Shanshu - La suite des aventures d'Angel et Buffy
Chapitre 16 : Episode 16 - Révélations
11268 mots, Catégorie: G
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EPISODE 16 : REVELATION
Le son métallique des épées s'entrechoquant résonnait avec force dans la vaste salle de l'aile Est du manoir, un espace habituellement silencieux et vide. Cette pièce, d'ordinaire non meublée, servait à de rares occasions de salle de cérémonies, dans laquelle les sorcières s’adonnaient, lorsque les astres étaient alignés, à festoyer pour honorer les multiples coutumes qu’exigeaient leur rang. Le reste du temps, elle restait déserte, et offrait un refuge apaisé à la poussière et aux toiles d'araignées qui s’accumulaient avec patience. Les filaments blancs et délicats s'entremêlaient aux trois lustres de diamants, honorant le plafond morne de leur présence.
Le plancher en bois, usé par le temps, émettait un léger crissement sous les pas vifs des deux combattants engagés dans une série de joutes acharnés. La jeune fille, déterminée, ne ménageait pas ses efforts. Ses yeux vert émeraude, éclatant de hargne et de concentration, défiaient l'opposant au regard sombre et attentif. Ses cheveux cendrés, mi longs, en queue de cheval, virevoltaient autour de sa nuque blanche, au gré de ses mouvements d'une grâce presque féline. Deux brassards de cuir brunis à ses avant-bras lui servaient de protections contre les éventuelles entailles susceptibles de survenir à tout moment, dans un échange mal maîtrisé. Malgré l’intensité du combat, ses gestes restaient fluides et précis, non entravés par sa tunique légère et flottante, tombant jusqu'à ses cuisses.
En l'espace d'un mois, Chiara avait accompli des progrès si spectaculaires, que le vampire se retrouvait quelquefois en légère difficulté. Au début, elle avait vu Angel s’entraîner seul au maniement de l'épée, fasciné par la précision et la beauté de ses mouvements. Ayant été élevé dans un monde de magie, Chiara ne s'était jamais vraiment intéressée à l'usage des armes, du moins, son milieu naturel ne s'y prêtait pas. Pourtant, ce fut une véritable révélation pour la jeune fille de dix ans, de découvrir en elle une passion inattendue, qu'elle exerçait avec un talent inné.
Angel, tout d’abord réticent à l'idée de prendre une disciple, persuadé qu'une enfant de son âge ne devait pas être en possession d'une arme, céda bien vite au caractère bien trempé et à la détermination sans faille de la jeune fille. Depuis, chaque jour, elle s’entraînait sans relâche, sous les conseils avisés du vampire qui avait décelé en elle une aura, une lueur presque indéfinissable, comme une lumière dans son monde de ténèbres.
Les premiers jours d'adaptation furent un véritable calvaire pour le vampire. Perdu au milieu de toutes ces femmes, il se questionnait sans cesse sur la légitimité de sa présence en ses lieux. Djézabelle l'avait invité à rester, lui parlant vaguement d'un destin lié à un artefact, mais sans fournir plus de précisions. Pourtant, à mesure que les jours défilaient, le vampire y avait trouvé un véritable intérêt. Non pas qu'il accordait une grande foi à tous ces présages nébuleux, mais être ici lui procurait une étrange sensation de bien-être. Il y avait trouvé une terre d'apaisement où il prenait le temps de se reconstruire après les épreuves dévastatrices qui l’avaient laissé brisé, tant physiquement que mentalement.
A mesure de son adaptation, des liens s'étaient tissés avec les habitantes, et les tensions des premiers jours avaient laissé place à une acceptation mutuelle de leur cohabitation. Lui qui, au début, suscitait la réticence et le rejet de la communauté, avait laissé le temps faire son œuvre. Son charme naturel, allié à une personnalité discrète, fit le reste du travail. Il en était presque devenu indispensable, du moins aux yeux de Chiara. Passé le temps de la méfiance, la jeune fille s'était découvert un attrait insoupçonné pour son énigmatique maître d'arme.
Chiara se démenait comme une diablesse, attaquant sans relâche de la pointe de sa petite épée forgée pour convenir à une enfant de sa taille. Virevoltant d'une position à l'autre, elle fendit l'air de son aiguille avec une vitesse et une précision qui demandait au vampire une vigilance absolue.
─ N'oublie pas, fais attention à ton équilibre, la conseilla Angel en parant, avec des petits tournoiements de son poignet, les attaques éclairs de Chiara. Tu te précipites trop, et tu dépenses ton énergie inutilement.
Le vampire riposta avec agilité, et d'un petit chassé du pied, lui fit perdre l'équilibre. La jeune fille se retrouva à terre et ne manqua pas d'observer le vampire en faisant la moue.
─ J'en ai marre ! protesta-t-elle. A chaque fois c'est pareil, j'attaque et je n'arrive jamais à te toucher. C'est pas drôle.
Un sourire marqua le visage du vampire, suintant de sueur. Son débardeur noir, coupé à l'épaule, collait à son corps et faisait ressortir sa musculature sculptée. Malgré l’effort, il conservait une aura de calme imperturbable.
─ Tu es douée, c'est vrai, mais tu n'en fais qu'à ta tête, lui reprocha-t-il sur un ton plus sérieux. Tu n'écoutes pas mes conseils, et dans un combat à mort, tu ne serais déjà plus de ce monde. Il ne s'agit pas de bouger dans tous les sens en espérant toucher l’ennemi. Un combat, c'est avant tout une partie d’échec, il faut observer et agir au bon moment.
Chiara se redressa d’un bond, son épée tournoyant habilement entre ses doigts Sans un mot et sans la moindre hésitation, elle relança l’assaut avec une vigueur renouvelée. Elle tenta de le prendre par surprise, mais le coup porté ne rencontra que le vide. Un temps déstabilisée, elle se reprit aussitôt pour une nouvelle passe d’armes. Le choc des lames résonnaient dans l’air, mais Angel, avec une aisance presque insolente, parait chacun de ses coups. Sa maitrise de l’escrime témoignait d’une expérience bien supérieure à la jeune combattante.
… Voilà, c'est beaucoup mieux, affirma-t-il en lançant des petits assauts de temps en temps. Fais attention à ta garde, ne dévoile pas tes points vitaux... Bien, continue comme ça.
Tout en croisant le fer, Angel entama la conversation dans le but d’évaluer la capacité d'action et de réflexion de la jeune fille en plein combat.
─ Comment peut-on tuer un vampire ? lança-t-il d’un ton désinvolte, en exerçant une pression de plus en plus intense sur la jeune fille.
─ Avec un pieu dans le cœur, par décapitation, et..., hésita-t-elle tout en parant les attaques à son encontre... Par le feu. Ils craignent aussi les rayons du soleil et l'eau bénite.
La joute s'intensifiait au bon vouloir du vampire prompt à imposer le rythme souhaité.
─ Bien... Est-ce qu'une épée en plein cœur leur est fatale ?
─ Non, seul le bois leur est fatal... toute autre matière leur causerait des dégâts, mais...
Chiara n'eut pas l’occasion de terminer son explication. En une fraction de seconde, elle se retrouva immobilisée, la point de l’épée d’Angel délicatement posée contre sa jugulaire. Son souffle se suspendit un instant, et ses yeux s’écarquillèrent sous l’effet de surprise.
─ Tes réponses sont justes et concises, mais tu manques de concentration. N’oublie pas, ne laisse pas ta réflexion entraver tes mouvements. Allez, on continue.
Le fer se mit à claquer de plus en plus fort et les échanges se furent plus vifs et plus rapides.
… Sous quelle condition un humain se transforme en loup-garou ? ajouta le maître en intensifiant ses attaques.
─ Ils se transforment... pendant la pleine lune, haleta Chiara. Et aussi la veille et le lendemain. Une morsure de loup transmet la malédiction. Seules les balles en argent sont efficaces. Il faut aussi prendre en compte que ce sont des humains innocents le reste du temps.
─ Bien... Parfait... Sauf que je ne t'ai pas demandé leur point faible. Concentre-toi sur la question, et uniquement sur la question.
Angel se trouva fortement surpris par la capacité de Chiara à s'adapter à la cadence effrénée qu'il imposait. Il n'en laissa rien paraître mais il constatait avec enthousiasme qu'elle progressait à chaque entraînement.
