Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 4 : RAISON ET DÉRAISON

7045 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 1 an

Chapitre 4 RAISON ET DÉRAISON 

 

La grande tour, située sur l'autre rive en face du quartier des affaires, trônait tel un mastodonte, une forteresse veillant sur la ville. Une épée imposante, symbolisant la justice et son bras armé, surplombait l’édifice aux reflets d'or. Cette citadelle de verre représentait l'un des trois pôles du pouvoir. À l'instar de ses deux sœurs, ce qui se tramait entre ses murs relevait du secret défense.

Toutes les décisions militaires se prenaient au sein de ces fondations, les plus secrètes et protégées de Londres. Nul ne pouvait y pénétrer sans y avoir au préalable passé plusieurs pôles de sécurité, stratégiquement répartis autour de l'immeuble. La population lambda n'y était pas conviée. Seul le personnel qualifié, notamment les soldats et les secrétaires des armées, disposaient des autorisations nécessaires. À l'intérieur, l'organisation reposait sur une hiérarchie stricte, structurée en niveaux pyramidaux. Ainsi, de ces grades plus ou moins élevés dépendait l’ascension aux étages supérieurs. Des rumeurs persistantes évoquaient la présence du mystérieux ‘Dieu Cerf’ au sommet de la citadelle, mais nul ne semblait en mesure de le confirmer avec certitude. Ce privilège n’était réservé qu’à une poignée d’élus, parmi lesquels le commandant en chef des armées de l'Empire, connu sous le nom du ‘Loup Noir’.

 

Ryane avait été investi de cet honneur, de par sa stature lui octroyant un rôle de confident particulier avec le Dieu Cerf. Beaucoup lui enviaient cette proximité. Au sein même de ses troupes, certains le détestaient et le jalousaient, mais nul n’osait contester les pleins pouvoirs dont il disposait. C'était un héros, et à ce titre, il possédait à son actif une armée plurimillénaire de tueurs et de tueuses sous ses ordres. Une troupe disséminée aux quatre coins du globe pour mieux couvrir la domination de Wolfram et Hart, mais qu'il pouvait du jour au lendemain réunir sous sa botte, si toutefois l'empire s'en trouvait menacé.

 

Son influence lui garantissait un pouvoir absolu. En dehors des Déités et de la Grande Prêtresse, sa posture de Général de l'empire faisait de lui l'homme le plus puissant de ce monde. Malgré cette autorité incontestée, Ryane n’avait jamais cherché à abuser de son titre ni de ses privilèges. Lui, se considérait avant tout comme un guerrier né et un homme de terrain. Les intrigues politiques et financières ne l’intéressaient pas. Il s'était toujours tenu éloigné de ces personnes de pouvoirs qu'il trouvait puériles et trop ambitieuses pour être honnêtes. Ces bureaucrates obséquieux, prompts à se confondre en courbettes, et qui, une fois le dos tourné, changeaient de discours, ne lui inspiraient que mépris et aversion.

 

Suite à sa récente descente dans les souterrains, Ryane entreprit d'honorer son rapport de mission à son maître siégeant au sommet. Après avoir atteint le dernier étage, il patienta face à l'imposante porte ornée d'une tête de cerf, majestueusement taillée sur les deux battants. Nul besoin d'annoncer sa présence : absolument rien n'échappait au Dieu Cerf. Tout général en chef qu'il soit, il n'était pas rare que son maître le fasse patienter pendant des heures, dans ce couloir vitrifié suspendu à des centaines de mètres d'altitude entre les nuages.

 

Chaque jour, les trois Déités, unies dans leur devoir, dépensaient une énergie colossale à sceller le portail d’Acathla. Pendant ces rituels, toute communication avec l’extérieur était coupée. À l’issue de ces longues séances, le maître apparaissait, malgré son essence divine, épuisé et vulnérable dans sa forme humaine. Ryane était le seul convié à l'apercevoir dans cet état d'apparente faiblesse, ce qui n'enlevait rien au profond respect que le guerrier lui vouait. Plus que son Dieu, il le considérait avant tout comme son propre père.

 

Cette fois-ci, il n'eut pas à patienter longtemps. Les deux portes s'ouvrirent dans un grondement sourd, vibrant sous leur propre poids. Dès qu’il entra dans la pénombre de la pièce, il se prosterna, respectant le protocole de soumission imposé à tout mortel en présence d’une Divinité. Le Dieu cerf exhibait toujours la même apparence face à son subalterne. Capable de se mouvoir en toute chose et d'être tout, sa véritable essence, son être profond restait un mystère insoluble, un mythe inaccessible aux communs. Les prêcheurs racontaient dans leurs contes et légendes que l’œil des mortels n'était pas adapté à la forme divine, et que tel Icare face au soleil, un simple regard les soumettrait à une mort instantanée, prolongée par une éternité de souffrance dans l'autre monde. Cette exégèse, récitée religieusement par les adeptes dans les rues, glorifiait l'immense humilité dont faisait preuve un être supérieur, en se rabaissant à l'enveloppe humaine. Ryane y croyait profondément, ce qui ne faisait qu’accroître son admiration pour son maître.

