Shanshu II - Wolfram & Hart
Chapitre 1 UNE NOUVELLE ERE
''le truc quand on change le monde, c'est qu'il est tout changé''
Dix années s'étaient écoulées depuis l’ascension au pouvoir des trois Déités. Sous l'égide de Wolfram et Hart, les conditions de travail, déjà rudes, accusèrent le coup d'une détérioration sans précédent. Forts de leur réputation de sauveurs de l'humanité, les Déités instaurèrent une nouvelle idéologie : le travail, toujours le travail, et rien que le travail. Ceux incapables de contribuer à l'empire se retrouvaient mis au ban de la société, persécutés par les milices et jetés aux oubliettes pour un aller sans retour dans l'indifférence générale. Exit les vacances et les hobbies. Les seules distractions autorisées, en dehors des interminables heures de labeurs, se résumaient à se nourrir, se reposer, et s'adonner à la prière.
Chacun vivait dans la crainte des lendemains incertains, et la population s'y accommodait. Entre une vie sous contrainte et la mort, le choix s'imposait naturellement. Un contrôle total s’exerçait sur chaque territoire, de sorte que toute personne arpentant les trottoirs soit identifiable. Des milliers de drones patrouillaient dans le ciel pour effectuer le ciblage quotidien de la population. Tout individu non conforme au règlement se voyait interpellé et embarqué sur l'heure par les milices aux ordres.
Jouissant d'une main d’œuvre d'ordre planétaire, les avancées technologiques connurent un bond effarant, si bien que les voitures volantes, imaginées par les auteurs de science-fiction les plus optimistes en leur temps, se trouvaient en passe de tutoyer la réalité. Les buildings poussaient toujours plus haut, toujours plus inaccessibles et privant toujours plus le ciel d'horizons. La surpopulation des grands secteurs incitait les gens à vivre verticalement, aux dépens d'infrastructures sans cesse plus élaborées, donnant lieu à des folies esthétiques où se reflétait le même mal de vivre. La sectorisation entraîna naturellement la confrontation des masses sociales, privilégiant les plus aisées dans des secteurs privés, à l’abri des plus pauvres vivant dans les bas-fonds, là où la pollution et la maladie ont tendance à frapper plus qu'ailleurs.
Le monde avait basculé dans une nouvelle ère et ce n'était pas celle du progrès, sauf à considérer la perte des droits et des libertés comme tels. Le cataclysme atteignit son apogée lorsque l'humanité, dans toute son universalité, prit conscience qu'elle ne constituait plus l'espèce dominante, qu'elle devait partager l’hégémonie d'un territoire ne lui ayant jamais appartenu. Les démons, vampires, et autres créatures de la nuit, furent révélés au grand jour, ce qui ne manqua pas d'instaurer un état de choc et de méfiance sans précédent. Le point positif : tout le monde ou presque jouissait du même traitement. Démons et humains soumis au même dictât d'une loi les contraignant tout à chacun à l'esclavagisme consenti. Avec l'aval forcé de la population, tous les gouvernements de la terre furent dissous au profit des seuls maîtres à bord. Exit des frontières et des territoires : Londres fut désignée comme l'unique capitale terrestre. Une seule ville pour les gouverner toutes. En l’espace de quelques années, la mégalopole s'était développée de telle façon que rien ne semblait pouvoir endiguer son ascension, et par effet de conséquence, sa débauche.
Londres s'apparentait désormais à une succession de ruelles dépourvues d'âme, dans lesquelles s'affichait la même propagande martelée, imprimée de force dans le subconscient de tous. Celle dépeignant ce même slogan : « Wolfram et Hart vous protègent, vous guident et vous observent», accompagné d'un croquis caractérisant une épée, un miroir et un joyau entrelacés. Il ne s'agissait pas là d'un banal artifice de communication ni d'une menace en l'air. Tout ceci se concrétisait bel et bien sur le terrain. Il fallait faire comprendre aux contribuables que même dans leur plus stricte intimité, le gouvernement les épiait.
