Shanshu II - Wolfram & Hart

Chapitre 3 : DANS L'OMBRE

5336 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a environ 1 an

Chapitre 3 DANS L'OMBRE 

 

Seyia ouvrit difficilement les paupières. À chaque tentative, elle les refermait aussitôt, aveuglée par la lumière trop vive du néon rectangulaire suspendu au plafond. Son esprit, encore embrumé, peinait à émerger, et un mal de crâne lancinant n'aidait pas à lui éclaircir les idées. En état, son seul souvenir consistait à avoir regagné miraculeusement la surface, avant que tout ne bascule dans le néant. La tueuse ignorait où elle se trouvait, mais il régnait en ces lieux une odeur prononcée de moisi et de vieux meubles, un peu comme dans le bureau de Giles, dans l'ancien manoir. Un effluve rance de renfermé, mélangée à une forte humidité, suintait par tous les pores du plafond jauni qu'elle percevait d'un faible battement de cil. C'était pour l’heure, le seul indice tangible qu’elle était en mesure d’identifier. Chaque fibre de son corps hurlait de douleur. Lorsqu'elle tenta de bouger une jambe, une vive brûlure irradia sa sangle abdominale. Un coup mal encaissé, certainement.

 

Étrangement, malgré son état physique chancelant, Seyia se sentait plutôt à son aise. Le lit se révélait plutôt agréable, ni trop dur, ni trop molletonné, et l'oreiller était moelleux, bien qu'un peu poussiéreux tout de même. Absolument rien de pénalisant considérant les taudis dans lesquels elle avait pioncé ces derniers mois. Il se dégageait de cette chambre une espèce d'aura, d'atmosphère rassurante qu'elle liait machinalement à son enfance, et plus précisément à ses grands-parents. Des souvenirs de vacances ressurgirent, mêlant fragrances familières, légèreté, joie et amertume, comme autant d'émotions apparaissant à la surface pour disparaître aussitôt. Trainasser au lit n'était pas déplaisant, mais il existait un temps pour tout, et celui de somnoler attendra. Pour l'heure, la priorité consistait à découvrir les raisons de sa présence en ces lieux et qui l'y avait contraint.

 

Après quelques minutes, ses yeux adoptèrent enfin la ténacité de cette lumière artificielle. Elle releva doucement son buste et retrouva peu à peu les sensations de son corps. Par chance, sa constitution de tueuse accélérait le processus de rétablissement. Un rapide tour d'horizon confirma ses idées sur l'habitant. La tapisserie fleurie, typique des années cinquante, allait dans le sens de son hypothèse.

 

-Plus de la première jeunesse, observa-t-elle pour elle-même. Ou peut-être bien un vampire. 

 

Non, elle ne put se borner à croire qu'un suceur de sang, aussi vieux soit-il, puisse manquer si cruellement de goût. Pour en avoir zigouillé à foison et pour en avoir côtoyé d'autres, il lui paraissait absurde de parvenir à cette conclusion. Enfin, la vie avait le don de surprendre parfois.

 

À sa droite, elle remarqua un verre d'eau posé sur la table de chevet en bois massif. Au moins, l'hôte possédait le sens inné de l'hospitalité, ce qui la rassura d'autant plus. Alors qu'elle s’apprêtait à se lever, une étrange sensation de légèreté la fit hésiter. Elle tâtonna puis souleva le drap. Stupeur : ses vêtements avaient disparus.

 

...Merde, marmonna-t-elle aussi discrètement que possible

 

Finalement, elle changea d'optique sur ses considérations sans doute plus complexes qu'espérées. D’une Maison de vacances à une geôle tenue par un vieux vicieux lubrique ayant probablement abusé d'elle dans son sommeil, il n'y avait qu'un pas. Rien qu'à cette idée, elle en frissonna de dégoût. Inutile de tergiverser, il lui fallait trouver une issue. La fenêtre à sa droite peut-être, ne serait-ce que pour analyser la topographie des lieux, voire même espérer une issue de sortie. Elle s'enveloppa dans le drap blanc qu'elle attacha autour de sa poitrine puis forma un nœud croulant de façon à bien stabiliser son accoutrement de fortune. Le système D en somme. Vu du miroir intégré à la vieille armoire aux motifs échancrés, cet acoutrement ne lui allait pas si mal. Elle aurait eu un certain succès à une époque pas si lointaine, si bien sûr l'on considérait l'antiquité comme telle. 

