When in Rome
Chapitre 80 : Le jardin d'acclimatation
3219 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 13/11/2023 20:42
Chapitre 80 Le jardin d'acclimatation
Londres, 22 juillet 2046
L’ancêtre aux cheveux blancs était reparti bien vite. Ce qui chagrinait un peu Thisbé qui le trouvait gentil malgré ses grands airs... Dans ses yeux, brillait toujours une lueur d’intérêt pour tout ce qu’elle disait ou faisait. Pour occuper leur long voyage en train, ils avaient fait la conversation. Elle n’était pas du tout sûre d’avoir quelque chose à raconter à quelqu’un comme lui. Tout de suite, il avait proposé de lui parler d’astronomie, probablement parce qu’elle venait d’ailleurs. Elle devait bien reconnaître que ce n’était pas la première chose qui l’aurait intéressée. Plutôt des questions sur les gens chez qui il l’emmenait, ça aurait été utile. Mais il avait chassé ça d’un mouvement de la main comme un insecte inopportun, en disant qu’elle allait bien le découvrir par elle-même très vite.
Il avait commencé par dire que de la science du système solaire local dépendait la division du temps en cycles sur cette planète – jusque-là, elle pouvait suivre. Mais elle avait commencé à agripper le bras du fauteuil et à ne plus le lâcher quand il avait parlé du calcul qui aurait permis de convertir son âge (un nombre de cycles) en temps terrien (d’autres cycles), qui ne se mesuraient pas pareil. Oh pour ça, elle était soudain très motivée ! Pleine d’espoir, elle avait répondu à toutes ses questions du mieux qu’elle pouvait.
Et après, il avait ajouté « théorique » à « calcul », et elle avait eu l’impression qu’elle s’était fait avoir quand elle avait vu son petit sourire en coin. Mais en constatant sa vive déception, il avait promis une « extrapolation ». Il pouvait lui faire toutes celles qu’il voulait, du moment qu’elles atteignaient le chiffre magique qui ouvrait les portes de la liberté.
Ici, l’âge était très important. Très important. L’âge déterminait où on habitait, ce qu’on faisait toute la journée, qui on avait le droit de voir, et même de qui on avait le droit de tomber amoureux. Et gare si on n’avait pas le bon âge pour tout ça !
Elle avait cherché de son mieux et fait dire des réponses à la machine qui délivrait les informations sur à peu près tout. Le tableau n’était pas rose. Les enfants trop grands restaient dans des camps appelés « orphelinats ». S’ils étaient emmenés par des inconnus, ceux-ci le faisaient rarement pour des raisons charitables. Si les enfants s’enfuyaient ou étaient trop rebelles à l’autorité, on les mettait en prison. Gé-nial.
Alors que si on avait le bon âge, miracle ! On nous foutait la paix. Enfin.
Aller avec Faith et Angel ne la rebutait pas trop. Elle se souvenait de leur rencontre, et elle avait bien aimé la façon dont ils lui avaient parlé l’un comme l’autre, comme si elle était une personne normale. Ce n’était pas comme s’ils n’essayaient pas de la jauger. Mais ils ne lui en voulaient pas d’être différente, de parler une langue bizarre ou d’avoir un prénom très nul.
Et pour cette seule raison, elle était prête à tout faire pour s’habituer à ses deux tuteurs et trouver une petite place dans leur vie.
L’oisiveté d’Angel la laissait perplexe. « Est-ce que ça ne t’embête pas de te servir dans l’argent de Faith ? Est-ce qu’on ne peut pas trouver un travail tous les deux ?». Il souriait en coin et expliquait qu’il avait économisé de l’argent pendant des dizaines d’années qui lui permettait d’être rentier à vie.
Bien qu’elle aimât l’accompagner dans cette étourdissante corne d’abondance qu’était le supermarché, ou lors de très triviales emplettes en ville, elle rongeait son frein, en n'ayant ni l’habitude ni le goût d’être inoccupée. C’est la raison pour laquelle Angel organisa vite leurs journées de façon différente, avec des activités domestiques ou scolaires le matin – il insistait pour qu’elle apprenne un peu d’anglais – et l’après-midi, un tour à la salle d’Arts martiaux et de self-défense que possédait Faith.
Elle avait accepté avec joie car, en réalité, elle aimait bien Faith qu’elle trouvait inspirante pour une vieille dame. Elle n’avait d’autre but que de faire un maximum de choses en leur compagnie, au lieu d’être parquée dans une école à attendre qu’ils reviennent d’une longue journée.
