When in Rome
Chapitre 70 : Tu viendras longtemps marcher dans mes rêves
5844 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 13/02/2023 15:28
Chapitre 70 Tu viendras longtemps marcher dans mes rêves
.
Dawn était debout devant la salle d'attente vert pomme de l'hôpital. Celle-ci était comble, sans une seule place de libre, et elle recommençait à avoir mal. Le premier médecin qui l'avait auscultée l'avait mise de côté, parce que ses plaies ne saignaient miraculeusement plus et parce que des cas plus critiques passaient avant elle.
Devant le guichet de l'accueil des urgences, Pietro parlait à toute allure et elle ne comprenait rien à ce qu'il disait. Vouloir compulser les bouquins en latin de la boutique de magie lui avait, certes, fourni des raisons d'en apprendre les rudiments mais la langue avait tout de même sacrément évolué depuis la Rome antique… Elle devait donc se contenter de lire l'expression inquiète de son merveilleux chauffeur et le froncement de sourcils suspicieux des secrétaires qui le bombardaient de questions.
Entendant le jeune homme épeler « Dawn Wells » et confirmer l'adresse de la résidence, elle anticipa qu'il allait y avoir un problème, particulièrement lorsqu'il donna un numéro d'assurance sociale. Si Vieille-Dawn était déjà venue et que l'hôpital avait sa fiche patient, l'âge indiqué ne correspondrait pas. Même avec la meilleure volonté du monde, personne ne croirait que la gamine qui leur faisait face avait plus de cinquante ans.
Elle s'assombrit. Ouvrir une porte sur l'Enfer avait été une mauvaise décision, elle s'en rendait bien mieux compte maintenant. Mais pour être complètement honnête, elle regrettait seulement que l'affaire ait très mal tourné. Car si le démon n'était pas venu déranger ses plans, elle saurait déjà toute la vérité de la bouche d'Andrew. L'entendre l'appeler « ma chérie » l'avait fait frissonner de dégoût. Mais qui de mieux que lui pour fournir des infos de première main sur son ancien comparse à Sunnydale ? Cette tête affreuse avec ces yeux terrifiants… comment avait-elle pu ne pas reconnaître Warren ? Maintenant qu'elle le savait, c'était évident et ça expliquait bien des choses sur les tentatives d'intimidation haineuses proférées lors de la première attaque à l'École. Ce n'était pas de chance. Il y avait certains méchants notoires qui étaient devenus meilleurs, mais Warren, lui, était resté psychopathe.
De temps en temps, Pietro lui adressait un sourire rassurant mais elle ne croyait pas une seconde que tout allait bien. Elle en fut d'autant plus convaincue quand ce dernier baissa le ton, en s'approchant de la vitre derrière laquelle se retranchait l'employée administrative. L'agacement et la menace qui teintaient ses propos étaient nettement perceptibles. C'était surprenant. Questo bello ragazzo avait plusieurs fois prouvé qu'il était vraiment gentil et assez pondéré (vu la façon dont il endurait avec stoïcisme les remarques de Spike sans rien rétorquer, alors qu'il aurait été en droit de le faire). Elle l'entendit dire quelque chose comme « figlio del segretario Galardi » et puis « di stato » et il ajoutait « affari esteri »*. Qu'est-ce qui lui prenait ? Il aurait suffi qu'il sourie et fasse du charme !
Pourtant, cela produisit bien un effet. La femme à l'accueil se montra moins sûre d'elle, comme prête à céder. Mais quand elle reposa les yeux sur son écran, son visage se ferma à nouveau. Elle pianota sur son clavier et, sans tarder, deux gros bras du service de sécurité arrivèrent au pas de course. Qu'est-ce que Pietro avait dit qui lui vaille ce traitement ?
— Signorina ?
On lui toucha le bras et elle détourna les yeux de la scène inquiétante. Un homme âgé au visage maigre et sec, la blouse blanche ouverte sur une tenue de ville, lui parlait en italien. Étant donné la façon dont les gardes faisaient mine d'embarquer Pietro, elle n'avait plus qu'une seule option à sa disposition pour tenter de l'aider : jouer la gourde.
— Je ne parle pas votre langue, dit-elle avec un sourire d'excuse un peu perdu.
Ce qui n'était pas un mensonge. Elle leva un index pour désigner le jeune homme.
— Pietro parle anglais, faites-le venir.
Visiblement soucieux, le médecin secoua la tête. Il s'interposa physiquement entre elle et le comptoir d'accueil, dans l'intention manifeste de lui parler bas en confidentialité.