… C'est ça, continues, ne perds pas l'équilibre... Quelles sont les idée reçues concernant les zombies ?
Elle évita le tranchant de l'épée d'une roulade sur le côté, avant de reprendre appuis sur ses pieds et d'attaquer de plus belle.
─ Les zombies ne se nourrissent pas de chair humaine et sont plus rapides qu'on ne le pense.
Encore une fois, Chiara avait été assidue aux cours, et même si elle affichait un air détaché face aux aspects théoriques, elle retenait méticuleusement chaque détail, qu'il s’agisse d’une information cruciale ou insignifiante. Constatant qu'il n'était pas aisé de la déstabiliser, le vampire se décida à y mettre plus de puissance que d'ordinaire. Éreintée par ces échanges interminables, la jeune fille vacilla sous le poids des impacts administrés.
─ Concentres-toi ! Tu es en train de perdre le fil. Ne te laisse pas distraire par la fatigue !
Au même moment, la porte s'ouvrit brusquement, attirant l'attention du vampire. Ce léger moment de distraction fut suffisant pour que Chiara saisisse l’opportunité. Sans hésitation, elle plongea sa lame dans le bas-ventre d’Angel. Ce dernier poussa un gémissement avant de se tordre sous l’effet de la douleur.
La jeune fille, consciente de l’ampleur de son geste, affichait une expression à la fois coupable et innocente, comme une enfant qui venait de commettre une bêtise. Incapable de respecter ses propres conseils, le vampire luttait pour préserver une part de dignité. Cependant, l’effort semblait vain face à la situation cocasse. De l’autre côté de la pièce, Djézabelle, témoin de toute la scène, ne put réprimer un sourire moqueur.
─ Je suis vraiment désolée, s'excusa Chiara embarrassée. J'y ai vu une opportunité et j'ai pas réfléchi. C'est comme si mon bras avait réagi de lui-même. Vraiment désolée.
─ Non.. c'est, bien... Félicitation, la complimenta-t-il, toujours épris d'une douleur lancinante. Je voulais te montrer ce qu'il pouvait en coûter lorsqu'on perd sa concentration. J'espère que tu as bien retenu la leçon.
Djézabelle, loin d'être dupe, se montra perplexe quant à la justification du vampire. Elle s'approcha lentement, effleurant le sol à chaque pas. Les motifs délicats de la robe, bien que sophistiqués, laissaient entrevoir ses courbes gracieuses, qu'elle ne cachait que très partiellement.
─ Chiara, ça suffit, ordonna l'enchanteresse d'une voix ferme. Il ne s'agirait pas d'oublier tes cours de magie. Le maniement des armes ne doit pas faire partie de tes priorités. Ce n'est qu'un passe-temps. Emelyne t'attend depuis un moment.
La jeune fille, insatisfaite et frustrée, jeta un dernier regard au vampire avant de se détourner, ses sourcils froncés en signe de mécontentement.
─ Oui Djéza, j'y vais tout de suite !
La sorcière attendit patiemment que Chiara prenne congé de leur présence. Une fois seule avec Angel, elle tourna lentement la tête vers lui, ses yeux pétillant d’une lueur malicieuse.
─ Je remarque que vous faites un bien piètre élève, ironisa-t-elle. Vous devriez être plus assidu à ses cours si vous ne voulez pas qu'elle vous transforme en poussière par inadvertance.
─ Merci du conseil, pesta le vampire. La prochaine fois, vous pourriez frapper avant d'entrer.
─ Oui certainement, et puis quand vous serez en plein cœur de la bataille, vous pourriez même demander à vos ennemis de prendre une pause chaque fois que vous vous sentirez trop éreinté. Et tant qu’on y est, pourquoi ne pas leur suggérer d'annoncer leurs attaques avec des cors, histoire que vous ne soyez pas trop pris au dépourvu ?
Le vampire n'y trouva rien à redire. Comme à son habitude, il se sentait décontenancé par cette femme qui avait le don agaçant de lui clouer le bec avec une facilité déconcertante. Angel se retrouvait démuni, comme désarçonné par ce pouvoir d'attraction qu'elle exerçait sur sa personne.
Pourtant, malgré les apparences, leur relation avait évolué depuis son arrivée. Avec le temps, ils avaient eu tout loisir de se jauger et d'apprécier quelques traits de leurs caractères, pourtant en total opposition. Angel, de nature introvertie et réservée, contrastait avec Djézabelle, flamboyante et extravertie. Cette divergence, loin de les éloigner, créait un équilibre étrange et fascinant.
Djézabelle s'approcha du vampire, retira le gant recouvrant sa main droite, puis posa ses doigts délicatement sur la blessure encore saignante. La sensation inattendue de sa peau effleurant la sienne, le fit tressaillir. Pris par surprise, Angel réagit instinctivement en agrippant doucement son avant-bras.
─ Ça ne sert à rien, je suis un vampire. Je guéris vite.
─ Et moi je suis une magicienne, je peux vous guérir encore plus rapidement. Et puis, c'est un peu de ma responsabilité, alors laissez-moi faire.
Angel sentit la main douce et froide de l'enchanteresse se réchauffer graduellement au contact de sa peau. A chaque caresse de ses doigts fins, il perçut de légères ondes d’énergie parcourir son corps, comme si des particules infimes s’infiltraient en lui. Djézabelle, totalement absorbée par son acte, ferma lentement les yeux, dévoilant son phare à paupière vert qui s'harmonisait parfaitement à son regard bleuté.
Le vampire affichait un certain malaise lorsque le visage de la belle se colla au sien. La proximité était telle qu'il ne put résister à l’attrait de ce doux parfum floral émanant de sa nuque dénudée. Son regard langoureux absorba le contour de ses fines lèvres qu'il trouva, sur l’instant, irrésistibles.
Lorsque la belle rouvrit les yeux, le vampire, prit de court par l’intensité de ce qu’il venait de ressentir, recula d'un pas précipité. Il aperçut aussitôt un éclair d’appréhension dans les yeux de la magicienne, qui le scrutait avec une attention presque inquisitrice. L’instant de tension se dissipa rapidement lorsqu’elle esquissa un léger sourire, mêlé de compréhension et de malice.
… C'est fait, vous êtes guéri, annonça-t-elle d'une voix égale. Vous ne devriez plus en souffrir.
Subjugué et fasciné par le charme déroutant de la belle, le vampire en avait oublié sa blessure et l'acte même de guérison. La chaleur bienfaitrice de la magie l'avait ensorcelé, du moins le pensait-il sur le moment. Angel, dans un élan de curiosité, posa la main sur son bas ventre pour constater la plaie totalement refermée. La perforation engendrée par l'épée n'était désormais plus qu'un lointain souvenir. Les talents de l'enchanteresse n'étaient clairement pas usurpés, de même que sa beauté captivante.
─ Merci. C'est incroyable, je ne ressens plus rien.
─ Allons marcher, voulez-vous ? Cet endroit sent le renfermé. Nous serions mieux à l'air libre.
Avant de la suivre, Angel prit soin d'enfiler sa chemise pour cacher l'entaille apparente sur son débardeur. La nuit commençait doucement à s’étendre, et le ciel se teintait de nuances bleutées, aux dernières lueurs du crépuscule. La maîtresse des lieux s'accouda à la rambarde donnant sur l'extérieur du bâtiment, si tôt rejoint par le vampire posté à ses côtés.
Djézabelle scrutait l’horizon, absorbé par la beauté d'un ciel azuré qui se reflétait dans ses yeux où brillait une mélancolie inhabituelle. C'était la première fois qu'Angel la découvrait ainsi, si vulnérable et fragile, tout ce qu'elle s’efforçait de ne jamais montrer. Le vampire resta à ses côtés sans mots dire, se refusant à troubler ce silence lattant qui, face à la beauté de ce paysage, avait trouvé sa plus sincère expression. La sérénité des lieux exerçait sur le vampire un effet doublement saisissant : à la fois apaisant et troublant, surtout après avoir passé tant d’années dans le tumulte incessant d’une grande cité.
