When in Rome
Chapitre 37 Ton fidèle ange gardien
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Rupert Giles se frotta la figure et jeta ses lunettes à monture chromée sur le bureau. La table qu'avait occupée Andrew était parfaitement rangée, les dossiers bien empilés… Ceux des élèves présentant la nécessité d'une attention particulière mis sur le dessus… Tout était là. Les emplois du temps prévus pour la rentrée, tous les noms et salaires des quelques employés – y compris ceux d'une gargouille gardienne ! –, ceux des professeurs, leurs références, les commandes en cours en termes de matériel et travaux, l'état des comptes, les factures…
Franchement, Giles se sentait un peu honteux de constater qu'il n'aurait pas été aussi méticuleux et pratique. Cela faisait plusieurs jours qu'il avait pris ses fonctions et libéré Spike de sa prison. Non seulement ce qu'il venait d'apprendre le laissait choqué, mais plus encore que ni Angel, ni Andrew, ni Willow qui était forcément au courant pour un enchantement de cette puissance… n'avaient jugé bon de l'informer. C'était pratiquement une humiliation de l'apprendre de Spike. Même Dawn n'avait rien dit, et ne s'était pas tournée vers lui…
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Certes, sa dernière affectation l'avait tout d'abord conduit en Chine. Puis, au lieu de rentrer à l'été comme prévu, il s'était arrêté au Tibet à la demande d'Angel pour essayer de retrouver Oz dont on avait appris la disparition. Ce dernier était présumé mort, mais rien n'était vraiment sûr. La voix de la raison lui soufflait que sur les hauts plateaux, communiquer dans de bonnes conditions n'était possible que quand un satellite de télécoms passait en orbite. A défaut, il fallait se contenter d'un sortilège… Il voulait bien reconnaître qu'il n'avait pas été excessivement joignable.
De plus, une fois sur place, son attention avait été accaparée très vite. Une équipe conduite par des guides locaux avait fini par retrouver la dépouille d'Oz nu et dans un piteux état. Certaines parties du corps étaient lacérées et d'autres déchiquetées par des animaux charognards. Ce décès paraissait pourtant dater de quelques jours à peine, et ne coïncidait pas avec la date de la disparition donnée par Angel.
Giles s'était ému de voir que la tête rousse du loup-garou au courage et à la loyauté sans faille, était restée intacte, une expression calme sur la figure. L'identification avait été des plus simples, les analyses ADN l'avaient confirmée. Daniel Osbourne n'avait pratiquement pas changé. Les cheveux étaient un peu plus clairsemés peut-être sur son crâne, quelques-uns étaient blancs. Mais il avait le même physique mince et les traits à peine marqués.
Il était allé voir les moines au monastère pour les informer officiellement de la mort de leur colocataire. Ceux-ci avaient raconté ce qu'ils savaient de la dernière attaque des Démons de la Lune et expliqué qu'ils avaient confié toutes les affaires à un grand européen très poli. Giles s'était occupé des démarches administratives pour faire rapatrier le corps, avait réglé quelques problèmes de douane à la dernière minute, et s'était retrouvé dans l'embarras quand il s'était agi de savoir où le faire mettre en terre…
Interrogée, Willow avait mentionné qu'elle avait reçu les maigres possessions d'Oz et que faute de s'être vraiment renseignée sur sa famille, elle ne savait ni qui ils étaient ni où ils habitaient. Un peu coupable, elle avait promis de faire une recherche. Il ne devait pas se trouver plus de quelques milliers d'Osbourne sur le territoire américain… En seconde option, elle avait proposé de lui donner une première sépulture dans la ville la plus proche de l'endroit où était érigée Sunnydale. « Pas juste au-dessus, hein ? » avait-elle précisé. Giles avait opiné avec un mince sourire, voyant très bien ce qu'elle pouvait craindre le cas échéant.