— Quest'uomo le ha fatto del male? Se è questo, lo deve dire…**
Elle papillota des yeux avec un rictus embarrassé.
— Je ne comprends toujours pas…
Laborieusement, le médecin enchaîna :
— Cet homme a fait du mal ? Pour protéger, vous devez dire. Il a fait tout ça ? redemanda-t-il avec un geste circulaire devant sa propre gorge et les mains.
Dawn resta stupéfaite un instant, pas très sûre d'avoir bien compris, tellement cette supposition lui paraissait à côté de la plaque. Le médecin la fixait avec insistance comme pour l'encourager.
— Mais non ! Il m'a amenée ici pour que je sois soignée !
L'urgentiste ne dissimula pas une moue dubitative et fit un geste réticent vers les musclés qui retenaient Pietro, pour qu'ils le laissent s'approcher. Le jeune homme écouta docilement les consignes qu'il recevait et les répéta ensuite.
— Dawn, il va t'emmener pour suturer les griffures qui sont nettes et apparemment pas si profondes.
— Mais qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi ces hommes veulent-ils vous emmener ?
— Je suis… suspecté de te les avoir infligées. Et en plus, de vouloir couvrir les frais des soins en usurpant l'assurance médicale de Dawn Wells.
Elle opina bien lentement pour montrer qu'elle comprenait mais gardait les sourcils froncés.
— Mais comment peuvent-ils penser ça de vous ?
— Ce n'est pas le moment d'en parler, débouta-t-il avec un sourire triste. Mais disons que j'ai eu une adolescence turbulente, pour embêter mon père. Il y a eu une histoire avec des couteaux. J'ai… comment dites-vous en Amérique ? Un casier ? La police me connait.
Elle le considéra quelques secondes avec incrédulité, à deux doigts de pouffer tant elle ne pouvait pas l'imaginer dans ce scénario. Étourdiment, elle commenta :
— Ah bah, je comprends mieux pourquoi Giles vous a trouvé qualifié ! Vous êtes aussi un mauvais garçon qui a fini Observateur ?…
Pietro lui planta ses yeux noirs alarmés dans les siens, les mâchoires serrées comme pour lui intimer de se taire et de ne pas aggraver la situation. Aux aguets, le médecin qui ne comprenait que quelques mots, interrompit sévèrement l'échange et indiqua du geste à la jeune fille de le suivre pour qu'on puisse s'occuper d'elle. En partant, il décocha au jeune homme un regard méprisant et quelques mots rapides dont elle ne tira que « tuo padre » (car padre, c'était comme en espagnol) et le mot bizarre « coprirti ».*** Elle tendit la main pour qu'il les accompagne et le médecin refusa tout net, d'un ton sans réplique qui se passait de traduction.
.°.
Les blattes géantes du vaisseau de Spike les avaient déposés dans une salle vide. Thisbé avait tout inspecté curieusement : les armoires aux étagères transparentes pleines de fioles et de petites boites, les appareils étranges, les ustensiles brillants et immaculés. Et puis, rassurée de constater de visu que ça ressemblait plutôt bien à un dispensaire, elle suivit le vampire qui était allé droit à l'accueil pour demander où était Dawn. Les personnes ne semblaient pas disposées à le renseigner jusqu'à ce qu'il sorte un carnet de sa poche où l'hôtesse lut quelque chose qui lui cloua le bec.
— Est-ce que les monstres ont des laissez-passer, ici ? Qu'est-ce que tu lui as montré ? s'enquit-elle quand le vampire tourna les talons pour aller chercher la chambre où on l'avait mise.
— Ma pièce d'identité. Elle est fausse bien sûr. Et notre certificat de mariage. Et évite de m'appeler monstre en public… ça ne me dérange pas, mais les gens ne comprendraient pas.
Thisbé acquiesça. Tout ceci confirmait, s'il en était besoin, que ces gens chez qui elle était tombée avaient des secrets à n'en plus savoir qu'en faire. Ne pas dire que Cheveux-Jaunes avait un vaisseau spatial, ne pas dire qu'elle venait d'une autre planète, ne pas parler des monstres, ne pas parler des sorcières magiques et encore moins du fait qu'à deux ou trois exceptions près, ils étaient tous vieux comme des fossiles, même s'ils n'en avaient pas l'air…
Quand ils entrèrent dans la chambre dont la porte était restée entrebâillée, ce fut pour trouver Dawn, à demi-assise dans un lit. Ses mains étaient empaquetées dans des bandages et son cou aussi. Elle parlait à voix basse avec Pietro, assis sur un tabouret trop près d'elle, mais tous les deux se turent subitement en voyant qu'ils n'étaient plus seuls. Le jeune homme avait l'air en colère ou très malheureux, avec le blanc de ses yeux un peu rouge.
