Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 2 RESISTANCE
Depuis l'avènement des Dieux tyrans, Londres était devenue la capitale d'un monde nouveau. La mégalopole étendait ses allées tentaculaires toujours plus loin, avalant sans cesse la moindre parcelle de terrain pour la façonner à son image impérialiste. Ce qui apparaissait à sa surface ne représentait toutefois que la partie émergée de l'iceberg. Il en existait une autre, bien plus sombre et silencieuse, tapie dans les bas-fonds : une cité cachée, soutenant l’édifice gigantesque comme une armature invisible. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les galeries souterraines avaient permis aux forces alliées d'échapper aux bombardements et de se déplacer dans la ville en toute discrétion. Aujourd’hui encore, les entrailles du mastodonte dissimulaient d’innombrables lieux insolites, inconnus du grand public, mais revêtant une importance historique majeure dans le développement de la capitale.
À présent, ces lieux laissés à l’abandon regorgeaient d'une population à la marge. Ces structures souterraines accueillaient, à une trentaine de mètres de profondeur, tous ceux ayant fuis le pouvoir en place. Les conditions de vie demeuraient néanmoins déplorables dans les bas-fonds. Bien que de puissants filtres à air permettent d'y séjourner dans des conditions acceptables, ces aménagements d'un autre temps, conçus pour une utilisation temporaire, témoignaient de leur vétusté. Les tunnels, en forme de tube, sillonnaient la ville à la manière d'une toile d’araignée, étendant leurs réseaux sur différents embranchements mal connus du grand public. Ces conduits, capables de supporter le poids de la terre, de l'argile, et de l'eau, se distinguaient par la robustesse de leurs fondations. Cependant, l'espace assez restreint ne permettait pas un attroupement illimité.
Les résistants se trouvaient par la force des choses en sous-effectif, par conséquent le problème de la surpopulation ne se posait pas. Il était bon ton de se faire discret, de ne pas attirer l'attention. C'était mathématique. Plus ils accueillaient de monde, plus le risque de trahison par une taupe infiltrée prenait de l'ampleur. Incorporer les troupes rebelles n'attirait de ce fait pas vraiment les foules. Beaucoup les soutenaient dans leur lutte, mais de là à les rejoindre, il y avait un pas à ne pas franchir. Pour beaucoup, vivre en esclavage valait mieux que de mourir en homme libre.
Bien que les conditions de vie à la surface soient exécrables, elles l'étaient encore bien plus dans les profondeurs aux entraves sanitaires évidentes. L'air contaminé, la maladie, le manque de confort, de lumière, le taux d'humidité : tous ces désagréments participaient à rendre leur subsistance fragile. À cela venait s'ajouter la menace constante des milices armées, bien décidées à les dénicher. Si une attaque survenait, leurs chances de survie avoisineraient le néant. Pour minimiser les risques, les rebelles s'étaient dispersés dans différents secteurs. D'autres bases souterraines furent créées en amont, le tout orchestré par le conseil des observateurs, principal investigateur de la révolte. Bien sûr, d'autres corporations venues de l'étranger les soutenaient, mais dans la capitale britannique, c'était eux qui œuvraient principalement.
Les différentes organisations impliquées dans la rébellion n'entretenaient pas de relations cordiales. Elles partageaient le même objectif, mais leur façon de procéder différait, et par-dessus tout, il existait toujours une méfiance nourrie par une paranoïa légitime. Un seul coup mal assuré serait synonyme de fin. Difficile d'entretenir une relation de confiance dans ces circonstances. Deux bandes organisées participaient à la rébellion : Les Anges, ce groupuscule terroriste dont l'épicentre ne se situait pas à Londres, mais à Los Angeles. Et enfin, le plus actif, le groupuscule anonyme entretenu par le conseil des observateurs, seul responsable des grands attentats perpétrés à l'encontre du Loup du Cerf et du Bélier dans la capitale. Souvent, la population qui observait les signes de la résistance encrés sur les murs se méprenait quant au réel impact des Anges sur les événements. Eux avaient opté pour une guerre psychologique, tandis que ceux qui luttaient concrètement sur le terrain n'arboraient aucun signe distinctif leur permettant d'accaparer la une des médias.
Cela n'avait aucune importance pour Robson. Agir dans l'anonymat ne le dérangeait pas outre mesure. Son groupe ne gagnerait de toute façon pas à être connu. L'observateur avait été choisi par Giles pour présider le conseil en son absence, bien avant les événements ayant engendré la prise de pouvoir de Wolfram et Hart. En ce temps-là, son rôle ne présageait en rien de ce qu'il allait devenir, puisqu'en créant la première ligne de résistance sur le front, il avait outrepassé son mandat et la mission qui lui avait été confiée. Alors qu'il approchait la cinquantaine, Robson en paraissait bien dix de plus. Les années de luttes et de stress intensifs avaient marqué son visage creux et fatigué. Ses cheveux blanchis, ses pommettes saillantes et ses rides profondes, renforçaient la sévérité de son expression, tandis que ses guenilles de fortune, bien trop amples pour sa maigre carcasse, dépeignaient une silhouette misérable et fébrile. Son état de santé ne prêtait guère à l'optimisme. Dans le tube, transformé en dortoir par le nombre de lits superposés, son emplacement se distinguait par un rideau de tissu noir, tendu autour d’un petit périmètre restreint. Ce maigre rempart, bien qu’improvisé, lui garantissait un semblant d’intimité.
Le long tunnel débouchait sur un espace plus ouvert et bien plus vaste, aménagé avec les moyens du bord. Ce quartier, desservi par les dortoirs, s'apparentait à une immense caverne troglodyte, où s'entreposait tout le matériel nécessaire à la survie. Un stock de nourriture et d'eau côtoyait sur divers emplacements, les stocks d'armes et de soin, du matériel volé à la surface pour la plupart, ou trouvé ici et là, au heureux hasard d'un carrefour. Ce lieu, vestige inachevé de la seconde guerre mondiale, faisait office de pièce de vie, une zone dans laquelle les habitants s'adonnaient à un minimum de détente. On y trouvait des tables de ping-pong rafistolées, des paniers de basket usés jusqu'à la corde, et même quelques vieilles bornes d’arcades grossièrement raccordées au réseau électrique local. Dans un coin, un ordinateur connecté au système de vidéosurveillance reposait sur une table bancale. Le personnel assigné à la protection du territoire veillait nuit et jour, suivant les consignes strictes de Robson. L’observateur ne tolérait aucun manquement ni aucune défaillance, qu’elle soit humaine ou technique. La vie du groupe en dépendait.
Habiter dans ce trou relevait d'un véritable challenge, si bien que les moindres distractions, aussi insignifiantes soient-elles, apparaissaient comme de purs instants de bonheur. Telle était la dure réalité pour ceux qui n’avaient rien, ou si peu. Le simple fait de se lever le matin, de boire un café ou de prendre une douche constituait un luxe que les gens de la surface ne savouraient plus. La souffrance, le manque, tout ce qui contrevenait à l'ordre de l'acquis, engendrait une solidarité vectrice de valeur que les habitants des profondeurs retrouvaient par la force des choses.