Depuis son retranchement dans ce havre de paix, le ténébreux redécouvrait la beauté simple de la vie, une réalité longtemps ignoré. Ces dernières années, le silence avait été pour lui synonyme de menaces, un prélude au chaos. Pourtant, il émanait de cet endroit une sonorité totalement différente de celle que l'on percevait dans le chahut des grandes agglomérations, avec les moteurs vrombissant de toute part et la colère des gens s'invectivant à chaque coin de rue. Ici, la nature s'exprimait d'une façon plus harmonieuse.
La vie en ces lieux prenait véritablement un sens, débarrassée de toute cette nuisance artificielle infiltrée dans le cœur des gens jusqu'à en paraître naturelle. Un détail appréciable : aucune trace d'avocat véreux dans les parages, ni de boite maléfique à gérer, simplement cette femme mystérieuse qui l'intriguait plus qu'aucune autre.
─ Ça ne me plaît pas ! amorça la magicienne subitement, brisant sans préavis, ce cycle de sérénité.
Le vampire tourna la tête dans sa direction, sans qu'elle ne lui prête un regard.
─ Qu'est ce qui ne vous plaît pas ?
Elle soupira de frustration.
─ Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Je parle de Chiara et vous. Les choses commencent à aller trop loin. Au départ, ça ne devait être qu'un passe-temps, et aujourd’hui, ça devient son principal centre d’intérêt. Ça ne peut pas continuer ainsi.
─ Je ne comprends pas, avoua le vampire désorienté par cette réaction inattendue. Je ne vois pas où est le problème, elle semble aimer ce qu'elle fait. Pourquoi l'en priver ?
Djézabelle resserra fermement ses doigts sur la rambarde, ses jointures blanchissant sous l’effet de la tension.
─ Vous ne pouvez pas arriver comme ça du jour au lendemain et changer nos habitudes, nos coutumes, et ce que nous sommes.
Cette fois-ci, elle le défia d'un regard résolu.
… Nous n'avons jamais été des guerrières. Nous sommes une confrérie de sorcières. Chiara n'a pas de temps à perdre au maniement des armes. Ce n'est pas ce à quoi elle est destinée. Elle ne peut pas se soustraire à ce qu'elle est. Au départ, ce n'était qu'une simple distraction, mais avec le temps, c'est devenu plus que ça pour elle.
Le vampire encaissa les reproches sans parvenir à les comprendre.
─ Depuis que je vous connais, vous n'avez que le mot destin aux lèvres, s'exaspéra le ténébreux. Vous vous trompez. Il n'y a pas de grand dessin, il n'y a que des choix, et vous devez lui laisser le choix de faire ce qu'elle aime. Vous avez vu cette lumière qu'elle a dans les yeux quand elle s’entraîne ? Moi je l'ai remarqué. Elle s'y sent à sa place. Elle possède un talent inné pour le combat. Ça va au-delà du simple talent, ça la rend heureuse tout simplement.
─ Et que faites-vous de la magie ? insista-t-elle d'une voix pesante.
─ Vous vous posez de faux problèmes. Elle n'a pas besoin de choisir l'un ou l'autre. Au contraire, elle en retirerait le meilleur de chaque partie. Apprendre à se défendre contre tous types d'ennemis est primordial pour survivre dans ce monde. Le jour où elle ne pourra plus compter sur ses talents de magicienne, elle aura une autre corde à son arc. Si je l’entraîne, c'est pour son bien. Ne pensez pas que ça pourrait lui nuire d'une quelconque façon que ce soit.
Djézabelle détourna le regard, et scruta le clair de lune qui auréolait son teint d’une caresse lumineuse. L'astre, comme de connivence avec sa silhouette, sublimait la pureté de ses traits délicats. Pour autant, le vampire ne se laissa pas distraire et la sonda d'un œil aguerri.
─ Il y a quelque chose que vous ne me dites pas.
─ Cessez de me dévisager de la sorte, je déteste ça.
Les lèvres du vampire s’étirèrent en un tendre sourire. C'était à son tour de la désarçonner. Inverser les rôles n'était pas déplaisant pour une fois qu'il en avait l'opportunité.
─ Dites-moi la vérité !
La belle plongea lentement son regard dans le sien. Elle hésita un temps avant d'exprimer ce qu'elle gardait sur le cœur.
─ Vous avez pensé à Chiara, à ce qu'elle éprouvera quand vous ne serez plus là ? Tous ces moments qu'elle passe en votre compagnie, qu'est ce qui en restera quand vous disparaîtrez pour aller combattre Wolfram et Hart, la Force, ou n'importe quel ennemi qui pointera le bout de son nez ? Vous n'avez jamais pensé au vide que vous laisserez derrière elle ? C'est une enfant et elle est en train de s'attacher à vous. Que pouvez-vous lui offrir si ce n'est la souffrance que causera irrémédiablement votre absence. Y avez-vous pensé ne serait-ce qu'un seul instant ?
La voix de la magicienne se fit de plus en plus tremblante. Ses dires résonnaient en elle avec une intensité qu’elle aurait préféré dissimuler, touchant des sentiments plus profonds qu'elle ne voulait l’admettre. Angel baissa les yeux, songeur.
… Non bien sûr, vous n'y avez pas songé un seul instant, constata-t-elle lassé. Vous ne voyez jamais plus loin que le bout de votre nez.
─ Ce n'est pas la vérité, réfuta-t-il avec conviction. Ce n'est pas aussi simple. Il ne s'agit pas de blesser ou de ne pas blesser les gens qu'on aime, mais de faire ce qu'il y a le mieux pour eux. Dans le pire des cas, même si elle devait en pâtir au début, ça lui serait bénéfique pour le reste de sa vie. Si on y fait le pour et le contre alors tant pis, il n'y a pas à hésiter une seule seconde. Je sais que vous me comprenez. Je vous ai observé tout ce temps et je me demandais quel genre de personne pouvait avoir aussi mal pour se cacher derrière tous ces faux semblants. Derrière votre allure hautaine et derrière ce cœur de glace.
─ Je ne vous permets pas de …
─ Et après tout ce temps, reprit-il d’une voix posée, je réalise enfin que vous n'êtes pas celle que vous prétendez. Vous êtes différente. J’ai longtemps cru que vous m'utilisiez pour parvenir à vos fins et je le crois toujours. Mais aujourd'hui je sais que, quoi que vous fassiez, ce n’est pas par pur égoïsme. Vous le faites pour elle. Je connais assez bien les gens pour avoir eu affaire aux pires crapules vivantes sur cette planète. En plus de deux-cent ans, j'ai eu le temps d'en voir des choses. Croyez-moi, je sais de quoi je parle, je suis le plus grand assassin que vous n'ayez jamais côtoyé, mais quand je vous regarde, je vois quelqu'un de profondément juste, doué d'empathie, et qui n'agit pas dans son propre intérêt. Vous et moi, on se ressemble plus que vous le pensez.
Djézabelle sentit sa gorge se nouer, si bien qu'elle détourna le regard pour ne pas dévoiler son état de vulnérabilité.
─ Pour quelqu'un de taciturne, il vous arrive de faire beaucoup de bruits, dit-elle d'une voix apaisée.
─ On me le reproche souvent.
─ Vous êtes peut-être moins bête que vous n'en avez l'air après tout, le piqua-t-elle en retrouvant de son mordant. Il y a néanmoins une chose que je n'arrives pas à comprendre vous concernant : vous ne croyez pas au destin et pourtant vous êtes prêt à me suivre alors que la destinée est le moteur qui me fait avancer, et comme vous l'avez dit, vous doutez toujours de moi, alors pourquoi vous faites ça ?
─ Disons que c'est un pari que je suis prêt à prendre sur l'avenir. Destin ou pas, ce qui m’intéresse, c'est ce que les gens ont au fond d'eux. Quelque fois ils se retrouvent surpris d'eux-mêmes et se montrent sous leur meilleur profil, et d'autres fois, c'est le contraire. Je fais confiance à mon instinct. Pour le reste, il arrivera ce qui arrivera.
─ Intéressant ! remarqua la sorcière. Je ne vous connaissais pas si pragmatique.
─ Alors peut-être gagnerai-je à être connu.
Djézabelle le toisa d'un sourire aguicheur.