Le ministère de la justice, fort de son autorité, avait établi un décret obligeant l'habitant à se soumettre à un contrôle illimité de ses données, perçues par le biais des émetteurs et récepteurs communicants, incluant les entretiens téléphoniques et l'accès au réseau. Chaque information était méticuleusement traitée, et s'il existait ne serait-ce qu'un soupçon de défiance ou de critique à l'égard du gouvernement, les mêmes milices débarquaient et infligeaient des sanctions allant de la prison à la peine de mort, selon l’interprétation du délit. Les délations étaient non seulement encouragées, mais aussi récompensées, de façon à instaurer une méfiance généralisée : chacun voyant en son voisin un potentiel bourreau. Celui qui nourrissait des idées révolutionnaires risquait à tout moment d'être trahi, ce qui n'incitait pas à ce genre de pratique. Un bon citoyen se devait de ne pas penser, d'obéir, d'aller travailler et de rester silencieux, à moins, bien entendu de pratiquer assidûment l'éloge du gouvernement.
En bon citoyen modèle, Seldon s’apprêtait à débaucher. Cela faisait plus de treize heures qu'il boulonnait et déboulonnait, sans interruption, des milliers d'écrous sur sa chaîne de montage, et le calvaire touchait à sa fin. Du moins, pour la journée. Dans son usine affiliée à la citadelle d'Egémonia, cette base reconnue pour abriter en son sein le noyau de l'intelligence artificielle disséminée à travers le matériel de dernière génération militaire, il faisait partie des meubles. « L'ancien », comme ses collègues se plaisaient à l'interpeller, avait dédié les dix dernières années de sa vie, à œuvrer pour la firme aérospatiale, et la rugosité de ses mains en témoignait. Tous les jours, toujours présent, à pratiquer le même geste, avec un effort sans cesse grandissant. Bien sûr, ça ne le rendait pas heureux. S'épanouir dans le cadre de son travail demeurait un privilège qui lui restait inconnu, mais comme il se plaisait à le marteler, il fallait bien vivre, alors il s'était trouvé une raison. Par la force des choses, il avait appris à relativiser : condition essentielle à une adaptation forcée.
Seldon venait de quitter son lieu de travail et arpentait désormais les allées tentaculaires de la ville sombre. De la fumée vaporeuse s'échappait des bouches d'égout crasseuses, créant un effet de brume dans lequel venaient se perdre les lumières des grands réverbères et des enseignes, toujours plus nombreuses et lumineuses. Les aiguilles de son cadran indiquaient sept heures. Les premiers soubresauts de la nuit commençaient timidement à s’imposer. La différence ne semblait pas louable, en ceci que la lumière du jour peinait à se frayer un chemin à travers les gigantesques buildings, privant les habitants d'horizon au profit d'une ombre et d'un vent tenace et constant. Ainsi, la transition entre le jour et la nuit se diluait à peine perceptiblement au cœur des immenses conglomérats urbains.
Seldon s'était, malgré lui, bien vite adapté. Comme tout le monde, il suivait la masse. Emmitouflé dans son manteau usé, sa stature squelettique, accentuée par le froid mordant de l'hiver naissant, renforçait l’austérité de ses traits durs et de ses joues creusées. Ses petits yeux plissés et cernés trahissaient la rugosité d'une vie de dur labeur. Le regard éteint, il extirpa de la poche intérieure de son manteau un paquet de cigarettes, imprimé de ce satané slogan des trois signes qu'il exécrait par-dessus tout. D'ordinaire, lorsqu'il rentrait du boulot, il marquait toujours un arrêt dans la même supérette pour acheter une bouteille de Whisky qu'il dilapidait durant la nuit. C'était son rituel, sa drogue l'aidant à supporter sa triste condition. Mais pas ce soir. Cette nuit, son itinéraire déviait de son habituelle monotonie. Il éprouvait ce cruel besoin d'inédit, cette soif de s'éclaircir les idées, de se promener le long de la tamise où il apercevait avec dégoût, ce que cette cité chère à son cœur était devenue.
