclysme, le destin œuvra à les séparer, et le temps, implacable, avait imposé son empreinte sur Chiara, la transformant peu à peu en cette magnifique jeune femme svelte à la beauté insolente. Sa chevelure nacrée et ses yeux vert émeraude n'enlevaient absolument rien à sa singularité. Assoiffée d'aventure, elle s'était décidée, malgré la réticence de sa mère, à tenter le concours pour incorporer les troupes d'élite, ce qu'elle réussit haut la main en décrochant le Graal et en obtenant le prestigieux titre de major de sa promotion. En ce temps-là, Chris gardait un œil sur les nouvelles recrues, et c'est tout naturellement qu'il insista auprès de Smith pour que celui-ci accepte de l'incorporer dans son équipe. Une sage décision à considérer qu'aujourd'hui, il ne le regrettait pas.

 

À son retour, Lara constata à leurs mines réjouies que l'inspection avait porté ses fruits. De son côté, elle ne ne pouvait en dire autant. Les maigres informations récoltées ne furent pas à la hauteur de ses espérances.

 

-Aucun témoin, annonça-t-elle, désemparée. Rien du tout.

 

-Ça m'aurait étonné, reprit Chiara. Les gens n'osent jamais parler dans cette ville.

 

-Tu as appris des choses ? des faits inhabituels ces derniers temps ? la sonda Chris à l’affût du moindre indice, même insignifiant.

 

De par son expérience sur le terrain, il savait que la clé du succès se dénichait bien souvent dans les détails.

 

-Rien de grandiloquent. Ce n'est pas une rue très fréquentée la nuit.

 

Lara se réfugia dans ses pensées quelques instants.

 

...Quoique, une personne m'a signalé qu'il y avait toujours plus de passage ici le dimanche soir, et ce, depuis plusieurs mois maintenant.

 

-Le dimanche soir, soit hier, remarqua Takeshi. De notre côté, on connaît déjà la race du meurtrier.

 

Chiara rembobina son speech pour expliquer à sa collègue les tenants et les aboutissants.

 

-OK, se réjouit Lara. On sait ce qu'est le tueur, c'est un bon début. Reste plus que le « qui » et le « pourquoi ».

 

Chiara afficha une mine déconfite.

 

-C'est bien là le problème, annonça-t-elle. Le Polgara est un démon qui n'agit pas en bande. C'est un solitaire. Par conséquent, les familles de Polgara n’existent pas. Qui dit pas de famille, dit pas de maître, et qui dit pas de maître… dit flou total. En gros, on n’est pas plus avancé.

 

-On s'est penché sur le bourreau, intervint Chris, les bras croisés. Il ne reste plus qu'à trouver l'identité de la victime, connaître son train de vie, si elle a une famille, des antécédents. En attendant que le corps soit rapatrié, on n’a plus rien à faire ici.

 

*

 

Quelques heures plus tard, suite aux résultats du labo, l'identité de la victime fut révélée.

 

« Taylor Amy, femme de 33 ans, célibataire, sans conjoint et sans famille » annonça le légiste, Mr Brown, dans sa blouse blanche teintée de taches sanguinolentes.

 

-Toujours aussi efficace, Peter, s’enthousiasma Chris. Au moins, elle ne manquera à personne.

 

-Ouais, j’sais pas si c'est malheureux ou, au contraire, une chance. En tout cas, moi, ça me ferait bien chier de manquer à personne.

 

Chris esquissa un léger sourire. Connaissant le spécimen, il ne l'imaginait absolument pas dans ces circonstances. Peter était un bon vivant, et devoir côtoyer les morts à longueur de journée devait y être pour quelque chose.

 

-Si ça peut te soulager, sache que si tu devais partir, tu me manquerais un peu, ricana Chris. Disons, les premières heures seulement.

 

-Ça me ferait une belle jambe. Ne te vexe pas, mais je préfère faire pleurer les femmes. C'est mon côté gentleman.