 

L'être divin apparut sous les traits d’un homme très âgé, les cheveux grisonnants et le visage ovale, presque maigrelet. Ses yeux, d’un bleu perçant et hypnotique, rappelaient ceux d'un aigle, empreints d’une puissance de grandeur et de domination infinie. Bien que sa forme physique semblât frêle, elle irradiait une aura indescriptible : meurtrière et douce à la fois, inintelligible. Sa soutane noire, ceinte d'une bande écarlate évoquant la couleur du sang, semblait flotter, se déployer et onduler graduellement sous ses pas. 

 

La Déité s'approcha de son subalterne et posa une main compatissante sur son épaule. Ryane baissa la tête et ploya le genou, jusqu'à ce que lui soit donné l’ordre de se relever.

 

-Te voilà enfin mon fils, déclara l'usurpateur d'une voix acérée et vigoureuse, malgré son apparente vieillesse. Je t'attendais, bien que je ne t'imaginais pas revenir dans cet état.

 

Ryane s’en voulait d’apparaître ainsi : les vêtements déchirés et recouverts de poussières. D'ordinaire peu enclin à se soucier de son apparence, il en oubliait souvent les règles de bienséance qui exigeaient une présentation irréprochable, à plus forte raison en présence d'un Dieu. Tenu à l'écart de ce monde depuis des siècles, les mises à jour opérées sur sa personne n’avaient pas suffi à combler toutes ses lacunes. 

 

...Devant moi, cela ne me pose aucun problème. Je suis bien au-delà de ces pathétiques considérations humaines. Mais devant les hommes, tu te dois d'adopter une hygiène exemplaire. L'humanité apprécie les apparences et tu es un être respecté, il te faut en tenir compte.

 

-Vous avez raison, maître, reconnut le guerrier en inclinant légèrement la tête. Il me reste encore tant à apprendre de ce Nouveau Monde, mais je m'y emploierai avec dévouement pour vous faire honneur.

 

-Oh, mais je n'en doute pas, répondit le vieil homme d’un sourire discret, dévoilant timidement la blancheur de ses dents acérées.

 

D'une volte-face, le Divin rebroussa chemin pour regagner son trône majestueux. D’un argent éclatant, le siège semblait habité par une vie propre, décoré de ramures de cerf qui s’élançaient depuis sa structure. Ces excroissances, organiques et sculpturales, s’étendaient de chaque côtés du trône, comme ayant germé directement du métal. Il s'y installa fébrilement.

 

L'immensité de la pièce accentuait l’abîme de vide qu’elle renfermait. Excepté le trône, absolument aucun matériel physique ne remplissait l'espace qui donnait l'impression de se perdre dans l'obscurité. Ryane imaginait que c'était le privilège des Dieux : celui de ne pas se confondre avec l'humanité et son besoin insatiable d’accumuler des objets, les enfermant dans une servitude insidieuse dont ils ne pourraient jamais se libérer, esclaves de leurs propres créations. 

 

Le guerrier exécuta son rapport avec précision, n'omettant aucun détail sur la trame des événements, jusqu'à la fuite de la tueuse. 

 

...Je vois ! acquiesça le maître. Tu as donc mis en déroute une faction de terroristes et permis la fuite d’une tueuse. C'est étrange. Cela ne te ressemble pas de laisser échapper ta proie. Deviendrais-tu un agneau avec le temps? Côtoyer l'humanité t'aurait-il rendu faible, mon fils ?

 

-Assurément pas votre excellence, réfuta sereinement Ryane. Je ne laisse jamais échapper une proie, mais cette tueuse n'est pas la cible que je recherche. Ce n'est qu'un pion, un outil qui me permettra de mettre la main sur celle qui m’intéresse vraiment. 

 

-Tu es toujours obsédé par cette fille, constata-t-il avec amertume. Cette tueuse, tu penses pouvoir la soumettre ?

 

-Quand je l'aurai trouvé, je la soumettrai. Elle rejoindra l'empire ou elle périra. Il n'y aura pas d'autre alternative. Je l'ai déjà affrontée par le passé. L'avoir dans notre camp renforcerait considérablement nos chances d’écraser les dernières poches de rébellion dans le monde. 

 

-Cette Buffy t'obsède donc à ce point… J'imagine que tu as raison. Elle serait certainement une alliée de choix. Mais n'oublies pas, celui qui nous intéresse demeure toujours introuvable. Il est notre priorité.

 

-Je ne l'oublie pas maître, confirma le guerrier. Aux dernières nouvelles, ils étaient alliés. Si nous mettons la main sur la tueuse, il est fort à parier que le vampire doté d'une âme ne sera pas loin. C'est un risque à prendre, et le seul embryon de piste le concernant.

 

Le Dieu Cerf ne put cacher un rictus machiavélique sur son visage en apparence flétri.

 

-Bien, je te fais confiance, mon fils. Mais n'as-tu pas peur qu'en la prenant à notre service, elle ne te ravisse ta place ? Après tout, on dit qu'elle est la plus puissante des tueuses à avoir jamais existé. Il se pourrait bien qu'elle te surpasse.

 

Ces paroles blessantes ne trouvèrent aucune résonance dans l'esprit apaisé de Ryane.