En cette fin d'après-midi, une atmosphère sereine régnait dans les souterrains. Le dernier attentat, perpétré contre une succursale de l'armée, remontait à deux semaines, et les préparatifs concernant la prochaine cible ne semblaient pas encore à l'ordre du jour. Il s'ensuivait toujours une longue période d'accalmie après un méfait, afin de ne pas attirer l'attention. Une fois un objectif atteint, la sécurité à l’extérieur se renforçait drastiquement pendant des mois, rendant chaque sortie infiniment plus risquée. Le mot d’ordre : se faire oublier et prendre le temps d'analyser au mieux la prochaine cible. Il ne s'agissait pas de frapper au hasard ou de blesser des innocents. Tout devait être minutieusement étudié et préparé avec parcimonie. La réussite d'une mission reposait avant tout sur les détails, même s'il existait un facteur chance.
Dans le tunnel, les rations journalières venaient d'être distribuées. Il ne s'agissait pas d'un festin, mais de quelques boîtes de conserve à réchauffer dans les divers micro-ondes décrassés : le minimum syndical pour subsister en évitant les allers-retours inutiles à la surface. Les dates de péremption, étalées sur des années, présentaient un avantage certain, même si à cela venait s'ajouter des inconvénients non négligeables. Le manque de diversité et de fraîcheur dans les aliments causait des problèmes de digestion ainsi que des carences en vitamine évidentes. Face à ces défis, chacun s'adaptait en fonction des besoins du groupe, endossant successivement les rôles de médecin, mécanicien, électriciens ou tout autre artisan indispensable à la préservation de leur mode de vie.
En dehors des distributions de repas et de l'organisation des missions, aucune règle contraignante n'incombait à quiconque, pourvu que la liberté des uns n'empiète pas sur celle des autres. La vie en communauté, et à plus forte raison en espace restreint, supposait une auto gestion responsable de chaque individu. Aussi, pendant que certains mangeaient, que d'autres s'adonnaient à des parties de poker sans fin, et côtoyaient les montures d'arcade dans l'optique de vaincre des records pour espérer y inscrire les initiales de leurs noms, il y en avait une qui enchaînait les points au vieux panier de basket.
Son débardeur trempé de sueur laissait entrapercevoir la musculature de ses bras puissants. En bas, elle portait une tenue ample dont les plissures se resserraient au niveau des mollets. Une sorte de kimono en sommes dont on ne percevait pas distinctement la découpe. La tenue n'était pas de circonstance, mais la technique ne souffrait d'aucun défaut. Le ballon rebondissait sur le sol irrégulier en épousant parfaitement le mouvement descendant de son poignet, pour mieux être absorbé par la paume de sa main à la remontée. Son geste touchait à la perfection, de même que son lancer. À peine le ballon quittait-il ses doigts qu’il décrivait une trajectoire impeccable vers le panier, tournoyant brièvement autour du cerceau avant de tomber dans le filet. Cet exploit, maintes fois répété depuis quelques minutes sans l'ombre d'un échec, fut suivi d'applaudissements prompts.
-Félicitation ! s'avança l'homme à la carrure imposante, dont la mâchoire carrée et la cicatrice à l’œil gauche avaient de quoi impressionner. T'es plutôt douée chérie. Ça te dirait de tâter le ballon avec moi… voire plus si affinité ?
Le ton sec, indiscipliné, et légèrement provocateur, attentait d'une malsaine intention à peine masquée.
La jeune femme préserva sa concentration et continua de manier le ballon en faisant fi des remarques fallacieuses à son encontre. Le rustre n'était pas seul : deux collègues l'accompagnaient. Un brun aux traits réguliers avec une cigarette à la bouche et une femme aux cheveux courts, à la silhouette fine et aux airs de garçon manqué. Cette dernière, solidarité féminine oblige, affichait un agacement certain pour la remarque acerbe de son coéquipier. Les trois perturbateurs portaient des treillis militaires aux couleurs unies. Le plus bourru, fier de son imposante musculature, s’était contenté d'un marcel kaki, tandis que ses acolytes, moins avantagés physiquement, arboraient de simples t-shirts.
-Si tu veux un conseil Johner, tu ne devrais pas la défier, insista l'homme à la cigarette.
-Ferme-la ! Tu vas pas t'y mettre toi aussi, répliqua la brute avec agacement. T'as pas compris que ce sont les gars comme moi que les femmes désirent ? Toi, t'es d'un autre temps. Laisse faire les vrai hommes, tu sais, ceux qui ont encore des couilles.
Le sourire au coin, l'homme à la cigarette s'éloigna de l’énergumène sans répliquer. Son visage serein et un tant soit peu malicieux faisait l'étalage d'un plaisir sadique à observer la suite des événements. Il fut rejoint par sa coéquipière qui ne cachait pas une certaine aversion à l'égard du mastodonte.
...Cathy ! l'interpella Johner en l’observant s'éloigner. Tu ne devrais pas prendre son parti à chaque fois. Cet enfoiré n'en a rien à carrer de ton cul, contrairement à moi.
-Quel Blaireau, railla-t-elle avant de porter son attention sur son partenaire. Tu sais Jack, de temps en temps, tu devrais lui faire fermer sa grande gueule à cet enfoiré. T'es bien trop tolérant avec ce bouseux.
Ce dernier ne broncha pas, trop absorbé par le spectacle qui se jouait à quelques pas de sa personne. Tandis que le lourdaud tenta une approche maladroite en tendant le bras pour s'accaparer le ballon, la jeune femme le zappa complètement, et lui passa sous le nez sans daigner lui porter un regard. Le ballon entra dans le panier en allant au préalable taper sur la lucarne. Frustré, Johner s'empressa de récupérer la balle au rebond, mais fut devancé par la jeune femme qui prenait un malin plaisir à le rendre chèvre. Pour couronner le tout, elle lui glissa le ballon entre les jambes avant de le récupérer comme si de rien n’était. L'humiliation fut totale.
-OK ma belle, j'aurai tenté la manière douce, mais je vois que tes le genre de gonzesse à aimer qu'on te rentre dedans.
Sur ses mots, il la ceintura de ses bras puissants. Oppressée par son imposante carrure, elle pivota et positionna son corps en écran, en conservant habilement la maîtrise du ballon. Bousculée dans un premier temps, elle ne fut que très légèrement débordée par la masse physique de son adversaire. Johner fut surpris de constater la résistance farouche de son opposante. Lui qui faisait bien deux tailles et deux têtes de plus qu'elle, peinait à prendre physiquement le dessus, si bien que son orgueil en prit un coup. Pour se dédouaner d'un manque de virilité évident aux yeux de ses comparses qui se délectaient de le voir échouer, il posa une main ferme sur le postérieur de la jeune femme. Celle-ci, surprise par un tel manque de savoir vivre, se décida à lui faire payer ce geste grossier. Elle saisit le ballon fermement entre ses deux mains, et d'un geste vif, le percuta au visage. Le coup fut si violent qu'il s'étala de tous son dos sur le sol en se tordant de douleur. Johner tenta de stopper l’hémorragie de sa main. Sans succès.