 

Brown Peter, ce coureur de jupon invétéré, en dehors de ses heures de boulot, traînait la réputation de ne jamais sortir deux fois de suite avec la même gonzesse. Sa plastique avantageuse de boy-scout, couplée à un charisme naturel, attirait les femmes, si bien qu'il prenait plaisir à les collectionner. Blond aux yeux bleu, arborant une coupe déjantée, il tenait plus du surfer que du médecin légiste. Malgré les apparences, ses talents étaient unanimement reconnus, tant par ses coéquipiers que par la profession.

 

...En parlant de femme, tu ne pourrais pas toucher un petit mot à Lara ? Je ne sais pas, un ou deux compliments sur moi, histoire de m’aider un peu.

 

-J'aurai beau essayer, je ne trouverais absolument rien de positif à dire sur toi. Et de toute façon, je t'interdis de fricoter avec une fille de mon équipe. Je ne tiens pas à ce qu'elles soient déconcentrées dans leur travail.

 

Peter insista en mimant une tête de chien battu.

 

...Hors de question, persista Chris. Maintenant, si tu veux bien...

 

Il tendit la main, attendant que le légiste lui fournisse la fiche complète et détaillée de la victime, ce que Peter fit avec une nonchalance étudiée.

 

-Je vois, marmonna ce dernier dans sa barbe. Jamais là pour aider un pote.

 

-Le travail Pete, le travail, répéta-t-il en lui tournant le dos, avant de s'en aller rejoindre le reste de son équipe pour une réunion de groupe.

 

 

**

 

Le briefing accompli, Chiara fut envoyée à l'adresse de la victime afin de recueillir des informations supplémentaires pour l'enquête. Elle stationna son véhicule devant le 36 Albion Street, à quelque pas de Hyde Park. Ce quartier, autrefois prisé pour sa situation géographique, avait vu sa réputation décliner au fil des années et accueillait désormais des couches sociales très modestes. Devant elle, se dressait un immeuble ancien de quatre étages. La façade du rez-de-chaussée, immaculée de blanc, tranchait totalement avec celle des autres niveaux, fabriqués en vieilles briques usées et attribuant un aspect marron délavé à l'ensemble. Au sein du même immeuble cohabitaient classes moyennes et pauvres. Amy Taylor semblait appartenir à la deuxième catégorie. Contrairement aux résidents plus aisées bénéficiant d'un accès direct à la rue, les autres devaient emprunter un passage situé à l'arrière.

 

Chiara contourna le bâtiment et poussa une vieille porte usée qui grinça bruyamment. À peine entrée, une désagréable odeur de renfermé, à laquelle venait s'ajouter une non moins désagréable odeur de pisse, lui assaillit les narines. Elle demeura en apnée, le temps de repérer l'étage et le numéro d'appartement inscrit sur les boîtes aux lettres rongées par la rouille. Elle grimpa les escaliers jusqu'au troisième étage et s'arrêta devant l'appartement 303. La porte était verrouillée, mais une légère poussée sur la poignée suffit à briser la résistance du verrou. La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Après tout, elle prônait une approche discrète, et défoncer la porte à coup de pied aurait malencontreusement attiré des voisins trop curieux.

 

Lorsqu'elle franchit le palier, la découverte d'un appartement fort bien entretenu dénotait totalement avec ses prévisions. Certes, les murs étaient vétustes et la tapisserie affichait çà et là quelques taches de moisissures, mais l’ensemble restait remarquablement ordonné et l'intérieur exhalait une odeur de lavande. La victime semblait minutieuse, voire maniaque à certains égards. Pas un grain de poussière à constater, en plus d'une organisation d’ameublement soignée et équilibrée, assignant chaque objet à sa place.

 

Pour Chiara, dont la nature bordélique avait le don d’exaspérer ses coéquipiers, cette pièce revêtait des allures de vitrines. Au moins, elle n'aurait pas à fouiller pendant des heures. Si un indice devait apparaître, il ne tarderait pas à lui sauter aux yeux.