— Ah bah, si. Tu vois ? Elle est déjà un peu rafistolée…
Quand il vit le vampire arriver, Pietro se redressa d'un bond et s'éclipsa en vitesse, marmonnant qu'il allait se chercher un café.
— Qu'est-ce qu'il a qui ne va pas ? Il tire une de ces gueules depuis tout à l'heure… J'ai encore dit un truc ?
— Non. Salut, Thisbé ! Je suis désolée pour tout ce bazar. C'est pour ça que je ne voulais pas que tu viennes avec moi.
La petite qui se tenait debout, assez raide, haussa une épaule et répondit sans animosité, comme s'il s'agissait d'une évidence :
— Si je n'étais pas venue, tu serais morte.
Bien d'accord, Spike opina. Il adressa à l'enfant un regard appuyé, comme un ordre muet auquel elle sembla obtempérer.
— Je suis contente que tu ne sois pas morte. Spike m'a emmenée parce que je voulais te dire au-revoir.
La jeune fille aux bandages sembla décontenancée mais demanda prudemment :
— Et tu vas où ?
— Je le saurai bientôt, rétorqua la petite Orionne qui ne pouvait pas vraiment être plus précise.
A côté d'elle, Spike jeta un œil oblique hors de la chambre : par une fenêtre interne qui donnait sur le couloir, entre les persiennes du store, il aperçut l'Italien qui les fixait intensément en touillant un café dans un gobelet.
— Bon, il a l'air ravagé, je vais voir ce qu'il a. Je vous laisse papoter entre filles.
.
Les « filles » observèrent silencieusement les deux hommes pendant qu'ils semblaient tenir une conversation difficile. Pietro était buté et tendu. Spike insistant et presque énervé de ne pas parvenir à le faire aligner trois mots.
— On dirait qu'ils vont se battre, remarqua Thisbé.
— Spike essaie de le pousser à bout. Il peut être très chiant à toujours chercher la petite bête. Il sent quand quelque chose ne va pas, et au lieu de laisser les gens tranquilles, il va toujours les asticoter.
— Oui, je comprends. Il me l'a fait tout à l'heure et j'avais aussi envie de le taper pour qu'il arrête. Qui c'est, ce monsieur ? Son frère ?
— Euh… non. Les vampires n'ont pas de frère ou de sœur.
— Ah bon. C'est bizarre. Parce qu'on dirait qu'il ne l'aime pas du tout, et en même temps qu'il l'aime un peu. Je veux dire qu'il n'en a pas rien à faire de lui. Cheveux-Jaunes n'aime pas trop les gens d'habitude, alors je me demandais...
— Apprécier Pietro ? Si c'est vrai, il le cache bien…
— Je dirais qu'il s'inquiète, mais sa façon n'est… pas très bonne.
Dawn renifla avec dérision et un sourire goguenard qu'elle adoucit vite, de peur que la fillette ne le prenne pour elle.
— La vérité sort de la bouche des enfants. Tu le connais depuis quoi, quinze jours ? Et tu l'as cerné en moins de deux.
Cette évocation ramena Thisbé à de mauvais souvenirs. Quinze journées d'ici qu'elle avait tout quitté de son monde pour le suivre ici. Quitté une vie dont elle portait toujours les stigmates apparents.
La gamine tira sur les manches de son sweat pour cacher ses mains meurtries par des morsures de rat. Les cicatrices guérissaient lentement. Elle baissa les yeux pour avouer :
— Parfois, j'ai l'impression… que je le connais depuis plus de temps que ça. C'est bizarre, non ?
— Je ne sais pas. Moi, je le connais depuis toujours et ce que je trouve bizarre c'est que je ne peux plus deviner ce qu'il va dire ou faire. Mais il faut voir qu'ici, Buffy n'est plus là... Peut-être que ça a suffi pour le changer.
— Buffy ?