 

Prudemment, à tâtons, elle se fraya un chemin jusqu’à la fenêtre, et en ouvrit le battant. Un grincement sourd déchira le silence, tandis qu'elle se mordait les lèvres en priant pour que personne ne l'entende. Penchée dans le vide, les cheveux détachés ondulant sous l'effet du vent, Seyia fut bien vite sceptique quant à ses espoirs d'évasion. À vue de nez, les quelques étages la séparant de la chaussée en contrebas semblaient infranchissables. Non pas que la pratique de l'escalade lui faisait défaut, mais pas dans cette tenue, et surtout pas en pleine journée. Le bâtiment surplombait un grand boulevard bondé de monde. Le tintamarre des klaxons et le brouhaha des populations qui s'entrecroisaient la dissuadèrent de sauter le pas. Elle l'envisageait toujours, mais seulement en dernier recours. Une nana à moitié nue, escaladant les façades des immeubles, égayerait certainement les foules, mais attirerait également les milices ainsi que les drones sur sa personne. Et cela, autant l'éviter, surtout à considérer les bordures humides rendues glissantes par la pluie de la veille.

 

Son insatiable soif de curiosité lui commandait d'en apprendre plus. Il lui fallait des réponses, et puis dans le fond, qu'avait-elle à craindre d'un vieillard, qui plus est dans sa condition de tueuse la rendant plus dangereuse que n'importe quel être humain ou créature ? Sa décision était prise. Elle s'approcha à pas feutrés de l'encadrement de la porte. Entrouverte, celle-ci donnait sur le séjour. Empruntée dans sa chair et soumise au dictat d'une pure révélation artistique, Seyia s'immobilisa, béate. Une douce mélodie empreinte de mélancolie brisa toutes ses certitudes. Captivée par la résonance de ces accords à la fois harmonieux et viscéralement saisissants, une profonde tristesse la submergea. 

 

Cette musique jouée sur un piano avait le don de la bouleverser dans sa plus profonde intimité. Des images qu'elle n'avait pas vécues la transportèrent à une époque lointaine où elle s'imaginait, au crépuscule de l’automne, déambuler dans une vieille ville d’Europe, en proie au spleen et à la solitude, au deuil d'un exil inconsolable faisant écho au sien. Alors qu'elle entrapercevait de dos, assis sur un petit tabouret de bois, un homme aux cheveux grisonnant caresser les touches de ses mains de virtuose, son corps ne résista pas à l'attraction sensorielle de cet air, et elle pénétra instinctivement dans la pièce en dépit de ses soupçons. Fascinée par une telle maestria, elle subodorait qu'un être capable de transmettre tant d'émotions ne pouvait pas être foncièrement mauvais. L'homme continuait à jouer sans se retourner, bien qu'elle ait été si peu discrète, que sa présence ne pouvait passer inaperçue. Néanmoins, il n'en montra rien et ne paraissait pas plus perturbé que cela puisqu'il enchaînait toujours passionnément les notes en synchronisant la pédale au clavier avec une fluidité insolente. 

 

Seyia aurait aimé suivre des cours, ou jouer d'un instrument autre que ceux utilisés pour infliger la mort. Hélas, cette vie ne lui était pas destinée. Pourtant elle trouva ce moment si délicieusement intense et attractif, qu'elle se refusait à le considérer comme un acte manqué. Ces rares intervalles de répits l'éloignant de ce monde de fou et de toute cette violence absurde, lui procurait une sensation de bien-être à laquelle il devenait aisé de s'habituer. L'art possédait ceci de formidable qu'il révélait les cœurs et les âmes en touchant profondément aux émotions et aux questionnements de l'humanité face à l’existence même. Bien qu'étrangère à tous ces principes, Seyia l'interpréta à sa façon, comme une consolation, un appui exprimant ce que les mots étaient incapables.