 

Après avoir inspecté chaque recoin, chaque interstice de l’appartement, elle dut se rendre à l'évidence : aucune piste ne l'orientait sur une quelconque voie. Le seul embryon d'indice consistait en un petit tract de papier blanc trouvé dans la chambre à coucher, posé sur le rebord de la table de nuit. Ce genre de prospectus habituel incitait les citoyens à prêcher au sein des églises, les nouvelles déités. Le papier concernait l'église protestante française de Londres, dans le quartier de Mayfair. Il était inscrit en dessous du logo représentant Wolfram et Hart, un texte stipulant une invitation cordiale à la prière.

 

Pour les âmes esseulées et miséreuses, vous êtes convié à venir nous rejoindre les dimanches soir à partir de 22h00 à l'église. Vous y trouverez le réconfort et une solution adéquate à tous vos problèmes dans la prière. Les Dieux sont parmi nous et ils nous soutiendront dans nos joies comme dans nos peines. Signé avec les initiales Q.D.

 

Ce type d'invitation devenait monnaie courante. Pourtant, ce tract jouissait d'une certaine spécificité : il s'adressait à une couche précise de la population, utilisant pour critère la pauvreté et la solitude des personnes, là où les autres accueillaient tout le monde sans distinction. Chiara interpréta ces écrits comme une tentative d’attention envers les nécessiteux, bien souvent rejetés aux marges de la société. Les médias ne traitaient jamais le sujet de la misère humaine, reléguant les pauvres au rang de pestiférés, des gens trop faibles, inutiles à la vie en société. Ces personnes mouraient bien souvent dans l’indifférence générale.

 

Elle, qui travaillait pour l'empire, connaissait parfaitement cette situation chaotique, délibérément entretenue depuis l'arrivée au pouvoir des trois déités. Évidemment, Chiara gardait ses opinions pour elle, et n'en faisait part à personne, pas même à ses collègues à qui elle accordait pourtant une confiance totale. Le risque n'en valait pas la peine, et ce, malgré les faveurs accordées par les Dieux. Djézabelle et elle-même avaient été des vecteurs essentiels pour permettre l'intronisation de Wolfram et Hart sur terre, mais les privilèges accordés à un instant T n'avaient pas vocation à être immuables. Un seul faux pas et elle perdrait tout. Au moins, elle n'était pas venue pour rien.

 

 

***

 

-Le mobile du crime, exprima Chiara à voix haute. L'assassin avait sans doute pris connaissance de ce tract. Pour lui, les victimes étaient toutes désignées : des personnes pauvres et esseulées qui ne manqueraient à personne. Il n'avait que l'embarras du choix.

 

Une fois le rapport transmis, l'ordre de mission fut donné. Smith autorisa l'unité sept à patrouiller dans le Quartier de Mayfair durant la nuit, dans l'éventualité où le Polgara oserait une apparition. Chris avait un plan en tête : attendre bien sagement le dimanche prochain pour patrouiller à l'heure de la messe, au cas où l'assassin réitérerait le même modus operandi. Chiara suggéra l'idée de s'informer directement à l'église, savoir si la victime était une fidèle, mais Takeshi déconseilla cette approche. Il souligna l'importance de ne pas alerter le possible récidiviste de l'enquête en cours avant la prochaine descente.

 

-Inutile de l'effrayer, avait-il déclaré. Si ce type apprenait qu'on est sur le coup, alors ça réduirait nos chances de le prendre en flagrant délit.

 

Chris avait acquiescé, optant pour l'approche furtive basée sur l’idée que l'assassin revenait toujours sur les lieux du crime. Il fallait se montrer patient. Si le plan échouait, alors il serait toujours temps de tenter l'approche frontale en dernier recours.

 

 

****

 

Les jours défilèrent et les patrouilles de nuit ne menèrent nulle part. Ce n'est que le vendredi matin que la situation évolua, suite à un signalement à Hyde Park, soit la plus vaste étendue de terrain en espace clos du centre londonien, situé à quelques encablures de l'appartement de la victime. L'appel avait été émis par une joggeuse qui s’exerçait à un footing de bon matin, jusqu'à ce que son regard ne soit happé par une découverte des plus déplaisante. Pensant avoir affaire à une tête en pâte à mâcher de prime abord, elle fut assaillie d'un léger doute. Assez pour en informer les autorités. Quelques drones automatiques dépêchés sur place confirmèrent une substance suspecte, et Smith dépêcha ses troupes.