...Bon sang ! Cette salope m'a pété le nez, hurla-t-il en gémissant comme un porc émasculé.
Dos au panier, la jeune femme enfonça le clou en lançant le ballon à l'aveuglette. Seul le bruissement à peine perceptible du filet se fit entendre, sans résonance métallique. Un tir parfait, venant parachever une correction tout aussi magistrale. N' ayant pas dit son dernier mot, la brute se releva dans l'idée d'en découdre. À cet instant, il n'était plus question de joute sportive.
...Ça n’existe pas de se prendre des coups pareils sans que ça se voie, rétorqua-t-il en animal blessé. Tu crois qu'on ne l'avait pas remarqué, espèce de garce...
La jeune femme lui lança un regard noir, prête à terminer le travail. Mais elle n'en eut pas l'occasion. Un coup de poing vint cueillir Johner à la pointe du menton. Il n'y eut pas de deuxième round. Jack, jusqu'alors érigé en simple spectateur, avait revu sa posture et mis un terme au débat.
-Ça me démangeait depuis un moment, avoua-t-il avec un certain engouement, tout en secouant son poing endolori. Ce con à la tête dure.
La jeune femme n'avait pas l'intention de lui rendre son sourire. Le petit malin venait de la priver d'un déchaînement de violence bienvenu, bien qu'après coup, elle l'aurait certainement regretté. Après tout, ce n'était pas ce qu'on lui avait enseigné. La maîtrise de soi en toute circonstance. Enfin, tout cela appartenait à une autre époque. Ces règles n'avaient plus leurs places dans le monde de maintenant. Lassée par la situation, elle sangla le haut de sa tunique autour de sa taille. Pendant qu'elle s'habillait, Jack, visiblement peu confiant quant à la frivolité de ses réactions, s'approcha timidement en préservant ses distances.
...Loin de moi l'idée de te brusquer, mais j’espérais une tout autre réaction de ta part. Un simple merci, un petit signe de reconnaissance, voire même, pourquoi pas, un sourire.
Elle l’observa un instant et le trouva plutôt joli garçon. Des yeux bleus perçants, des cheveux bruns coupés court, tout à fait son type d'homme, si ce n'est un défaut récurant : la lourdeur.
-Il ne faut rien espérer dans la vie, lui rétorqua-t-elle en prenant la tangente. À trop en attendre des autres, on est souvent déçu.
Se soustraire à un être borné n'était pas une sinécure. L'homme fit un bond de façon à se retrouver une fois de plus sur son chemin.
-Je ne voudrais pas insister, mais...
-Alors, cesse d'insister et laisse-moi passer ! lâcha-t-elle, excédée, en coupant court à sa tentative.
Éreintée, la jeune femme n'avait pas l'intention de souscrire à un brin de causette et de se lancer dans des banalités d'usage. Elle n'avait pas rejoint la faction rebelle pour se faire des amis, sans compter que la vie dans les souterrains ne faisait qu’amplifier des tensions dont elle se serait aisément passée. Tout le monde semblait à cran et elle ne faisait pas exception. Le manque de lumière naturelle et d'air frais pesait lourdement sur les esprits, amplifiant la fatigue et exacerbant les nerfs de chacun.
Le bellâtre insista néanmoins, à ses risques et périls, en posant maladroitement ses deux mains sur les épaules de la jeune femme. À cet instant, il n'en menait pas large, à considérer dans un coin de sa tête le risque de subir le même sort que son partenaire. Pour autant, la réaction s'en trouva légèrement différente. Immobilisée contre son gré, elle se libéra de son approche tactile d'un pas en arrière, puis le fusilla d'un regard acerbe. En temps normal, elle l'aurait volontiers remis à sa place, mais sans trop savoir pourquoi, elle venait d'en perdre l'envie. Si Johner ne lui inspirait que mépris, cet homme ne semblait pas courir dans la même catégorie. Sa conduite plus respectueuse et son charme naturel plaidaient sans doute en sa faveur. Elle n'aurait pas su dire si c'était son visage harmonieux ou la bienveillance qui s'en dégageait, ou encore la lassitude, mais elle se sentait incapable de violence à son égard. Remarquant qu'elle ne le repoussait pas avec la même véhémence, il adopta une approche plus timorée.
-Écoute, je te demande juste de m'accorder quelques minutes. Et puis dans ce trou, tout ce qui peut aider à passer le temps est précieux, non ? Tu crois pas ?
Le léger silence fut ponctué d'un profond soupir.
-OK, qu'est-ce que tu veux ?
L'homme, soulagé d’avoir établi un semblant de lien, afficha un grand sourire.
-Ça ne fait pas longtemps que tu es parmi nous. On ne se connaît pas encore très bien, alors j'ai pensé qu'on pourrait remédier à ça. Étant donné qu'on est tous plus ou moins dans la même galère, ça me paraît important d'apprendre à se connaître un minimum. Je m’appelle Jack, enchanté.
Il tenta de lui serrer la main. Sans succès.
-Je m’appelle Seyia. Maintenant qu'on a fait connaissance, tu peux me laisser partir ?
-Seyia ! très joli prénom, insista-t-il sans se résigner. Juste pour info, mon entrée était plutôt réussie, non ? Le preux chevalier qui vient au secours de la demoiselle en détresse… j'ai toujours rêvé de faire ça. Alors, tu m'as trouvé comment ?
L'expression sur le visage de la tueuse se voulait plutôt éloquente, assez pour qu'il se ravise et perde un peu de son assurance.
...OK, j'ai foiré, constata-t-il, lucide. Cela dit, pour être tout à fait honnête avec toi, le but de la manœuvre n'était pas tout à fait innocent. J'aimerais te poser une question et que tu me répondes franchement.
Prise au piège par ce don inné de rebondir en passant d'un sujet à l'autre sans lui laisser la moindre échappatoire, Seyia n’eut d'autre choix que d'abdiquer.
-Bien ! Je t'écoute.
-Super ! je me lance. Bon voilà, tu n'en seras pas étonné, mais on a tous remarqué que tu ne te mélangeais avec personne ici. Tu restes dans ton coin et quand y a une mission, tu fonces en première ligne. Avant, les choses étaient compliquées pour nous. On enchaînait les coups foireux et les pertes dans nos rangs. Mais depuis ton arrivée, tout a changé. Le truc, c'est que je ne comprends pas… Comment une femme peut être aussi forte dans tout ce qu'elle entreprend ? Ne te méprends pas, ce n'est pas une question de misogynie, c'est juste que… je me demandais si tu en étais une.
-Une quoi ? demanda-t-elle en feignant l’ignorance.