 

-Je l'ai déjà combattue par le passé, mais le terrain n'était pas propice à une lutte équitable. Je veux en avoir le cœur net. Je désire l'affronter et la rallier à notre cause. Si elle s'avère plus forte que moi, alors ce sera un honneur de lui céder ma place. Tout ce qui compte, c'est le bien de l'Empire. Je le servirai, dussé-je devenir un simple soldat ou un simple pion. Ma situation personnelle importe peu.

 

Un sourire sincère fut adressé à Ryane. Les réactions du maître se voulaient imprévisibles, tantôt en heurtant, puis en touchant le cœur de ses fidèles. Chez cet être supérieur, la bonté et la bienveillance côtoyaient la couardise et la froideur sans transition.

 

-Voilà pourquoi toi seul es digne d'être mon homme de confiance. Parce que tu possèdes toutes les qualités pour me servir. Tu te moques bien des convoitises et des mesquineries de l'ensemble de l'humanité. Tu n'agis pas pour toi, mais pour ton Dieu, et tu m'es à jamais fidèle.

 

Sa voix douce, presque caressante, se fit plus vibrante.

 

…Je t'ai promis un jour de rendre la liberté aux hommes et de faire de ce monde un paradis où tous pourront vivre en paix. Nous touchons au but. Ce jour arrivera bientôt ou la terre sera un havre de paix pour toutes ses créatures. 

 

Ryane inclina la tête une dernière fois avant de prendre congé de son maître, convaincu du bien-fondé de sa mission. Au sortir de cet entretien, la satisfaction du devoir accompli se reflétait sur son visage apaisé. Assuré du soutien indéfectible du Dieu Cerf, c'est avec le cœur léger qu'il éprouva le besoin d'un retour à la vie normale. Après un bref passage à l'armurerie, suivi d’un détour par sa loge personnelle pour troquer son uniforme contre des vêtements civils, il descendit jusqu’au parking souterrain où l'attendait son véhicule. En dehors de son temps de travail, Ryane ne côtoyait personne, pas même ses propres capitaines. L'isolement convenait à son mode de vie, sauf que ces derniers temps, un changement radical avait opéré, dévoyant ses habitudes. En ce début de soirée, il n'avait aucune intention de rejoindre sa résidence privée à l'est de la ville. Un besoin impérieux de s’échapper l’animait, et il savait précisément où ses pas le conduiraient. Comme toujours, dans cette petite échoppe d'antiquité de Lewisham, dans la rue de Birch Groove Street.

 

*

 

À chaque fin de mission, lors de ses rares moments de liberté, Ryane avait pris l’habitude de manœuvrer un long détour dans le but d'accéder à cette vieille boutique. Ce bazar lui permettait de voyager dans le temps, de par ses objets anciens contenus entre ses murs et qui, à leur manière, exprimaient tout un pan de l'histoire du monde. Et puis il y avait cette femme, la tenancière de l'échoppe. Liv qu'elle s'appelait. À l'idée de la revoir, son cœur se serra, confondant malgré lui l'euphorie à l'appréhension. Dépourvue de toute relation, de tout échange social extérieur à l'armée, cette femme lui fournissait, outre l'élan instinctif d'une palette d'émotion nouvelle, l'occasion de se mélanger au peuple duquel il se sentait profondément déconnecté. Ryane avait toujours préservé son anonymat en sa compagnie, ainsi que son statut social, sans révéler la moindre parcelle de sa vie privée. Il ne mentait pas pour autant, préférant rester évasif, et puis, elle n'avait jamais insisté non plus. 

 

La nuit commençait à tomber. Ryane roula jusqu'à Lewisham en faisant fi des limites de vitesse autorisées. Le magasin d'antiquité n'allait pas tarder à fermer ses portes et il était hors de question de gaspiller la moindre seconde dans les embouteillages de la capitale. Si par mésaventure, la patrouille l'arrêtait, il n'aurait qu'à leur montrer sa carte pour qu'ils se confondent en excuses en le suppliant humblement de bien reprendre sa route. C'était l'un de ces privilèges dont il abusait exceptionnellement, lorsque les circonstances le justifiaient, en sa qualité d'homme puissant. 

 

Il stationna son véhicule devant la baie vitrée de l'échoppe, s'assurant qu'une lumière tamisée brillait encore à l'intérieur. Rassurée, sortit du véhicule et poussa la porte. Une cloche suspendue tinta doucement pour annoncer l’arrivée du visiteur. Ce mécanisme ancien, vestige d'une époque révolu, allait de pair avec les marchandises désuètes entreposées à l'intérieur. Ce n'était pas le genre de boutique ordonnée et bien entretenue, où chaque objet trouvait une place précise. Non, tout ici semblait éparpillé au hasard du moindre espace libre. Les allées, étroites et saturées de bric-à-brac de toutes sortes, rejetaient une odeur rance de matériaux usés par le temps. Une poussière volatile imprégnait les lieux, s’accrochant au moindre rayon de lumière. Pas de quoi déranger Ryane, qui préférait le charme de l'authenticité à l’aspect lisse et neuf d'objets n'ayant jamais servi ni vécu. 