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Économes et fonctionnels, ces lieux étranges où Faith travaillait lui plaisaient, avec leurs murs de brique peints en crème, le sol bétonné, les cordes rouges sur les côtés des rings et les casiers bruns. Elle s’y sentait paradoxalement comme dans un cocon, chaleureux et vivant, bien plus que dans l’imposante grande maison à étages trop silencieuse où ils vivaient.
Encore anxieuse de « mériter » sa place et sa pitance, l’enfant s’y proposait pour toute tâche que Faith voulait bien lui donner. Elle accaparait littéralement tout ce qui était à la hauteur de sa force : s’occuper des serviettes et des vestiaires, ranger des gros gants de boxe, vérifier les tapis de course et les agrès dans la section de fitness, remettre les lieux en ordre si besoin était... Quand elle avait terminé, le plus souvent, elle s’asseyait sur un petit banc le long d’un mur et elle observait les combats.
Ici, les gens considéraient que se battre était un sport. Chez elle, c’était une nécessité… Thisbé était frappée par le nombre de règles et de codes que comportaient les Arts martiaux. Elle ne pouvait s’empêcher de les comparer avec ce qu’elle avait brièvement vu de la pratique de Cheveux-Jaunes, dont les mouvements venaient se surimprimer pendant sa contemplation. Ces personnes-là étaient très sérieuses.
Comme Spike, Faith aimait aussi lutter et c’est la raison pour laquelle Thisbé se plaisait à l’observer, tout spécialement quand elle donnait des cours particuliers à certains hommes qui voulaient travailler « dans la sécurité ».
Elle était si absorbée qu'Angel peinait à la faire sortir prendre l’air frais. Chaque occasion était bonne pour elle de rester plus longtemps que prévu. Elle n’aimait pas les parcs, ni les jardins, ni l’herbe, ni les statues en pierre… Après quelques jours, elle s’était lancée et avait demandé à Faith si elle pouvait lui tenir les « polochons durs » pendant l’échauffement. La Tueuse, qui avait éclaté de rire face à la naïveté de cette requête, s'était gagné une œillade sévère d'Angel. Il avait l’air d’être de son côté quand il proposa fort diplomatiquement qu’ils retiennent plutôt le sac tous les deux.
Angel l'avait traitée de garçon manqué, Faith avait aussitôt corrigé en disant qu'elle serait plutôt une fille réussie. Mais force était de constater qu'elle aimait l’ambiance des moins féminines. Elle ne savait pas pourquoi. La jeune Mme Spike aux beaux cheveux lisses et la jeune sorcière magique, qui lui avait donné des vêtements moelleux, toutes les deux lui semblaient très jolies. Mais elle n'avait pas envie de leur ressembler.
Les hommes qui venaient s'entraîner approuvaient son intérêt pour le sport, ne l'ignoraient pas, ne critiquaient pas ses cheveux ras, et riaient en disant sans méchanceté que ça ne lui ferait pas de mal d’avoir un petit peu plus de muscles. Elle était bien d'accord. Elle pensait qu'ils la prenaient pour un garçon de l'âge d'Evan, ce qui la ravissait.
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En réalité, tous étaient parfaitement au courant que ce n'était pas le cas. Faith leur avait expliqué sans trop de détails qu'elle venait d'un pays de l'Est en guerre où il ne faisait pas bon être une fillette dans une terre envahie de soldats, et qu'elle avait associé la féminité à un danger permanent. Ils étaient encouragés à faire simplement comme si de rien n'était. Malgré ses regards farouches et sa moue concentrée, la petite était irrépressiblement mignonne ou, à défaut, très touchante.
Corroborant ses dires, l'attention soutenue qu'elle montrait pour les cours de self-défense ne faiblissait pas.
Elle attendait les leçons et écoutait avec une intensité peu commune. Angel lui avait demandé ce qui la passionnait tant. Elle avait répondu sans réfléchir que ça lui aurait été d’une grande aide de savoir tout cela sur « sa planète ». Il avait eu beau lui répéter gentiment qu’elle aurait dû se sentir un peu plus en sûreté ici et que c’était dorénavant chez elle, elle avait désigné gravement les élèves du menton, en arguant que si ça avait vraiment été le cas, toutes ces femmes ne se trouveraient pas là, à apprendre comment « filer une raclée aux sales types ».