 

Chopin, puisque c'était son œuvre que le mystérieux inconnu interprétait au piano, et plus précisément la deuxième nocturne, exerçait ce don de lui faire oublier ses problèmes. Le piano, plus que tout autre instrument, exprimait cette noblesse en ceci qu'il n'avait pas besoin d'accompagnement pour donner la pleine mesure de son expression. Un jour, elle aussi apprendrait et pourrait à son tour exprimer sa solitude retranscrite en jouant ses propres partitions. Enfin, ce n'était qu'un doux rêve inspiré par l'optimisme volontairement idéalisé d'un espoir qu'elle ne caresserait sans doute jamais de son vivant. Le voile de l'imaginaire s'évapora, laissant place à la réalité d'une situation incertaine.

 

Elle n'y avait pas prêté attention jusqu’alors, mais en observant l’environnement, Seyia découvrit une pièce au charme autrement plus pittoresque, en comparaison de la petite chambre d'où elle provenait. Peut-être était-ce l'imposant piano à queue de la marque Bechstein, ou la blancheur apaisante des mûrs qui accentuait cet aspect de sérénité, mais le contraste était saisissant tant les deux pièces paraissaient anachroniques entre elles. Une large baie vitrée baignait le salon d'une teinte lumineuse et rafraîchissante, en accord avec l'extérieur. L'espace épuré et vide exacerbait cette impression de grandeur. À la marge, un aménagement desservait un long canapé de cuir assorti à une table basse japonaise, apportant une touche zen à l'ensemble. C'était le secret de l'esthétique ancestrale nippone : chaque élément à sa place et aucune fioriture. Le salon aéré et très peu fourni possédait ce qu'il fallait d’excentricité pour ne pas donner au tout un air de vitrine de magasin. Une petite toile, peinte à la main, lorgnait du côté de l'impressionnisme, avec ces multiples points de peintures qui, une fois associés, formaient l'impétueux Big Ben. Le tableau trônait par un effet d'optique au-dessus de l'instrument, lui donnant l'air d'y puiser quelque inspiration. Seyia trouva la scène touchante et se remémora le monde, bien avant l'invasion. 

 

À l'ultime note, la mélancolie s'estompa brusquement pour laisser place à un silence presque rédempteur. Le pianiste, toujours accroché à son spleen, inclina la tête quelques secondes, comme une confession. La tueuse demeura à distance, immobile. Le vieil homme se leva et referma le clapet avant de se retourner lentement dans sa direction.

 

-Enfin réveillée, commença-t-il d'une voix éraillée, difficile à attribuer à une quelconque émotion ou à sa nature propre.

 

Impressionnée par le regard perçant de l'individu, et par la figure sévère que ne reniait pas une peau rêche et usée par le temps, la tueuse se sentit mal à l'aise en sa présence. En d'autres circonstances, elle lui aurait déjà sauté dessus pour lui soutirer des réponses, mais le contexte ne s'y prêtait pas. L'homme, à la mine patibulaire et au physique maigre et affûté, semblait porter sur lui une ombre, un je-ne-sais-quoi de malsain et de ténébreux qui sciait parfaitement à l'hypothèse du vieux pervers. Bien que son instinct primaire lui suggérait de se méfier, elle ne désirait pas commettre les mêmes erreurs qu'avec Johner. Les apparences s'avéraient parfois trompeuses. L'homme, remarquant la jeune femme désemparée, prit le parti de ne pas la faire languir.

 

…J'imagine que vous avez un tas de questions ? N'étant pas du genre à faire traîner les choses et à vous faire gaspiller inutilement votre salive, je vais vous épargner tout ceci. 