 

En arrivant sur les lieux, Chris et son équipe découvrirent avec stupeur que l'objet de leur intervention n'avait rien de factice. Une tête décapitée de démon, portée par le courant, oscillait des vas et viens interminables, en se cognant à la bordure du rivage devant les regards imperturbables des membres de l'escouade. Des filaments de fluides jaunâtres flottaient autour du membre écailleux, dont les orbites oculaires avaient été picorées par les poissons. Constatant l’inaction de ses collègues, Chiara, lasse de leur inertie, se porta volontaire pour sortir la tête de l'eau.

 

-Bandes de chochottes, râla-t-elle en plongeant sa main, avec dégoût, sur l'épiderme rugueux et visqueux. C'est dégueu...

 

Une odeur persistante de poisson avarié, mêlée aux effluves âcres d'un cadavre en décomposition, eut tôt fait de la rendre nauséeuse, mais elle parvint malgré tout à déglutir et à s'abstenir d'un bien triste spectacle. Sitôt la tête extraite, elle la laissa tomber nonchalamment sur l'herbe humide.

 

-Un peu plus et j'aurai dû m'y coller, avoua Chris qui ne cachait pas un certain soulagement.

 

La jeune femme resta silencieuse, se contentant de le fusiller du regard.

 

-Concentrez-vous les jeunes, les interpella Takeshi. Je ne suis pas expert en démon, mais pour sûr, ça correspond à la description.

 

Intrigués par la réaction du vieil inspecteur, ils posèrent tous trois leurs regards sur la tête sectionnée.

 

-Polgara ! s’exclamèrent Chiara et Chris d'une seule voix, en se dévisageant simultanément.

 

La tête correspondait en tout point à celle du suspect, ce qui ne manqua pas d'intriguer la bande et de complexifier l'affaire.

 

-Alors vous pensez que c'est l'assassin ? demanda innocemment Lara

 

-C'est probable ! se hasarda Takeshi. Mais ce n'est pas une certitude. Rien ne ressemble plus à un démon Polgara qu'un autre démon Polgara. Pour s'en assurer, il faudrait retrouver son corps et établir une autopsie. Il se peut qu'il y ait des restes de sa victime dans son estomac.

 

-Beurk, réagit Chiara, déjà saturée d'images peu ragoûtantes pour la journée.

 

-L'assassin assassiné… Voilà qui serait intéressant, marmonna Chris en croisant les bras, l'air songeur. Bon eh bien, quand faut y aller, faut y aller.

 

Le chef d'équipe avait bien l'intention de montrer l'exemple. Il se déchaussa, se débarrassa de ses armes, puis retira son haut, dévoilant une musculature affûtée. Lara et Chiara ne perdirent pas une miette du spectacle. Sans attendre, Chris plongea tête la première dans l'eau froide et trouble du lac artificiel.

 

-On aurait pu tout aussi bien faire appel aux experts, fit remarquer Lara, légèrement sceptique. Avec des tenues de plongé, et tout ce qui va avec, non ?

 

-C'est nous les experts, lui rétorqua Takeshi en sortant un paquet de cigarettes de la poche intérieure de son manteau.

 

Il en alluma une avec soin avant de poursuivre :

 

…Et puis ce branleur ne rate jamais une occasion de montrer ses abdos.

 

Chiara exprima un franc sourire, en écoutant l'ancien déblatérer dans le dos de son supérieur hiérarchique. Chris, quant à lui, se démenait comme un beau diable pour tenter de visualiser quoique ce soit dans l'eau verdâtre. La vase limitait considérablement son champ de vision, mais il parvint à atteindre les profondeurs. Rester en apnée pendant plusieurs minutes ne lui causait aucune difficulté. Sa capacité pulmonaire hors du commun n'avait rien d'un don. Elle résultait de longues années d’entraînements et de longues séances à repousser les limites imposées par son corps. Habitué à endurer mentalement et physiquement les pires souffrances, ce n'était certainement pas une eau à quelques degrés qui allait le perturber.