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Une petite futée que celle-ci, avait pensé l’ex-vampire, bien trop sérieuse pour ce qu’il imaginait être son jeune âge. Ce qui transpirait de sa nervosité et de sa détermination le laissait pourtant vaguement inquiet. Avait-elle été maltraitée ou molestée pour de bon ? Il n’avait pas envie de faire trop de suppositions déplacées sur ce qu’elle avait pu vivre, préférant appeler Spike pour l'interroger. C'était déjà un mystère en soi qu'il ait daigné décrocher…
Bien sûr, ce dernier l’avait aussitôt envoyé chier en rétorquant « que ce n’était pas ses oignons et que si elle voulait lui en parler, elle lui en parlerait, et qu’il n’était pas une balance ». À le voir aussi peu coopératif, toujours en rogne et sans considération pour le bien de l'enfant, Angel avait regretté de ne plus pouvoir lui écraser le nez. Il s'était alors simplement contenté de le dévisager, par caméra interposée. A sa grande surprise, la manœuvre porta ses fruits. Au bout d’un temps, Spike s'était allumé une clope, tirant quelques bouffées fébriles et avait lâché que c’était probable qu’elle ait vu « des trucs dégueu et effrayants ». En insistant un peu, l’aîné avait pu lui faire dire « qu’en l’abandonnant, il aurait eu sa mort sur la conscience. » Angel n’aurait su dire pourquoi il aurait mieux aimé lire autre chose que de l'irascibilité ou de la culpabilité dans les pupilles orageuses de Spike. Son ton qui virait au passif-agressif, de moins en moins passif, était sa façon « polie » de ne pas lui sauter à la gorge.
Aujourd’hui, puisqu'il était en charge de la petite, Angel considérait que c’était tout de même un petit peu ses oignons, mais il n’osait pas la questionner plus directement car la petite immigrée éludait de façon systématique. Elle le regardait avec un coup d’œil en biais, soulignant avec insistance combien elle lui était reconnaissante de l’aider à oublier.
Oui, une petite futée qui, Dieu savait pourquoi, s’imaginait qu’elle pouvait le manipuler sans qu’il s’en rende compte. Quand il essayait de la fixer pour trouver le moindre indice, même un tout petit frémissement sur son visage, elle le toisait d’en bas (ce qui était mignon) et déclarait d'un ton moralisateur que ça ne se faisait pas de « vouloir regarder comme ça dans l’âme des gens », que c’était malpoli mais… qu’elle lui pardonnait parce que personne ici n’avait l’air de le savoir.
Mais cette incertitude et peut-être l’envie de la voir sourire un peu plus, furent la raison pour laquelle il avait suggéré à sa femme de lui proposer des exercices faciles, de temps en temps. Encore indécise, cette dernière n’était pas persuadée que c’était la meilleure façon de faire comprendre à Thisbé qu’elle vivait dans un monde différent. Faith avait dit qu’elle y réfléchirait, ce qui en langage de Faith signifiait « non ». Mais plusieurs jours plus tard, Madame sembla avoir changé d’avis. L’air de rien, elle avait annoncé à l'enfant qu'elle lui faisait désormais confiance pour ne pas laisser traîner les mini haltères et les ranger sur les côtés lorsque les clients avaient fini. Les deux adultes avaient partagé un sourire de connivence en la voyant, la première fois, s'attaquer témérairement à un poids de douze kilos.
À la fin de la journée, épuisée de ses efforts mentaux et physiques, la gamine s’endormait comme une masse après le dîner… ce qui n'était pas pour déplaire aux « jeunes mariés ». Angel soupçonnait que Thisbé savait très bien ce qu’ils faisaient quand elle n'était pas dans les parages et que tomber de sommeil si opportunément était sa façon de se montrer discrète. Elle avait laissé échapper une fois qu'elle ne souhaitait pas du tout les entendre durant leurs « instants privilégiés ». À dix contre un, cette très élégante tournure était une traduction approximative de « moments d'intimité ».
Avant l'accomplissement toujours enthousiaste du devoir conjugal, celui qui était toujours membre honoraire du Conseil des Observateurs briefait Faith sur les nouvelles en provenance de toutes les antennes internationales. Elles n’étaient pas très bonnes et les Londoniens s’en étonnaient car l’activité d’Albion restait égale à elle-même. Pour couvrir à la fois la capitale et sa périphérie, un tandem de Tueuses était amplement suffisant.
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Ils prirent enfin la pleine mesure des choses lorsqu'un soir, les portes avant et arrière du gymnase s’ouvrirent avec un bang retentissant. Sept démons firent irruption et convergèrent vers la propriétaire tandis que les issues étaient verrouillées de l’extérieur par des complices.