-Tu sais, ces êtres de légende qui ont combattu les envahisseurs. Les tueuses. Robson nous a souvent parlé d'elles. Il nous a conté leurs exploits sur les champs de batailles. De véritables héroïnes qui ont sauvé le monde à plusieurs reprises. On raconte que, lors de la dernière Grande Guerre, elles ont toutes péri.
Un sourire amer imprégna le visage de Seyia.
-Des héroïnes hein ? Tu devrais arrêter de croire aux contes de fées. Les tueuses n'étaient pas des héroïnes, juste des filles paumées qu'on a envoyées à l'abattoir dans la fleur de l'âge. Il n'y a absolument rien d’héroïque là-dedans.
Le ton poignant de la jeune femme transpirait le vécu, de sorte qu'il ne subsistait plus aucun doute dans l'esprit de Jack, désormais persuadé de se retrouver face à une tueuse, l'une des dernières, peut-être même la dernière survivante de sa longue lignée. En confrontant son regard au sien, Seyia comprit qu'elle venait de commettre une énorme erreur. La promesse faite à Robson de garder le silence sur sa condition venait d’être mise à mal. Cet homme avait percé son secret. Factuellement, sans ne rien affirmer ni infirmer, sa réaction parlait contre elle. La clairvoyance dont Jack fit preuve, n'arrangeait en rien son sentiment de culpabilité. Ses émotions l'avaient trahie malgré elle. Le projet de se tenir à l'écart des autres pour dissimuler ses antécédents venait de produire l'effet inverse. Paradoxalement, c'était ce qui avait attiré l'attention. Elle ne comprenait pas pourquoi l'observateur tenait tant à ce qu'elle préserve son identité secrète. Peut-être pensait-il la protéger, ou éviter que le groupe ne se repose essentiellement sur ses épaules. Quelles qu'en soient les raisons, l'échec s'annonçait cuisant. Dans un sens, cette situation lui offrait une opportunité inattendue. Peut-être était-il temps de se libérer de ce fardeau. Jouer un rôle, prétendre être quelqu'un d'autre… trop peu pour elle. Et puis de toute façon, elle comptait sur Jack pour ne pas ébruiter la rumeur. Un dilemme se présenta à elle : avouer, ou rester muette et produire les mêmes conséquences selon l'adage « qui ne dit mot consent » Piètre choix.
C'est au moment propice, qu'en ange salvateur, Robson s'extirpa de l'ombre ambiante pour imposer sa présence.
-Seyia, l'interpella-t-il froidement. Nous avons à parler. Suis-moi.
Quand le chef ordonne, le soldat s’exécute. Sans demander son reste, elle prit congé du curieux pour s'en aller rejoindre Robson, dont la mine renfrognée prêtait à quelques inquiétudes légitimes. Les Bras croisés et la posture rigide, l'observateur esquissait de faux airs de chef de guerre, voire d'un dictateur émérite. L'effet s'en trouvait fortement amoindri parce que lui-même l'était. Du reste, il avait bien choisi son moment. Un peu plus et elle aurait dû s'expliquer, avouer la vérité ou peut être mentir… Dans tous les cas, il venait de la sortir de l'embarras. Cette apparition providentielle éveilla pourtant quelques soupçons. Seyia se demandait depuis quand il traînait dans les parages. Peut-être l'observait-il depuis un bon moment, ce qui expliquerait le timing au poil.
Le chemin jusqu'à son campement fut l'occasion pour la tueuse de ruminer quelques pensées inutiles et quelques craintes quant aux réprimandes à venir. Derrière le rideau noir, l'observateur affichait sa tête des mauvais jours. Il invita la tueuse à s’asseoir sur une petite chaise de bois mal façonnée, qui grinça sous son poids. Lui s'adossa à une vieille table sur laquelle reposait un gros bouquin usé, sans doute l'un de ces manuels spécifiques aux observateurs. Seyia avait l'impression d'être convoqué comme le serait une élève face à son maître d'école. De là à essuyer quelques heures de colles, il ne restait qu'un pas à franchir. La tueuse avait passé l'âge des remontrances. Dix années s'étaient écoulées depuis sa prise de galon dans l'armée de tueuses, et l'adolescente docile qui menait ses sœurs d'arme au combat avec discipline n'existait plus. À sa place, une jeune femme fière et désabusée avait émergé, traînant malgré sa jeune expérience, un lourd vécu.
...Qu'as-tu fait ? J'avais pourtant été clair. Tu devais garder le secret. Tu es inconsciente.
Le champ des possibles venait de se réduire à peau de chagrin. La première impression était la bonne. Après le temps de la réprimande, vint celui des explications.
-Il l'a deviné, et je n'ai rien confirmé du tout, se justifia-t-elle en tempérant sa colère. Je ne comprends pas pourquoi tout ce mystère. Je suis une tueuse, et alors ? Je ne vois pas ce que ça change.
À peine venait-elle de se prononcer, qu'elle se vit irradier de négativité, encaissant sans broncher le regard courroucé de son vis-à-vis. Conclusion : elle venait de perdre une occasion de se taire.
-Ça change tout, au contraire, tonna-t-il. Tu ne te rends pas compte de notre position. Tu es une tueuse, et comme tu le sais, les tueuses sont une espèce en voie d’extinction. Elles sont activement recherchées. La prime pour quiconque en capturera une inciterait n'importe quel homme à te dénoncer. Même dans nos rangs, ça pourrait arriver. Tu n'es plus en sécurité ici.
-Ça tombe bien, répondit-elle sèchement. Je n'ai pas rejoint vos rangs pour me sentir en sécurité, mais pour lutter.
-Cesses ton égoïsme ! vociféra Robson. Il ne s'agit pas de ta personne, mais de la sécurité de tout le monde ici.
Seyia inclina la tête de dépit. Décidément, quoi qu'elle fasse, elle semblait perdre pied. Depuis la perte de ses sœurs, les perspectives de réjouissance furent bien maigres, chahutée sans cesse entre le besoin de remonter la pente et la cruelle réalité manœuvrant à la tirer vers le bas. Le souvenir tenace de ce champ de bataille décimé, son réveil à moitié morte, la disparition de Buffy et des autres… Tous ces mauvais souvenirs n'étaient que les prémisses d'une descente aux enfers en perpétuelle croissance. Constamment livrée à elle-même, elle n'avait eu de cesse de mener sa propre lutte dans un stérile désir de vengeance. Son essence de tueuse ne lui apportait que malédiction et souffrance, et l'envie de tout envoyer paître lui traversa spontanément l'esprit. L'observateur, en fin analyste, décrypta la résignation sur son visage. Devant cette lassitude palpable, il laissa son irascibilité s’évanouir.
…Je suis navré, dit-il en affichant un mea-culpa sincère. Je... je me suis emporté. Tu n'es fautive en rien.
La tension retomba d'un cran.
-Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi ?
L'observateur se redressa, puis s'approcha de la tueuse en épousant sa hauteur. Après une profonde inspiration, il posa ses mains sur ses épaules avec une tendresse presque paternelle.