 

Nageant avec l'aisance d'un poisson à qui on aurait obscurcit la vue, il progressa lentement, jusqu'à distinguer une masse sombre au loin, sans pouvoir en estimer clairement la distance. Immergé depuis deux minutes à scruter les profondeurs, il ne lui fallait surtout pas oublier de décompter les vingt secondes nécessaires pour remonter à la surface. Un mauvais calcul de sa part entraînerait un risque de noyade dont il se passerait aisément. Le secret de l'apnée ne se résumait pas à la capacité pulmonaire. La technique se voulait primordiale et le langage du corps tout autant. Aussi, s'approcha-t-il de son repère avec une sérénité presque surnaturelle, restreignant ses efforts, tout en relâchant par intervalles réguliers le peu d'air économisé. Puis, il la vit. À quelques mètres à peine de sa cible, son cœur s’accéléra, témoin de l'horreur dissimulée dans les bas-fonds.

 

La masse sombre se décomposa en une multitude de corps noyés et enchaînés, amarrés et maintenus dans les profondeurs par des poids de fonte. Son sang ne fit qu'un tour. L'effroi corrélé à une montée brutale d'adrénaline, brouilla un instant sa capacité de raisonnement. Il n'aurait pas su décompter le nombre de cadavres, mais la macabre lignée s'étendait à perte de vue. À bout de souffle, ses réserves d'oxygène largement dépassées, il prit appui sur le fond vaseux. D'une puissante impulsion, il rejoignit la surface en catastrophe, à deux doigts de perdre connaissance. Une fois libéré, il inspira à pleins poumons et se laissa flotter sur le dos, les bras écartés, le temps de récupérer ses pleines capacités pulmonaires et cognitives.

 

-Lancez-moi mon couteau, cria-t-il à ses camarades restés sur la berge.

 

Lara, dont l’habileté au lancer n'était plus à prouver, dégaina le poignard de son étui, puis le projeta d'un geste puissant et dosé. L'arme atterrit à quelque centimètre de Chris, ne manquant pas de l'éclabousser au passage. Le couteau entre les dents, il replongea dans les profondeurs. À hauteur des corps, il planta la lame entre les maillons, et par effet de levier, en y exerçant une force considérable, parvint à briser les chaînes. Tour à tour, les cadavres libérés de leurs entraves remontèrent à la surface, sous l’œil hagard de ses camarades, totalement anéantis par les dépouilles mortuaires flottant tels des mannequins inanimés. Le courant fit le reste, emportant les corps meurtris et dénudés vers le rivage.

 

Parmi les cadavres humains, un seul appartenait à une autre espèce : Le corps sans tête du Polgara, identifiable à ses écailles et à sa stature inhumaine. Il fallut plus d’une heure à l'unité sept pour repêcher les dépouilles, les aligner et les disposer sur la berge, dans un sinistre inventaire macabre. Aucun mot n'avait franchi leurs lèvres depuis la découverte de cette sordide tuerie de masse. Ils demeurèrent un temps silencieux, leurs visages marqués par l’horreur et l’injustice d’un massacre aussi insensé qu’inhumain.

 

Takeshi examina les victimes. À l'exception du démon, toutes portaient des traces évidentes de morsures à la base du cou, mais pas seulement. Les jambes, les bras, le tronc : chaque parcelle de leur corps racontait une histoire de sévices répugnants. D’innombrables perforations, semblables à des marques de perfusion, parsemaient leur peau. Leurs épidermes, d'une pâleur mortuaire, n'affichaient plus les sillons de leurs veines, évidées de toute substance sanguine résiduelle.

 

-Bien, je crois que c'est clair désormais, annonça Chris, le visage fermé. On va trouver ces enfoirés, et on va les détruire. Je pense qu'on est tous d'accord.

 

Il n’eut pas besoin de confirmation. Le regard sombre et résolu de ses camarades suffisait à traduire leur détermination.

 

...Maintenant, on tient une piste. Il est temps d'aller rendre visite à la reine des vampires.

 

 


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