Shanshu - La suite des aventures d'Angel et Buffy

Chapitre 11 : Episode 11 - Retrouvailles

5598 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a plus d’un an

EPISODE 11: RETROUVAILLES



Centre de Londres

Ce jour-là, il pleuvait sur la Tamise, ce qui, à cette période de l'année, relevait bien plus souvent de la norme que de l’exception. La bruine fine, soutenue par un froid automnal pénétrant, n'était pas des plus appréciable pour les passants dissimulés sous des capuches et des parapluies de toutes sortes. Le centre-ville était, comme à son habitude, bondé de monde. On y croisait une myriade de silhouettes, déambulant dans les rues sans fin de la mégalopole. Les travailleurs, empruntant le métro à toute heure, côtoyaient les touristes émerveillés par les innombrables monuments historiques et les panoramas époustouflants qu'offrait la capitale britannique dans toute sa diversité. Londres avait la réputation d'être insomniaque, et ce n'était clairement pas usurpé tant elle semblait constamment en mouvement, de jour comme de nuit.

Giles arpentait le trotoir d'un pas pressé, parapluie en main, tout en slalomant entre les passants sur son chemin. Il était vêtu d'un classieux trench-coat noir entrouvert, dont la coupe à mi-genoux laissait entrevoir un pull de lin couleur crème. Son pantalon beige à carreaux, tombant sur ses chaussures en cuir, ne le protégeait pas complètement des éclaboussures d'eau, projetées par l'impact de ses pas sur le bitume trempé. La base de son vêtement s'était fatalement teintée d'une nuance plus foncée. Il dévalait la longue rue principale, bordée de plusieurs ambassades, avant de s’engager dans une ruelle plus étroite menant à un pub.

De l'extérieur, l'établissement encastré dans l'angle d'un bâtiment de briques rouges, projetait une image des plus attrayante. La devanture en verre gravée était surplombée d'une enseigne imposante, où il était écrit en lettre d'or, « Sherlock Holmes ». Une grande pancarte carrée, attachée à un barreau au deuxième étage, dessinait les contours du grand détective, muni d'un béret et d'une pipe de bois, dans toute la splendeur du personnage imaginé par Arthur Conan Doyle.

L'observateur se décida à entrer en prenant soin de bien égoutter son parapluie au préalable. Le pub en question n'était pas des plus spacieux, mais offrait un côté intimiste loin de lui déplaire. Giles détestait les endroits trop bruyants où il n'était pas possible de s'écouter parler, et ici se trouvait le parfait compromis entre le trop, et le trop peu. L'ambiance sonore y était résolument ancrée dans les année 70-80. Sur les ondes, résonnaient de vieux tubes rocks de l'époque, et à cet instant, « La Grange » de ZZ Top tenait le haut de l'affiche. Le bar en bois brut s’étirait sur toute la longueur de la pièce, longé de tabourets où siégeaient quelques habitués ayant tissé, de par leur fidélité, des liens d'apparence avec le barman. Le parquet en damier blanc et noir, accueillait des tables disposées le long de la façade vitrée, offrant à chaque client curieux une vue dégagée vers l’extérieur.

Giles toisa la pièce du regard, à la recherche d'une personne qu'il ne trouva pas sur le moment. Il s'avança au bar, dans l'idée de passer sa commande, attirant l'attention des consommateurs accoudés au comptoir. Le barman, élégamment vêtu dans son bel uniforme bien repassé, s'adressa à l'observateur d'un ton très avenant.

─ Monsieur, vous faites bien de venir vous abriter ici par ce temps de chiens, je vous en prie prenez place.

─ Oh, et bien je vous remercie mais j'attends quelqu'un. Si cela ne vous gêne pas, je vais patienter dans le fond de la salle, répondit-il en désignant l'emplacement souhaité d’un geste, tout en déposant son manteau sur son avant-bras.

─ En attendant, vous prendrez bien quelque chose à boire, au moins de quoi vous réchauffer.

─ Oui, certainement. Servez-moi deux verres de whisky pure malt. Disons un Highland Park, si vous avez.

─ Va pour deux Highland Park. Allez donc vous asseoir, je vous ramène ça tout de suite. Ça me fera marcher un peu.