— Oui, ma sœur. Il était dingue d'elle. Dingue, dingue, dingue. Au début, je trouvais ça marrant de voir tous les efforts qu'il faisait pour elle, et presque mignon. Lui dis pas, hein ? mais il peut être tellement canon quand il sourit ! Mais un vrai sourire, pas les grimaces qu'il fait d'habitude… Mais elle, elle le calculait pas du tout ! Calculer, tu ne comprends pas ? Attends, je t'explique. Tu sais, t'as toujours dans ta classe un mec bizarroïde qui flashe sur toi qui va te sortir des trucs super glauques en pensant que c'est romantique. T'as juste envie de partir en courant et qu'il t'oublie mais il décode pas les signaux ou bien s'en fiche, et il revient toujours… Bah là, pareil. Et après, entre eux, ç'a été pire que de la bad romance… C'est devenu torride, et puis horrible, et puis, je ne sais pas trop sur la fin… Il avait une âme. Je pense que ni Buffy, ni lui, n'avaient envie parler de ce qu'il y avait eu entre eux, surtout en pleine apocalypse.
— La fin ? La fin de quoi ?
Dawn soupira.
— La fin de eux, la fin de notre ville et, s'il n'avait pas été là, la fin du monde tout entier. Spike est mort, et puis il n'était plus mort. Même moi je ne pige pas super bien, alors pour t'expliquer…
Thisbé lâcha prise parce qu'elle ne comprenait effectivement rien. Sauf « torride et horrible » qui lui parlaient plutôt à cause de ses rêves. Elle murmura d'une voix blanche toute timide :
— Buffy. Je… je connais ce nom.
— C'est un peu normal.
— Normal pourquoi ?
— C'est pas n'importe qui. Tous les monstres et les chasseuses de monstres la connaissent. C'est un peu comme une célébrité, mais uniquement parmi ceux-là.
La petite baissa la tête pour essayer de masquer qu'elle avait le rose aux joues. Elle se résolut pourtant à demander :
— Est -ce que… Est-ce qu'elle ressemble à… une petite dame avec des cheveux clairs ? Et un nez crochu et un menton pointu ? Qui dit des choses méchantes ?
Interloquée, Dawn écarquilla les yeux un instant à l'évocation de ce portrait de sorcière. Elle n'eut pas le loisir de poser la moindre question car Spike venait d'ouvrir brusquement la porte. Ce n'était pas une vraie surprise, parce qu'il y avait toutes les chances qu'il ait été en train d'écouter dès que le mot « Buffy » avait été prononcé une minute plus tôt... Il se tenait assez théâtralement dans l'encadrement, à les fixer toutes les deux, mi-figue mi-raisin.
— … et surtout d'immenses yeux verts troublés et ensorcelants. Mais t'as raison, c'était une langue de vipère et – n'écoute pas ça, Dawn – qui savait s'en servir de plein de façons, pas toutes désagréables. D'où tu la connais ?
L'enfant devint franchement cramoisie, trahissant par là qu'elle avait plus ou moins compris ses insinuations déplacées.
— Je ne la connais pas, bredouilla-t-elle. Je l'ai juste… vue.
— Où ? demanda-t-il d'un ton abrupt.
Il marcha droit vers elle, l'obligeant à reculer car elle se sentait menacée par sa présence devenue impérieuse. Comme si son monstre était prêt à sortir.
— Spike arrête ! Tu vois bien que tu lui fais peur.
Il serra les mâchoires et puis répéta plus doucement, d'un ton presque tendre :
— Où… ?
Thisbé pinça les lèvres et ses yeux commencèrent couler. Elle se cacha la figure dans les mains, plaquant ses paumes sur ses orbites pour ne pas pleurer devant eux. Densément monolithique, le vampire cessa de faire le moindre mouvement, ni le moindre bruit, mais son aura emplit l'espace et força la petite à relever la tête.
— Elle est… Elle est dans tous mes cauchemars !
.
.°.
« Ne demeure pas dans le passé, ne rêve pas du futur, concentre ton esprit sur le moment présent » (Bouddha)
.
.
Oakland, Californie, septembre 2003
Les mains refermées sur son téléphone, Dawn sentait son impatience croître. La foule des étudiants anonymes passait devant elle pour aller en direction de la Sproul Plazza. Par chance, personne ne faisait attention à elle. Elle était plantée depuis une demi-heure tout près de la porte Sather. L'arche métallique, de style néo Beaux-Arts à l'entrée sud du campus, faisait un point de rendez-vous idéal. Assise non loin, sur un petit muret à colonnes bordant l'allée qui y menait, elle triturait l'appareil en vérifiant toutes les deux minutes si un autre message n'était pas arrivé. Le plus récent disait : « Mon avion a eu du retard, je fais mon max pour arriver vite, j'en ai pour une demi-heure, trois quarts d'heure ».
