When in Rome

Chapitre 75 : Ecce homo

6386 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/06/2023 20:50

Chapitre 75 Ecce homo


.


Rome, 15 juillet 2046

Calée sur un transat en bois, Dawn restait seule dans la lumière dorée du soleil déclinant. Elle s'efforçait de se concentrer sur autre chose que le picotement plus ou moins aigu de ses blessures, tant physiques que morales. Dans son esprit, tournait aussi la conversation qu'elle avait eue tout à l'heure avec Willow. Celle-ci lui avait expliqué, schémas à l'appui, comment elle comptait la faire passer de Rome 2046 à Rome 2003, et la laisser ensuite rentrer par ses propres moyens. D'un ton navré, la sorcière avait expliqué qu'elle ne disposait pas de l'énergie nécessaire, faute d'avoir pu se ressourcer sur une borne de wicca blanche depuis les événements de Rio, que c'était le moyen qu'elle trouvait le plus « sûr ». La jeune fille s'était étonnée de son insistance sur la sécurité, car elle l'avait connue bien plus téméraire. Probablement consciente du fait, la sorcière avait poussé ses arguments.

« Je ne voudrais pas que tu finisses comme le chat de Shröedinger ! Et ce n'est pas tous les jours que je dois rapatrier la petite sœur de Buffy. Je repense à l'époque où je te renvoie, ce qui me déprime car je n'étais pas là, ni pour elle ni pour toi, et je me sens un peu jalouse à l'idée que tu pourrais la revoir très vite, si tout marche bien. Cela me fait quelque chose de savoir que tu aurais pu mourir dans le donjon, et qu'à la différence de nous qui savons quelle est ta destination, Buffy aurait pu te perdre et rester des années dans l'ignorance, à se demander ce qui t'était arrivé… Je ne veux pas qu'elle ressente ça, et je préfère ne pas y penser. »

Dawn resta un peu déstabilisée de comprendre combien malgré le temps qui avait dû s'écouler, Willow pensait toujours à Buffy et éprouvait de la culpabilité. Avec cette folie qui s'était abattue récemment sur leur existence, il n'y avait eu que peu ou pas de temps pour s'intéresser à ceux qu'ils étaient devenus... Que s'était-il passé quand Willow avait disparu après la victoire amère de Sunnydale ? Elle n'eut pas l'occasion de le demander car la rouquine continuait.

« Et puis, s'il t'arrivait quelque chose de grave à l'occasion du rituel, il y a pire. Si tu disparaissais à cause d'une erreur de ma part, à l'âge que tu as maintenant, tout ce que tu auras fait de bien depuis tes dix-huit ans ne sera jamais arrivé. Je sais que nous n'avons pas pu t'en parler de trop, mais tu as fait des choses formidables pour nous tous, ton travail a été précieux. Et sans toi Andrew serait resté un idiot, Spike serait mort depuis longtemps, Maya n'aurait jamais existé, ni Idji, ni la petite Joy... Tu n'as eu de cesse que de nous maintenir soudés, d'inclure Angel et Faith... Ce n'était pas évident, crois-moi. Il y a eu une période un peu tangente où nous aurions pu tous partir chacun de notre côté… »

Dawn était motivée pour rentrer, en un seul morceau si possible. Son impatience, ce n'était pas de l'indifférence face à la situation d'ici, mais elle pensait qu'il lui serait plus facile de rechercher des informations et d'opérer directement à la source et de les leur communiquer dans une de ces capsules temporelles de type « A ne pas ouvrir avant 2042 », par exemple. Ainsi l'avenir ne serait pas complètement bouleversé, mais ils seraient tout de même prévenus assez tôt pour faire face à cette vendetta de Warren et Amy.

Dawn, qui s'ennuyait ferme depuis son retour de l'hôpital, avait parcouru en diagonale les rapports de mission sur les tablettes internet de l'École… De façon générale, les événements étaient préoccupants, mais depuis un bon mois, plusieurs Tueuses avaient déjà perdu la vie dans les attaques coordonnées de certaines Bouches de l'Enfer. Sans qu'on sache comment, le Duo avait trouvé le moyen de convaincre tout un tas de démons d'œuvrer pour eux, et ils n'avaient sans doute pas eu besoin de se montrer très persuasifs.

Personne n'osait vraiment attaquer de front ce que Giles désignait comme « le déséquilibre cosmique ». Il n'y avait autrefois qu'une Tueuse pour des dizaines de milliers de démons… Et apparemment, ce devait être amplement suffisant. La multiplication des Tueuses avait engendré un problème différent : la montée en puissance de toutes sortes d'espèces agressives pour un rééquilibrage progressif des forces en présence. Les vampires, loups-garous, et toutes créatures qui le pouvaient, convertissaient à tous de bras…

Les patrouilleuses veillaient au grain, mais que pouvait une Tueuse seule avec toute une troupe de vingt ou trente démons en bande qui lui tombait dessus ? Ils attaquaient et se repliaient sans demander leur reste, et semblaient se fondre dans le décor ensuite. Alexandra avait raison. L'avantage commençait à changer de camp.