 

Il s’avança lentement vers la jeune femme en prenant soin de préserver son espace vital, de crainte de la brusquer.

 

...Rutherford Sirk, enchanté, se présenta-t-il avec un léger sourire au coin. Mes hommes vous ont trouvée alors même que vous étiez inconsciente. On peut dire que vous avez échappé de peu à un sort funeste. 

 

Seyia tendit l'oreille attentivement dans l'attente d'en apprendre plus.

 

...Je suis un ami de cette vieille crapule de Robson. Paix à son âme, soupira-t-il submergé par ce que Seyia interpréta comme de l'émotion. Il m'a sommé de m'occuper d'une tueuse et vous correspondez assez fidèlement au profil qu'il m'en a fait. Il semble donc que je sois la personne toute désignée pour cela.

 

-Alors il vous a tout dit, murmura-t-elle, sa voix oscillant entre une amertume sourde et une pointe d'euphorie. 

 

La tueuse se trouva bien heureuse de compter cet homme parmi ses potentiels alliés, et en même temps le souvenir de Robson lui inspirait une tristesse infinie. Tout s'était passé si vite. Son sacrifice restait vivace dans son esprit et elle se sentait en grande partie responsable. Une blessure de plus à ajouter à une longue lignée d'autres.

 

-Oui ! J'en sais beaucoup plus sur vous que n'importe qui ici à Londres. Je sais qui vous êtes et j'ai connaissance de tout ce qui concerne votre parcours, mais ne précipitons pas les choses voulez-vous. Nous avons le temps. L'heure n'est pas aux explications, mais au recueillement.

 

Après l'avoir invité à s'installer sur le canapé, il s'empressa de saisir une bouteille de whisky et deux verres qu'il déposa soigneusement sur la table basse japonaise. Il retroussa les manches de sa chemise, comme s'il s’apprêtait à commettre un mouvement artistique, chose qu'il n'avait pas faite lorsqu'il pianotait sur le clavier. Seyia fut surprise par l'attitude de l'individu qui semblait prendre très à cœur la technique complexe consistant à verser un liquide dans un verre. Les effluves n'inspiraient pas une envie folle à la jeune femme. Elle lui fit comprendre en objectant de la main, mais il n'eut pas l'air de s'en soucier en poursuivant son geste.

 

...Ça ma jolie, ça ne se refuse pas.

 

Au moins c'était clair. Dans la mesure d'un choix imposé, elle allait devoir accepter malgré son dégoût du Whisky et des alcools forts en général. La seule façon pour elle de le boire aurait été de le mélanger avec du coca, mais elle devinait le sacrilège que susciterait une telle réclamation. À bien l'observer, il n'avait de toute façon pas l'air d'un homme à entretenir quelques boissons non alcoolisées que ce soit, ou en tout cas ses manières un peu bourrues et son faciès ne le suggéraient pas. Une fois pourvu, il s'installa à l'angle du canapé, une position qui, de son point de vue, la mettait mal à l’aise. Drapée comme elle l'était, sans rien sous sa tenue, elle préférait qu’il prenne place à ses côtés plutôt qu'en face. En état, elle faisait une cible idéale pour un vieux pervers désirant se rincer l’œil. Contrariée, elle se raidit en serrant les jambes l'une contre l'autre. 

 

...Vous êtes plutôt jolie habillée ainsi. C'est la nouvelle mode aux États-Unis ? se moqua-t-il en ayant discerné le malaise occasionné.

 

-Disons que c'était ça ou rien, d'ailleurs c'est vous qui... 

 

Elle n'osa pas s'aventurer plus loin, et puis la suggestion paraissait évidente.

 

-Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas moi qui vous ai déshabillée, sourit-il en s'amusant de la situation. Je ne suis pas de ce genre, plus à mon âge.

 

-OK, tant mieux, souffla-telle de soulagement avant de s'enhardir d'une autre question. Mais si ce n'est pas vous, qui... ?