─ Est-ce la façon que vous avez de flirter avec moi ? Si c'est le cas, autant ne pas vous faire trop d'illusion. Vous n'êtes pas du tout mon genre, le nargua-t-elle sur un ton léger, ambigu, laissant planer un doute quant à son interprétation. J'ai bien vu comment vous me regardiez quand je vous soignais. Ce genre de regard ne trompe pas.
Angel n'avait pas l'air perturbé par la situation qui, à d'autres occasions, aurait pu paraître embarrassante. Il lui sourit en retour, imperturbable.
─ Peut-être que vous surestimez vos charmes. N'oubliez pas, j'ai deux siècles d’existence. Des femmes, j'en ai vu passer dans ma vie. Et puis les histoires d'amour ne me vont pas au teint, vous ne m'aimeriez pas heureux.
Le visage de la magicienne se ferma progressivement. Elle respira, à poumons déployés, le vent de face bringuebalant ses cheveux fins vers l'arrière. Les yeux clos, elle se laissa transporter par cette dissonance subtile, perçue à travers les ondes de l'invisible.
─ Vous le sentez n'est-ce pas ? ajouta-t-elle froidement.
Le vampire acquiesça sans rien dire.
… Nous sommes protégées au beau milieu de nulle part et pourtant, je le ressens partout dans autour de nous. L'air en est imprégné. La mort, c'est ce qui nous attend. Des morts par milliers. Ce monde tel qu'on l'a connu disparaîtra pour laisser place à quelque chose de nouveau.
─ Pas si nous l'arrêtons, reprit le vampire. C'est bien pour ça que vous avez fait appel à moi non ? Pour vous aider à récupérer cet artefact qui nous garantira la victoire.
Djézabelle s'esclaffa d'un rire cynique, en portant le regard sur son vis à vis.
─ Vous semblez bien optimiste, mais j'aimerais que vous ayez raison. Je le souhaiterais vraiment !
C'était la première fois qu'Angel la voyait si défaitiste, enclin à se laisser aller à une fatalité et un pessimisme ne l'ayant jamais caractérisé jusqu'ici. Djézabelle, d'ordinaire si forte, semblait n’être plus que l'ombre d'elle-même. Le vampire aurait souhaité lui remonter le moral mais il n'en fit rien. Elle n'était pas le genre de femme à boire quelques paroles réconfortantes que ce soit.
… Vous êtes quelqu'un d'étrange Angel. Il ne vous est jamais venu à l'idée de tout plaquer, de partir loin et de laisser ce monde brûler, de lâcher prise et de ne plus faire ce que les autres attendent de vous ? De vivre, tout simplement ?
Le vampire leva la tête au ciel.
─ Toujours, avoua-t-il sans l'ombre d'une hésitation. A chaque fois, j'y pense. Tout arrêter, stopper la lutte, mais malgré tout, il y a toujours une voix, voire plusieurs, qui me murmurent de ne pas choisir le chemin de la facilité. Si nous ne faisons pas ce qui doit être fait alors qui d'autre s'en chargera. Mais, j'aimerais vraiment.
Il poussa un long soupir, comme accablé par le poids d’une rude fatalité.
… Pourquoi pas, un jour peut-être, profiter de la vie sans avoir à combattre. Mais pour ça, il y a encore du chemin. Et puis je me dis que c'est un sacrifice nécessaire si on veut laisser un monde dans lequel Connor et Chiara pourront vivre en paix.
─ Connor ? demanda-t-elle intriguée. C'est votre enfant n'est-ce pas ?
─ Oui, c'est mon fils.
─ Ce monde est étrange, murmura-t-elle. Un vampire capable d'enfanter. Comme quoi vous êtes la preuve que les miracles existent.
Angel décela une once de tristesse dans sa voix et son regard.
… J'aurais aimé avoir un enfant, avoua-t-elle, empreinte d'une mélancolie amère. Il faut croire que les miracles ne conviennent pas à tout le monde.
─ Vous ne pouvez pas avoir d'enfants ? en déduisit le vampire
Djézabelle ne prit pas la peine de répondre. Les mots ne sortaient pas et son mutisme parlait pour elle.
… Vous avez une fille et elle compte sur vous, la réconforta Angel. J'ai vu comment Chiara vous regardait. Il n'y a aucun doute, elle vous considère comme sa mère.
Soudainement, des larmes silencieuses glissèrent le long de son visage impassible. Cette fois, elle n’avait pas su les contenir. Les mots prononcés furent trop impactant. Tremblante, elle croisa les bras autour de son corps, incapable de se réchauffer alors que le froid la tenaillait.
Sans un mot, Angel retira sa chemise et la déposa délicatement sur ses épaules frêles. Djézabelle s’enveloppa dans le vêtement comme dans un châle, tirant les manches contre sa poitrine. Aucun mot ne sortit de sa bouche, pas même un remerciement. Elle n'en avait pas besoin, le vampire non plus. Ils restèrent l'un à côté de l'autre, à scruter la pénombre et ce, malgré l'afflux de vent sans cesse grandissant.
La nature commençait à se déchaîner. La lune, voilée par les nuages mouvant, offrait une luminosité oscillant entre clarté et obscurité. Des éclairs déchirèrent soudainement le ciel, ne laissant derrière eux qu’un grondement lointain, en léger décalage avec leur apparition fugace. De fines gouttes de pluie commencèrent à tomber, éparses, tandis que l'air devenait plus lourd, saturé d’une odeur d'humidité. Djézabelle se délectait de cette atmosphère si particulière, allant jusqu’à y trouver un certain réconfort.
La belle y voyait comme un présage de l'ordre du divin, pourtant ce n'était qu'une tempête ordinaire, comme il en existait tant d’autres. Là où beaucoup ressentaient de la peur face aux éclairs et au grondement du tonnerre, elle, au contraire, éprouvait une étrange fascination. Une attirance irrésistible la poussait vers ce chaos imminent.
A cet instant précis, une envie irrépressible la saisit : celle de s’abandonner aux forces déchaînées de la nature, de connivence avec le tumulte de son âme. Elle souhaitait ardemment être bousculée, heurtée, étouffée par la bourrasque, noyée sous un déluge de pluie. Dans cet embrasement des éléments, elle espérait ressentir, ne serait-ce qu’un bref instant, l’intensité de la vie et fuir le poids inéluctable de sa destinée.
Djézabelle prit alors une décision. Hâtive ou pas, cela n’avait plus la moindre importance à ses yeux. Son instinct l’emporta sur sa raison, reléguant les conséquences au second plan. Son regard se planta dans celui du vampire, pénétré par une résolution inébranlable.
─ Suivez-moi !
Elle saisit sa main avec fermeté et le traîna dans son sillage, sans la moindre explication. Angel, pris au dépourvu, se laissa guider par le panache de la belle, qui d'un bras tendu, sans même toucher la matière, fit claquer la porte qui resta collée à la cloison murale. Le fracas brutal attira aussitôt l'attention des magiciennes de la confrérie, rassemblées dans le hall d'entrée. Sans leur prêter un regard, elle traversa la pièce d'un pas décidé, comme investie d'une mission, puis fila sans bifurquer en direction de l'escalier.
Les magiciennes alertes venaient de comprendre, mais il était sans doute déjà trop tard. Malgré tout, elles tentèrent de réagir. Le secret se devait d'être préservé et elles s'interdisaient de laisser Djézabelle, dévoiler ce qu'elle ne devait pas. Le temps n'était pas venu.
─ Arrêtez-la, cria l'une d'elles. Il ne faut pas qu'elle passe !
C'est alors que, de tous les horizons, surgirent deux, puis trois, et bientôt une dizaine de sorcières, se précipitant pour barrer la route à leur sœur et au vampire. Djézabelle, le regard déterminé, leva son bras gauche, sans ralentir sa course. Elle murmura, à peine audible, quelques mots dans une langue ancienne et oubliée. Les sorcières déployées en nombre furent brusquement projetées en arrière, comme frappées par une force invisible. Aucun cri ne s’éleva, seulement le choc sourd de leurs corps heurtant le sol, incapables de se relever après une telle déflagration.
Djézabelle avait érigé autour d’eux un dôme protecteur, imperceptible à l’œil nu, mais suffisamment puissant pour repousser toute tentative d’approche. Elle n'avait pas dans l'idée de blesser sérieusement ses sœurs, mais il n'était pas question de reculer. La magie invoquée visait à les neutraliser juste assez longtemps pour qu’elle puisse mener à bien ses desseins.