Son regard fut accaparé par les trois tours pyramidales qui dominaient la ville de leur gigantisme. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, pareille hauteur ne fut atteinte. De là où il se trouvait, ces buildings de verres semblaient percer les nuages, telles des tours de Babel liant la terre au ciel. Chacune de ses bâtisses, dispersées en triangle dans les secteurs les plus prolifiques de Londres, abritait en leurs seins les sources du pouvoir en place. Les Dieux vivaient parmi les hommes et ils avaient élu résidence au sommet de ces tours de cristal. Les sauveurs de l'humanité, incarnés par le Loup, le Cerf et le Bélier, se partageaient le pouvoir au sein de ces trois édifices, dont les façades arboraient fièrement les symboles distinctifs de chacun, proclamant leur suprématie sur la cité.
Le ministère de la connaissance, représenté par un miroir, supervisait l'aspect médiatique et culturel. Celui de la justice, symbolisé par l'épée, était en charge des lois et des forces armées. Enfin, le ministère du travail, incarné par un joyau, se réservait la chaise gardée des affaires et de l'économie, récoltant et distribuant toutes les recettes issues des plus grandes villes du monde. C'est dans l'enceinte de ces forteresses que se décidait le sort de l'humanité. Pourtant, nul n’osait remettre ce système en question. La terre avait échappé au pire dix années plus tôt, et la menace du portail reliant la terre à la dimension d'Acatlha demeurait toujours d'actualité. Le pouvoir des trois Déités permettait de maintenir le portail scellé, ce qui constituait un moyen de pression non négligeable à l'heure de changer les pièces de l'échiquier et d'instaurer un nouvel ordre universel.
Pris dans sa tourmente, Seldon en oublia presque les raisons de sa promenade nocturne. Initiant un réset de la pensée, il laissa son regard vagabonder, fasciné par le panorama comme s'il le découvrait pour la première fois. Non pas que le paysage, perpétuellement remodelé au fil des années, ait subi une transformation spectaculaire. Non. Le changement provenait de lui, de sa volonté à se focaliser sur un je ne sais quoi salvateur l'empêchant de se réfugier dans son spleen habituel. Il contemplait le monde tel qu'il se plaisait à le considérer. Beau, merveilleux, tout simplement vivant comme au temps de sa prime jeunesse, des premières découvertes, des premières sensations, des premières odeurs… C'était cela la véritable liberté. Pas celle d'un monde l'ayant pris en otage en lui imposant de ne plus être, de ne plus vivre, de ne plus penser ni même ressentir. Un monde qu'il haïssait de tout son être, sans ne jamais pouvoir l'exprimer publiquement. Ce soir, plus de place pour la haine et les rancœurs. Leurs heures viendront, comme toujours. Elles s'immisceront comme un cancer dévorant ses organes le moment venu. Sur l'instant, il s'agissait juste de respirer à pleins poumons, d'exister et d'en prendre conscience dans un merveilleux déni de l'esprit.
Hélas, les bottes noires claquant sur le bitume mal pavé des berges vinrent briser ce moment de quiétude éphémère. Il ne fallait surtout pas attirer l'attention des troupes scrutant d'un mauvais œil les âmes esseulées prendre le temps d'un quelconque moment de détente. Cela attirait les suspicions dans un monde où plus personne n'avait le temps de rien, en dehors de quelques riches privilégiés. Seldon ne prit aucun risque et poursuivit son chemin, les mains engouffrées dans les poches de son long manteau d'hiver. Il s’effaça dans la foule, la tête basse, soumis à l'ordre public qu’exerçaient ces criminelles en uniformes pompeux.