L’observateur choisit la table la plus en retrait et alla s'asseoir sur la banquette adossée au mur, ce qui lui permettait d'avoir une vision d'ensemble sur toutes les personnes entrant dans l'établissement. Giles, de nature prudente, avait pris l'habitude de tirer le meilleur parti de chaque situation, fût-elle dénuée de tout danger immédiat. A force de déconvenue, il avait appris à transposer son excès de prudence dans sa vie quotidienne, devenant ainsi d'autant plus vigilant sur le terrain. Il retira ses lunettes embuées et les essuya à l'aide d'un mouchoir en tissu qu'il sortit de sa poche. Jetant un rapide coup d’œil à sa montre dont le cadran annonçait deux heures de l'après-midi, il poussa un soupir, agacé par le retard de son convive.

Il n'y avait pas prêté attention jusqu'à présent, mais l'air ambiant exhalait une forte odeur de cigarette. Les banquettes de cuir abîmées, ainsi que les meubles imprégnés du relent de tabac froid, ne manquaient pas de déranger le non-fumeur qu'il était devenu. L’apparition du barman l'aida toutefois à passer outre les pensées négatives.

─ Voilà pour vous, dit le serveur en déposant délicatement les deux verres de whisky au centre de la table, ainsi que l’addition dans un coin.

Giles absorba une douce gorgée de ce breuvage qu'il apprécia autant que possible, en vue de l'attente qu'il commençait à trouver interminable. Il passa le temps à observer le liquide ambré, se mouvant dans le verre qu'il s'entêtait à faire tournoyer lentement, sans raison précise. Un claquement de porte se fit entendre. A son heureuse surprise, la personne tant désirée avait enfin daigné se montrer.

L'homme, d'un âge semblable à celui de Giles, arborait un costume gris impeccablement assorti à sa chemise et à sa cravate. Il tenait dans une main, un parapluie trempé laissant échapper quelques gouttes sur le carrelage, et dans l'autre, un attaché-case noir. Sa silhouette élancée et les traits aiguisés de son visage lui conféraient une allure austère. Son regard perçant, intensifié par de petits yeux noirs, donnait à son expression, un aura presque machiavélique.

─ Bon sang quel temps de chien, grommela-t-il, avant d'apercevoir, au fond de la salle, son ami qui l'observait d'un air mauvais. Tiens ! Voilà le grand Rupert Giles. J'espère que je ne t'ai pas trop fait attendre.

─ Ce bon vieux Rutherford Sirk, répliqua-t-il sèchement. Je vois que tu n'as pas changé, jamais à l'heure. J'aurai dû m'en douter.

─ Allons, allons, fit Sirk en déposant sa valisette sur la banquette. C’est comme ça qu'on accueille un vieil ami ? Moi qui pensais que je t’avais manqué un petit peu.

─ Eh bien, à vrai dire, non !.

L'atmosphère était tendue à l’extrême. Les deux hommes se défiaient du regard dans un silence pesant, comme deux prédateurs prêts à se sauter à la gorge.

─ J’espère pour toi que tu n'as pas oublié, reprit Sirk d'un voix sombre.

─ Essaies, tu verras bien, répondit Giles sur le même ton.

Sirk saisit le verre de whisky en fixant son vis-à-vis d'un regard méfiant, comme s'il s'attendait à y trouver du poison. Il hésita un moment, puis inspira longuement avant de se lancer dans un acte qui, en cet instant, paraissait d'une bravoure extrême. Il humecta ses lèvres dans l'élixir, puis se résolut enfin à en boire une gorgée. Le temps semblait s'être arrêté. Il prit soin de savourer tous les arômes distillés en bouche. Le verdict allait tomber.

─ Un Highland Park, 12 ans d'âge, pur malt, constata-t-il soulagé. Eh bien Rupert, je dois bien avouer que je t'ai sous-estimé sur ce coup. Depuis le temps, tu t'en souviens encore. Comme quoi, la vieillesse ne t'a pas rendu complètement sénile.

─ De quelle vieillesse parles-tu ? Je suis encore dans la fleur de l'âge. D'ailleurs, je ne me suis rarement senti aussi bien. On ne peut pas en dire autant de toi. Ta tête est plus effrayante qu'elle ne l'a jamais été.