Désormais, plus aucun obstacle ne se dressait entre elle et la porte de cristal, dont le reflet verdâtre n'avait eu de cesse d'attiser la curiosité du vampire depuis son arrivée. Djézabelle s'arrêta net, laissant à Angel le soin de s'imprégner de cette énergie surnaturelle et envahissante, de ce lien immuable entre lui et le secret caché derrière.
─ Qu'est-ce que vous faites ?
La magicienne ne prêta aucune attention à ses paroles. Elle continua de lui tenir la main, les yeux clos, tandis que les fines gouttelettes de sueurs perlaient sur son front, témoignant des efforts intenses que cette magie exigeait d’elle. Ce n’était pas un simple sort de routine, mais un sortilège d’une puissance rare, nécessitant une maîtrise que peu pouvaient atteindre. Djézabelle jouissait d'un pouvoir incommensurable, mais même avec ses capacités, l’absence de l’appui de ses sœurs rendait la tâche ardue. Briser le sceau lumineux qui scellait l’entrée demandait une force qu’elle peinait à mobiliser seule.
A bout d'efforts considérables, le halo de lumière se mit à vibrer, lentement tout d’abord, puis progressivement, jusqu'à ce que le rythme s’emballe et déclenche une déflagration. Une onde de choc balaya l’espace, et le portail s'ouvrit sous la forme d'un nuage de fumée que la magicienne n’hésita pas un seul instant à franchir en compagnie du vampire, spectateur passif d'une situation échappant à sa compréhension.
*
Le monde, de l'autre côté du miroir, semblait complètement en phase avec celui qu’ils venaient de quitter, à une différence près : il appartenait indéniablement à un autre plan d’existence. Tout laissait à penser que cette cour extérieure faisait naturellement partie du bâtiment, mais Angel avait fait le tour du propriétaire et ce lieu lui était inédit. La pluie ayant commencé à tomber de l'autre côté du portail parvenait désormais à maturité, et déchaînait sur eux des trombes d'eau lourdes et glaçantes.
Le tonnerre grondait avec une puissance assourdissante, tandis que les éclairs fendaient le ciel, illuminant succinctement la grande masse sombre entreposée au centre de l'espace. En quelques secondes à peine, la tempête les avait trempés jusqu’aux os, alourdissant leurs vêtements et ralentissant leurs mouvements. Le vent, féroce et impitoyable, rendait chaque pas laborieux, et même la respiration de Djézabelle se faisait plus difficile. Le vampire et la magicienne durent lutter contre les éléments pour ne serait-ce qu'avancer de quelques pas.
… Où est ce qu'on est ? hurla le vampire dont la voix fut partiellement effacée par les grondement incessants.
La magicienne tourna la tête dans sa direction, et pointa du doigt la masse ondulante qui donnait l'impression de se mouvoir dans l'espace. En s'approchant, cette masse sombre se révélait être un drap noir recouvrant une texture figée. Le tissu flottait et virevoltait sous la contrainte du vent. La tentation de découvrir ce qui se cachait en dessous se fit de plus en plus pressante pour le vampire, à mesure que la sensation d'appartenance grandissait en lui. Pour Angel, le doute n'était plus permis. Quoiqu'il y ait sous ce voile flottant, cela le concernait directement, tout comme le rouleau de la prophétie Shanshu l'avait concerné autrefois.
Djézabelle le précéda de quelques pas, en faisant écran de son corps pour faciliter l'avancée du ténébreux. Elle écarta les bras, et puisa ce dans ses dernières réserves de force et de magie pour apaiser le déchaînement des éléments. Abrité des remous dans le sillage de Djézabelle, Angel avait la désagréable sensation d'être inutile. Le ténébreux n'avait pas pour habitude d'être protégé de la sorte, et plus que tout, il détestait voir cette femme endurer toute cette souffrance pour lui. Dans l'action, il se demandait comment un être aussi menu pouvait contenir une force aussi colossale. Au-delà de l'admiration qu'elle lui inspirait, il y avait quelque chose d'effroyable à la contempler dans cet état de trans qui lui procurait une puissance presque démoniaque.
A force d'effort, Djézabelle parvint à saisir le tissu flottant et, d’un geste sec, elle l’arracha. L'étoffe s'envola dans un bruissement de tonnerre et au même moment, un éclair frappa la masse solide. Aveuglé, le vampire perdit l'équilibre et chuta au sol. Ce n’était certainement pas un hasard si l'éclair avait frappé à l'instant précis où le voile fut levé. Après ces événements, les intempéries retrouvèrent un semblant de normalité. Bien qu'il continuât de pleuvoir et de venter, le chaos des éléments avait perdu en intensité.
Lorsqu'Angel recouvra ses sens, il découvrit Djézabelle, épuisée, agenouillée sur le sol détrempé, au pied d'une immense statue de pierre. La créature figée se tenait droite, ses bras puissants pendants le long de son corps. Dotée de petites cornes et de deux oreilles pointues, son faciès rappelait celui d'un démon d'un autre temps. Les seuls mots qui s’échappèrent de la bouche du vampire furent concis et brefs, dissonants comme une complainte, un soupir, un aveu n'augurant rien de bon.
─ Ac... Acathla.
C'était bien lui. Le démon qui avait tenté de plonger le monde dans le chaos, en connectant la terre à la dimension la plus infernale qui soit. Angelus, dans sa soif de destruction, avait réussi à entrouvrir les portes de l'enfer. Mais Buffy, comme toujours, était intervenue à temps pour sauver le monde, repoussant la menace et envoyant le vampire dans cette dimension maudite. L'épée plantée en plein cœur, Angel avait été aspiré dans le portail qui s'était refermé aussitôt derrière lui.
D’une manière inexplicable, Angel avait échappé à cette dimension infernale, sans savoir ni comment ni pourquoi. Depuis, la statue d’Acathla, la catalyseur de cette catastrophe, avait disparu, et personne n’avait jugé utile de s’en préoccuper davantage. Pour l'équipe de la tueuse, ce démon n’avait été qu’une menace temporaire, et une fois écartée, il n'y avait plus lieu de s'en inquiéter.
Aujourd'hui, la statue d'Acathla réapparaissait ici même, dans cette dimension magique liée au manoir des sorcières, comme un écho du passé que le vampire aurait souhaité voir disparaître à jamais. La magicienne se releva péniblement. Ses cheveux ébouriffés et le maquillage étalé le long de ses paupières, accentuaient plus que d'ordinaire son regard sombre.
─ Qu'est-ce que ça signifie ? s’inquiéta le vampire. Pourquoi le démon est ici et quel lien a-t-il avec moi ?
Un silence pensant s’installa. Djézabelle, hésitante, presque nerveuse, inclina le regard. Les traits tirés, la belle faisait face à un dilemme. Avait-elle agi trop impulsivement ? Envahie par l'émotion, elle avait peut-être pris des décisions sans les peser suffisamment. Désormais, il n'était plus question de se défiler. Entre son cœur et sa raison, un choix s’imposait.
Un soupir déconcertant, exaspéré, vint précéder le soubresaut d'un éclair illuminant son visage si harmonieux.
─ Je n'ai pas toutes les réponses, avoua-t-elle en se défilant à son regard. Mais j'en ai quelques-unes vous concernant.
Silencieux, Angel invita la sorcière à continuer son explication.
… Vous et Acathla êtes liés. Vous avez été choisi pour être son vaisseau, son lien entre la terre et la dimension infernale. C'est pour cette raison que votre sang a été la clé permettant l'ouverture de ce passage vers l’enfer, ce même sang a permis votre retour sur terre.
Le vampire arborait un visage déconcerté. Depuis toujours, il s’était interrogé sur le sens de son existence et sur les raisons de sa résurrection après son séjour en enfer. Alors qu'il s’était résigné à l’inexplicable, une personne avait peut-être enfin les réponses qu'il n'espérait plus.
─ Comment pouvez-vous savoir autant de choses sur moi alors que moi-même, je n'en ai aucun souvenirs ?