En rentrant, Dawn n'aurait évidemment de cesse de trouver le moyen d'alerter quelqu'un de cette situation angoissante qui ne présageait rien de bon pour l'avenir. C'était un paradoxe incompréhensible : plus de Tueuses faisait finalement baisser la sécurité dans les grandes cités. Elle avait lu aussi qu'on avait signalé deux ou trois meutes ayant pris possession complète d'un village allemand et de ses habitants, sans que personne ne le réalise avant trois semaines.

Elle avait donc très hâte de rentrer. Mais au fond d'elle, Dawn avait le sentiment que Willow était légèrement réticente et elle ne savait pas pourquoi. La sorcière s'était pourtant mise aussitôt au travail depuis qu'ils bénéficiaient d'une inexplicable accalmie. La jeune fille ne doutait pas que son amie allait réussir à la réexpédier dans son temps d'origine, malgré sa baisse de forme.

Cette fatigue et les questions « d'énergie » qui revenaient dans les conversations des autres, l'intriguaient au plus haut point. Savoir que Willow ne pouvait pas la ramener exactement dans sa chambrette à son époque impliquait qu'il y avait donc dans le jeu quelqu'un de plus puissant et pour qui son transfert n'avait pas posé de problème. Il y avait, quelque part, une personne extrêmement discrète, dont personne ne savait rien, qui avait été capable de produire cet effort phénoménal et ça, sans mettre le monde en péril comme l'avançait Pietro. Et cela ne faisait sourciller ni Willow, ni Giles, ni… quiconque, en fait. Parce qu'ils étaient tous sur la théorie « elle est amnésique »…

Elle était sans doute la seule à en avoir la certitude, elle n'avait rien à faire là, sa vie était ailleurs. Pour mystérieuse que sa situation fusse, elle n'était pas vouée à perdurer. Elle ne se voyait pas vivre dans ce futur pour le restant de sa vie. Si les Scoobies n'avaient pas eu une petite apocalypse en vue sur les bras, elle se doutait que sa venue aurait reçu un traitement spécial et très urgent.

La seule chose qu'elle allait profondément regretter de son séjour inopiné était…

.

Pieds nus et les cheveux mouillés, il arriva sur la terrasse dans un pantalon de lin clair un peu large, porté avec une chemise ultra blanche. Tous deux étaient froissés, ce qui devait être pour lui l'équivalent d'une tenue « relax ». Il posa à côté d'elle un grand verre de soda pourvu d'une paille, avant d'aller prendre un siège pour lui près de la table de jardin. Il croisa les jambes et les deux mains derrière la tête, étira son dos et tendit son visage vers le soleil.

Dawn, par pitié, ne bave pas la bouche ouverte. Dis quelque chose de pas débile...

— Merci pour le Coca, comment vous saviez que…

Il empoigna son propre verre, un large où on mettait du whisky d'habitude, et le leva dans sa direction en disant « tchin », avant d'en prendre une lampée et le garder dans son giron.

— Vous en buvez aussi ?

— Pratiquement jamais. Surtout avec du rhum dedans. Comment vas-tu ? Je veux dire… tes blessures ?

— Euh, ça va, mentit-elle. Je vais avoir des cicatrices, c'est tout.

— Tu n'aurais jamais dû en avoir.

— Vous aussi vous allez me faire la leçon ?

— Non, dit-il avec un profond soupir, avant de s'enfiler une grosse rasade.

— Alors qu'est-ce qui ne va pas ? Pourquoi êtes-vous là ?

— J'ai appris que Willow peaufine les derniers détails du rituel qui te permettra de partir dans quelques jours. J'imagine qu'elle va réussir, alors je profite encore un peu de ta compagnie, tant que je le peux.

Entre ses mains emmaillotées par des gants cicatrisants spéciaux, Dawn prit son verre prudemment pour ne pas le faire glisser – ni salir le pantalon et le t-shirt que Maya lui avait prêtés – et aspira quelques millilitres de sa boisson fraîche. Avaler lui faisait toujours mal. Parler aussi, mais elle était prête à s'arracher la gorge pour discuter avec lui. Tant pis pour sa voix éraillée.

— Mhh, personne n'a envie de me voir maintenant. On évite l'idiote qui a mis l'École en danger. Vous devez vous sentir bien seul pour en être réduit à venir me parler.