La tension était redescendue d'un cran. Les visages se détendaient progressivement, laissant place à quelques sourires de fortune. Les deux observateurs s'étaient perdus de vue depuis de nombreuses années. Seuls de rares coups de téléphone et quelques échanges de mails, leur avaient permis de maintenir un semblant de contact.

─ Trinquons, dit Sirk en levant son verre. A la mère patrie.

─ Trinquons plutôt à notre amitié, continua Giles en faisant résonner son verre au sien.

Les deux amis se délectèrent d'une lampé qu'ils savourèrent tout particulièrement, en se remémorant de vieux souvenirs au sein de la confrérie des observateurs. A cette époque, les jeunes étudiants qu'ils étaient, avaient pris l'habitude, les jours de grand relâchement, de se laisser aller à leurs plus inavouables penchants. Le Rupert d’antan, junkie et rebelle, ne ressemblait en rien à l'homme posé qu'il était devenu. Pour Sirk, la situation se révélait quelque peu différente. Lui qui avait toujours eut un sale caractère, jugea bon d'amplifier ce trait avec le temps, tordant le cou à l'adage liant bien volontiers la vieillesse à la sagesse. Les deux hommes avaient pris chacun des trajectoires opposées, sans jamais remettre en question leur fidélité mutuelle.

Sirk sortit de sa poche une petite boîte marron ornée d'un dessin en forme de ruban rouge, sur laquelle était inscrit le label « Partagas ». Cette prestigieuse marque de cigares, de par sa provenance que l'on devinait être Cuba, présageait d'une qualité n'ayant d'égal que son prix. Sirk, passionné de cigare, y trouva là, l'occasion rêvée pour s'adonner à sa passion.

─ Tiens prends-en un. Un Whisky de cette trempe se doit d'être accompagné d'un bon cigare.

Giles déclina l'invitation en objectant de la main.

─ Non merci, je ne fume plus depuis un moment. Mais je viens de comprendre pourquoi tu m'as donné rendez-vous dans ce pub. J'aurais dû m'en douter en voyant la pancarte dehors, ajouta-t-il en faisant allusion au dessin de Sherlock Holmes fumant sa pipe.

─ Bah, tu ne sais vraiment pas ce que tu rates. Tu veux que je te dise Rupert, tu es devenu bien trop propre sur toi. Tu devrais te lâcher un peu.

Giles ne daigna pas répondre. L'air devenait pour lui, irrespirable. A la fumée épaisse du cigare se mêlait celle de la cigarette, et cette combinaison nauséabonde commençait à lui soulever le cœur. Il en venait presque à préférer la trombe d'eau et les bourrasques extérieures, à l'intoxication passive dont il faisait l'objet. Malgré tout, il réprima l'envie de s’en plaindre. Ce n'était qu'une petite contrariété et leur retrouvaille ne sauraient être gâchées par une telle futilité. Aussi, prit-il sur lui de changer de sujet de conversation.

─ Tu as quitté Los Angeles depuis longtemps ?

─ La cité de Anges, pouffa Sirk. C'est drôle, je me suis toujours demandé pourquoi cette ville portait aussi mal son nom. Quoiqu'il en soit, j'ai dû quelque peu écourter mon séjour là-bas. Disons que je n'y étais plus le bienvenu. Tu sais ce que c'est, moi et l'Amérique, on n’est pas vraiment fait pour s'entendre.

─ Oui, j'imagine que ça n'a pas dû être une partie de plaisir.

─ C'est le boulot. On ne me paye pas pour prendre du bon temps, rétorqua-t-il d'une voix rauque. Mais, et toi alors, plus je te regarde, et plus je me dis que tu t'es américanisé. Regarde-toi, on dirait que tu passes tes journées à te prélasser au soleil. Tu as bonne mine, un peu trop peut-être. Pour tout te dire, je préférais l'ancien Giles. Au moins on ne s'ennuyait pas à l'époque.

Giles esquissa un sourire empreint de nostalgie.