─ Si je sais tout cela, c'est parce que nous vous avons aidé à revenir, déclara-t-elle d'une voix pesante. Nous vous avons ramené, non sans une aide extérieure.
Les mots de Djézabelle résonnaient dans sa tête, comme un martèlement sec et brutal se répercutant dans sa boîte crânienne.
─ Je ne comprends toujours pas, fit-il déconcerté. Tout ça n'a aucun sens. Pour quelle raison m'auriez-vous ramené à la vie ? Quelle est cette aide extérieure dont vous parlez ?
─ Nous ne vous avons pas ramené à la vie. Je crains de ne pas posséder un tel pouvoir, avoua Djézabelle, la voix teintée de regrets. Je n'ai pas été totalement honnête avec vous. Les Puissances Supérieures avaient des plans vous concernant. A leurs yeux, vous étiez un miracle : un vampire avec une âme, le parfait équilibre entre le démon et l'homme. Bien qu'à l’origine, le démon vous ait choisi pour semer le mal, ces entités ont retourné la situation à leur avantage. Elles se sont servis d'Acathla et de notre magie pour vous ramener sur terre, afin que vous puissiez expier vos fautes et servir leurs desseins.
─ Mais pourquoi moi ? questionna Angel confus en se prenant la tête entre ses mains. Pourquoi vous ?
─ Ce serait trop complexe à expliquer. Je ne suis pas au courant de tout, mais ce que je sais, c’est que seul un être issu des deux monde peut retirer l'artefact sacré. Un vampire avec une âme ou alors une tueuse. Tout autre personne qui s’y essaierait trouverait la mort instantanément. Cet artefact est l’œuvre des Puissances Supérieures, par conséquent, la personne doit posséder un lien avec elles. Vous avez été choisi pour sauver le monde et j'ai été choisie pour vous soutenir dans cette mission. C'est notre destinée.
─ Non, ne me dites surtout pas ça ! Je ne veux plus entendre parler de destinée. Je refuse d'être le pantin des Puissances Supérieures.
Angel fit mine de retourner vers le portail, mais elle s'empressa de lui emboîter le pas et s'érigea en obstacle, pour bloquer sa progression.
… Poussez-vous de mon chemin !
─ Non, je ne partirai pas tant que vous n'aurez pas entendu tout ce que j'ai à dire, répliqua Djézabelle dont la robe noire ondulait sous le vent. Si je fais cela, c'est pour vous, alors laissez-moi aller jusqu'au bout.
Le regard suppliant de la magicienne eut raison de la ténacité du ténébreux.
… Vous ne croyez peut-être pas en la destinée, mais moi je vis avec depuis toute petite.
Djézabelle s’accorda une pause, déglutit lentement, puis reprit avec plus de détermination.
… J'ai été choisie depuis l'enfance parce que j'avais des visions. Je voyais des choses inexpliquées. Je percevais l'avenir, ou des bribes d'avenir, plus exactement. Comme si une puissance essayait d'entrer en contact avec moi, quelque chose de divin, bien au-delà de tout raisonnement humain. Je n'ai jamais choisi cette vie, mais j'ai assumé le sacrifice que cette responsabilité exigeait. Les visions n'étaient que passagères et du jour au lendemain, elles avaient disparu. La prophétie disait vrai. Quand le pouvoir de prédilection reviendra dans la confrérie, alors ce sera le signe annonciateur de la fin du monde, et nous en sommes là.
Les visions, Angel ne connaissait que trop bien le sacrifice qu’exigeait un tel pouvoir. Doyle et Cordelia en avaient payé le prix, et à cette pensée, le rapprochement avec son vécu s'imposa naturellement.
─ Qu'est-ce que vous voulez dire par le pouvoir de prédilection est revenu ?
─ Chiara, annonça-t-elle fermement. C'est Chiara qui a hérité de ce pouvoir. Elle possède le don de voyance.
Les yeux du vampire s'assombrirent. Il venait de comprendre le lien unissant Djézabelle à Chiara.
… Vous ne croyez peut-être pas au destin, mais il y a des signes qui ne trompent pas. Vous étiez destiné à détruire le monde sous les traits d'Angelus en étant marqué du sceau d'Acathla, et désormais, vous êtes destiné à le sauver. Vous êtes le vampire dont parle la prophétie.
─ Je ne suis pas le seul vampire avec une âme. Il semble que les Puissances Supérieures aient porté leur intérêt sur un autre champion.
Djézabelle s'approcha du vampire et posa délicatement ses mains sur son torse. D'un geste brusque, elle arracha la couche de tissu qui recouvrait le haut de son corps. Les gouttes de pluie glissèrent le long de son torse musclé, accentuant la luisance de sa peau diaphane. Ses mains délicates suivirent les contours de ses épaules, traçant des lignes invisibles tout en gardant un contact constant avec sa peau. Elle contourna le ténébreux pour se retrouver derrière lui.
Angel resta immobile, figé par la douceur inattendue de ce moment. Il sentit les doigts de Djézabelle effleurer son omoplate en suivant les contours du tatouage encré sur sa peau : celui d'un griffon majestueux trônant sur ce qui semblait représenter la lettre A.
─ Le tatouage que vous portez dans le dos n'est pas le fruit du hasard. Vous n'avez aucun souvenir de son apparition, ce qui est tout à fait normal puisqu’il s’agit d’un sceau marqué du signe du démon. Le griffon symbolise le gardien de l'arbre de vie, celui qui détient les clés de la porte, et le signe A représente Acathla. Vous êtes celui que le démon a choisi pour apporter le chaos, mais les Puissances Supérieures ont bouleversé la règle du jeu. On ne sait pas dans quel camp il sera, celui du bien ou celui du mal. La prophétie vous concerne.
Le ténébreux en avait assez entendu. Toutes ces révélations crachées en pleine figure lui semblaient d'une violence inouïe. Sa vie commençait enfin à prendre un sens, mais ce n'était pas celui escompté. Tout ce grand mystère autour de sa résurrection et de son tatouage pour apprendre ce qu'il avait toujours suspecté: il n'était qu'un pion.
Néanmoins, il existait des zones d'ombres à éclaircir. Dans l'intonation de sa voix, il y avait décelé une anomalie, un léger tremblement. Même si cela pouvait sembler anodin, il savait par expérience que le diable se cachait dans les détails. Il subsistait un segment de l'histoire qu'elle avait délibérément omis de lui révéler.
Pourtant, il n'en fit pas état. Inutile de la brusquer. Il sentait que la prêtresse finirait par se confier, tôt ou tard. Le vampire se fiait à son instinct, cette petite voix tapis au fond de son âme, lui murmurant de lui faire confiance malgré les réticences.
… Je vous ai raconté tout ce que je sais, affirma-t-elle, le regard fuyant. Je voulais que vous le sachiez et que vous compreniez. Nous ne pouvons échapper à notre destinée.
Angel fit face à la belle, en posant ses mains sur ses épaules avec douceur et fermeté. Il la fixa intensément, ses yeux marron plongeant profondément dans l’océan bleuté de son regard.
─ Je vais vous prouver le contraire, annonça-t-il fermement. Vous l'avez dit vous-même, j'étais destiné à apporter l'Apocalypse sur terre et Buffy m'en a empêché. Les Puissances Supérieures ont des plans pour nous ? Tant mieux. En ce qui me concerne, j'ai des plans bien à moi.
─ Les choses ne sont pas aussi simples, maugréa la magicienne. Nous ne sommes rien comparé à leur puissance.
─ Au contraire, répliqua le ténébreux. Je viens de voir une femme seule défier toutes les forces de la création. Vous vous êtes tenue devant cette tempête et vous l'avez vaincue. J'ai vu des gens partir de rien et devenir de véritables héros. Vous pensez que sans eux nous ne sommes rien. Moi je pense que sans nous, ils ne peuvent rien. Au final, le dernier coup ne pourra pas être truqué, tout dépendra de nos choix. Le pouvoir, c'est nous qui l'avons.
Dans les profondeurs de son regard sombre, elle percevait une force de conviction déconcertante. Cette lueur dans les yeux de cet homme, vibrante d'intensité, ravivait en elle une flamme d’espoir. Un instant, Elle se surprit à y croire, puis se ravisa en prenant conscience que ce n'était qu'un rêve éphémère, une utopie. Djézabelle n'avait jamais offert sa confiance à quiconque par le passé, mais ce soir, sans trop savoir pourquoi, elle se sentait prête à tout, même à le suivre au bout du monde, quitte à foncer droit dans le mur.