— Non pas du tout, réfuta-t-il, les sourcils froncés. Je me disais seulement qu'il ne me restait pas beaucoup de temps pour… finir de te raconter pourquoi la police est venue me chercher à l'hôpital. Tu as toujours envie savoir ?

Envie de rester près de lui avec une excuse pour le dévorer des yeux en frissonnant au son de sa voix ? Quelle question !

Dawn poussa son verre de côté et changea de position pour s'asseoir au bord latéral de la chaise-longue, tournée vers lui dans une attitude réceptive.

— Oui, si ça ne vous dérange pas. Vous aviez l'air si malheureux quand on a parlé juste après la pose de mes nouvelles moufles. On a à peine eu le temps, et puis Spike est venu, et vous vous êtes enfui...

Pietro vida son verre d'une traite. Il le reposa sur la table, se levant du même élan pour venir s'asseoir sur l'espace de la chaise-longue ainsi libéré. Il s'assit en demi-tailleur, l'autre jambe au sol, assez proche d'elle. Elle se recula un peu, l'air interrogateur.

— Ce sont des confidences, s'excusa-t-il. Je n'ai pas l'intention de parler fort, pour que les oreilles indiscrètes d'un éventuel vampire, entendent tout.

Elle acquiesça, en montrant qu'elle comprenait, et puis reprit son verre et aspira une gorgée via sa paille, toute ouïe.

Oh Seigneur, mais comment peut-il être aussi BEAU ?

Il esquissa un sourire un peu timide et ses joues rosirent quand il la remercia, à son grand étonnement car elle n'avait rien dit.

— Tes yeux parlent pour toi, jeune demoiselle, explicita-t-il aussitôt. Ne te sens pas mal à l'aise, ça ne me gêne pas… enfin, pas trop. Alors... Le casier. J'imagine que tu ne vas le répéter à personne.

— Je ne vois pas bien qui ça intéresserait chez moi. Vous n'êtes même pas encore né à mon époque…

Certo. Je pense que je dois d'abord te donner un peu de contexte, remonter le temps pour que tu comprennes comment j'en suis venu là. Quand j'étais petit, on bougeait souvent, jamais très longtemps au même endroit. Un an, un an et demi. Mais, un jour, j'avais onze ou douze ans, un précepteur a fait remarquer à mon père que j'étais « désocialisé ». J'étais surtout très timide mais on me trouvait mal élevé, et un peu attardé… Attardé ? On dit ça ? … Sur les choses que j'aurais dû avoir étudié pour mon âge.

— En retard. Attardé, c'est si vous êtes un peu débile mental.

— Noté. Mon père est orgueilleux, il n'a pas aimé ça. Il a licencié aussitôt le précepteur et m'a envoyé dans une école populaire pour que je rencontre toutes sortes de gens « normaux » de mon âge…

— C'est bien de rencontrer des gens normaux de son âge, le coupa-t-elle. Moi, ça ne m'est pas arrivé très souvent à cause de ma sœur et de ses amis. Et de ses ennemis aussi, d'ailleurs, si on va par là. Votre mère n'a pas eu son mot à dire ?

Il hocha la tête, une lueur triste flasha dans son regard.

— Non, elle n'était plus là… Pas morte, non, partie avec un autre. Au début, il y avait encore ma sœur à la maison. Elle est plus âgée. Mais après on vivait seuls lui et moi avec des employés de maison – moins l'instituteur trop franc. On avait une femme qui me gardait, faisait la cuisine, et s'occupait de moi...

— Une baby-sitter, quoi.

— …et une qui faisait le ménage, la lessive et des courses, poursuivit-il en souriant à la comparaison. Elles s'entendaient bien et c'était plus joyeux quand elles étaient là. Après, je les voyais moins, juste un peu le soir et le matin. Elles étaient là grâce à ma mère qui venait d'une famille riche et payait une pension pour moi. Mon père, il pensait sûrement bien faire en m'inscrivant dans une école de quartier... ça faisait des économies, c'était un choix rationnel. Mais pour moi, ça a été un cauchemar, des années terribles. Je ne sais pas ce que je leur avais fait, mais les autres... ne m'aimaient pas. Ils se moquaient, me poussaient, me volaient mes affaires ou me traitaient de fille car j'avais les cheveux plus longs. Certains me frappaient ou déchiraient mes vêtements, ce genre de choses. Je n'arrivais pas à me faire des amis.

— Génial ! Dans le futur rien n'a changé en fait, les jeunes sont toujours aussi débiles... Et personne ne s'en rendait compte ? Un adulte ? Un professeur ? Votre père ?