─ Oui, il est vrai que les temps ont changé et nous aussi. On était inconscient et pas des plus fréquentables, dit-il avant de porter un regard lucide sur son ancien partenaire. Quoiqu'à bien y réfléchir, tu ne m'as pas l'air d'avoir beaucoup changé.

Sirk s'esclaffa bruyamment, attirant l'attention des personnes environnantes.

─ Tu veux que je te dise Rupert, s’il y a bien une chose que j'ai apprise au cours de toutes ces années, c'est qu'on ne change jamais vraiment. Et tu sais pourquoi on ne change pas ? C'est parce que c'est dans notre nature, on est comme on est. On ne contrôle rien ! Nos pulsions seront toujours les mêmes, et cela, peu importe l’énergie que tu mets à les refouler. Le naturel revient toujours tôt ou tard. Il émerge au premier instant où tu commences à perdre le contrôle. C'est viscéral. Alors y a deux solutions. Sois-tu l'accepte et tu vis avec, soit tu le renies et tu te détruis en le combattant. C'est la même chose pour chacun d'entre nous, et même pour toi. Le Rupert de l'époque existe toujours quelque part ici.

Sirk ponctua ses dires d'une pression insistante de son index sur la poitrine de Giles.

… On n’est jamais rien d'autre que ce qu'on est. Au fond, on ne change jamais, on passe simplement notre vie à se maîtriser et à se mentir à soi-même pour être en adéquation avec la norme qu'impose cette société.

Sirk arbora une mine réjouie, satisfait de sa longue tirade qu'il savait impactante pour son vis-à-vis. Giles, quant à lui, affichait un air détaché. Il se refusait à apporter plus de crédit à cette philosophie de comptoir, légitimant les pires penchants de l'homme.

─ Tu as peut-être raison. Mais si tout le monde se laissait aller à ses plus bas instincts, alors je te laisse imaginer dans quel chaos nous serions. C'est tout ce qui différencie l'homme des animaux. La conscience, le raisonnement, tout ce qui peut nous empêcher de franchir la ligne rouge. C'est ce qui régit la vie en société. Si tu enlèves cette maîtrise de soi, alors il ne reste rien d'autre que l'instinct primitif. L'homme a évolué, et je ne pense pas que ce soit pour revenir à l'état d'homme des cavernes.

─ Tu vois le meilleur côté de chaque situation, comme toujours. C'est très louable à toi, mais tu risques d'être déçu. Au moindre effet de panique, au moindre incident, ou à la première promotion à la con venue, les gens seront prêts à s’entre-tuer et à laisser tomber leurs soi-disant valeurs. Ainsi va le monde.

─ Il ne t'est jamais venu à l’esprit que c'était toi qui voyais le pire dans chaque situation ? rétorqua l’ex-bibliothécaire. Après tout, peut être que la vérité se situerait dans la nuance.

Sirk ne broncha pas et semblait accepter la conclusion paritaire de leur débat. Cela faisait partie de son caractère : il adorait pousser ses interlocuteurs à bout. Néanmoins, son esprit de contradiction avait ses limites, et il n'en abusait jamais plus que de raison. Il se mit alors à observer la vitre, parsemée de fines gouttelettes de pluie, l'esprit ailleurs.

─ Cet endroit me rappelle des souvenirs.

─ Si tu fais allusion au British Museum et à cette fameuse mission qui avait failli tourner au fiasco, se remémora Giles.

─ Comment pourrait-on l'oublier. D'ailleurs, si mes souvenirs sont bons, on avait dû faire appel à cette enflure d'Ethan Rayne.

─ Oui, sur ce coup, il nous avait bien aidé. Grâce à ses connaissances, ils nous avaient permis d'entrer en pleine nuit dans le musée. Sans lui, on n’aurait jamais pu sceller la momie dans son sarcophage. Pourtant, il avait failli tout faire échouer. Un peu plus et Londres aurait été plongée dans une malédiction éternelle.

─ Ouais, la fameuse momie avec le tatouage de l'archange st Michel gravé sur sa hanche. Je m’en souviens bien. Ethan avait foiré son incantation volontairement pour assouvir sa curiosité. Si tu ne l'avais pas remarqué et si je ne l'avais pas menacé, Dieu seul sait ce qu'il serait advenu de nous. On ne serait même plus présent pour en parler. Et tu sais le pire dans tout ça, je crois que cet enfoiré me manque. Je me demande bien ce qu'il a pu devenir.