 

La jeune femme l’accueillit avec un immense sourire. Pas de ces sourires calculateurs ou faux que l'on fait par simple convenance ou à des fins purement commerciales, mais un sourire authentique et naturel illuminant son visage long et harmonieux. Ses longs cheveux noirs, relevés en un chignon soigné, accentuaient la finesse de ses traits et la clarté de ses yeux azurés. Lorsque Ryane la contemplait, cela lui procurait toujours le même effet. Celui de faire face à un ange tombé du ciel tant son teint de porcelaine intensifiait la lumière de son regard. Habillée d'un pull-over blanc, d'un jean et de bottines noires, Liv affichait une simplicité naturelle, reflet de l’humilité des travailleurs des bas quartiers. Cette apparence, sobre et décontractée, contrastait nettement avec l’opulence clinquante et ostentatoire des élites de l’empire.

 

La fraîcheur automnale s’infiltrait jusque dans l'enceinte de l’échoppe, où le différentiel n'excédait pas plus de quelques degrés la température extérieure. Les temps étaient rudes pour ce type de commerces aux maigres recettes, destinés essentiellement à un public de niche. Liv parvenait tout juste à subvenir à ses besoins, mais elle persistait, portée davantage par passion que par raison. Cette boutique représentait bien plus qu’un simple gagne-pain : cela relevait avant tout d'une histoire de famille, une tradition qu'elle s'efforçait de maintenir coûte que coûte. Son père l’avait tenue avant elle, tout comme son arrière-grand-père avant lui. Renoncer aurait signifié trahir cet héritage, une idée qu’elle rejetait catégoriquement, malgré des temps peu propices et une situation financière tout juste à l'équilibre. 

 

-C'est un véritable plaisir de vous revoir. Je dois bien avouer que je ne m'attendais plus à recevoir de client à cette heure-ci.

 

-Oui, je voulais passer plus tôt, mais le travail … 

 

Ryane laissa le silence opérer quelques secondes.

 

...Enfin, vous savez ce que c'est.

 

Elle hocha la tête en signe d'approbation.

 

-Vous êtes venu pour la voir ? demanda-t-elle, sûre de son intuition. Elle n'a pas changé de place depuis votre dernière visite. Pour être honnête, personne n'y a prêté attention. Je sais que ce n'est pas très commercial de ma part de vous dire ça, mais si elle vous intéresse toujours, je peux baisser le prix.

 

Soulagé d'apprendre l'objet de sa convoitise toujours en vente, Ryane refusait catégoriquement de l’acquérir à moindre coût. Jouissant de moyens financiers conséquents, il y voyait là l'opportunité de contribuer à faire tourner son commerce, et puis dépenser sans compter dans sa seule boutique le remplissait d'une fierté non feinte. Chaque mois, il débitait son compte d'un achat onéreux, dans l'unique but de l'aider à subsister financièrement. Jusqu'à présent, Liv ne s'était doutée de rien. Elle voyait en Ryane un riche passionné d'art, et assurément son meilleur client. 

 

Le Katana était entreposé à l'arrière de la bâtisse, parmi d'autres armes de moins bonne facture. Il s'y aventura, saisit le sabre et en tira soigneusement la lame de son fourreau, scrutant chaque détail avec une attention méticuleuse. Le métal, d’un éclat presque hypnotique, renvoyait son reflet avec une netteté saisissante. Pour une fois, il n'allait pas se forcer à l'achat. Cette arme, tranchante comme un rasoir, se révélait en tout point exceptionnelle. Sa garde raffinée constituait l'esquisse d'une tête de dragon, dans la plus pure tradition des grands sabres japonais.

 

-Cette épée date de 500 avant Jésus-Christ. Elle a été trempée plus de deux cents fois. J'ai fait faire une expertise. Il y a peu, j'aurais pu la vendre à un prix défiant toute concurrence. Mais depuis le jour où tout a basculé, elle ne vaut plus grand-chose. Plus personne n'est attiré par ces antiquités… à part vous, bien sûr. Je vous la laisse à cinq cents wolfs, si toutefois elle vous intéresse toujours.

 

-Oui, elle m’intéresse. Je vous la prends au prix initial. Je connais la valeur de ce katana. Quand bien même je vous le paierai au prix fort que je serai toujours gagnant.

 

-Vous êtes bien le premier homme que je connaisse à refuser une telle offre. L'argent ne doit pas vous manquer.

 

Ryane esquissa un sourire et, avec un geste respectueux, lui remit l'épée en main propre.

 

-Il est vrai que j'ai assez d'argent pour ne pas avoir à compter. Et puis la passion n'a pas de prix.

 

Liv demeurait intriguée. Cet homme, entouré de mystère, soulevait bien des questions. Suite à une rapide réflexion, il était aisé d'en déduire sa relative accointance aux trois pouvoirs. Seule l'élite gravitant autour de l'empire jouissait d’un tel confort de vie, ce qui réduisait son champ des possibles quant aux fonctions qu'il occupait. Les secteurs permettant de faire fortune étant toutefois multiples, elle n'osa pas s'aventurer sur un sujet qui ne la concernait de toute façon pas. Une fois le katana entre ses mains, elle se dirigea à son bureau, à l'entrée du bâtiment, pour l’emballer avec soin dans un tissu de soie. La transaction achevée, Ryane s’apprêtait à partir, mais dès lors qu'il atteignit le seuil de la porte, il marqua un arrêt. Hésitant quelques instants, il se retourna finalement dans sa direction.