Après avoir quitté la Tamise, il vagabonda dans les rues bruyantes de la City ou se retransmettait, sur de grands écrans incorporés aux buildings, l'émission de la reine du divertissement. Une vampire à la beauté superficielle ayant fait son trou dans les méandres d'une société dépourvue de toute quête d'épanouissement culturel ou philosophique. Il ne s'agissait bien évidemment pas de pousser la population à réfléchir sur sa condition, mais de l'abrutir dans des émissions sans consistance intellectuelle, sous couvert d'un besoin à la légèreté imposé par les longues journées de travail ininterrompues. Rien de tel qu'une jolie blonde pour vampiriser les foules en manque de libido. Seldon, lui, n'avait jamais vraiment regardé, ou alors quelquefois, par curiosité malsaine, mais il s'était bien vite ravisé. Son temps, il préférait l’employer autrement, le plus souvent à lire des ouvrages pour s'évader et rêver le monde d'avant. Au moins cette pratique avait le mérite de ne pas faire de bruit.
Il lui arrivait de se remémorer un passé peu réjouissant. Marié deux fois et divorcé tout autant, il n'avait jamais eu d'enfants. Non pas qu'il n'aurait pas embrassé avec passion le rôle de père, mais la nature s'était montré capricieuse le concernant. Aujourd'hui, alors que le monde venait de basculer dans une aire détestable, il ne s'en plaignait plus. Offrir à être innocent une vie de servitude prêtait à quelques réticences. Il y a quelques années, la question méritait réflexion, mais plus maintenant. Finalement, tout arrivait pour une bonne raison, du moins, se plaisait-il à le croire.
Zigzaguant parmi la foule pressée, son attention fut accaparée par une affiche virevoltant au gré du vent. Elle dépeignait un portrait en grand format de l'homme le plus recherché en ce bas monde : le fameux vampire avec une âme responsable du chaos. Les rumeurs couraient selon lesquelles ce traître était à l'origine du cataclysme survenu lors de la dernière décennie. Depuis, son profil fut placardé dans toutes les villes du monde dans l'espoir de le capturer vivant. Pour quelles raisons ? Nul ne saurait le dire. Seldon se fiait à l'idée que tout être dénoncé par les médias ne pouvait décemment pas être un mauvais bougre. Après tout, la propagande avait le don de faire passer les bons pour les mauvais et inversement. Personne n'était dupe, mais l’appât du gain et la peur prévalaient sur la morale. La fortune promise à qui mettrait la main sur le fugitif ne prêtait pas à quelques tergiversations que ce soit. Lui-même hésiterait certainement à le dénoncer si d'ordinaire l'occasion se présentait. Après tout, combien de personnes à la morale inébranlable avaient fini dans les rangs nazis à agir contre leur gré ou par peur des représailles, ou tout simplement par instinct de survie. La valeur d'un homme ne se mesure que lorsqu'elle est éprouvée. C'était sa conviction.
A quelques lieux de là, au pied de la nouvelle cathédrale à l'effigie des trois déités, s’amassait une foule hébétée buvant les paroles prophétiques d'un étrange moine. Celui-ci ventait avec ferveur les bénédictions de la nouvelle religion. Les anciennes subirent le courroux factuel de la réalité. Pourquoi croire en un Dieu unique quand trois avaient établis résidence sur terre.
- Croyez en Wolfram et Hart, croyez au travail, professa-t-il comme possédé par une grâce divine. Ils vous observent. Ils sont omniscients. Prouvez votre valeur et soumettez-vous à leur jugement. Ayez la foi, et vous connaîtrez le salut éternel.