Giles fit mine de feindre l'ignorance, lui qui savait parfaitement qu'Ethan croupissait dans un centre de réhabilitation au Nevada. Il n'en était pas dupe pour autant. Connaissant l'individu et son habileté à se sortir des pires situations, il se doutait bien qu'il en faudrait bien plus pour le maintenir captif. Il l'imaginait en liberté, quelque part, ici ou là, en train de fomenter des plans malicieux en s'adonnant à la sorcellerie, adepte du chaos qu'il avait toujours été et qu'il serait toujours.

─ La dernière fois que j'ai eu affaire à lui, je me suis retrouvé dans la peau d'un démon Fyarl. Autant te dire qu'il est resté fidèle à lui-même. Finalement, cela rejoint ta théorie sur le fait qu'on ne change jamais vraiment.

Sirk écrasa son cigare dans le cendrier rond, assorti harmonieusement à la teinte brune de la table. Il avait l'air inquiet. Quelque chose le tracassait mais il préféra ne pas en parler sur le moment.

─ Comment se porte le conseil depuis la tragédie ? lança-t-il comme pour chasser la pensée qui l'habitait.

Giles réajusta ses lunettes. Il pratiquait souvent ce geste lorsqu'il se sentait contrarié. Lui-même ne s'en rendait pas compte, mais pour une personne extérieur, ce toc sautait aux yeux.

─ Le conseil, il n'en reste hélas pas grand-chose. Roger Wyndam Pryce a échappé au massacre. Il était à la retraite quand les faits se sont déroulés. En sa qualité de sage, il m'a nommé maître du conseil des observateurs. Je me suis retrouvé du jour au lendemain avec toute l’organisation à rebâtir. Je dois bien t'avouer que je ne suis pas vraiment à l'aise avec tout ça. Je n'ai pas le temps que je voudrais pour faire renaître le conseil, alors j'ai laissé le soin à Robson de recruter de nouvelles têtes.

─ Je vois, acquiesça Sirk en laissant transparaître une certaine amertume. Robson a toujours été un bon élève. Tu n'as pas pris beaucoup de risques en le laissant gérer tout ce merdier. Je suis persuadé qu'il s'en sortira haut la main.

─ Si j'avais eu le choix, c'est toi que j'aurais mis à la tête de l’organisation. Tu es sûrement le plus compétent d'entre nous, et le plus méritant également.

─ Non, tu es celui qu'il fallait. Tu as donné de ta personne et ta tueuse a sauvé le monde un nombre incalculable de fois. Tu as toujours été sur le terrain et tu n'as pas hésité à défier le conseil en imposant tes propres règles. Tu es l'homme de la situation, et j'en suis heureux. Je n'aurais pas imaginé quelqu'un d'autre à ta place. Moi, je ne suis qu'un homme de l'ombre. J'ai fait ce choix il y a bien longtemps, et je l'assume.

─ Je continue à penser que ce n'est pas juste. Tu as tout sacrifié pour l'organisation et tout le monde te prend pour un traître. S'ils savaient la vérité, tu pourrais reprendre ta place et …

─ Ça suffit Rupert, le sermona Sirk en lui coupant la parole. Rappelle-toi le serment que nous avons fait avec Quentin. Nous étions seulement trois à être dans la confidence, et il y avait une raison à cela. Si d'autres personnes avaient été mises au courant, ça aurait mis en danger non seulement ma mission, mais également l'organisation toute entière. Le conseil était limité par toutes ces règles ancestrales. Il fallait gagner en efficacité, on n'avait pas le choix. Il fallait quelqu'un pour faire le sale boulot et ça ne pouvait être que moi. J'ai fait tout ce que l'ordre ne pouvait pas faire, j'ai outrepassé le code d'honneur des observateurs et j'ai infiltré le camp ennemi. J'y ai vu et fais des choses horribles dont tu n’as pas idée, et je peux te garantir une chose : en côtoyant le malin, on n'en ressort jamais vraiment indemne.

─ J'aurais aimé que ça se passe autrement.