 

-Écoutez ! lança-t-il sur un ton avenant. Je viens de réaliser que j'ai la soirée de libre, et vous terminez votre journée dans cinq minutes… Alors, je ne voudrais pas paraître insistant mais... Enfin, je me disais qu'on pourrait aller dîner ensemble. J'aimerais vous inviter, si toutefois vous êtes libre ?

 

Liv, surprise par cette proposition inattendue, lui adressa un sourire embarrassé. Elle hésita un moment sans parvenir à la moindre décision. Scrutant à la loupe sa réaction, Ryane prit la peine d'insister.

 

...Je sais que c'est un peu abrupt comme façon de...

 

-Oui, l'interrompit-elle en le prenant de court. Je suis libre. Alors… oui, j’accepte.

 

Quel soulagement ce fut pour Ryane qui s’évertua à préserver un semblant de stoïcisme. De nature peu encline à exprimer une quelconque émotion, un sourire béat, presque idiot, se dessina sur son visage. Un simple mot, un simple « oui » avait suffi à le rendre heureux. Cette femme possédait ce don de le fasciner plus que quiconque. Il n'expliquait pas cette alchimie naturelle, cette sensation d'accomplissement d'une évidence telle que le moindre questionnement s'avérait inutile. Il devait suivre son instinct, comme il l'aurait fait dans une bataille. À ceci près que ce sentiment éprouvé semblait plus intense encore. Pour être tout à fait honnête, cette relation tant désirée l'effrayait. Le fier Loup noir n'en menait pas large face à ce petit brin de femme anéantissant d'un seul regard, toute perception autour. En dehors d'elle, plus rien n’existait.

 

**

 

Sans la faire attendre davantage, il l'invita à s'installer du côté passager avant de démarrer le véhicule, direction le Bella Donna, un restaurant huppé de spécialités italiennes situé au cœur du quartier des affaires. Ryane, peu versé dans l’art de la gastronomie, s'était fié à la réputation de l’établissement : un lieu idéal pour profiter d’un moment en toute intimité et dans une ambiance propice à la discussion. Alors qu'il s'employait dans les grands axes londoniens, la proximité de leurs deux corps le rappela à son inexpérience à gérer des émotions nouvelles. Sur le trajet, Liv avait défait son chignon, laissant sa longue chevelure noire glisser librement le long de sa nuque. Un délicat parfum s’en dégagea, emplissant l’habitacle d’une fragrance florale enivrante. Chaque fois qu'elle faisait peser sur lui ses regards furtifs, les pulsations de son cœur s'emballaient furieusement, dévoilant une faiblesse, une soumission à un sentiment jamais expérimenté jusqu'alors. Toutes ces heures passées à étudier les palettes du comportement humain pour prendre conscience du charlatanisme des théories sur la pratique. La vie ne s'apprenait pas dans les livres, ou dans un réseau neuro-cérébral d'une machine déphasée du vécu, fusse-t-elle de dernière génération et conçue dans les labos de Wolfram et Hart.  

 

Dès leur arrivée sur place, un serveur les accueillit avec professionnalisme et les conduisit à une petite table pour deux, discrètement placée dans un coin de la pièce. Le restaurant, bondé de monde, n'accueillait pas n'importe qui : des magistrats, des banquiers, en somme, tout le gratin des gens de pouvoir assez friqués pour se permettre ce genre d'établissements. Liv, mal à l’aise, observait l’opulence environnante avec une gêne qu’elle ne cherchait pas à dissimuler. Elle n'avait rien de commun avec ces gens de la haute, et pour couronner le tout, cela faisait des années qu'elle n'avait osé franchir les portes d’un restaurant aussi prestigieux. Avant l'avènement des trois Déités, de tels lieux étaient plus accessibles. N’importe qui pouvait se permettre le luxe de s'y pourvoir. Mais les règles avaient changé. La pauvreté touchait désormais l'ensemble de la population, et malgré le travail acharné du plus grand nombre, un salaire ne permettait plus de profiter des plaisirs futiles. Pour Ryane, étranger au monde d'avant, aucune comparaison n'était possible. Aussi, à ses yeux, les choses semblaient suivre leur cours habituel.

 

Une musique d'ambiance, à peine audible, rythmait les conversations autour des plats de pâtes et de pizzas. Les bouteilles de rouge se vidaient à mesure des visages rougissants. Ryane commanda au sommelier son meilleur cru qu'il partagea avec son invitée, toujours à la merci d'un inconfort de plus en plus perceptible.

 

-Je vous sens un peu tendue, remarqua-t-il, l'air inquiet. Est-ce que ça va ?

 

-Oui, oui, tout va bien, répondit-elle en forçant le trait. 

 

Un sourire de façade que le guerrier décela au premier coup d’œil. 

 

-Non, vous n'êtes pas à l'aise ici, j’le vois bien.

 

Liv baissa légèrement les yeux avant de céder.

 

-Je suis navré, finit-elle par avouer. C'est vrai que je ne me sens pas vraiment à ma place ici. Tous ces gens… ce sont des personnes influentes, et moi, je ne suis rien.

 

Ce discours fit naitre en lui une colère sourde, qu'il s'efforça de contenir avec une maîtrise presque douloureuse.