Bien sûr, à ce stade, quelles qu'aient été les paroles du malotru, les réactions auraient été les mêmes. Il aurait très bien pu leur suggérer avec ardeur de se jeter dans la Tamise qu'il aurait récolté bon nombre d'applaudissements suivis d’actes. Une question l'intriguait : faisaient-ils semblant d'avoir la foi ou étaient-ils tous convaincus du bien-fondé de leur idiotie ? Seldon les imaginait en anciens adeptes qui, venant de perdre leur précieux totem, se réfugiaient dans le courant de la nouvelle vague. Les hommes, depuis tout temps, proclament leur besoin de croire en quelque chose, et en ces temps difficiles, il était aisé d'y dénicher quelques adhérents. Il fallait bien trouver un sens à tout cela, sans compter que le règne des trois avait pour lui l'abolition des guerres de religion, même si la finalité ne s'en trouvait pas foncièrement changée. Alors qu'il approchait du prêche, non par intérêt, mais parce que son itinéraire ne le déviait pas du noyau de gravité, il fut interpellé par l'un de ces culs bénis.
...Mon frère, le sollicita l'étranger d'un sourire forcé. Viens te joindre à nous. Il nous faut honorer nos bienfaiteurs.
Seldon ne se risqua pas à hésiter. Il acquiesça en lui retournant ce même sourire tronqué, poussant le trait comme le ferait un bien mauvais acteur. Les apparences étant sauves, il prit part avec une ferveur simulée à cette assemblée bien garnie. Grand bien lui en a pris d'accepter, puisqu'il venait d'apercevoir du coin de l’œil une patrouille prête à fondre sur qui oserait s'y dérober. C'était leur façon de traquer les éventuels dissidents, et avec un peu de chance, les terroristes ou résistants, selon le point de vue. Plusieurs attentats avaient été perpétrés ces derniers temps sur des lieux finement ciblés. De ce fait, les troupes du pouvoir en place commençaient à faire montre de nervosité. Lorsque le prêcheur daignait marquer un temps d'arrêt, machinalement, tout le monde levait le poing au ciel en guise d'approbation. Seldon ne dérogea pas à la règle. Sans aller jusqu'à y prêter une oreille attentive, il récoltait quelques bribes de mots grandiloquents qu'il savait destinés aux bourreaux de ce monde.
Son attention portait ailleurs. Sur les pauvres gens l'accompagnant dans cette mascarade grotesque, digne d'une pièce de théâtre de piètre qualité. Cette fois, au moins, la réponse à son questionnement prenait forme. Dans leur grande majorité, les personnes prises en étau dans ce jeu de rôle grandeur nature semblaient aussi paumées que lui. Ce n'était pas par conviction que ces âmes en peine jouaient leur plus mauvais rôle. Il l'avait lu dans leurs regards, dans leurs jeux pathétiques à essayer de feindre un attrait surfait pour une religion artificielle.
L'ambiance devint pesante, lourde à s'en arracher les entrailles. Côtoyer de vrais adeptes, lui aurait au moins permis d'être le seul à pâtir de cette situation. Et ce charlatan n'en finissant pas de s'écouter parler à une foule qu'il pensait acquise à sa cause. Galvanisé par les applaudissements à chaque fin de tirades, le lourd-eau continuait de plus belle, sans doute pour combler ses envies narcissiques de gloire. Heureusement, le bougre trouva bon de clore son dernier chapitre et de rendre la liberté à son obédience sur une ultime acclamation. Une dernière pour la route et plus guillerette celle-ci. Le calvaire cessa.
Continuant son chemin le long des rues aux demeures fragiles, Seldon éprouvait quelques difficultés articulaires alourdissant sa démarche. Non seulement ses journées de travail l'épuisaient, mais surtout son corps avait perdu l'habitude naturelle de se mouvoir. Tous les jours, il prenait les transports en commun, sans parler de son travail où il ne se déplaçait que succinctement, œuvrant le reste de son quotidien à rester cloîtrer entre quatre murs. Autant dire que sa condition physique laissait à désirer, et l'âge n'arrangeait rien à son affaire. L'homme, dans son état naturel, n'était pas fait pour la sédentarisation à outrance. La mécanique risquait de se gripper et les pièces n'étaient pas interchangeables, ou du moins pas toutes. Rien de tel qu'une bonne cigarette pour faire passer la douleur à laquelle venait s'ajouter un bourdonnement au creux de l'estomac. La faim commençait à le tirailler, lui, d'ordinaire déjà couché à cette heure avec le ventre plein.