En l'observant, solide et inébranlable, debout sous la tempête, le torse exposé aux caprices du ciel, elle s'imaginait l'enlacer, se perdre dans ses bras puissants et se laisser emporter dans une danse frénétique contre le destin et le temps qui leur était imparti. Elle rêvait d’une autre rencontre, sous d’autres cieux, où ils auraient pu, peut-être, goûter ensemble aux plaisirs simples de la vie, effleurer une certaine conception du bonheur, mais elle connaissait déjà la fin de l'histoire. Rêver ne lui était plus permis. La réalité était cruelle et elle devait de s'en montrer digne. Alors elle ne trouva pas mieux que d’esquisser un sourire trompeur, fragile parure d’illusion, et joua son rôle à la perfection. Une fois de plus, elle endossa ce masque, à contrecœur, poursuivant le fil conducteur de son existence.
─ Vous avez sûrement raison, finit-elle par acquiescer.
─ Que comptez-vous faire d'Acathla ? demanda Angel en dévisageant le démon d'un regard sombre.
─ Ne vous inquiétez pas. Ici, il est protégé. Personne ne le trouvera jamais. Il restera à sommeiller pour l'éternité.
─ Tant mieux, ajouta-t-il soulagé, avant de lever la tête au ciel. La pluie ne cesse pas. Si vous restez ici, dans cet état, vous allez tomber malade.
─ Dit celui qui est torse nu, répliqua-t-elle avec un sourire moqueur.
─ Je suis un vampire, je ne crains pas les coups de froid. Je suis déjà mort.
─ Pourtant l'homme que j'ai devant moi semble bien vivant.
Elle inspira profondément.
… Encore l'un de ces paradoxes étranges. La vie est décidément pleine de surprises.
─ Tout dépend de ce que nous en faisons.
Ils restèrent un instant, figés, à se scruter dans les yeux, comme si le temps s’était suspendu autour d’eux.
─ Allez-y, rentrez ! insista-t-elle. Je vais rester ici un petit moment, j'ai besoin de me retrouver seule.
─ Vous êtes sûre ?
D’un simple hochement de tête, elle lui fit comprendre que tout allait bien, qu'il n'y avait aucune raison de s'inquiéter. Tandis qu’il s’éloignait, elle écoutait le son de ses pas s’estomper peu à peu, jusqu’à ce que le silence engloutisse complètement leur écho. A peine le vampire avait-il quitté les lieux, que les traits de son visage se décomposèrent. Ses traits se durcirent, ses sourcils se froncèrent, et elle serra la mâchoire, son regard sombre se perdant dans un point indéfini, chargé de colère et de frustration.
─ Tu comptes te cacher encore longtemps, cria la magicienne.
Surgissant de l'obscurité, une petite silhouette disgracieuse se dessina, avançant d’un pas régulier et mécanique. Les éclats de lumière vacillante révélaient par intermittence un visage marqué par les années, ridé et blafard, à peine dissimulé sous un vieux châle élimé. Des petits yeux noirs, perçants comme des lames, transperçaient la pénombre d’un regard sinistre, vide de tout empathie. De sa canne, l’intrus pointa hargneusement la magicienne.
─ Qu'a tu fais mon enfant ? As-tu perdu la raison ? Tu as attaqué tes propres sœurs et tu as failli dévoiler le secret. Qu'est ce qui a bien pu te passer par la tête ?
Djézabelle, bouillonnante de colère, observait la vieille Lilin avec dédain. Pourtant, cette dernière restait impassible, indifférente à cette vague de fureur qui l’entourait.
─ Pour ta gouverne, vieille guimbarde, je n'ai pas attaqué mes sœurs, je n'ai fait que me défendre. Et pour le reste, je n'ai aucune explication à te donner. Tu ferais bien de rester à ta place. Je sais ce que je fais.
Les mots de la magicienne tranchaient dans le vif, comme un sabre aiguisé dans une feuille de papier. L'âge avancé de la grand-mère n'atténuait en rien la violence des invectives. Le ressentiment éprouvé par la magicienne était sans doute trop profond, trop viscéral, enraciné depuis trop longtemps pour être contenu.
─ Je vois, grogna Lilin. Tu es prête à détruire toutes ces longues années de sacrifices parce que tu t'es amourachée de cet homme.
─ Silence, cria la magicienne d'une colère inconsidérée. Ce n'est pas parce que tu es vieille et flétrie que je ne te châtierai pas. Saches que cet homme ne compte en rien pour moi. Il n'est qu'un outil, rien de plus, tout comme je l'ai été pour toi.
Lilin planta fermement sa canne dans le sol terreux, ses mains noueuses pressant l’une contre l’autre. Pour une personne de son âge, ne pas tanguer au gré des courants d'air traversant ses vieux os, relevait d’un défi contant.
─ Je n'ai fait que mon devoir, se justifia-t-elle d'une voix basse. Et tu es prié de faire le tien. Les sentiments ne doivent pas fausser ton jugement et ne doivent pas te faire dévier de ta mission première. N’oublie pas qu'il n'existe pas de fins heureuses possible entre vous.
Djézabelle exprima un profond soupir.
─ Combien de fois devrais-je te le dire, il n'y a pas de sentiments en jeu. Mets-toi ça dans le crâne, après tout, c'est toi qui m'a élevé. J'ai été façonné à ton image, insensible, froide, machiavélique et manipulatrice. Tu as bien réussi ton coup, félicitation.
─ Tes sarcasmes ne changeront rien au fait que tu es la plus puissante de notre ordre, et ce pouvoir implique des responsabilités. Il en va de notre survie. Tu ne dois pas jouer avec des forces qui te dépassent. Il n'est pas venu le temps pour lui de connaître la vérité sur son rôle véritable.
─ Si tu as fini, vas-t-en avant que je ne perde patience. Je suis lasse de t'écouter parler.
La vieille Lilin ne tenta pas le diable. Tenir tête à Djézabelle n'était pas sans risque, et ne s'avérait pas très judicieux. Elle avait délivré son message, et c’était tout ce qui importait. Sa plus grande crainte dissipée, elle pouvait enfin retourner à son repos et apaiser les douleurs lancinantes de son dos fatigué. Silencieuse comme une ombre, elle quitta les lieux avec la même discrétion qu’à son arrivée, avantagée par une ossature légère.
Djézabelle, libérée de toute présence, leva les yeux au ciel avant de s’effondrer sur ses genoux. Son corps se cambre en un arc douloureux, tandis que son buste se redressait dans un ultime sursaut. Un cri jaillit de ses entrailles, un hurlement déchirant et primal qu’elle ne pouvait plus contenir. Cet endroit sauvage et désert, semblait le refuge adéquat pour laisser éclater cette colère qui la rongeait depuis trop longtemps. Le cri perçant se perdit dans le tumulte environnant, absorbé par le fracas de la tempête. Elle ferma alors les yeux et laissa la pluie qu'elle aimait tant, purifier son âme de cette souillure tenace et répugnante, dont elle se sentait constamment imprégnée.
**
Le lendemain apporta avec lui un léger voile d’apaisement, adoucissant en partie les rancœurs de la veille. Bien que les tensions demeurassent palpables et que la rancune continuait de hanter les esprits, le temps, comme à son habitude, commençait à effacer les aspérités. Djézabelle, figure respectée au sein de la confrérie, savait que ses sœurs ne lui en tiendraient pas rigueur indéfiniment.
Pour Angel, les quelques révélations sur son existence lui avaient valu de cogiter une bonne partie de la nuit. Silencieux et immobile, il était resté dans sa chambre, assis dans un fauteuil, perdu dans ses sombres pensées. Cette proximité avec Acathla aiguisait sa nervosité. Après tout, il était la seule personne capable de réveiller le démon. Bien qu'il ne le ferait jamais de son plein gré, il n’écartait pas la possibilité d'agir sous contrainte. Angelus, son penchant maléfique, précipiterait le monde dans les abîmes sans une once d’hésitation, aussi devait-il prendre garde à ce qu'il ne revienne pas. En une décennie, la bête avait pris le contrôle de son âme à deux reprises. Il suffisait d'un mauvais jour pour tout remettre en cause, à plus forte raison en évoluant aux côtés d'adeptes totalement dévouées aux sciences ésotériques. Sa prévoyance excessive cachait la volonté farouche de ne pas être pris au dépourvu par les événements. Angel avait toujours été partisan de la loi de Murphy. Tout ce qui est susceptible d'arriver, arrivera, alors autant se préparer pour le moment fatidique.