Elle ravala sa déception. Elle était si nerveuse qu'elle était venue beaucoup trop tôt et là, elle attendait que son anxiété se dissipe miraculeusement, du simple fait de l'avoir devant elle. Peut-être qu'elle aurait dû considérer que le vrai miracle, c'était qu'elle soit arrivée à pied jusque-là.
La veille au soir, elle avait verrouillé la porte pour que Janice ne puisse pas entrer en y scotchant une belle affiche signalétique exhibant un symbole « Risque de contamination bactériologique », flanqué d'un paquet de mouchoirs et d'un thermomètre. Tousser fort pendant une bonne minute lui avait permis de repousser les questions de sa colocataire.
Sa nuit avait été affreuse, peuplée de cauchemars où elle perdait tous les siens, avec pour unique perspective de finir seule au monde. Pourquoi cela la tourmentait-il autant ? Mystère. Elle était une grande personne. Elle pouvait s'en sortir comme le prouvait sa réclusion volontaire après le remariage d'Andrew et cette idée était, somme toute, raisonnablement rassurante. Mais d'autres films d'horreur très particuliers l'avaient harcelée en la bouleversant profondément.
Elle avait rêvé plusieurs fois de l'accident. Elle s'y voyait tantôt passagère tantôt conductrice d'une voiture qui percutait quelqu'un avant de faire deux tonneaux. Le petit homme qu'elle avait fauché était brun. Elle avait l'impression confuse de le connaître mais ne remettait pas son visage accusateur blafard aux cernes marqués. Elle n'avait pas eu le temps de l'éviter car il semblait être sorti de nulle part, pile sur leur route. Son bras tendu semblait indiquer une direction derrière eux.
Ses techniques d'analyse des symboles n'opéraient pas. Que voulait-il leur dire ? « Partez d'ici ! » ?, « Prendre une autre route » ? , « Suivre une autre piste ? ». Ça aurait été sans doute une bonne idée, surtout en considérant que, derrière lui, s'étalait une vaste crevasse qui balafrait la nationale... Un abîme éternel qui n'avait pas de fond. Le véhicule y avait basculé après avoir ripé sur le côté.
Elle n'était pas idiote. Elle se doutait bien que son esprit désembrumé mais perturbé par tout ce qui lui arrivait, remettait sur le tapis l'origine de son handicap. C'était compréhensible : devoir y faire face seule depuis son arrivée mêlait l'épuisement au désespoir. Mais elle ne voyait pas comment échapper aux scénarios catastrophes nocturnes qui la submergeaient.
Cette suite de rêves avait montré toutefois une chose qu'elle suspectait : leur accident n'en était pas un. Alors que par chance la voiture était d'abord retombée sur ses pneus, dans le rétroviseur, elle avait aperçu la calandre d'un camion qui les heurtait et les poussait délibérément dans le trou.
Dans l'un des cauchemars, Andrew n'était pas au volant mais blessé près d'elle. Le pied au plancher, elle essayait de redémarrer et manœuvrer pour s'échapper. Immobile sur le bord de la route, une femme inconnue restait bras croisés, les lèvres pincées, sans faire le moindre geste pour les aider. La tête d'Andrew roulait sur le côté. Il regardait la femme en murmurant « Katrina ». De qui diable s'agissait-il ?
Endommagé, le moteur ne repartait pas et après une dernière collision forcée, ils tombaient dans le néant.
En surimpression, la voix précipitée d'Andrew lui répétait instamment « Fais-le » mais elle avait le sentiment que quoi que ce fût, elle était contre. « C'est la seule solution. » Ils étaient perdus, elle serrait fort la main d'Andrew en attendant de s'écraser, voyant toute sa vie défiler devant elle. Pour finir, un paysage de grottes l'accueillait. Pourtant, malgré leur atmosphère lourde et moite, elle s'y sentait bien, entourée de présences luminescentes et de murmures amicaux. Elle aurait bien proposé l'interprétation d'un très classique retour dans la sécurité de la matrice maternelle, mais sachant d'où elle venait (et d'où elle ne venait pas), c'était peu probable.
Et puis, un choc violent était survenu.