''Il ne manquait plus que ça'' pensa-t-il, alors qu'un attroupement de chats et de rats se livraient une guerre impitoyable, en déchiquetant les sacs poubelles traînant au sol depuis l'avant-veille.
L'odeur nauséabonde lui coupa brièvement l’appétit. En observant la scène, Seldon se surprit à envier la condition de ces bêtes. Après tous, elles vivaient en liberté et mangeaient à leur faim lorsque l'envie les prenait. Pas de contraintes, pas de règles. Il suffisait de se servir : Open Bar et all you can eat en même temps. Même les animaux semblaient mieux lotis que les hommes.
Des coups de feu résonnèrent au loin, suivis de quelques cris brefs. Probablement une énième exécution. C'était devenu monnaie courante. Nul ne savait si les patrouilles tiraient sur le gibier pour une bonne raison, ou si ce n'était que pour entretenir la peur. Les milices servaient la loi et l'incarnaient, par conséquent leurs actes ne souffraient d'aucune contestation et d'aucun jugement. La crainte à leurs égards poussait les gens à rester à leurs domiciles. Au moins, ils s'y sentaient partiellement en sécurité, tandis que dehors tout pouvait arriver. ''Les Anges'', l'une des branches de la résistance, constituait leur principale cible. Taper dans le tas dissuadait bien souvent les âmes désœuvrées de rejoindre leur rang. Cette faction, née dans la lointaine contrée de Los Angeles, sévissait partout où elle en avait l'occasion. Souvent, ses membres griffonnaient leur marque sur les murs des vieilles bâtisses : celui d'un ange grossièrement dessiné. Ce dessin, imprégné dans l’esprit de tous, évoquait des sentiments divergents. Pour certains, il symbolisait l'espoir, et pour d'autre, la source de leur malheur. Seldon, lui, ne prenait pas position. N'étant pas quelqu'un de borné avec des idées arrêtées sur quelques sujets que ce soit, son avis évoluait au gré de son humeur, et des circonstances.
Au-dessus des toits, le ciel affichait quelques signes de révolte. Une fine pluie s’insinua timidement dans les plis de ses vêtements. Au départ l'air de rien, puis, à mesure qu'elle prenait place sous les couches de tissu collées à sa peau, l’inconfort se transforma en véritable gêne. Seldon se mit à grelotter. Plus le temps passait, plus il réalisait son erreur à ne pas avoir regagné son domicile aussitôt le travail terminé. Finalement, il avait quitté une prison pour en rejoindre une autre, à ciel ouvert celle-ci, mais étrangement plus étouffante et bien plus contraignante. Au moins, chez lui, dans son trou, il s'y sentait à sa place, tandis que dans la jungle urbaine, il avait l'allure d'une proie esseulée attendant de se faire dévorer par une bête féroce susceptible de jaillir à chaque coin de rue.
Heureusement, il existait cette part d'inédit, d'imprévu, cette sensation de perte de contrôle et d'aventure qu'il ne retrouvait pas dans son trois-pièces. Il la vivait son odyssée comme Ulysse en son temps ou Christophe Colomb, bien qu'à la différence de ces deux-là, lui connaissait déjà les lieux. Peu lui importait : ce frissonnement face à l'inattendu justifiait à lui seul cette initiative. Après tout, que serait un aventurier sans prise de risque ? Assurément un personnage qui n’aurait pas sa place dans les œuvres littéraires qu'il se plaisait à dévorer. Non pas qu'il attachait de l’intérêt à la fiction, mais sa vie n'avait plus rien de trépidante, et l'imagination constituait le seul espace de liberté que Wolfram et Hart ne contrôlaient pas.