Sans les lâcher des yeux, Faith cria à Thisbé d’aller se cacher avant de se ruer sur un coffre métallique dont elle fit sauter les loquets. A l'insu des boxeurs de son cours, elle en sortit une arbalète pour Angel qui resta en arrière, ainsi qu’une épaisse lame ornementée pour elle.
Et c’est seulement à ce moment, en la voyant adopter face à eux la posture classique et le sourire féroce accroché aux lèvres, que les démons commencèrent à comprendre que la « retraitée » qu’on leur avait vendue, ne serait peut-être pas si facile à terrasser.
Les habitués du club, eux aussi piégés pour avoir voulu rester jusqu'à la fermeture, n’étaient pas forcément démunis en matière de défense, ils firent bloc. Au temps pour l’effet de surprise, sur un malentendu, l’aspect des supposés malfrats ne les émut d’abord pas. Avec une convention qui se réunissait en ville, des ribambelles de fans exubérants et déguisés sillonnaient les rues depuis la veille, en arborant leurs plus beaux costumes dont certains se faisaient une fierté d’être terrifiants. Pourquoi des gars masqués n’auraient-ils pas profité de cette occasion rêvée pour cambrioler les lieux d’habitude fermés ? Et pourquoi la patronne n’aurait-elle pas eu quelques armes pour impressionner les moins malin qui auraient voulu essayer de braquer son commerce ?
Aussi, quand les sportifs se rangèrent tous chevaleresquement en garde autour d'elle, en fut-elle presque touchée. S’ils avaient su que c’était probablement elle qui aurait à les protéger sous peu !
Elle leur passa devant naturellement. Le premier démon qui voulut la désarmer mangea la poussière quand elle évita son contact d’un simple pas de côté et d’un croc-en-jambe. Un second prit le relais aussitôt. Dans la main de la Tueuse, son long et épais poignard accrocha la lumière. Aveuglé, l'assaillant se mangea un uppercut à lui démonter la tête en vrille. Pour se dégager l'arène, Faith lui gratifia le fondement d'un coup de pied qui le fit tomber comme une quille sur son comparse déjà au tapis. Cela n'avait pas duré dix secondes.
Elle était si calme et si sûre d'elle, que les quatre autres stupéfaits durent se dire qu'ils devaient réévaluer leur stratégie. Le mieux aurait été d'attaquer tous ensemble, mais il y a toujours dans les groupes un avorton moins courageux qui veut faire cavalier seul et récolter toute la gloire… Le moins intelligent de la bande tira une arme de sa ceinture et n'eut pas le temps de viser Faith. Il se prit direct une flèche dans l'épaule qui s'enfonça avec un petit craquement sec. Avec un cri, l'imbécile lâcha le pistolet qui clinqua par terre. Angel leur servit un sourire énervant en faisant « Oups ! » et puis rechargea avec un regard froid qui signifiait clairement « À qui le tour ? »
S’il y avait bien une chose qui disposait très mal l'engeance démonique, c’était de perdre la face, surtout en moins de deux. Par pur acquit de conscience, Faith leva la main vers les démons restants :
— Hep vous, il y en a qui préfèrent partir ? Parce que c’est encore le moment pendant qu’il n’y a pas de bobo… Non ? Personne ? Bon…
Quand elle monta à l’assaut sans peur en faisant sauter son coutelas intrigant, tous les regards admiratifs ou médusés des cinq hommes étaient focalisés sur elle durant quelques secondes. Mais ils se reprirent vite et la rejoignirent pour refouler les voleurs hors d’ici.
Ce fut le top départ de la mêlée.
Pendant deux minutes, l’aide des « civils » fut plutôt précieuse. Angel rechargeait son arme avec régularité. Il en usait parcimonieusement, s’efforçant de ralentir et blesser seulement. Il souhaitait ménager des clients qui n’auraient pas compris des exécutions sommaires même chez des assaillants agressifs qui s’entêtaient. Mais quand les patibulaires, bien énervés par cette résistance inattendue, tombèrent les masques pour sortir les crocs, appendices et excroissances, la donne changea subitement.
— Ok, les gars, intervint Faith en inspirant profondément. Je suis désolée de vous l’apprendre comme ça mais les autres en face ne sont pas des braqueurs. Oubliez le fair-play, considérez qu’ils en veulent à votre peau, parce que c’est le cas, et faites ce qu'il faut pour rester en vie.