— Eh bien, celui qui me faisait le plus des mauvais traitements était le fils du chef de la police, Maurizio*, énonça-t-il avec dédain. Mon père n'avait pas encore d'influence politique. Il n'était pas ministre mais il voulait que ça arrive un jour.

— Alors les gens n'osaient rien dire ?

— Non. Et ça aurait pu continuer comme ça longtemps. Sauf qu'un jour, mon père a vu que j'avais reçu des coups. Et il m'a… engueulé.

— Hein ?

Si. Il n'est pas toujours facile à comprendre.

— Mais pourquoi ? C'était vous la victime ! Il aurait dû vous protéger !

— Il avait sa façon bien à lui… Il m'a dit : « Je ne veux plus voir des marques sur tes bras ou ta figure. Tu me fais honte. Débrouille-toi pour que ça n'arrive plus ». J'ai demandé si je devais me battre aussi et il a répondu : « Fais-toi respecter ou on croira que tu es une mauviette et mon fils ne peut pas être une mauviette. Mais si tu te bats, ne te fais pas prendre et ne me place pas dans une position qui pourrait compromettre ma carrière ».

Choquée, Dawn ouvrit les yeux et la bouche, avant de commenter d'un ton acide et furieux :

— C'est ignoble. Mais comment pouviez-vous faire alors ?

Pietro étira ses lèvres avec un petit air étonnamment satisfait sur le visage.

— Comme c'était bientôt les vacances de l'été, j'ai demandé à ma nounou de m'inscrire à des cours pour les arts martiaux. J'avais vu des films, c'était exactement ce qu'il me fallait pour pouvoir me défendre un peu ou éviter les coups, car j'étais un petit maigrichon avec zéro force.

— Dans les films, c'est une chose. En vrai, c'est différent… Ça a marché ?

— J'ai passé les deux mois de vacances à m'entraîner tous les jours avec un maître. Mon père n'était pas là, ma sœur était avec son mari, j'étais donc tout seul et, à part lire, je n'avais rien de mieux à faire.

— Et à la fin des vacances, vous êtes revenu transformé en Bruce Lee ? plaisanta-t-elle mais de plus en plus captivée.

Quand il se mit à rire, elle sentit son cœur fondre. Il se gratta la nuque pour masquer un peu d'embarras et fit mine de décoller ses racines en ébouriffant ses cheveux bruns encore humides. Ils séchaient en faisant n'importe quoi. C'était adorable.

Pour éviter de le mettre encore mal à l'aise, elle plongea plutôt le nez dans son verre.

— Non, loin de là ! Mais quand j'ai dû retourner à l'école, j'étais déjà plus confiant dans moi-même. J'avais appris à savoir tomber, et bloquer les coups, et bouger plus vite. J'ai tout de suite vu que c'était très utile pour moi. Et puis, j'ai aussi décidé de changer ma façon de m'habiller avec des vêtements plus solides et des chaussures grosses et lourdes, j'ai coupé mes cheveux courts. Ça m'a fait un peu de la peine car j'étais… vaniteux avec mes cheveux, admit-il en baissant les paupières. Je me souvenais de ma mère qui disait que j'avais des cheveux de prince, et quand elle est partie, je n'ai plus voulu aller chez le coiffeur… Mais il a bien fallu que je les sacrifie pour mener mon plan à bien. J'étais moche, mais tout ça, c'était pour m'aider.

— Et ça a marché ?

— Oui. Comme il n'arrivait plus trop à me cogner, mon tortionnaire s'est ridiculisé plusieurs fois devant ses laquais. Il n'a pas aimé. Et plus les semaines passaient, plus il me haïssait. Il faisait comme si ses menaces c'était des blagues que « Toi, je vais te tuer, un jour » c'était une façon de parler, mais je voyais bien dans ses yeux que ce n'était pas ça du tout. Alors je suis retourné voir Daisuke, mon maître des arts martiaux, et je lui ai expliqué la situation. Il a prêché la non-violence ou l'auto-défense. J'étais d'accord avec lui. Mais un jour, j'ai fini aux urgences et je lui ai demandé de venir me chercher parce que j'avais reçu une entaille large comme ça sur le bras. C'est le visage ou la gorge qui étaient visés mais j'avais pu me protéger.

Pietro roula la manche de sa chemise blanche jusqu'au coude et exposa l'extérieur de son avant-bras gauche où une balafre claire assez conséquente se détachait sur sa peau hâlée.

— J'ai bien précisé qu'il devait garder ça pour lui, et de ne surtout pas parler de l'hôpital à mon père. Par contre, j'ai été clair : j'attendais des vraies solutions de sa part pour ne pas mourir bientôt...