Les passants déployèrent leurs parapluies aux couleurs vives, tranchant joyeusement avec l'obscurité de la nuit. Les restaurants affichaient complet, et la vapeur aromatisée des fourneaux flottait dans l’air, titillant ses narines. S'il avait eu assez d'argent, il n'aurait pas hésité une seule seconde à visiter ce temple de la friture qui lui faisait de l’œil, mais il n'appartenait pas à la potentielle clientèle. Ses revenus assez dérisoires ne lui permettaient pas d’espérer autre chose que les falafels et autres Hot-Dog arborant toutes les allées fréquentées de la ville. Tant pis, il allait devoir attendre de retourner chez lui pour réchauffer son plat entamé la veille.
En jetant un coup d’œil à sa montre, il fut frappé de stupeur. il était temps de rentrer. Cette balade fut revigorante sur certains aspects, mais n'étant pas du genre à abuser des bonnes choses, il redoutait une exposition forcée. De toute façon, son corps ne lui permettait pas de poursuivre d’avantage. Ses mollets commençaient à peser, alourdis par quelques courbatures contraignantes. Son âge avancé et son corps brisé par les années, l'empêchaient de se remettre aussi bien qu'autrefois. Et le lendemain, une autre journée éprouvante viendrait mécaniquement remplacer celle-ci, reproduisant inlassablement la même monotonie.
À une centaine de mètres de la station de métro la plus proche, son trajet lui laissait tout juste le temps de s'en griller une. Poussé par le stress, Seldon enchaînait les cigarettes à la volée, sans s'en rendre compte. Chez lui, il ne fumait pratiquement jamais, ou seulement occasionnellement, le soir après le repas. Ses pauses au travail, en compagnie de ses collègues d'infortune, constituaient le gros de sa consommation. C'était un moment qu'ils appréciaient partager en équipe. Ça les détendait, et puis, dans l'impossibilité de s'exprimer librement, une clope en bouche leur évitait de raconter des conneries. Cela en avait sauvé plus d'un.
Alors que l'embouchure de métro apparaissait en ligne de mire, Seldon fut brusquement stoppé par une puissante secousse, accompagnée d'une déflagration retentissante. Le sol se mit à trembler violemment, forçant les passants à lutter pour préserver leur équilibre. Des cris étouffés de terreur s’élevaient autour de lui. La secousse fut suivie de quelques autres, favorisant une panique généralisée. Les gens couraient dans tous les sens, totalement désorientés. Seldon, indécis quant à la direction à prendre, demeura penaud. Joindre le métro ne lui semblait plus une option viable. De la fumée blanche s’échappait des bouches d'égout, ce qui laissait présager d'une explosion souterraine. À en juger par l'ampleur des secousses et le fracas assourdissant, il penchait pour une attaque terroriste, et pas des moindres. Mais alors que les foules se dispersaient en tous sens, Seldon ne suivit pas le mouvement. Ses jambes, fatiguées, ne lui permettaient pas de décamper comme un lapin. À travers l’épais rideau de fumée, il aperçut une ruelle, la seule assez visible dans ce chaos. Sans réfléchir davantage, il s'y engouffra. Il n'aurait pas su dire pourquoi il avait opté pour cette voie plutôt qu'une autre, mais dans ce cas d'urgence, son cerveau avait privilégié la prise de décision instinctive à un raisonnement éclairé.
Alors que les battements de son cœur tambourinaient dans sa poitrine, il tenta de reprendre le contrôle en expirant lentement. Mais plus il s'efforçait de réguler son souffle, plus ses pulsations s’intensifiaient. Épris de sueurs froides, l’idée du pire lui traversa l’esprit. Peut-être une crise cardiaque s'il ne se calmait pas dans les plus brefs délais. Son cœur sonnait au rythme d'un train à vapeur à toute allure, tandis que lui espérait sa rentrée en gare. Dans un geste instinctif, il posa les mains sur ses genoux, se pencha en avant, et stabilisa son stress. Cette posture lui permit de regagner un brin de sérénité.