-Je suis navré. Je n'ai pas su faire ce qu'il fallait. J’ai manqué de clarté avec toi depuis le début.
Les yeux de Robson trahissaient une fatigue chronique.
…Quand tu nous as rejoints, nous avions déjà perdu beaucoup d'hommes valeureux. Depuis que tu es là, les choses se sont améliorées. Nos missions ont même connu des succès. Grâce à toi, le moral des troupes est remonté, et avec lui, l’espoir. Mais ta place n'est pas ici. Égoïstement, j'ai voulu te garder parmi nous pour donner un sens à ma lutte. Tout ça, pour assouvir les rêves utopiques d'un homme sur le déclin, désespérément en quête d’une raison de vivre. La vérité, c'est que tout ce que nous faisons ici… ne changera jamais le monde tel qu'il est.
Robson s'en alla dépoussiérer le livre des observateurs d'un revers de main avant de le brandir, comme une relique, en évidence.
...Je croyais sincèrement que le conseil aurait son utilité. Tout ce qu'on a fait jusqu'à présent n'a servi à rien. Le conseil n'est pas la solution. Il ne l'a jamais été. Ce n'est pas ici que se joue l'avenir. Cet espoir, tu le portes en toi, dans tes gènes. Ta place n'est pas ici, dans cette lutte qui ne mènera nulle part. Tu as un véritable rôle à jouer.
Seyia fronça les sourcils, dubitative. Elle peinait à comprendre la portée des propos de Robson. Quel rôle pourrait-elle jouer là où une armée de tueuses avait échoué.
-Je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de moi, répondit-elle, désemparée. Je n'ai pas le pouvoir de changer quoi que ce soit.
Robson lui adressa un sourire énigmatique. Puis, sans un mot, il jeta le livre des observateurs dans le brasero d'intérieur qui lui servait de réchaud. Les flammes vinrent mordre les pages jusqu'à les consumer entièrement, sous le regard médusé de la jeune femme.
-Pourquoi faites-vous ça ?
-Aucune réponse ni solution ne se trouve dans ce bouquin. Le conseil des observateurs a trop longtemps suivi des règles ancestrales qui n'ont plus lieu d'être aujourd'hui. J'ai décidé de tout miser sur toi. Toi seule peux nous apporter l'espoir que nous attendons. Tu dois quitter la ville. Je connais une personne qui pourrait t'y aider.
L'observateur fouilla dans une pile de vêtements pliés et en extirpa un morceau de papier sur lequel était inscrite l'adresse d'une avenue de Londres. Le 1313 Cota Avenue. Il confia la note à la tueuse, toujours aussi perplexe.
-Attendez deux minutes, protesta-t-elle en levant une main. Stop, temps mort. J'en ai assez de tous ces mystères. Si vous voulez que je vous écoute, il va falloir me convaincre. Qu'est-ce que je suis censé trouver à cette adresse ? Je ne comprends rien.
Le vieil homme tempéra son euphorie en prenant soin de bien peser chaque mot.
-Tu dois les retrouver, insista-t-il d’une impatience contenue. J'ai appris récemment que Giles était toujours vivant et l'élue également. Je n'ai pas plus d'informations les concernant pour des raisons évidentes de sécurité, mais il y a un ami qui n'a jamais rompu le contact avec eux. Tu dois retrouver la tueuse, c'est le seul espoir que nous ayons. Ta véritable place se trouve à leurs côtés. Je suis persuadé que tu y arriveras. Pour ça, il te faudra quitter ce pays. Cet ami t'y aidera. Tu peux lui faire confiance.
Le choc fut immense pour la tueuse. Sans aucun signe de vie de son ancien mentor depuis une décennie, elle n'espérait plus la revoir vivante, et désormais un léger soupçon d'optimisme venait de l'envahir. Giles, Buffy, peut-être même Faith et tous les autres… toujours de ce monde. Cela signifiait qu'une infime lueur d'espoir persistait toujours dans ce chaos.
-Mais.. et vous ? Qu'est-ce que vous allez devenir ? s'inquiéta Seyia, redoutant de laisser ses compagnons de lutte livrés à eux même.
-Ne t'en fais pas pour notre sort. Ce n'est pas important. Ce qui se joue va bien au-delà de nos luttes inutiles. Il en va de l'avenir de l'humanité. Tu dois t’exiler, les retrouver pour revenir plus forte et nous libérer du joug de ces Dieux malfaisants. C'est tout ce qui compte. Ce monde a plus que jamais besoin des tueuses. Giles fera ce qu'il faut. J'ai confiance en lui.
Soudain, une cacophonie de sonneries aiguës et stridentes hurlèrent dans toute la galerie. Des gyrophares scintillèrent de part et d'autre des locaux. L'alarme alerta tout le personnel de se tenir sur le qui-vive. Le préposé aux caméras lança le signal en criant à tout va :« intrusion, intrusion, », laissant peu de place aux doutes quant à la nature de ce raffut. « Aux armes, vite aux armes », pouvait-on entendre ici et là, tandis que Robson et Seyia s’empressaient de rejoindre le reste des troupes. Sur le chemin, l'observateur prit à parti l'un de ses hommes.
-Qu'est-ce qui se passe ? demanda Robson, le souffle court.
-Ils nous ont trouvés, balbutia le jeune homme, en proie à la panique. Les milices... On est foutu.
-Bon sang ! Pourquoi diable maintenant.
-Il faut résister ! intervint Seyia avec entrain.
-Non ! C'est le moment, va-t’en. N'oublie pas, fais ce que je t'ai demandé. Le temps n'est pas venu pour toi de combattre. Pas encore. Ta vie est trop précieuse. Pars et ne te retourne pas.
-Hors de question, je ne vous abandonne pas.
-Bon sang ! hurla-t-il de colère. Fais ce que je te dis ou tous ces sacrifices n'auront servi à rien. Sauve-toi, c'est un ordre.
-Désolé, mais le temps où je recevais des ordres est révolu. Mettez-vous à l’abri.
Sans hésiter, la tueuse se précipita en direction des premières lignes de défense, son arme de prédilection sanglée à son dos. Les premières escarmouches éclatèrent, prenant de court l'organisation défensive. Autour d’elle, chacun se rua sur les équipements et les armes, en respectant scrupuleusement le protocole établi en cas d'intrusion. Bien que le stress et la peur soulevaient les cœurs, aucun effet de panique généralisé ne se fit sentir. L’entraînement rigoureux et les mises en situation répétées, autrefois jugées excessives, s’avéraient d’une efficacité salvatrice. Pourtant, malgré une préparation ordonnée, l'ennemi frappa à la vitesse de l'éclair. Les derniers retardataires, désorganisés, furent transpercés par la balistique bien calibrée des fusils d’assaut adverses. Les premiers corps s'écroulèrent. Certains, grièvement blessés, agonisaient dans un silence glaçant, tandis que d'autres, peut-être plus chanceux, n'eurent pas ce privilège.