Dawn masqua un sourire pendant qu'il rabattait sa manche. C'était pourtant affreux ce qu'il racontait là avec masque de détachement apparent. Sous la surface, ses émotions couvaient, elle le sentait et elle aimait ça.

— La nouvelle stratégie, ça a été que mon maître vienne me chercher à l'école. En tenue. Le but, c'était de les impressionner et comme ça, ça les empêchait de me faire du mal, au moins à la sortie des cours. Quand ils ont vu que ça devenait une routine, ils ont décidé de changer de tactique. Ils ont commencé à le railler, en disant qu'il n'était pas un bon professeur parce que je me battais toujours comme une fille...

— Ha ha, l'interrompit-elle avec malice. Dans ma famille, c'est plutôt un compliment.

.

Pietro sourit mais aucun de ses petits camarades de l'époque n'aurait été prêt à se faire dominer par une fille. L'une des choses qu'il avait vraiment beaucoup aimées en venant travailler à l'École des Tueuses, c'était d'imaginer la tête qu'auraient fait ces brutes en voyant de quoi elles étaient capables.

— Mon prof n'a rien dit la première fois. Pas non plus la deuxième. Mais à la troisième, c'était différent. Maurizio nous avait pris à partie. Il insinuait que, comme je continuais à fuir au lieu de me battre, les leçons ne devaient être qu'un prétexte pour faire bien autre chose et qu'il le ferait mettre en prison par son père. Mon professeur a marché jusqu'à Maurizio et a dit lentement en me regardant : « C'est vrai que Pietro n'est pas très bon au combat ». J'ai été choqué, dit-il en posant instinctivement son poing fermé sur son cœur, parce que j'ai cru qu'il me trahissait. Ce n'était pas mon ami, juste un professeur bienveillant mais c'était tout ce que j'avais… Et puis alors, il a ajouté après : « L'Aïkido n'est pas fait pour se battre, juste pour se défendre ». L'imbécile a ri en disant qu'il n'en avait rien à faire. Le maître a continué comme si c'était une simple conversation, en expliquant qu'il voulait que je passe au judo mais que je refusais de l'écouter et que je voulais m'inscrire directement au cours de karaté. Maurizio a fait la grimace et haussé les épaules en disant que c'était des « machins chinois » auxquels on ne comprenait rien et dont il n'avait rien à faire… pour rester correct. Je crois que « machins chinois » n'était pas la chose à dire…

— Surtout à un Japonais…

— Exactement. Il s'est penché sur lui – il était assez grand – et il a dit toujours très poliment : « Mais je peux t'éclairer. Avec le karaté, il ne s'agit plus d'esquiver les coups, s'il s'agit de les porter, c'est un sport offensif. Offensif, ça veut dire « pour attaquer ». Si tu ne lui avais pas tailladé le bras, je pense que mon élève aurait suivi mon conseil pour apprendre à canaliser son énergie et sa colère. Mais c'est un jeune Occidental, et comme beaucoup, il n'a pas assez de sagesse pour comprendre que la violence est vaine. Avec tes menaces de mort permanentes et douze points de suture, je crains qu'il ne m'écoute plus du tout, et n'ait très hâte de te montrer ses progrès ».

Dawn acquiesça avec les yeux pétillants. Pietro ne lui en voulait pas. Elle avait vécu dans un milieu où la violence physique était en quelque sorte « naturelle » et une bonne réponse adéquate face à des créatures sans morale, affamées ou meurtrières. Et parfois, tout ça en même temps.

.

Bien que pacifique et porté à la négociation, il n'était pas sot ou intégriste au point de se laisser tuer pour ses idées. « Pas très socratique » avait plaisanté Giles** lorsqu'ils ils avaient discuté de son avenir dans le Conseil, au moment de sa prise de fonction comme directeur permanent, « …et je ne devrais probablement pas le dire, mais ça joue en ta faveur. Contrairement aux autres membres du personnel enseignant, tu n'as pas la légitimité d'un Observateur officiel mais tu as la chance d'avoir une Tueuse qui te considère comme un membre de sa famille et qui s'est battue pour me convaincre de te garder. En tant que directeur intérimaire quand Andrew était en poste, je n'avais pas voix au chapitre ; c'était sa décision de t'embaucher pour l'assister. Mais en ce qui me concerne, si tu n'avais pas ce minimum d'auto-défense, je ne t'aurais pas laissé rester sur ce site qui est devenu avec le temps un foyer d'activité nettement plus intense. Maya a plus de sensibilité que la moyenne. Même si elle prend sa mission à cœur, contrairement à presque toutes ses consœurs, elle choisira toujours sa famille. Elle a un puissant besoin de protéger – peut-être parce qu'elle a senti dès son enfance la fragilité de sa mère... ce n'est qu'une spéculation. En tous cas, maintenant, elle mobilise sa force de cette façon. Mais... ». Il avait interrompu ce discours d'un geste : « Stop. Je n'ai pas besoin d'être un vampire amoureux pour défendre la famille de Maya jusqu'à la mort. Je suis sûrement moins fort, mais je ne me laisserais pas tuer aussi vite et facilement que vous croyez. Laissez-nous gérer notre arrangement, elle et moi. Il ne dérange personne. »

Habité par ses souvenirs, Pietro gardait les yeux mi-clos. Dawn attendait en buvant son silence presque autant que ses paroles.