 

Encore une fois, la suggestion était éloquente, mais Sirk se contenta de rester évasif.

 

-Dites-vous simplement que celui qui vous a désapé n'a aucun attrait pour la gent féminine, ni d'ailleurs pour la gent masculine. Vous n'avez rien à craindre.

 

Seyia allait devoir le croire sur parole. Le vieillard la fixa longuement sans rien dire, ce qui eut le don de l'agacer. Elle détourna le regard à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'il se décide à briser la glace.

 

...Nous vivons une époque terrible pour les êtres... disons... comme vous.

 

-Et que voulez-vous dire par des êtres comme moi ? Il me semble que c’est la même chose pour tout le monde.

 

-Vous avez en partie raison, à la différence que vous représentez l’une des dernières de votre ordre. Les tueuses se font rares de nos jours.

 

Malgré les informations de son interlocuteur, Seyia restait sur ses gardes. Sa récente trahison rendait toute confiance difficile à accorder, surtout à un inconnu. Elle devait en avoir le cœur net.

 

-À quelle adresse sommes-nous exactement ? demanda-t-elle d’un ton abrupte. 

 

-Au 1313 Cota Avenue, pourquoi ? Vous cherchez à investir dans le quartier ? répondit-il avec un sourire narquois.

 

-Robson m’a fourni une lettre avec cette adresse, précisa-t-elle en ignorant son brin d’humour. Il m’a dit que quelqu’un m’aiderait. Je voulais m’en assurer, c’est tout.

 

Rutherford porta son verre à ses lèvres et savoura une nouvelle gorgée de pur malt avant de reprendre la parole.

 

-Bien, je vous ai fait assez patienter comme ça. Maintenant que nous avons accordé nos violons, il est temps de vous expliquer le plan.

 

-Le plan ? répéta-t-elle, intriguée. 

 

-Oh, ne vous faites pas d’illusion, ce n’est pas le genre de discussion ou je vous annonce une alternative miraculeuse à cette merde dans laquelle on est fourré, mais disons que c’est un début, un espoir, infime, une échappatoire.

 

Sceptique, la tueuse n’était pas d’humeur à autant d’approximation.

 

-C'est moi ou les observateurs détestent aller droit au but ?

 

-Oh, il est vrai que c’est une fâcheuse habitude. Vous savez, nous autres, observateurs, privilégions le côté intellectuel pour nous donner une certaine… consistance. Bien manier le verbe, laisser du suspens… ça fait partie de la formation de l’observateur accompli. On suit des cours pour ça.

 

Remarquant avec désarroi la jeune femme insensible à son humour, il s’empressa de poursuivre. 

 

...Enfin, vous avez raison. Je vais aller droit au but. Vous n’êtes pas sans savoir que Wolfram et Hart ont pris le contrôle de cette foutue planète, et pire encore, de la mère patrie, et cela voyez-vous, je ne l’accepterais jamais. C’est mon côté patriote. 

 

Elle cligna des yeux, l’invitant à éclaircir son propos.

 

...Donc, comme je vous le disais, l’ennemi a pris le contrôle du monde, mais il a commis une erreur. Celle d’avoir concentré l’ensemble de ses pouvoirs ici à Londres. Pour les raisons que vous savez, le portail ouvert par Acathla, celui-là même ayant permis leur arrivée sur terre, demeure toujours actif. Pour le sceller définitivement, ils ont besoin du vecteur essentiel que représente le fameux vampire avec une âme. En attendant, le Loup, le Cerf et le Bélier sont contraints de dépenser une énorme débauche d’énergie pour empêcher que le portail n’engloutisse la terre. Le cas échéant, notre planète fusionnerait avec le monde obscur et ce serait... et bien je ne vais pas vous faire un dessin... Armageddon, la fin des temps, l’apocalypse, et absolument rien n’y survivra.

 

-Euh… oui, je pense avoir compris le message. Et donc … le plan ?

 

-Désolé, déformation professionnelle. 