Un flash aveuglant qui brûle les pupilles et des poumons vidés d'un coup. Il fait grand soleil. Un raclement de tête-à-queue où le métal et sa propre voix crient à l'unisson de la gomme des pneus. Elle se demande si elle est morte mais elle comme elle sent toujours la main d'Andrew dans la sienne, cela la rassure. Et puis, elle a mal. Un jour, Spike avait laissé échapper ça : « Si tu peux sentir la douleur, c'est bon signe, c'est que tu es toujours en vie ». Elle a conscience que la voiture n'est plus dans le puits noir. Elle n'entend pratiquement plus et, dans l'assourdissant silence, seuls résonnent quelques pleurs lointains. Qui pleure ? Le monde est à l'envers, la voiture est posée sur son toit. Kaléidoscope d'étoiles et de couleurs. Vertige. Nausée. On lui dit qu'il faut se détacher et sortir en rampant, elle n'en a pas la force. Quelqu'un lui parle doucement en lui disant de ne pas pleurer et de lâcher la main. Elle refuse car elle sait que quelque chose d'horrible se produira si elle le fait. « Fais un effort, tu dois sortir de là. Vite. » C'est la voix d'Andrew qui halète. « Lâche ma main maintenant, ma chérie, ça va aller ». Mais si elle le fait, elle sait qu'elle va découvrir quelque chose d'horrible alors elle s'y cramponne. « Non ! ». A travers ses paupières à peine dessillées, elle devine Andrew devant elle et elle sourit, même si la ceinture de sécurité lui fait mal et que l'airbag la gêne. Comment peuvent-ils être là après être tombés ? « Tu as ouvert un portail vers un autre tronçon d'autoroute ». Le soulagement déferle sur elle : alors ils sont sauvés ?
.
On lui avait dit plus tard qu'elle avait été retrouvée étreignant férocement la main tranchée net de son ex-mari. Elle avait été prise d'un rire nerveux en l'apprenant et avait failli vomir. Comme Luke Skywalker. Andrew aurait été aux anges.
Mais même avant que son esprit ne commence rapidement à vaciller, personne n'avait eu d'explication à fournir. Pourquoi Andrew était-il à plusieurs mètres en amont de la crevasse et elle de l'autre côté du trou ? Qu'est-ce qui avait coupé son avant-bras ? Certainement pas un sabre-laser…
Dawn se prit la tête dans les mains, fourrageant dans ses cheveux courts comme si masser son scalp avait le pouvoir de chasser ces images confuses et dérangeantes. Ce rêve ne pouvait que représenter un ardent désir de corriger une situation qu'elle peinait à admettre. Mais pourquoi en était-elle toujours là ? Pourquoi s'en voulait-elle encore ? Ces bribes d'images semblaient montrer qu'elle avait fait vraiment tout son possible.
Partagée entre la surveillance des passants et celle de l'écran du téléphone, elle ne vit pas tout de suite qu'un inconnu aux cheveux noirs, de petit gabarit, la considérait de l'autre côté de l'allée. Il lui sourit mais quand elle chercha à mieux le distinguer en se levant, il avait disparu.
Profitant d'être debout, elle piétina un peu sur place pour essayer de faire passer les fourmis qu'elle avait dans les jambes. Le petit téléphone dans sa main se mit à vibrer et elle lut le message "J'arrive bientôt, j'ai eu un taxi tout de suite et ça a l'air de rouler". Elle sourit de plaisir et d'impatience, et fut surprise quand son téléphone sonna. Sa voix familière et pleine d'entrain l'enveloppa instantanément d'une bulle agréable.
— J'ai oublié de te demander… Qu'est-ce que tu portes ? Euh, bafouilla-t-il, on n'a jamais eu ce genre de conversation avant... Je veux dire, c'est pour te reconnaître plus vite.
— T'es qu'un idiot.
— Non, je suis juste content de te revoir. A toutes fins utiles – j'ai toujours rêvé de pouvoir dire ça – moi j'ai un pantalon militaire noir, un pull noir... et un vague air de Snake Plisken...
Elle sourit et rempocha le téléphone.
Sans transition, la tête lui tourna aussitôt et elle se rassit précipitamment pour se cramponner et éviter de tomber. Fatigue et courte nuit, mauvaise combinaison ?
.
Elle ne se sentit pas glisser et basculer en avant comme une poupée de chiffon, car elle se voyait toujours debout face à l'allée où les gens étaient étrangement figés en plein mouvement. Par contre, elle distingua plus nettement l'homme mystérieux qu'elle avait entraperçu un instant plus tôt. Il s'approcha d'elle avec un sourire de bienvenue.
— Tout va bien, Dawn, n'aie pas peur. Je dois te parler.
— Mais qui êtes-vous ?