Ces armes de destruction, silencieuses et d’une précision chirurgicale, s'instauraient comme le dernier cri en matière de technologie militaire. Les résistants, trop mal fournis, tenaient bien mal la comparaison, munis de leur M16 et L85 désuets. Un voile de fumée engendré par quelques fumigènes satura toute la bâtisse, rendant la visibilité quasi nulle pour les rebelles. À l’inverse, les troupes adverses, dotés d’un équipement ultramoderne, disposaient d’un avantage décisif. Leur tenue, renforcée par des plastrons métalliques, des épaulettes, et des genouillères intégrées, leur offrait une protection optimale. Un casque intégral, équipé d'un système infrarouge avancé, leur conférait un aspect cybernétique, amplifiant ce sentiment d'indestructibilité, en plus de leur permettre d'y voir clair dans l'obscurité la plus totale. Sur leurs tenues sombres et austères, légèrement en dessous de l'épaule, était gravé un motif rouge représentant le symbole des trois pouvoirs en place : l'épée, le miroir et le joyau.
Les ondes de visée traversaient la fumée. Il n'y eut aucune sommation. Il ne s'agissait pas de faire des prisonniers, mais bien d'éradiquer les gêneurs comme s'ils ne représentaient rien. Les rebelles tentaient tant bien que mal de repousser l'envahisseur. Ils tiraient à tout vas, de façon désordonnée, mais le manque d'expérience et l'effet de surprise ne jouait pas en leur faveur. Les rafales automatiques des fusils d’assauts fauchaient les corps comme des mouches.
Cachée derrière une barricade fraîchement installée, Seyia guettait le moment opportun pour se jeter dans la bataille. Sans autre arme que son sabre chinois, la tueuse semblait bien mal équipée pour faire face aux fusils automatiques semant la mort autour d'elle. Les tirs nourris acculaient les défenseurs dans leurs derniers retranchements. Désormais, le combat au corps à corps devenait la seule option viable. Tandis que la fumée se dissipait et que l'armée adverse envahissait les lieux, quelques rebelles, prostrés en embuscade de chaque côté de l'entrée principale, fondirent sur leurs ennemis, armés de leur courage et de tout le matériel tranchant à portée de main.
Seyia, y décelant l'opportunité de faire parler son art du combat rapproché, se projeta dans la mêlée. Les palpitations de son cœur tambourinaient dans sa poitrine. Se découvrir ainsi revêtait le risque considérable de servir de cible à une balle perdue. Malgré ses pouvoirs de tueuse, dans te telles circonstances, sa vulnérabilité s’exposait dangereusement. Toute personne consciente des risques se serait ravisée, aussi fallait-il qu'elle délaisse ses fonctions cognitives de côté.
-Tant pis, murmura-t-elle en maitrisant la mesure de son souffle. Une foulée après l'autre... ne réfléchis pas, laisses ton instinct te guider.
Après quelques pas et une bonne dose d'adrénaline, la tueuse se projeta à l'assaut du premier soldat venu. Malgré l’accoutrement défensif de ce dernier, son épée glissa sous la fente de son épaulière, et trancha net. Des giclées sanguinolentes arrosèrent le visage de la tueuse qui arborait désormais un aspect démoniaque. Ce goût métallique, cuivré, réveilla en elle ses instincts guerriers. Transformée, elle se précipita, telle une bête enragée, à l'encontre de sa prochaine cible. L'appel du sang se rappela à elle comme un écho d'un lointain passé, lorsqu'elle combattait jadis sur les champs de bataille. Des gestes tout d'abord, la sensation de ses cinq sens en exergue, des odeurs, de la sueur, et toujours plus de déchaînement de violence. Elle pourfendait ses adversaires de son épée vengeresse qui, à mesure, se teintait d'un rouge écarlate. La lame ne se rassasiait pas du sang versé de ses victimes. Les soldats de l’empire trébuchaient, s'effondraient les uns après les autres, dépossédés d'un ou de plusieurs de leurs membres.
Pendant que la tueuse se livrait à sa symphonie mortuaire, les rebelles continuaient de se faire massacrer par dizaine autour d'elle. Des têtes tombaient, les corps se heurtaient, percutaient le sol dans des postures désarticulées ne rendant pas honneur à la noblesse de leur courage. Prise dans une frénésie aveugle, entièrement focalisée sur sa propre survie, la tueuse ne remarqua pas le carnage ambiant. Ce ne fut que lorsque son regard croisa celui de l'homme responsable de ce massacre, qu'un éclair de lucidité traversa son esprit. Son cœur pulsa, dès lors que le général des troupes apparut en ligne de mire. Le Loup noir, celui ayant mené les armées de Wolfram et Hart à la victoire face à la Force, commandait la manœuvre.
Ryane, en dehors de son statut de héros, incarnait le tueur le plus impitoyable qui soit, le bras armé de Wolfram et Hart, l'ange de la mort utilisé pour traquer les rebelles et exterminer les dernières tueuses encore de ce monde. En tant que général en chef, son apparence se distinguait de celle de ses subalternes. Si l’écusson symbolique ornait toujours son bras gauche, sa tenue était bien plus sobre. Dénué de protections lourdes, son visage se révélait sans contrainte. Seul un léger plastron gris couvrait son thorax, posé sur son uniforme d'une noirceur indiscernable dans la pénombre. Ses cheveux châtains, mi-longs, ondulaient jusqu'à sa nuque. Son regard sombre et sinistre rappelait celui d'un homme ayant côtoyé la mort de près, celui d'une bête assoiffée de sang s’apprêtant à déchiqueter la chair de ses opposants.
Seyia le ressentait : dans leurs veines coulait le même fluide antique, le même besoin viscéral de dominer et d'écraser son adversaire. Deux êtres d’exception se firent face, habités par cette aura ténébreuse de nature à effrayer le commun des mortels instinctivement tenu à distance. Ryane brandit l'épée d'ébène, cette arme légendaire trouvée jadis dans les profondeurs de la terre, et la fit tournoyer lentement.
-Tu es certaine que c'est ce que tu veux ? déplora-t-il d’une voix lourde de regret.
Elle resta muette, mais son regard reflétait ses convictions.
...Nous sommes toi et moi de la même race. Rejoins-moi, et je consentirai à t'épargner.
-Vas te faire foutre ! lui cracha-t-elle au visage sans l’once d'une hésitation.
-Bien ! Tu es libre de ta destinée. Finissons-en.
Les deux combattants se ruèrent l'un sur l'autre, donnant vie à un récital d'une violence inouïe. Leurs deux épées claquèrent dans l'obscurité, projetant des étincelles à chaque collision. Ils se livraient à un balai martial de premier ordre. Leurs lames tournoyaient, dessinaient dans l'air des arcs de cercle, et s'entrechoquaient dans un bruissement métallique. Nul n'était capable de déceler les mouvements trop vifs et rapides de ces deux experts au sommet de leur art. Néanmoins, alors que le combat perdurait, l'équilibre des débats s'en trouva légèrement malmené. Ryane semblait se restreindre à temporiser les échanges, préservant la simplicité de ses mouvements au profit d'une maîtrise parfaite des foulées et de l'espace, tandis que la tueuse s'épuisait en gestes dispersés et imprécis. Alors que Seyia, dominée par une rage sans cesse grandissante, frappait comme une furie, lui semblait adopter une posture sereine, stable et équilibrée. Maîtrisant ses émotions, Loup noir, en guerrier expérimenté, contrôlait les passes d'armes comme s'il s'agissait d'un vulgaire entraînement.