─ Je ne me plains pas, pourquoi le ferais-tu ? J'ai sacrifié ma réputation parce que la mission était ce qu'il y avait de plus important. J'ai servi le conseil et je le servirai jusqu'à ma mort, parce que je crois en ce que nous faisons. Et puis...

La gorge nouée, Sirk n'eut pas la force de continuer. Les mots ne sortaient plus.

─ Tu veux parler de Catherine n'est-ce pas ? devina Giles dont l'intonation trahissait une profonde tristesse.

Sirk acquiesça en silence. Toute cette discussion avait ravivé en lui des fragments de souvenirs enfouis qu'il s'était efforcé de garder scellés dans un recoin de son esprit. Le cerveau avait ceci de pratique qu'il s'adaptait à toutes les émotions, si bien que lors d'un choc psychologique majeur, il remplissait son office en feignant d'oublier ou en bloquant le traumatisme. Mais lorsque la douleur remontait à la surface, elle avait un effet dévastateur que le temps n'amenuisait pas.

Il reprit ses esprits et puisa en lui le courage nécessaire pour en parler.

─ Quand ma femme est morte, j'ai été complètement dévasté. Tout mon monde s'est subitement écroulé du jour au lendemain.

Toutes les images défilaient dans sa tête. Il se remémorait chaque instant de la tragédie. Le temps doux qu'il faisait ce soir-là, le parfum des fleurs printanières dans son jardin lors de son retour du travail, les pleurs du bébé filtrant par la porte d'entrée étrangement entrouverte. Et cette vision d’horreur : celle de sa femme étendue, inerte, sans vie, sur le sol froid du carrelage écarlate. Il se revoyait encore pris de vertige. Tout remontait à la surface. Les sueurs froides. Les jambes flageolantes. Ce réflexe de courir dans la chambre du nouveau-né. La vision terrifiante de ce vampire penché sur le berceau, son partenaire porté disparu quelque jours plus tôt, désormais transformé en monstre sanguinaire. Sa lutte acharnée pour défendre la vie de son enfant en larmes, réclamant le lait maternel. Il ressentait encore, de manière tangible, ce pieu qui, dans un effort désespéré, lui permit de réduire en poussière la bête assoiffée de sang, ainsi que cette perte de connaissance qui avait suivie.

Les yeux clos, il secoua la tête pour chasser ces images insupportables de son esprit.

… Sans Catherine, j’étais terrifié avec ce petit être innocent sur les bras. Quand Quentin m'a fait cette proposition, j'ai tout de suite accepté. Je me suis lancé à corps perdu dans la mission, parce que j'étais trop lâche pour m'occuper d'une enfant. J'ai laissé le soin au conseil de l'élever, de lui fournir tout ce dont elle avait besoin pour s'épanouir dans cette vie, parce que je n'étais pas capable de le faire moi-même. Tu as plus été un père pour elle que je ne le serai jamais. J'ai une dette envers toi, et je t’en serai éternellement reconnaissant.

─ Tu ne me dois rien, répliqua Giles. Il n'y a jamais eu de compte entre nous et il n'y en aura jamais.

Sirk hocha la tête et esquissa un léger sourire de gratitude.

─ Comment va-t-elle? Ça fait un petit moment que je ne l'ai pas vu.

─ Eh bien, comme tu en as émis le souhait, je l'ai ramenée avec moi à Cleveland. Et elle nous est d'une grande aide. Elle a des prédispositions assez incroyables, pour la magie. Pour tout te dire, elle est bien meilleure que nous l'étions au même âge.

─ Ça, je n'en doute pas une seule seconde. Elle ressemble à sa mère trait pour trait.

─ Oui et elle fréquente quelqu'un. Elle essaie pour d'obscures raisons de me le cacher, mais Alex n'est pas un monstre de discrétion et je dois dire qu'elle me semble heureuse.

─ Alex ? questionna Sirk sur un ton protecteur.

─ Alex, oui, c'est... quelqu'un de bien. Il a toujours été d'une grande aide dans la lutte contre le mal, et sans lui, il est fort à parier que je ne serais plus de ce monde à l'heure qu'il est. Il peut paraître, quel est le mot... perturbant, mais je te garantis qu'elle n'aurait pas pu trouver mieux.