 

Sirk se racla la gorge et continua. 

 

...Ce que je veux dire c’est qu’en fortifiant leur centre névralgique, ici, à Londres, Wolfram et Hart, ont laissé des failles ailleurs. Le reste du globe n’est pas totalement sous leur contrôle. Aux États-Unis, par exemple, plusieurs mouvements de résistance ont su gagner du terrain. Wolfram et Hart n’ont pas une armée illimitée. Leur zone d'influence ne peut s’étendre au-delà d’un certain seuil. Tant qu’ils n’auront pas scellé le portail, leur marge de manœuvre restera très restreinte. C’est pour cette raison que Giles et vos anciens amis sont en train de fomenter une armée en Californie, susceptible de changer la donne. Enfin, ça c'est ce que prétend ce vieux croulant, mais pour le moment, on n’en a toujours pas vu la couleur.

 

Une lueur teintée d’espoir colora les grands yeux bruns de Seyia. Elle se leva aussitôt en faisant fi des convenances et de la pudeur. Dans son élan, son accoutrement de fortune s'ébranla, dévoilant ainsi un décolleté que le vieillard ne manqua pas de remarquer.

 

-C'est donc vrai ! s’exclama-t-elle, euphorique. Giles est toujours en vie, et peut être le reste de la bande aussi : Buffy, Faith, et tous les autres. C’est formidable ! Si c'est réellement le cas, alors tout n’est pas perdu.

 

-Jeune fille, si vous pouviez… 

 

Sirk manifesta sa gêne devant l'attitude décomplexée de la tueuse, inconsciente de son impudence. Confuse, elle compressa aussitôt le nœud sur sa poitrine.

 

...Il n’y a pas vraiment de quoi se réjouir, poursuivit-il, d’un ton plus grave. Les forces en présence sont encore limitées. En état, la résistance n’est pas encore capable de faire face. Disons que c’est hélas la seule chance qu’il nous reste, mais il ne faut pas nous y tromper, nous ne sommes pas encore en mesure de vaincre ces démons, et rien ne garantit que nous le serons un jour. 

 

-Peut-être, mais qui ne tente rien n’a rien. Et puis, de toute façon, qu'avons-nous à perdre ? 

 

Un léger rictus vint tordre les lèvres crevassées de Sirk.

 

-Figurez-vous que c’est prévu. Votre départ est déjà acté : demain dès l'aube, à l’heure où blanchit la campagne.

 

Seyia le dévisagea, perplexe, modérant aussitôt ses envolées lyriques.

 

...Décidément, la jeunesse ne se passionne plus pour la littérature. C’est d’un triste. Bref, demain dès l’aube, vous partirez. On vous exfiltrera du pays. Un navire de pêcheur vous attendra sur la côte. Des hommes de la résistance, en lien avec Giles, seront sur place pour vous ramener à bon port.

 

-Que voulez-vous dire par ‘on’ ?

 

Sirk claqua des doigts, et dans la seconde, quatre hommes en noir surgirent de nulle part dans la plus pure tradition shinobi. La tueuse esquissa quelque pas de retrait, surprise de ces apparitions soudaines et inattendues. L’appartement, exigu, ne semblait pas permettre une telle dissimulation. De par sa perception de tueuse, elle aurait forcément dû déceler leur présence. Leur aisance à se cacher et se mouvoir dans cet espace restreint requérait une maîtrise effrayante, presque surnaturelle, du ninjutsu. La tueuse adopta aussitôt une position défensive, prête à en découdre, mais le vieil homme s’interposa aussitôt.

 

-Vous n’avez rien à craindre d’eux, insista Sirk en levant une main apaisante. Ils sont, ce qu’on peut appeler, ma garde personnelle. Ils ne vous feront aucun mal. 

 

-Ils ne sont pas humains, observa la tueuse, toujours aux aguets.

 

-Allons, ils risqueraient de mal le prendre. Ils sont bien humains… du moins, en partie.