 

-Comment pouvez-vous prétendre que vous n'êtes rien ? Observez ces gens autour de vous. Aucune de ces personnes ne vous arrive à la cheville. Ce ne sont, pour la plupart, que des opportunistes, des figures d'influence qui n'ont aucune valeur sinon celle de l'argent. Vous valez bien plus que vous ne le pensez.

 

Embarrassée par ces compliments, Liv n'osa pas le regarder dans les yeux. Ryane n'était pas dupe. Autre chose la tracassait. Elle apparaissait bien souvent prise dans ses pensées, au détriment du guerrier impuissant et dépourvu de la moindre idée quant à la manière dont il devait manœuvrer. Lui-même, inaccoutumé à ce genre de dîner, ne se montrait pas particulièrement à son aise. Ainsi, ils mangèrent dans un silence morne, jusqu'à ce qu'elle se décide à le briser.

 

-Vous travaillez pour l'empire, n'est-ce pas ?

 

Enfin, venait-elle de mettre le doigt sur la source de son embarras. Dépourvu de l'intention d'axer le sujet sur sa personne, les alternatives s'amenuisaient, à son grand désarroi. Le travail. Fallait-il donc que tout revienne toujours au travail, lui qui se faisait une joie pour une fois de penser à autre chose ?

 

-C'est si évident que ça ?  

 

-Disons qu'il suffit de vous observer pour comprendre que vous n'êtes pas du milieu ouvrier.

 

Sur ce point, il ne comptait pas la contredire.

 

-Puisque vous y tenez, je suis soldat dans l'armée impériale, avoua-t-il, la voix empreinte d’une fierté sincère. Je sers les intérêts de l'Empire et du peuple.

 

À peine eut-il exprimé sa condition que l'expression de la jeune femme se décomposa. Le malaise palpable des débuts laissa place à une froideur, une distance qu'il ne comprit pas sur l'instant. Pour lui, c'était un honneur de faire partie de l'armée, d’œuvrer pour le bien des citoyens, de ce fait, il n'avait pas envisagé pareille réaction. À vrai dire, il s'attendait à ce qu'elle le considère d'une certaine admiration et non pas avec aversion comme maintenant. Par la même, il venait de réaliser à ses dépens, qu'une simple expression pouvait l’atteindre plus violemment qu'un uppercut en pleine mâchoire.

 

-Je suis navré, je... 

 

Elle hésita, faisant mine de se lever. 

 

…J'avais oublié que j'avais des tas de choses à faire. Je vais devoir y aller. Pardonnez-moi.

 

À l'instant où elle tenta de se dérober, il la retint par le bras, assez fermement pour ne pas qu'elle puisse s'enfuir, mais assez délicatement pour éviter de lui infliger la moindre douleur. Son geste n'impliquait aucune réflexion autre que ce besoin viscéral, presque vital de prolonger ce moment à ses côtés. 

 

-Attendez, je vois bien que quelque chose vous tracasse. Si je vous ai blessé, je m'en excuse, mais… j'aimerais comprendre.

 

Prenant conscience d'attirer l'attention des autres clients, Liv se rassit aussitôt, soucieuse de ne pas faire de vague. Ryane la fixa en espérant un début d’explication, voire avec un milieu et une fin, mais toute approximation lui paraissait inenvisageable.

 

-Je vous apprécie. Vraiment... Vous êtes quelqu'un d'aimable, et vous êtes, à n'en pas douter, mon meilleur client. Si vous ne venez plus dans ma boutique, je comprendrai, mais… si je vous expose le fond de ma pensée, eh bien, je risque de... 

 

Décidément, les mots ne voulaient pas sortir.

 

-Vous pouvez tout me dire. Vous ne craignez rien avec moi.

 

Ces paroles, bien qu’empruntes de sincérité, sonnaient creuses, puisque dans les faits, il ne savait absolument pas à quoi s'en tenir. Il avait bien imaginé le pire, mais même cela, il ne parvenait pas à le définir. Sa seule certitude : il éprouvait l'envie, le besoin de la voir et de la revoir, alors le pire consisterait certainement à être privé de sa présence.

 

-Écoutez, poursuivit-elle. Je ne sais pas trop comment mettre tout ça sur le tapis, mais s'il arrivait que deux personnes qui se rencontrent et qui s'apprécient découvrent, par un malheureux concours de circonstances, qu'elles sont idéologiquement incompatibles, que feriez-vous dans cette situation ?

 

Peu inspiré, Ryane répondit à brûle-pourpoint.

 

-Vous voulez dire, si vous aimez les compotes et que j'aime les fraises ? Et bien je respecterais votre choix. Je suis persuadé que deux personnes peuvent partager des moments ensemble, sans toutefois penser ou apprécier les mêmes choses. Dans le pire des cas, je ferais… des compotes de fraises.

 

Il ne savait pas pourquoi il avait sorti cet exemple totalement hors de propos et ridicule à souhait, mais cela eut au moins pour mérite de la faire sourire. Et qu'est-ce qu'il aimait la voir sourire. Il aurait déplacé des montagnes pour ses beaux yeux. Son charme, son intelligence, sa beauté… ses qualités agissaient sur lui comme un envoûtement, et ce genre de sortilèges ne guérissait pas avec le temps.