— Et c'est pour ça que vous avez un casier alors ? Parce que vous avez fini par lui éclater sa sale tête de con ?

Le jeune homme caressa pensivement les jointures de ses doigts. Il avait bien fallu qu'il apprenne à se servir de ses poings…

— J'aurais peut-être dû faire ça tout de suite, finalement. Parce que très peu de temps après, mon professeur a été expulsé du pays alors qu'il était en règle. Fidèle à lui-même, il m'a dit que tout ce qui arrivait, arrivait pour une raison et que je ne devais pas chercher à me venger pour cela. Comme il était gentil, il m'a dit qu'il n'avait de toute façon presque plus rien à m'apprendre et il m'a donné le nom d'un autre enseignant avec qui je pourrais continuer. Il l'a fait pour me donner un but plus positif, meilleur que la rancune.

— J'ai comme l'impression que ça n'a pas marché. A l'hôpital, le médecin a essayé de me dire que vous avez attaqué de sang-froid quelqu'un avec un couteau et que vous l'avez poignardé plusieurs fois… C'est vrai ou c'est pas vrai ?

La tête en arrière, Pietro soupira, relâchant ses épaules. Bien sûr que c'était vrai, mais ses sentiments avaient toujours été mitigés à ce sujet. Et pour le sang-froid, sûrement pas ! Il n'avait pas eu le sentiment d'avoir été un héros. Juste un adolescent désespéré et terrifié à l'idée de mourir sans avoir pu donner le moindre sens à une vie tout juste ébauchée. A l'époque, il était à peine plus jeune que Dawn.

— C'est vrai, mais je l'ai fait pour une raison. J'ai voulu m'interposer pour défendre un ami qui était devenu le nouveau souffre-douleur. Mauri l'avait emmené dans un coin où personne n'allait. Je les ai suivis. Il était en train de le brûler avec sa cigarette et il sortait son couteau en disant qu'il allait lui découper les narines et… i genitali. Quand il a demandé à d'autres garçons de le tenir, je n'ai pas pu l'abandonner...

Elle fit une drôle de grimace en coin pour demander :

— « Genitali », est-ce que c'est… ce que je pense ?

Il s'abstint de répondre en se contentant d'un coup d'œil entendu sous ses longs cils ourlés. Puis, il tendit la main vers son verre pour le lui prendre, sortit la paille pour avaler une gorgée et le lui rendit.

— Il en reste un petit peu, si tu veux…

— Non gardez-le, parler ça donne soif et j'ai l'impression que l'histoire n'est pas finie… Vous la racontez bien mais c'est vraiment très dur ce qui vous est arrivé. Je n'imaginais pas ça.

— Je t'ennuie ?

— Non ! Pas du tout ! Je pourrais vous écouter parler pendant des heures ! laissa-t-elle échapper avec un sourire ravi. Je suis juste surprise que vous vouliez me confier des choses comme ça… Vous le faisiez avec Future moi et ça vous manque ?

— Si je veux être honnête... oui.

Un silence prudent s'installa car elle ne savait pas comment traiter l'information.

— Alors… peut-être devriez-vous chercher à rencontrer quelqu'un ? suggéra-t-elle d'un ton hésitant. Vous dites que Maya est juste une amie. Elle travaille toute la journée et patrouille le soir… Elle n'est peut-être pas assez présente pour vous écouter et vous soutenir si vous avez des problèmes.

— Je ne peux pas te laisser dire ça. Maya est venue aussitôt me chercher au poste de police et m'a fait sortir en un rien de temps. Je peux compter sur elle…

— Oui mais je pensais à plus proche qu'une simple amie. Je comprends bien que vous ne pouvez pas fréquenter une élève, évidemment, même s'il y en a des super mignonnes qui vous trouvent très beau ; et aussi que c'est compliqué de sortir avec quelqu'un qui n'est pas au courant du surnaturel. Mais quand même, vous ne devriez pas avoir trop de mal à plaire à quelqu'un... Je vois comme vous vous occupez bien de Joy et on dirait que vous l'aimez vraiment beaucoup. Je ne dis pas que c'est mal, hein ? Mais vous avez l'air prêt à avoir votre propre famille. Et si vous mettez sur votre CV que vous savez changer les couches en plus, attendez-vous au raz de marée des propositions…

— Oui, je sais bien, acquiesça-t-il avec un bref sourire amusé qui s'effaça vite. Je voulais avoir des enfants mais les choses ne se sont pas passées comme je le souhaitais.