 

Les hommes se tenaient immobiles, postés derrière leur maître, sans hostilité ni agressivité apparente. Entièrement vêtus de noirs, seuls leurs visages sortaient du lot puisqu’ils n'en possédaient pas. Un masque métallisé dépourvu de fente pour respirer semblait collé à leur peau et n’offrait aucune visibilité externe. Seyia, constatant avec soulagement l’attitude passive de ces soldats de l’ombre, décontracta légèrement la tension de ses muscles, sans toutefois relâcher sa vigilance. Des êtres aussi insondables et imprévisibles représentaient une menace potentielle.

 

-Qui sont-ils ? demanda-elle, méfiante.

 

-Vos sauveurs, tout simplement, déclara Sirk avec fierté. On pourrait les qualifier de cyborgs, ou du moins ce qui s’en rapproche le plus de l’imaginaire collectif.

 

-Des cyborgs ? répéta Seyia, incrédule.

 

-Je sais que ça peut paraître quelque peu futuriste comme concept, mais ces dernières années, et même bien avant la dernière guerre, l’humanité a fait des progrès prodigieux en matière de cybernétique. Un certain Mr Mears, par exemple, avait conçu des robots si semblables aux humains, qu’il était impossible de les différencier. Le chaînon manquant était de lier l’homme à la machine, et ceci a été réalisé avec brio avec l’aide d’un puissant sorcier. Non, en fait pas si puissant que ça, simplement machiavélique, infâme, cruel, une véritable crapule comme on en fait plus depuis des décennies. Une raclure de première, mais au moins avec lui, on ne s’ennuie jamais.

 

Quelle désillusion pour la tueuse d’entendre des paroles aussi insensées sortir de la bouche d'un vieillard incapable de remettre en question la teneur de ses actes pour le moins immoraux. Son opinion sur Sirk changea instantanément. Finalement, sa première impression était peut-être la bonne.

 

-Comment avez-vous pu faire ça ? l'apostropha-t-elle violemment. C’est inhumain. Quelle souffrance leur avez-vous infligée pour en arriver là, et tout ça dans le but d’en faire vos pantins. Vous ne valez pas mieux que Wolfram et Hart.

 

L’observateur ne parut pas troublé par la réaction de la tueuse. Sans doute l'avait-il anticipé.

 

-Ah, les jeunes d’aujourd’hui, toujours à professer votre morale et votre idéologie. Je vais vous dire une chose gamine. Dans la vie, il arrive que l'on n’ait pas le choix. Pour survivre, il faut être prêt à tout. Ce n'est pas en étant dicté par de bons sentiments que l'on parvient à faire changer les choses. Les cimetières sont pavés de bonnes intentions, en attendant nos ennemis ne s’embarrassent pas de la morale et de toutes ces conneries, et c’est pour cela qu’ils auront toujours l’avantage. Ils font ce qui doit être fait pour préserver leurs intérêts. 

 

-La morale, comme vous l’appelez, c’est ce qui nous différencie d’eux justement. Si nous agissons comme nos ennemis alors à quoi bon les combattre, puisque nous ne vaudrons pas mieux. Vous êtes un être ignoble et je ne sais pas ce qui me retient de vous frapper.

 

-Votre morale, sans doute, répliqua-t-il le sourire aux lèvres. C’est fou ce que vous me faites penser à Giles quand vous déblatérez tous ces bons sentiments. Enfin, si ça peut racheter votre opinion envers ma personne, sachez que ces hommes étaient condamnés de toute façon et que c’était leur choix. 

 

Seyia le fusilla du regard, renâclant à prétexter une quelconque justification à ces actes inexcusables.

 

...Bien ma jolie, que vous l’acceptiez ou pas, ce n’est pas vraiment mon problème. La seule chose qui m’importe, c’est que vous soyez escorté à bon port. Ces quatre-là vous accompagneront et vous sortiront de ce merdier. Votre rôle sera de retrouver Giles. Pour ce qui est de guider les tueuses, il n’a pas son pareil. Nous, on va tâcher de rester dans l’ombre et de ne pas nous faire prendre en attendant votre venue. De mon côté, j’essaierai de rallier du monde, même si la marge de manœuvre reste très réduite.