 

-J'ai bien peur que la problématique aille bien au-delà d'un simple différend culinaire. Ce n'est malheureusement pas aussi simple, regretta-t-elle, évitant soigneusement son regard.

 

-Aucune problématique n'a jamais trouvé de résolution dans la fuite. S'il vous plaît...

 

À l'instant où ses yeux croisèrent les siens, elle comprit qu'elle en avait trop dit. Elle risquait jusqu'à sa propre vie, mais elle renâcla à se dérober lâchement. Cet homme possédait un charisme, un pouvoir de persuasion dont le simulacre de l’indifférence portait à nue la teneur de ses propres contradictions. 

 

-Je hais l'empire, osa-t-elle sèchement d'une voix égale. Je hais les Dieux tyrans.

 

Ces paroles claquèrent dans la tête du guerrier, à la manière d'une bombe diffusant ses éclats d'obus à l'ensemble de ses organes éviscérés et mutilés. Son sang ne fit qu'un tour. Ryane s'attendait à tout sauf à cette confidence. Ces paroles représentaient sans équivoque un acte de trahison envers sa personne, et plus que tout, envers l'Empire. Aucun être sensé, pas même un inconscient, n'aurait osé proféré de tels propos en public, et encore moins en sa présence. En temps normal, la seule alternative consisterait en une condamnation à mort, une exécution sommaire, à la place de quoi il demeura figé, sans réaction, le cerveau débranché de toute idée contre intuitive. Ryane savait son devoir, pourtant raison et déraison heurtèrent ses plus profondes convictions.

 

-Qu'avez-vous dit ? demanda-t-il en espérant avoir mal compris.

 

-J'ai dit que je détestais l'empire, répéta-t-elle, cette fois en haussant la voix.

 

Sa fougue ne tarda pas à attirer les regards suspicieux et haineux sur sa personne.

 

-Vous êtes folle, chuchota Ryane avec insistance. Vous désirez mourir ? Baissez d'un ton.

 

-Vous vouliez connaître le fond de ma pensée ? Eh bien vous l'avez. Si vous voulez m’arrêter ou me livrer aux milices, faites donc votre devoir. J’en ai assez de faire semblant.

 

-Vous ne réalisez pas la gravité de vos propos, murmura le guerrier, en proie à un dilemme.

 

Il n'avait jamais envisagé de lui poser cette question, mais elle ne lui laissait pas vraiment le choix. 

 

...Soutenez-vous les terroristes ? 

 

La réponse sous-entendrait l'alternative de la soumettre au dictat des témoins, dont les regards fusaient comme des vautours, dans l'attente du verdict. Envahie d'une colère noire, la belle ne se débina pas, réduisant drastiquement la frontière entre le courage et la folie.

 

-Selon vous, il n'existe que deux choix possibles. Soit on est du côté de l'empire, soit on soutient les terroristes. Il ne vous est jamais venu à l'idée que le monde n'est pas aussi binaire que vous le pensez. Je ne soutiens pas les terroristes, mais je partage leur désir de liberté.

 

La colère reprit le dessus et le guerrier l'invectiva de plus belle.

 

-Comment pouvez-vous accorder du crédit à ces assassins? Les Dieux sont venus sur terre pour nous sauver tous. Sans eux, l'humanité aurait été anéantie. Ils vous ont offert une seconde chance dans une guerre perdue d'avance, et voilà comment vous les remerciez ? Vos mots sont trop graves pour que je les passe sous silence. Vous avez perdu la raison.

 

-C'est vous qui êtes aveuglé, osa-t-elle, toujours avec la même conviction inébranlable. Avant leur arrivée, le monde connaissait certes des problèmes, mais les humains n'étaient pas tous traités en esclaves. Qui aujourd'hui peut survivre dans ce monde ? Les gens travaillent jusqu'à s'épuiser. Il n'existe plus aucune liberté, ni celle de vivre ni celle de penser. Nous sommes tous traités comme des robots et les plus pauvres meurent au coin des rues dans l’indifférence générale. Si c'est cela votre monde idéal alors ce n’est pas le mien.

 

Difficile pour Ryane de se résoudre à écouter de telles infamies. Le logiciel implanté dans sa tête avait œuvré à instrumentaliser sa personne en fervent défenseur du régime. 

 

-C'est un mensonge. Wolfram et Hart ont sauvé ce monde en perdition. Ils ont fait ce que les humains ne pouvaient pas : réunir hommes et démons sous la même bannière, anéantir les différences et les races, mettre fin à une éternité de guerres sanglantes. Ils ont aboli toutes les religions pour en offrir une seule à l'ensemble des habitants. Ce monde a été unifié. Bien sûr, il existe encore des groupuscules qui n'acceptent pas l'harmonie, et par mon bras, je jure de les traquer jusqu'aux derniers. Alors vous verrez, vous comprendrez que vous étiez dans l'erreur.

 

-C'est bien ce que je craignais, murmura-t-elle tristement. Nos points de vue sont irréconciliables. Du haut de votre tour d'ivoire, nous ne percevez même pas le désespoir qui ronge la population. 

 

-Détrompez-vous. Nous avons l'appui de la population. Les sondages relayés par les médias le prouvent. Personne ne se plaint.

 

-Ont-ils le choix ? rétorqua-t-elle avec une froideur tranchante.