Du coin de l’œil, une masse difforme interpella ses sens. Quelque chose, tapi dans l'ombre. En y regardant de plus près, il distingua un corps. Celui d'une jeune femme. De sa distance, il n'aurait pas su dire si elle était toujours en vie. Un temps hésitant, Seldon se décida à réagir. Lâche dans le fond, mais pas assez pour ne pas porter assistance à une personne en danger, il se précipita vers elle. Parvenu à proximité, il constata avec soulagement le sternum de la jeune femme se soulever, signe que le flux d'air circulait toujours. Son visage était recouvert de crasse, et à la vue de la bouche d'égout ouverte sur le côté, la conclusion s'imposait d'elle-même. Elle provenait des profondeurs et venait d'échapper de peu à un sort funeste.
Le visage de l'inconnue accapara toute son attention. Seldon s’interrogeait : comment une jeune femme, dont les traits portaient encore l’innocence de la jeunesse, pouvait-elle survivre un monde aussi absurde et dénué de sens ? Il y a quelques années, elle aurait sans doute menée une vie bien différente, loin des égouts et de cette existence misérable. Bien qu'il n'en sache rien, il le ressentait comme une évidence. Seldon hésitait. Devait-il veiller sur elle jusqu'à son réveil, ou la transporter chez lui pour lui porter secours ? L’hôpital ne lui semblait pas être une bonne option. Après tout, il ne savait rien de la mystérieuse inconnue. Et si elle était une terroriste ? Vu son accoutrement, l'option ne lui paraissait pas invraisemblable, et il refusait de prendre le risque, non seulement de la livrer à ses agresseurs potentiels, mais aussi de se retrouver lui-même accusé de complicité.
Étrangement, au moment où il opta pour la deuxième option, une sensation de malaise vint l'assaillir, comme s'il était observé. Pourtant, il avait beau promener son regard autour, inspecter le moindre recoin, il n'y décela rien de suspect. Du moins, jusqu'à ce qu'il remarque la disparition soudaine de la jeune femme. Stupéfait, il insista en scrutant les zones d'ombre. Son réveil l'aurait forcément interpellé, et auquel cas, elle devrait toujours être dans les parages. Dans son état, il lui aurait été impossible de s'enfuir à cette vitesse. C'en était à se demander s'il ne perdait pas la raison. Seldon suspecta la fumée s'extirpant des bouches d'égout d'exercer un effet hallucinogène sur sa personne. Non, c'était forcément autre chose. Cette sensation, quelques minutes plus tôt, d'une présence autour de lui, constituait sans doute le socle de ce mystère. Finalement, il devait admettre que les romans qu’il affectionnait tant peinaient à concurrencer l'attrait et l'imprévisibilité du monde réel. Cela faisait des années qu'il travaillait comme un robot sans mettre les pieds à l'extérieur. Cette balade au grand air venait de surpasser ses attentes les plus folles en lui redonnant, si ce n'est le goût de la vie, au moins celui de l'inédit.
Après plusieurs minutes à inspecter la zone, la panique retomba et les cris cessèrent autour de lui. Épuisé par cette marche pénible et infructueuse, il cessa ses recherches et reprit la route. Des pensées plein la tête, il se fit une promesse ce jour-là. Celle de ne plus se résigner à l'enfermement, de sortir et de puiser dans ses expériences une raison, un espoir, un prétexte pour continuer. Rêve ou pas, l'image de cette jeune femme restera gravée à jamais dans un coin de sa tête. Terroriste, résistante, lui la considérait avant tout comme une victime. Victime d'une époque en perdition, mais plus que cela, victime de l'inaction des êtres de bien.