─ Ah ! réagit Sirk froidement. Tant mieux alors. Et puis si jamais il l'a fait souffrir, il se pourrait que je me pointe un de ces quatre pour lui en faire baver.

─ Si tu veux mon avis, je crois que Leïna est assez grande pour se défendre toute seule. D'ailleurs, je plains celui qui aurait dans l'idée de la faire souffrir. Il faut croire qu'elle a hérité de ton caractère. Les chiens ne font pas de chats.

─ Ouais. Ne le prends pas mal Ruppert, mais je crois que je suis un peu jaloux de toi. Tu peux la voir, lui parler, alors que moi, je ne suis qu'un fantôme dans sa vie.

Giles le comprenait parfaitement, lui qui sans avoir jamais eu d’enfant, avait éprouvé les joies de la paternité, fût-ce de cœur, en côtoyant Buffy et les autres. Bien sûr, il garda ce sentiment pour lui. Il ne pouvait décemment pas partager cette joie avec celui qui en était privé, aussi prit-il la décision de demeurer dans un mutisme de circonstance. Sirk ne lui en tint pas rigueur et se décida à entrer dans le vif du sujet. Il était temps de dévoiler la raison de cette rencontre si pressante.

─ Bon il est temps de payer une partie de ma dette envers toi, annonça fièrement Sirk en saisissant la valise et en la déposant sur la table.

─ Qu'est-ce que c'est ?

─ Ouvre, tu verras bien.

L'observateur ne se fit pas prier. Il ajusta le porte-documents et appuya sur les deux clapets situés à chaque extrémité. Un claquement retentit et le mécanisme d'ouverture s'actionna. Après une brève inspection, il fut surpris de constater que la taille de la mallette ne justifiait pas le peu de contenu qu'elle transportait. Giles toisa son interlocuteur d'un regard interrogatif.

… Qu'est-ce que tu attends ? Vas-y, ne te fais pas prier, prends-le.

Giles en sortit un tube circulaire cacheté. Il enleva le couvercle en plastique, nullement d'origine, et en sortit un vieux parchemin jauni, en peau de chèvre, semblant provenir d'une époque révolue. Le rouleau était plus lourd qu'il n'y paraissait, et d'une consistance bien supérieure à celle des papyrus ordinaires. Le manuscrit était maintenu enroulé par une petite ficelle de lin qu'il délia avec délicatesse et habileté. La moindre précipitation ou geste mal coordonné aurait pu avoir des conséquences irréversibles sur ce document que le temps avait rendu fragile.

Une fois sa tâche accomplie, il déroula précautionneusement le rouleau avec un certain soulagement et l'étala de tout son long sur la table. L'observateur semblait hypnotisé par ce qu'il avait sous les yeux. Il ne détachait plus son regard du parchemin, scrutant le moindre signe, la moindre écriture, dans un émerveillement de chaque instant. Sa béatitude rappelait celle d'un enfant en proie aux premières découvertes du monde.

─ C'est prodigieux ! s’exclama-t-il stupéfié. Je n'avais jamais vu ça avant. C'est un mélange d'écritures cunéiformes. On peut y déceler du Sumérien, de l'Akkadien, de l'Assyrien, et ici du Babylonien. C'est tout bonnement inouï. Il y a également des hiéroglyphes et des pictogrammes, ainsi que des sortes de dessins que l'on retrouve habituellement dans l'art pariétal, sans oublier les textes en sanskrits. Si je ne le voyais pas de mes propres yeux, je ne le croirais pas. On dirait une fresque narrant une histoire ancienne. C'est étrange. Si j'avais mes outils de recherche, je pourrais peut-être analyser tout ça et découvrir ce qu'il contient.

Sirk en profita pour étancher sa soif. La scène qui se jouait devant ses yeux lui procurait une immense satisfaction. Il n’avait pas vu son ami dans cet état depuis longtemps et il s'en réjouissait, d'autant plus que cela récompensait des années de sacrifices et de recherches ininterrompues.