 

Déstabilisé dans ses idées par l’esprit de contradiction de Liv, Ryane imputa son manque de clairvoyance à la fatigue engendrée par son retour de mission. Il lui était inconcevable de douter du bien-fondé de son engagement, et il ne commencerait pas aujourd'hui.

 

-Il suffit, ordonna-t-il sèchement. La discussion est close. Vous êtes une hérétique et, en ma qualité de soldat de l'Empire, vous ne me laissez pas le choix.

 

Alors qu'il s’apprêtait à prendre une décision à contrecœur, la situation prit un tournant inattendu. Une patrouille fit irruption dans le restaurant, alertée sournoisement par les différents clients qui n'avaient rien manqué de la teneur de leurs échanges. Les soldats se déployèrent rapidement, encerclant le couple et bloquant toute issue. Le peloton d’exécution se tenait prêt à sévir et Liv ne se faisait plus aucune illusion sur son sort.

 

-Madame, veuillez nous suivre ! somma le chef de peloton d’une voix ferme. 

 

Ryane se leva brusquement, se plaçant entre Liv et les soldats, le regard fixé sur le gaillard en uniforme.

 

-Comment osez-vous venir troubler ce dîner ? lança-t-il d’un ton menaçant, au grand étonnement de la belle, totalement déconcertée par sa réaction.

 

-Vous ne savez pas à qui vous vous adressez, hurla le soldat courroucé. Nous étions venus pour la femme, mais il semblerait que vous allez nous suivre également.

 

Le pauvre bougre ne s'en doutait pas, mais toute la tension accumulée au cours de la soirée allait être libérée dans un puissant coup de poing en pleine mâchoire. Le soldat fut projeté à travers la pièce, fracassant les tables et heurtant quelques clients malchanceux au passage. Les autres soldats, témoins passifs et désabusés de l'agression, dégainèrent leurs armes. Mais Ryane, imperturbable, sortit sa plaque et l’exposa aux yeux de tous. À la vue de l'insigne, les soldats se figèrent, leurs visages blêmes trahissant une panique grandissante. Tremblants, ils rangèrent précipitamment leurs armes en se confondant en excuses confuses.

 

- Le Loup Noir, murmurait-on d’un coin à l’autre de la pièce. Le général.

 

L’atmosphère changea brutalement. Tous les soldats se mirent au garde-à-vous, raides comme des piquets. C'est alors qu’un porte-parole auto-attitré osa prendre les devants.

 

-Général… nous sommes confus. Nous ignorions que vous étiez présent. Veuillez nous excuser.

 

''Général'', ce mot retentissait dans l'esprit de Liv comme une révélation à la hauteur de sa stupéfaction. L'identité de Ryane se manifestait inopinément, brisant ses derniers espoirs de réhabilitation. Le général des troupes de l'empire, le Loup Noir, le légendaire guerrier craint et respecté de tous. Elle n'en revenait pas. Elle n'aurait pas pu tomber plus mal.

 

-Déguerpissez d'ici avant que je vous le fasse regretter.

 

L'ordre fut exécuté dans la seconde. Les clients, témoins de la scène, n'osèrent pas moufter. La réaction du général, si déroutante soit-elle, paralysait toute velléité d’intervention. Aucun n'osa s'en mêler, soumis à la crainte d'encourir une peine peu enviable.

 

...Partons, déclara Ryane d'un ton autoritaire, en s’adressant à Liv.

 

Cette dernière le suivit sans un mot. Le trajet se déroula dans un silence pesant. Le guerrier, concentré sur la route, semblait plongé dans ses pensées sombres, tandis que Liv, assise à ses côtés, subissait la tension électrique qui saturait l’habitacle. Tant de questions hantaient son esprit, mais effrayée, elle ne jugea pas opportun de les poser. Surprise d'avoir été épargnée alors qu'elle s'était imaginée croupir en cellule avant l’exécution, elle ne tenta pas le diable plus que de raison. Ryane stationna le véhicule devant l'échoppe. Tandis qu'elle posait une main sur la portière, il l’interpella juste avant qu’elle ne sorte.

 

...Ce que vous venez de me confier, ne le révélez jamais à personne. Si vous voulez vivre, gardez vos opinions pour vous. 

 

Elle le fixa longuement, comme si elle cherchait des réponses, avant de prendre le chemin de son véhicule stationné à cheval sur le trottoir. Ryane, quant à lui, regagna ses appartements, l’esprit assiégé par le tumulte des événements. Il passa la nuit à ressasser cette soirée, à analyser chaque parole, chaque geste, et à marteler son manquement à tous ses devoirs. Au fond, il en comprenait les raisons, mais aucune justification ne suffisait à apaiser ce sentiment de trahison envers l’Empire. Il exécrait cette faiblesse qu’elle avait révélée en lui, cette fissure dans une armure qu’il croyait invincible. Alors, pour tenter de chasser les mauvaises pensées, il s'exerça à un exercice de méditation, trop perturbé pour que celui-ci se montre pleinement efficace. Le doute s’immisçait en lui à chaque fois qu’il portait le regard sur le Katana à tête de dragon. Ryane se sentait divisé, tiraillé entre son devoir et ses sentiments. Sa seule certitude : il désirait la revoir.



































 

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