— Oh non ! Vous avez rompu ?

— Non, ce n'est pas cela. Je suis veuf.

— Ah bon ? fit Dawn désorientée, en marquant un temps d'arrêt. Je suis désolée… Personne ne m'a rien dit. Personne ne me dit jamais rien, de toutes façons… Je savais bien qu'il y avait un truc. Vous vous dites qu'il est trop tôt pour y penser, c'est ça ?

— C'est ça.

Elle dodelina du chef, sans doute contente de comprendre un peu mieux les raisons de son isolement volontaire alors qu'il était « jeune et magnifique ».

— Tu veux que je te raconte la fin de l'histoire tout à l'heure ?

— Pourquoi tout à l'heure ? Je veux bien maintenant…

— J'ai des responsabilités, dit-il d'un ton pompeux, la main étalée sur la poitrine. Je dois donner le bain à ma petite princesse, puis la faire manger avec Idji. Après, il va filer sur l'exthernet pour apprendre de nouveaux morceaux de guitare et en discuter avec ses amis dingos. Et pour Joy, il faut la coucher parce qu'elle ne doit pas veiller. Contrairement à ce que pense son pseudo grand-père, je ne peux pas juste la « larguer dans son pieu en éteignant la lumière »... Il faut enlever la nourriture de ses cheveux si nécessaire, puis lui raconter une histoire… On mangera après, si tu veux. Et là, on pourra reprendre. Maya rentre vers dix heures. Il faut juste qu'on lui laisse une assiette pleine….

Il se releva mais comme elle ne le suivait pas, il se retourna, surpris, en lui demandant si elle voulait rester un peu seule. Elle fit non de la tête mais semblait indécise face à son échappatoire un peu brusque.

.

Peut-être qu'il avait eu tort de vouloir remettre la fin de l'histoire à plus tard. A la vérité, il avait bien le temps de la raconter mais il ressentait le besoin d'y mettre plus de formes, d'y aller plus doucement, pour lui-même aussi. Il avait manqué de courage au moment de lui dire de qui il était veuf.

Une part de lui s'émerveillait de voir combien la jeune version de Dawn tombait amoureuse au point que Spike s'en montre très vexé, alors que la Dawn plus âgée n'avait jamais rien laissé paraître qui permette de le penser.

Il avait bien réalisé avec le temps que, quelques justifications ou excuses qu'il puisse se donner, il avait aimé cette femme extraordinaire. Lorsqu'ils avaient quitté Hambourg sans regret pour revenir à Rome, Andrew s'était moqué gentiment de lui une fois, en disant que ce n'était pas de l'amour mais de l'idolâtrie… Pietro ne ressentait pas pour elle ce besoin de communion charnelle et sentimentale qu'il avait éprouvé pour des partenaires masculins. Mais quand il arrêtait d'essayer de faire rentrer ses émotions tourmentées dans des petites cases avec des belles étiquettes rassurantes, tout devenait subitement simple et naturel.

Mais ces dernières années, plus rien n'avait été simple et naturel, justement. Il lui semblait que toutes ses chances d'être heureux s'étaient avérées trop brèves et puis fracassées avec méthode et minutie. La perte d'Andrew l'avait laissé plongé dans une profonde colère et son amie, devenue l'ombre d'elle-même, lui avait manqué comme jamais. Il allait la voir tous les jours, et il lui avait parlé sans même savoir si son sourire signifiait qu'elle entendait.

Sans doute cherchait-il aujourd'hui à combler le vide en reportant cette affection en déshérence sur Joy. Sa petite enfant, son miracle. Même s'il devait le taire à tous pour Dieu sait encore combien de temps, il s'autorisait pleinement à aimer la bambine comme un fou, en silence…

Pour le départ de Dawn, Willow faisait plus que toucher au but. Il n'y avait rien qui techniquement empêchât la sorcière d'accomplir le rituel qui permettrait un voyage dans le temps, mais elle montrait des réticences qu'il comprenait complètement. Il fallait pourtant bien faire quelque chose. Éloigner Dawn de ce Warren Mears et du pouvoir de nuisance d'Amy Madison, n'était pas lui rendre un mauvais service. Car elle était vulnérable en ayant régressé à un stade où ses pouvoirs n'étaient pas encore développés. Et plus vulnérable encore en pleine dérive mentale qui la maintenait comme en stase... Mais deux Dawn cohabitant dans le passé au même moment, c'était aussi une formule très hasardeuse…

Pietro ne se sentait pas légitime pour lui dire quoi faire, et à ce niveau, il n'enviait la position inextricable de Spike. Ils pouvaient certes tous essayer de se figurer que « leur » Dawn, rajeunie et devenue amnésique, serait sauvée et protégée en étant « cachée » dans son propre passé. Mais cette vue de l'esprit ne rendait pas vraiment la réalité plus supportable : elle les quittait et c'était sans doute un aller sans retour. Un nouveau deuil pour lui.