Plus les échanges s’éternisaient, plus le doute en elle s’immisçait. La tueuse, épuisée et découragée par la tournure du combat, perdit peu à peu le contrôle de la situation. D'ordinaire si ordonnée dans ses mouvements, elle commettait des erreurs de débutante, offrant à son adversaire plusieurs ouvertures pour attaquer. Il n'en fit rien. Sur le visage du guerrier, se dessinait la volonté sadique et jouissive de faire perdurer le plaisir. La tueuse s'acharnait, mais ses bras tremblaient sous l’effort. Une vérité amère s’imposait : le poids des années l'avait affaiblie. Face à des adversaires moins aguerris, ses lacunes passaient inaperçues, mais face à l'élite, l'illusion s'estompait brutalement. Les années qui ont suivi la grande bataille, ont été préjudiciables, tant sur son niveau physique que mental, alors que son adversaire, lui, s'était renforcé. À mesure qu'elle épuisait ses réserves d'énergie, ses coups se firent moins impactant, en totale perte de puissance. Profitant d'une attaque trop fébrile, Ryane contre-attaqua et la balaya au sol. Sonnée, elle tenta de se redresser. Se faisant, libérée du spectre de l'inconscience, elle découvrit avec une pointe dans la poitrine, le carnage tout autour.
Des centaines de cadavres jonchaient le sol. C'est alors qu'une vision macabre la renvoya des années en arrière, lors de cette fameuse bataille qui scella le sort de la terre. La perception tangible de ses sœurs se sacrifiant pour lui offrir une ouverture vint la heurter de plein fouet, comme un coup de semonce. Perdue dans les tréfonds de l'esprit, elle se trouva totalement à la merci de son agresseur qui s'apprêtait, bras levé, à mettre fin à ses jours.
Une voix, un cri l'extirpa de son état de semi-conscience, et lorsque le voile se dissipa, ce fut pour témoigner d'un autre drame. Robson, en s’interposant, avait reçu l'estocade à sa place. Son visage décomposé, à quelques centimètres du sien, la priva de toute tentative de réaction. Un dernier acte héroïque pour l'observateur qui, par ce geste, offrit une seconde chance à sa protégée. Seyia n'eut pas le temps de crier que déjà le bourreau réitéra son action meurtrière. Par un réflexe salvateur, la tueuse leva son épée en opposition. Celle-ci ne résista pas au choc et explosa en poussière de cristal devant le regard incrédule de sa maîtresse. Loin de se résigner, une énième tentative s'exerça aussitôt. C'était sans compter sur le courage de deux résistants qui agrippèrent les bras de l’exécuteur en l'emportant dans leur élan.
-Qu'est-ce que t'attends ? Suis-moi !
Cette voix lui sembla familière. Johner apparut en lui tendant une main impatiente, mais la tueuse demeura stoïque, le regard rivé sur le corps sans vie de Robson. Face à l'urgence du moment, il la gifla au visage.
...Bouge ton cul de merdeuse ou on va tous crever.
La jeune femme, dépourvue de réaction, se sentit entraînée malgré elle, par la poigne ferme de Johner. Résignée à la fatalité, elle ne comprenait pas pourquoi son monde avait tendance à s'effondrer, et surtout, pour quelle raison l'homme qu'elle venait de démolir il y a peu, s'acharnait à lui sauver la vie. Plus rien n'avait de sens, alors elle se laissa guider passivement par le flot ininterrompu d'actes échappant à sa perception. Lorsque Johner jeta un regard furtif par-dessus son épaule, il vit l'assassin revenir à leur trousse. Les foulées du guerrier, dénuées d'entraves, avalèrent inexorablement la distance les séparant.
...Cath, cria Johner, à bout de souffle. C'est maintenant ou jamais !
Le message fut entendu. Sans hésiter, la jeune femme pressa sur le détonateur. Une explosion tonitruante déchira l’air, suivie d'une secousse sismique qui ébranla toute la zone. Le plafond s'écroula dans un fracas assourdissant, projetant des débris de roche et de terre dans toutes les directions. Ryane, stoppé net, dut reculer pour éviter d’être enseveli sous des tonnes de gravats. Cathy, restée en retrait, pensait échapper à l’effondrement qu'elle avait elle-même engendré, mais prise de court, cette dernière fut happée par l’ensevelissement généralisé. Le protocole avait été respecté. En dernier recours, le seul choix possible consistait en cette solution radicale : la destruction. Quitte à mourir, autant emporter l'adversaire avec. Johner, à force d'effort, traîna la jeune femme comme un boulet jusqu'à la trappe de secours menant à la sortie. Jack les attendait à proximité, en usant de grand geste pour se faire remarquer.
-Dépêchez-vous, cria-t-il rageusement. Tout va s’effondrer.
-Je fais ce que je peux, se plaignit Johner, toussotant et crachant la poussière infiltrée dans ses poumons. Attends… deux secondes… faut que je me reprenne.
La Brute joignit les mains à ses genoux pour s’efforcer de retrouver ses esprits.
-Où est Cath ? demanda Jack en panique. Tu l'as vue ?
Johner secoua la tête de dépit.
-Je sais pas… elle a activé les bombes, mais… je crois qu'elle s'en est pas tirée.
-Fâcheux ! répliqua-t-il avec une étrange sérénité.
Son ton, léger, presque détaché, contrastait avec la gravité de la situation.
…Elle va me manquer, et le pire, c'est que c'est vrai.
Johner, décelant une dissonance dans l’attitude de son partenaire, releva la tête, intrigué. Ce qu’il vit le figea sur place. Le canon froid et menaçant d'un calibre était pointé sur lui, à bout portant.
...Désolé mon pote, mais les affaires sont les affaires.
Une détonation retentit, brutale et sans appel. Johner s'écroula au sol, une balle logée en plein milieu du front. Le coup de feu délivra aussitôt la tueuse de sa torpeur. Le cauchemar perdurait, s'empirait obstinément, entraînant son lot de réflexions, jusqu'à parvenir à une conclusion viable. Elle venait de tout comprendre : Jack… C'était cet homme qui avait tout balancé. Son intérêt pour elle venait de trouver une justification ordurière. Derrière ce visage d'ange se cachait le véritable initiateur de ce massacre. Ce traître la tenait en joue, en prenant soin de la maintenir à distance. Seyia, dans sa piètre position, étudia chaque option, mais aucune ne lui permettait de le désarmer. Malgré sa rapidité d'action, sa faculté à se mouvoir, le moindre mouvement précipiterait la fin de son existence.