— Ne t'inquiète pas, je suis un ami. Un ami d'Angel. Je suis là pour t'aider.
— Angel sait que je suis perdue dans le passé ?
— Pas exactement. Personne ne sait où tu es et personne ne te cherche parce que la jeune Dawn Summers qui était ici encore tout récemment, a pris ta place. Le groupe se figure que tu t'es rajeunie et que tu es amnésique. La seule qui n'y croit pas, c'est la Dawn dont tu squattes la chambre…
— Ah, ça explique pourquoi je ne l'ai pas croisée. Comment va ma famille ? Comment va Spike ? Ça doit être horrible pour lui, vraiment horrible... Qui m'a fait ça ? Qui lui a fait ça ?… Ne me dites pas que c'est moi. Je l'aime vraiment, et il ne va plus me croire...
— Non, dit-il avec bonté, ce n'est pas toi. Je vais revenir te voir plus tard. Il ne faut pas que je reste trop longtemps près de toi, je n'arrive pas bien à me syntoniser.
— Non mais attendez, si personne ne sait où je me trouve, comment le savez-vous, vous ?
— Ça fait partie des choses que je dois t'expliquer. Il faut que j'y aille maintenant...
— Attendez, est-ce que vous pouvez au moins faire passer un message à ma famille ? S'il vous plait...
.
Elle cligna des yeux alors qu'il disparaissait de sa vue et sans transition, elle se retrouva par terre. Sous sa joue, elle sentait de l'herbe encore humide de rosée et son bras gauche qui s'ankylosait. De là où elle était, elle avait une vue imprenable sur un petit ver de terre qui crapahutait le plus vite possible loin du fil de bave qui pendait au coin de sa lèvre.
— Madame ? Madame ? Vous m'entendez ? Vous avez fait un malaise... Est-ce que vous vous sentez bien ? Je vais appeler des secours...
Elle connaissait cette voix. Elle essaya de tourner la tête vers celui qui était penché au-dessus d'elle et découvrit qu'il s'agissait d'un avenant jeune homme aux cheveux clairs et aux beaux yeux gris. Il sourit d'encouragement en voyant qu'elle reprenait ses esprits. Elle connaissait aussi ce visage...
— Ri… ley ?
Un genou à terre pour la relever, il afficha un charmant embarras qui lui rosit les joues de façon parfaitement inattendue.
— Excusez-moi, mais... est-ce que nous nous connaissons ? Où nous sommes-nous rencontrés ?
Elle le considéra avec plaisir car leur dernière brève entrevue avait des décennies... Il était bel homme, et c'était une tragédie qu'il ne se soit jamais senti à la hauteur face à Buffy. Elle savait qu'il avait rendu sa sœur heureuse les premiers temps de leur relation.
— A Sunnydale, mais j'ai… un peu changé. Tu veux bien m'aider ? J'ai un problème aux jambes…
— A Sunnydale ? répondit-il prudemment tout en l'aidant galamment à se relever. Je n'y suis pas resté bien longtemps mais je crois que je me souviendrais si…
Elle afficha un sourire plein de malice, puis le poing sur la hanche, elle se moqua :
— Ah, mais qui fait attention à la petite sœur quand la grande est aussi fascinante ?
— Quoi ? La petite sœur de q…
Elle pinça les lèvres en une petite moue qu'il parut identifier enfin, même s'il avait du mal à en croire ses yeux.
— Dawn ?!
— Oui, je sais que ce n'est pas évident de me reconnaître. J'attendais Alex mais… c'est inespéré que je te rencontre. Il y a quelque chose de très important dont j'aimerais te parler et le plus vite sera le mieux. Est-ce qu'on peut se voir plus tard ?
Contre toute attente, il sembla sincèrement déçu.
— Ah, fit-il avec une pointe d'amertume. La marque de fabrique Summers : pas de fioritures, droit au but. Qu'est-ce qu'il y a pour ton service ?
Son expression tendue disait tout.
Toute joie enfuie, elle prit une courte inspiration et se mordit la lèvre, chagrinée d'avoir tant manqué de courtoisie. Tête penchée, elle acquiesça deux ou trois fois comme pour convenir avec elle-même qu'il avait raison d'être vexé. Mal joué, ma vieille. Vraiment très mal joué.
— Oh, pardon, je suis navrée. Tu dois être en mission top secrète ! Je suis désolée d'avoir pensé que... Enfin... Je te remercie de t'être arrêté pour voir si la vieille dame allait bien. Tu mérites toujours ton surnom de Captain America.