 

-J’irai trouver Giles. On reviendra le plus vite possible, affirma Seyia d’une voix ferme en passant outre sa rancœur. En attendant, je vois mal comment nous pourrions passer inaperçus avec des ninjas à tête de boîte de conserve.

 

Sirk aborda l'un des hommes en noir. Il attrapa son poignet en pressant sur un interrupteur caché sous sa manche. Le cyborg se métamorphosa subitement. Son visage absorba la forme d’un homme ordinaire avec toute la panoplie du trentenaire, plutôt bel homme, les traits harmonieux et passe-partout, quoiqu’un peu trop parfait peut-être.

 

Seyia afficha un air béat.

 

-Oui, je sais. Ça fait toujours cet effet la première fois, s’amusa l’observateur, toujours prompt à vanter fièrement le recours aux technologies les plus avancées.

 

-Alors là, j’hallucine. Mais vous êtes sûr qu’on n’a pas changé de siècle ? J’ai dû être cryogénisée, et pour ne pas m’effrayer, vous m’avez caché la vérité, ça ne peut être que ça... Est-ce qu’il sait faire autre chose ? du genre... voler ?

 

-Euh… non, mais il sait marcher, courir, sauter, il maîtrise une multitude d’arts martiaux ancestraux et… c’est à peu près tout.

 

-Ah… s’exclama telle avec une pointe de déception dans la voix. Oui, c’est déjà pas mal.

 

-Il faut croire que la jeunesse se lasse vite, marmonna Sirk, un brin amère.

 

De par son âge avancé et son caractère austère, le vieil homme éprouvait les plus grandes difficultés à comprendre les nouvelles générations auxquelles il s'était bien gardé de se mélanger. La sociabilité ne faisait pas partie de son tempérament, au point où il enviait la patience légendaire de Giles à supporter des gamins moralisateurs et donneurs de leçon. 

 

Sirk et Seyia, malgré leur mésentente cordiale, passèrent le reste de la journée à planifier le voyage du lendemain. Le vieil homme lui fournit des vêtements de rechange afin que celle-ci ressemble à une citadine ordinaire. Quant à sa vieille tunique, poussiéreuse et usée, elle fut brûlée et jetée aux oubliettes. Le soir venu, avant de se coucher, Seyia prit une douche revigorante, et le lendemain, au lever du soleil, elle quitta l'immeuble, accompagnée de ses quatre acolytes. Ils prirent la route dans une berline en règle, plus de la première jeunesse mais avec l'assurance de ne pas attirer les regards. Rien ne semblait justifier un contrôle inopiné des milices armées, mais c’était souvent dans ces cas-là que ça arrivait. Sirk avait remis de faux papiers à la tueuse avec un nouveau nom, en préservant néanmoins sa nationalité. Une Américaine répondant à l'intitulé de Jones Jennifer. À vrai dire, sa recherche fut très sommaire, puisée au hasard d'un vieux film visionné il y a de cela quelques jours. 

 

Le véhicule avait roulé pendant des heures sous une pluie diluvienne avant d’atteindre Southampton en fin de matinée. Le périple prit fin au port où l’attendait un modeste chalutier à la coque usée et rouillée. À la vue du navire, Seyia appréhendait un voyage laborieux. Ce type d’embarcation rustique n’offrait pas le confort espéré et la jeune femme redoutait le mal de mer. Sur la passerelle, deux silhouettes l’attendaient. Un homme solidement bâtit, marqué par une cicatrice à l’œil gauche, ainsi qu'une femme élancée aux longs cheveux châtains. Les présentations effectuées, les Cyborgs en noir disparurent discrètement, laissant la tueuse entre les mains de ses nouveaux hôtes : un couple répondant au nom de Riley et Samantha Finn.



 

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