─ Grand Dieu, mais où as-tu trouvé ça ? demanda Giles sans lâcher le manuscrit des yeux. C'est incroyable. Je ne sais pas encore ce que représente ce parchemin mais ça semble très ancien. Peut-être plus ancien que tout ce qu'on connaît. As-tu fais des recherches là-dessus ?

─ Ce que je peux te dire, c'est que ce que tu as sous les yeux traite des origines. Je n'ai pas pu tout décrypter, mais le peu que j'en ai compris à un rapport avec le commencement de quelque chose. On y parle aussi de la tueuse. C'est très flou, mais quoiqu'il en soit, ça a un lien avec notre existence. Il me semble qu'il faille un plus gros cerveau que le mien pour en déceler toutes les subtilités, et j'ai tout de suite pensé à toi. La seule chose dont je sois certain, c'est que c'est important. On a passé toute notre vie à chercher des réponses sur les prophéties et sur le futur qu'elles annonçaient, sans rien connaître de notre passé. Si tu arrives à décrypter tout ça, il se pourrait bien que tu lèves le voile sur le plus grand mystère de l'existence. Il ne tient qu'à toi de me faire mentir ou pas. Et tu veux savoir ce qu'il y a d'extraordinaire dans tout ça ? Ça se trouvait juste sous notre nez.

─ Que veux-tu dire par là ?

─ Tu ne devineras jamais où je l'ai trouvé ! répondit Sirk en prenant un malin plaisir à laisser planer le suspense quelques secondes. Figure-toi que c'était caché ici, chez nous, dans cette bonne vieille ville de Londres. Mais il y a mieux : quand le conseil a explosé, on a découvert sous les décombres une pièce cachée. Le parchemin se trouvait à l'intérieur. Heureusement pour nous, cette pièce était protégée par un enchantement. Je ne suis même pas certain que Quentin ait été au courant. On ne sait pas depuis combien de temps ça se situait là, mais si ça se trouvait au cœur même du Conseil des Observateurs, ce n'est clairement pas un hasard. C'est peut-être ce qui explique notre raison d'être, ou un pétard mouillé. A ce stade, c'est quitte ou double.

─ Ça pourrait peut-être nous éclairer sur les événements qui ont eu lieu ces derniers temps, songea Giles à voix haute.

─ Tu sais tout comme moi qu'il n'y a jamais de fumée sans feu. On peut tous le ressentir. La bataille de Sunnydale n'était que les prémices de quelque chose de plus grand encore. Quelque chose qui est de l'ordre de la fatalité divine. Tout est chamboulé. Les démons gagnent du terrain chaque jour, et il se dit que la Mère de toutes les apocalypses est en route. Il y avait tout un registre là-dessus dans les locaux de Wolfram et Hart, mais je n'ai pas pu avoir accès à la totalité. On peut dire que la firme excelle quand il s'agit de garder les secrets qu'elle renferme en son sein.

Giles tança son ami du regard, sans prononcer un mot. L’échange verbal était superflu ; Les deux confrères comprenaient parfaitement la situation désespérante dans laquelle ils se trouvaient. L'ex bibliothécaire avait effectué le voyage en Angleterre pour trouver des réponses. Il n'avait pas abordé le sujet avec Buffy et les autres pour ne pas les inquiéter outre mesure, bien qu'ils aient dû s'en rendre compte sur le terrain. Ces derniers mois furent vécus comme un véritable enfer pour les tueuses. Patrouille après patrouille, des pertes considérables s'accumulaient. Le taux d'activité démoniaque ne cessait d'augmenter jour après jour. La balance était complètement déséquilibrée, et rien ne semblait pouvoir combler le fossé grandissant. Pour autant, il tenait peut-être un début de piste. Il s'empressa de remettre le parchemin dans son étui.

─ Merci pour tout ce que tu as fait. Il n'y a plus de temps à perdre. Si cet objet peut m'en apprendre plus sur le passé, peut être trouverais-je un début d’explication pour comprendre ce à quoi nous avons à faire. C'est hélas la seule piste que nous ayons pour le moment. Il est temps pour moi de retourner à Cleveland.

─ Peut être bien, mais je ne te laisserai pas partir avant d'avoir pu partager avec toi un bon cigare.

Cette fois-ci, Giles laissa de côté ses principes, et se laissa tenter sans rechigner. 

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