La journée s’écoula dans une routine paisible, chacun s'attelant à ses tâches quotidiennes, jusqu'à ce que Chiara décide à y ajouter une touche de spontanéité. Comme tous les midi, la confrérie des sorcières se rassemblait autour de la longue table majestueuse, décorée avec soin de couverts en argent et de plats en porcelaine raffinée. Une certaine élégance bourgeoise émanait de leur façon de se tenir et d'utiliser tel ustensile, avec une précision presque cérémonielle. Djézabelle, selon la coutume liant l'hôte à l'invité, occupait naturellement la place d’honneur en bout de table, tandis que le vampire, installé à l’autre extrémité, se retrouvait bien trop éloigné pour participer à la moindre conversation.
Chiara, habituée à contrevenir à certains usages, avait sa place réservée à la gauche de Djézabelle. l'Enchanteresse, soucieuse de maintenir un minimum de décorum, veillait attentivement sur la jeune sorcière, corrigeant ses manières avec une rigueur quasi maternelle : « Redresse-toi, ne parle pas la bouche pleine, utilise la bonne fourchette », autant de consignes qui, pour une jeune fille issue d’une famille de bonne réputation, devaient être suivies scrupuleusement. Mais Chiara, avec son tempérament rebelle et son gout pour l’imprertinence, n'hésitait pas à contourner les règles, ce qui avait le don de mettre la grand-mère dans tous ses états. Lilin, l’aïeule inflexible restait fidèle aux traditions d’une autre époque. « De son temps », comme elle le répétait à l’envie, « le respect des règles était sacré, et ceux qui s'y opposaient ne tardaient pas à revenir dans le droit chemin ». Les temps avaient changé et depuis l'intronisation de Djézabelle en maîtresse de maisonnée, les règles considérées comme désuètes furent grandement allégées. Evidemment, le laxisme de la magicienne n'était pas de nature à apaiser sa relation avec la doyenne.
Angel, prenant part au repas, profitait d'un savoureux verre de sang Emilion, conçu spécialement pour sa personne, assuré en produits frais et naturels qu'offraient les animaux de la forêt alentour. Il s’efforçait de picorer ici et là parmi les plats servis, non pas par réel appétit, mais pour éviter de paraître trop différent. Son incapacité à savourer les mets disposés devant lui rendait l’expérience quelque peu fade, mais dans ce cercle, les apparences avaient leur importance.
Le repas, d'ordinaire marqué par une ambiance guindée et procédurière, portait les stigmates des événements de la veille, en s’affichant plus terne et pesant que jamais. Les convives, plongés dans un silence morose, semblaient peu enclins à la conversation. Seule Chiara, incapable de tenir en place, se balançait sur sa chaise, avec une mine visiblement réjouie. Affamée, elle planta sa fourchette avec voracité dans le morceau de viande grillé, qu’elle dévora d’une seule bouchée. Lilin, déconcertée par ce manque d'élégance, ne put s’empêcher de grincer des dents, ce qui fit naitre un sourire narquois sur le visage de Djézabelle.
Le festin n'égayait pas grand monde et les minutes commencèrent à se faire longues. C'est alors que, venant briser le silence, le cliquetis d'une fourchette tombée sur le sol alerta les convives. Les yeux révulsés, Chiara perdit l'équilibre et bascula en arrière, entraînant sa chaise dans sa chute. L'enchanteresse rattrapa in-extremis la jeune fille avant qu'elle ne heurte le sol. Chiara se mit alors à trembler de tout son corps, comme prise de convulsions. Ses pupilles s'étaient teintées d’un blanc laiteux, effaçant toute trace de son regard habituel. Sous ses gesticulations incessantes, le service de table se brisa en éclat de porcelaine sur le plancher.
La magicienne tentait de la ceinturer de ses bras, pour éviter qu'elle ne se blesse, mais l’énergie frénétique qui animait Chiara, dépassait de loin les capacités physiques de Djézabelle. Face à l’urgence de la situation, Angel se précipita pour lui prêter main forte et prendre le relais. Une voix caverneuse et étrangère résonnait dans la pièce, comme si une entité inconnue s’exprimait à travers la jeune fille.
─ L'arbre de vie... La tueuse... Elle arrive... Au cœur de la terre... Le puits sépulcrale... Le totem... il se trouve... le totem... Dans le...
La voix s'estompa brutalement. Chiara retomba inerte dans les bras du vampire.
─ Qu'est ce qui s'est passé ? s'affola-t-il en vérifiant le pouls de la jeune fille.
─ Ne vous inquiétez pas, le rassura Djézabelle. C'est le lot de celles qui ont été choisies pour exercer le don prémonitoire. Ce sont des visions. Elles nous guident.
─ Je sais ce que c'est que d'avoir des visions et j'en ai rarement vue d'aussi brutale, fit remarquer le ténébreux, son visage empreint de gravité.
Il ne se souvenait pas avoir vécu la même situation avec Doyle et Cordelia.
─ Pour les avoir subies, je peux vous assurer que ça peut être beaucoup plus violent, lui rétorqua-t-elle, tandis que Chiara reprenait timidement conscience.
-─ Qu'est ce... ? Qu'est ce qui... s'est passé ?
─ Tu ne t'en souviens pas ? s'enquit le vampire.
─ N... non, je...
Elle porta ses mains à ses tempes.
… Ça m'arrive de temps en temps et, à chaque fois, je ne me souviens plus de rien, si ce n'est... que ma tête va exploser.
─ Elle a besoin de repos, suggéra le vampire en croisant le regard de Djézabelle.
Cette dernière fit signe à deux de ses sœurs de transporter l'enfant dans sa chambre. Angel, attentif, souleva délicatement Chiara et la confia aux deux femmes. Alors qu’elles s’éloignaient, il fronça les sourcils, plongé dans ses pensées.
… Comment peut-on faire subir ça à une enfant, s'indigna-t-il. C'est cruel.
─ On s'y fait à la longue, déclara froidement la maîtresse des lieux.
Angel la fixa avec une profonde empathie. Derrière son attitude détachée, il percevait les traces d’un passé marqué par d’innombrables souffrances, probablement ancrées en elle depuis l’enfance. Tandis qu’il sondait silencieusement ses émotions, Lilin s'approcha, la mine sévère.
─ Tu sais ce que ça veut dire. Il n'y a plus une seconde à perdre.
Djézabelle tourna aussitôt son attention vers Angel, l’air déterminé.
─ C'est le moment. Nous avons l'information que nous attendions. Elle a parlé du puits sépulcral. Si mes informations sont exactes, vous y êtes déjà allé.
Le ténébreux acquiesça silencieusement.
… Bien ! ça va nous aider. Il semblerait que l'artefact s'y trouve. Elle a aussi parlé de la tueuse. Autant être clair, si elle arrive à mettre la main dessus avant nous, alors ce sera la fin du monde. Cet objet doit absolument nous revenir si on veut avoir une chance. Je peux compter sur vous ?
─ Pourquoi maintenant ? s'interrogea-t-il sceptique. Pourquoi ne pas nous l'avoir dit plus tôt. Pourquoi avoir attendu que la tueuse s'y intéresse? Ça n'a aucun sens.
─ Rien n'arrive par hasard. Les règles qui régissent les Puissances Supérieures ne doivent pas favoriser une partie sur l'autre. L'endroit où se cache l'artefact est régis par leur lois et pour toute chance de réussite, il se doit d'y avoir autant de chances d’échec. C'est ainsi qu'est préservé l'équilibre. Si vous hésitez ou si vous doutez de vous-même, alors ce monde est d'ores et déjà voué à périr. Amie ou ennemie, seule compte la mission.
Angel n'était pas convaincu, mais le temps se voulait précieux. Le moment était venu de répondre à l’appel de la destinée.