...Tu sais, c'est vraiment dommage que ça finisse comme ça, réagit le traître de son sourire sournois. Je suis persuadé qu'en d'autres circonstances, toi et moi, ça aurait pu matcher. Et dire qu'on venait à peine de faire connaissance.
Le regard acrimonieux de la tueuse aurait refroidi les ardeurs de n'importe qui. Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour refreiner ses envies de meurtre. Dans sa tête, elle s'imaginait toute sorte de sévices, notamment l’idée inspirante de le planter d'une trentaine de coups de couteau, à l’image de ces faits divers sordides où l'assassin s'acharne sur la victime. Le genre de pulsion affichée en gros titre dans les journaux avec pour intitulé « crime passionnel » et de la passion, elle en avait à revendre.
...Ne me regarde pas comme ça. Tu vaux un bon paquet de fric, et la vie de renégat n'est pas faite pour moi. C'est con, te garder en vie m'aurait rapporté plus, mais je ne suis pas fou. Tu es une tueuse, tu finiras forcément par m'avoir.
Gagner du temps, retarder l’inévitable, constituait sa seule option. Mais pour cela, encore fallait-il se contenir et le faire parler obstinément, jusqu'à ce qu'une solution s'offre à elle. Elle plissa les paupières et se fit violence.
-Tu n'es qu'un sale enfoiré, lança-t-elle d’un ton chargé de mépris. Tu nous as trahis pour t'offrir une petite vie de luxe, et le pire dans tout ça, c'est que tu t'es fait avoir.
Jack arqua un sourcil, intrigué. Se faire avoir ? Lui ? Alors qu'il avait servi l'empire en leur délivrant sur un plateau la principale force de rébellion, avec en prime une tueuse ? Tout cela ne tenait pas debout.
-Tu ne sais pas de quoi tu parles, poupée. Je vais être couvert d'or. Une vie de luxe, une vraie. Ma liberté, je la gagne enfin.
-Ta liberté ? railla la brune, un éclat moqueur dans le regard. Et tu crois vraiment ça ? Que va-t-il se passer une fois que tu auras rempli ta part ? Tu t'imagines qu'ils vont tenir leur promesse. Réfléchis Jack. Tu nous as trahis, alors qu'est ce qui les empêchera de penser que tu ne feras pas la même chose avec eux ? Tu n'es qu'un imbécile si tu crois qu'ils vont te donner ce que tu attends. Ils vont simplement t'éliminer. Tu vas disparaître. Personne n'en saura rien.
Jack baissa les yeux, tourmenté par cette perspective qu'il n'avait pas envisagée. Il hésita. Pas longtemps.
-T'as peut-être raison, raisonna-t-il en actionnant le chien de son arme. Dans tous les cas, c'est un risque que je suis prêt à prendre. Quoi qu'il en soit, tu ne seras plus là pour le voir. Rien de person...
Un grondement sourd parcourut les parois tremblantes, faisant vibrer le sol sous leurs pieds. De fines particules de poussières obstruèrent brièvement la vision du tireur. Seyia aurait pu réagir, mais elle n'avait pas affaire à un débutant, et malgré sa légère déstabilisation, Jack continuait de la tenir froidement en joue. La tueuse devait bien l'admettre : c'était fini. Une résignation de circonstance s’insinua en elle. Tremblante, la sueur perlant sur son front, Seyia ferma les yeux, prête à accepter son sort.
Le coup de feu résonna et son cœur se contracta, comme si on le lui avait extirpé de son corps à main nue. Une seconde passa... puis deux... toujours rien, excepté cette absence injustifiée de douleur. Elle rouvrit les yeux, hésitante. Jack avait disparu de son champ de vision. Du moins, le pensait-elle avant de remarquer son corps inerte étendu à ses pieds. L'arrière de son crâne, encore fumant, laissait échapper par intermittence des jets de sang coagulé, maculant le sol d’un rouge sombre. Tétanisée, elle releva lentement la tête vers la source du coup de feu. Cathy se tenait là, immobile, le canon de l'arme encore fumant entre ses doigts crispés.
-Brûle en enfer, enfoiré.
Elle s'effondra presque aussitôt, son corps cédant sous le poids de l’effort et de ses blessures. Seyia accourut pour la soutenir, mais l'état de la jeune femme ne prêtait pas à l'optimisme. Chaque mouvement risquait de lui infliger une souffrance inutile.
-Mer... merci, balbutia Seyia, traversée par un flot d'émotions contradictoires.
-Dég... Dégage de là, tout va s’effondrer.
-Je vais te porter, on va s'en sortir, toutes les deux.
Seyia tenta une approche, mais Cathy, dans un ultime sursaut de vigueur, la repoussa violemment sur le côté.
-Tes... tes connes ou quoi, insista la jeune femme agonisante. Je vais crever... alors... sauve ta peau.
La tueuse resta indécise, apeurée, paralysée par cet amas de chaos dont elle ne mesurait plus clairement la véritable teneur. Son cerveau réagissait trop. Mille pensées la traversèrent quant à la bonne façon de procéder, les gestes à tenter pour ne serait-ce que retarder l'échéance, mais aucune solution ne semblait satisfaisante.
...Casse-toi ! hurla-t-elle d’une voix rauque et désespérée.
Sa main tremblante pointa le canon de son arme sur la tueuse.
…Bordel, casses-toi… ou j’te descends.
Soutenue par un cas de conscience peu opportun, Seyia prit finalement sa décision. S'attarder dans le secteur relevait du suicide. Tout semblait voué à disparaître, et puis, Cathy était trop gravement touchée. Un simple échange de regards entre les deux femmes suffit pour sceller leur compréhension mutuelle. La tueuse, la gorge nouée, s'empara de l'arme et la pointa sur la mourante. Cette dernière esquissa un sourire à peine perceptible. Seyia ferma alors les yeux et appuya sur la détente. Le coup résonna dans l’espace dévasté, brisant un instant le vacarme ambiant.
Le cœur meurtri, elle quitta les lieux sans se retourner, puis emprunta la longue échelle menant à la surface. Une légère secousse fit vibrer la structure, suivie d'une seconde, bien plus destructrice. Dans un effort conséquent, Seyia força sur ses jambes et ses bras pour gravir les barreaux glissants. Chaque muscle de son corps hurlait de douleur, mais elle continua, portée par un instinct de survie irrépressible. Le souffle court, les battements de son cœur résonnant dans ses tempes, elle atteignit enfin le bout du tunnel.
En sortant la tête à la surface, un vent frais et une pluie fine vinrent caresser son visage. Enfin, elle respirait le grand air. Ses jambes ne la soutenaient plus. Alors, elle rampa jusqu’à s’adosser contre la paroi murale. La gorge sèche et brûlante, elle ouvrit la bouche pour recueillir quelques gouttes de pluie. Son corps céda finalement. Elle s’écroula, inconsciente, laissant son esprit sombrer dans un vide apaisant.