A cause du décès d'Andrew survenu brusquement, il n'avait bien évidemment pas eu le temps de dire lui au revoir. Il avait bien suffisamment ruminé les questions restées en suspens entre eux. Par contre, si le départ de Dawn était programmé pour les prochaines soixante-douze heures ou moins, il ne voulait pas avoir à remâcher des regrets. Il voulait qu'elle sache qu'il l'avait aimée, même si c'était égoïste. Elle ferait ce qu'elle voudrait de cette information. Elle l'oublierait sûrement, car une fois arrivée au temps de sa jeunesse, en tombant sur son double à l'université où elle étudiait, elle finirait par comprendre qu'elle s'était effectivement trompée. Qu'elle était bien « Vieille Dawn » en réalité. Et alors, se retirerait-elle loin des autres pour ne pas interférer et se construire une autre vie, encore coupée des siens ? Elle avait déjà fait cela autrefois, pourquoi ne recommencerait-elle pas ? L'idée qu'elle puisse préférer rester seule alors qu'elle leur manquerait à tous si cruellement ici, le rendait malade.

Et c'était pour ça qu'il était là ce soir, parce que c'était probablement sa dernière chance. Non pas de l'arrêter ou de la convaincre, mais d'exprimer sa vérité, restée informulée depuis trop longtemps. Il avait une heure ou deux pour essayer d'y parvenir, pendant que Spike brillait par son absence.

.

— Vous avez peur que je pense moins de bien de vous si vous avouez que vous avez poignardé le gars qui vous harcelait ? demanda Dawn alors qu'il s'éloignait pour s'en retourner chez lui vaquer à ses obligations. Je comprendrais vous savez… Moi non plus, je n'ai pas la sagesse orientale. Les méchants méritent d'être punis pour leurs mauvaises actions.

Pietro fut trop poli pour souligner qu'un certain nombre de gens qu'elle connaissait étaient des meurtriers ou avaient commis des actes guère pardonnables. Pas que les vampires, mais Faith, Giles et Willow. Et bien sûr, Andrew… Il ne dit rien, parce qu'il savait intimement que ça n'empêchait pas de les aimer, particulièrement parce qu'ils comprenaient la portée de leurs actes et en restaient plus ou moins affectés.

Il se tourna à demi, embarrassé de devoir précipiter cette partie délicate de sa biographie, un tournant décisif et qui était si peu glorieux.

— Okay. Je... je n'ai pas « poignardé » Maurizio, il s'est embroché tout seul dans la bagarre. Mon intention avait été seulement de le désarmer et de le maîtriser en le plaquant au sol, rien de plus. Malheureusement, il avait une seconde lame dans sa chaussette. Sa bande était venue l'aider et ils se sont tous mis après moi. J'ai reçu des coups et plusieurs entailles en me défendant. Elles n'étaient pas très graves mais mon ami a eu peur parce que je saignais. Comme plus personne ne faisait attention à lui, pour m'aider, il est allé chercher le gros coutelas que j'avais jeté et me l'a lancé. Et après… ça a franchement dégénéré. Maurizio hurlait comme un possédé et moi je savais que je me battais pour ma vie. D'autres élèves et professeurs curieux sont venus voir d'où venaient les cris et ce qui se passait. Et ils sont restés à l'écart... Personne n'a voulu s'interposer et avec le recul, je le comprends bien… Et après, hésita-t-il, après... je vais t'épargner les événements très gênants et humiliants qui ont suivi – et que je n'ai pas très envie de raconter à une jeune fille – mais ce qu'il faut juste savoir, c'est qu'à la fin, c'était ambulance pour tout le monde avec des blessures plus ou moins graves et Maurizio avait une couille en moins. Tu viens ?

.

.

.


Notes de l'auteure

* Prononcer « Maouritzio »

** Le philosophe grec Socrate est connu pour avoir accepté une sentence de mort à son endroit (pour impiété). Il s'en est défendu, a été condamné quand même, mais au lieu de s'enfuir, il a accepté la sentence d'empoisonnement à la ciguë. Il est donc bien mort pour rester fidèle à ses convictions.

Laisser un commentaire ?