— Mais… je n'ai jamais eu ce surnom. Qui m'appelait comme ça ?
— J'ai été vraiment contente de te croiser, éluda-t-elle. Promis, je ne t'ai pas vu, je ne dirai rien. Passe mon bonjour à Sam. Et moi, je vais… y aller alors. J'ai un rendez-vous qui ne va pas tarder.
Après un dernier petit sourire et un salut furtif de la main, elle se détourna, préférant cacher sa déception d'avoir gâché bêtement cette formidable opportunité. D'après les souvenirs qui lui étaient revenus deux nuits plus tôt, Andrew était allé voir Riley avant leur accident. C'était de lui que venait l'info sur la récupération précoce d'Amy et Warren par l'Armée, dans les décombres souterrains de Sunnydale. Mais quand était-ce arrivé exactement ? Et si ce n'était pas encore arrivé ?
Du coin de l'œil, elle vit que Riley semblait prendre racine. Elle se retourna à moitié pour lui réadresser un sourire contrit, puis elle parcourut un mètre cinquante avant de tourner la tête pour vérifier s'il était parti… et en effet, il n'était plus là.
Elle avança, une jambe après l'autre, serrant les dents à chaque pas. A ce rythme, elle arriverait probablement pile au moment où le taxi déposerait Alex… Elle inspira et expira lentement, cherchant s'il n'y aurait pas un endroit où elle pourrait refaire une pause… Il n'y en avait aucun. Elle sentit ses jambes rétives commencer à trembler et le simple fait la mit en colère.
.
Riley s'était posté derrière un arbre pour espionner la femme qui disait être Dawn Summers marcher avec, semblait-il, une grande difficulté. Il y avait une petite ressemblance, un faux-air. Et dans la voix aussi, qui se posait de la même manière, avec les mêmes intonations. Il y avait les grands yeux bleus et le sourire, mais quelque chose ne sonnait pas complètement juste, il n'arrivait pas à dire ce que c'était. Ses iris étaient magnifiques. Ils captaient la lumière et donnaient envie de se perdre dedans. A la vérité, ce seul détail le troublait. Il avait été très amoureux de Buffy, mais jamais il n'avait ignoré Dawn. Or si elle avait eu de tels yeux, il l'aurait au moins remarqué. Parce qu'ils étaient effectivement remarquables.
Au bout d'un moment, la femme s'était arrêtée et avait sorti son téléphone pour prendre un appel. Comme elle l'avait dit, un taxi était arrivé et un jeune homme brun en était sorti avec le téléphone coincé entre le menton et l'épaule. Pantalon et pull à côtes noirs, bottillons épais, parka sous le bras... Il paya le taxi et quand il se retourna, Riley vit le cache-œil.
Il savait qu'Alex Harris avait perdu partiellement la vue, mais pas exactement dans quelles circonstances. Celui qui se trouvait là-bas lui ressemblait comme un frère. Il parla quelques secondes dans son portable et se figea en affichant une mine totalement ahurie face à la personne qui se trouvait deux mètres devant lui. Riley se ravisa : il aurait reconnu cet air idiot n'importe où… Là, pas de doute, c'était bien Alex à cent pour cent…
Rempochant son téléphone, ce dernier s'avança à pas lents. De toute évidence, pour lui aussi l'apparence de Dawn était un choc. Elle avait ouvert les bras pour une accolade, paraissant heureuse et parler avec animation. Alex souriait mais Riley décelait chez lui une infime retenue. Peut-être bien celle qu'il avait dû montrer lui-même…
Sa décision prise en une seconde, il sortit de sa poche une petite radio facilement dissimulée dans sa grande main et la porta à ses lèvres tout en continuant à fixer le couple.
— Épervier 1, vous me recevez ?
— Affirmatif, Fauconnier.
— Devant l'entrée de l'Uni, homme caucasien, environ 25 ans, en noir, avec un cache-œil, et une femme brune, caucasienne, 45 ans, forte claudication, vous les avez en visuel ?
— Affirmatif. Je les ai.
— Vous me gardez un œil dessus. Je veux savoir où ils vont.
— Bien reçu. Il y a un problème, Major ?
— J'espère que non. Vous ne faites que les suivre et vous me faites un rapport à H+1. Terminé.
.
.
.
Notes
* Fils du secrétaire Galardi. Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères.
** Est-ce que cet homme vous a fait du mal ? Si c'est le cas, vous devez nous le dire.
*** Où l'on devinera « ton père » et « te couvrir ».