L'absence de tout problème sur les lieux de la catastrophe, depuis des décennies, était un indice relativement fiable toutefois. Alors d'ici à ce qu'on trouve la famille de Oz, Giles l'avait accompagné à son avant-dernière demeure. Seules Willow et Kennedy étaient venues. La seconde plus pour soutenir son épouse que pour Oz qu'elle connaissait mal. Angel était arrivé à la dernière minute en s'excusant de son léger retard, il n'en avait pas donné la raison. Comme les témoins de l'époque étaient vraiment rares aujourd'hui, ils s'étaient retrouvés à quatre devant le prêtre. Le moment avait été triste, certes, mais l'Observateur ne pouvait s'empêcher de penser qu'il aurait fourni ensuite à ses deux amis une bonne opportunité de le mettre au courant de ce qu'il avait manqué…
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Son téléphone se mit à sonner et il eut la surprise de voir s'afficher le nom de Dawn. C'était une occasion parfaite d'avoir des réponses. Il décrocha sans laisser l'appareil prendre un message.
— Dawn ?
— Bonsoir Giles… Je ne te dérange pas ?
— Non, je suis à l'École en train de contempler le magnifique travail de ton mari… Tout est si parfaitement classé et avec tant de prévenance… Je devrais être opérationnel en un temps record…
— Je vais lui dire, ça lui fera plaisir.
— Je suis content d'avoir de tes nouvelles. J'espère qu'Andrew pourra venir me voir pour qu'on débriefe de la situation en Chine. Tu as su qu'Oz avait disparu ?...
— Oui, Angel nous l'a dit quand il est revenu du Tibet pour nous parler des Démons de la Lune, des créatures inconnues qui ressemblent à des Djinns. Il a fallu créer une entrée au Bestiaire et nous avons bien peu d'informations… On fera fusionner les données, si ça se précisait… On l'a retrouvé ?
— Oui, mais il était décédé depuis peu de temps.
— Est-ce qu'il y aura une cérémonie ou quelque chose pour lui? Je veux bien venir.
— Elle est déjà faite. Willow va essayer de retrouver sa famille. Ce ne sera pas facile, il était très discret.
— C'est le moins qu'on puisse dire… Giles, je sais qu'il est tard mais j'aurais voulu te parler de quelque chose qui m'inquiète.
— A quel propos ?
— Surnaturel ! répondit-elle avec un petit rire. Tu restes l'un des meilleurs spécialistes, et de plus, l'un des rares protagonistes en vie de l'époque…
— Allons, allons, ne flatte pas le vieil homme « d'époque »… Je t'écoute. Quel est le problème ? Quelque chose… de personnel ?... questionna-t-il avec une petite grimace silencieuse parce qu'il ne se trouvait pas très subtil.
— Il y a des soubresauts dans le sismographe démonique en ce moment ?
— Le sismographe démonique ?
— Une activité en hausse sur les bouches de l'Enfer ou des manifestations bizarres en augmentation.
— Parce que… ?
— L'an dernier, Spike m'a dit qu'il avait peur d'être sous le même type d'emprise que la Force exerçait sur lui. Il avouait qu'il avait quelques « blancs » dans ses souvenirs durant lesquels il ne savait pas ce qu'il avait fait ni où il était allé.
— Vraiment ?!
— Oui, j'ai essayé de le rassurer, en me disant qu'on aurait forcément d'autres témoignages directs issus des bouches de l'Enfer réparties autour du globe. D'après ce que je savais – c'est-à-dire ce qu'Andrew me disait, pour être précise – rien n'était ni pire ni meilleur que d'habitude. Mais je commence à avoir plus de doutes.
En fait de mauvaise nouvelle, celle-ci se posait là… Quelque part tout au fond de lui-même, Rupert Giles était choqué de constater qu'il avait pu être tenu à l'écart de ce type d'événement. Très vite, il décida pourtant que ça aurait pu être perçu comme une infantilisation. Ils étaient tous adultes depuis longtemps.
Il avait autrefois renoncé à son travail de mentor auprès de Buffy pour qu'elle arrête de se reposer sur lui et apprenne à faire face à ses responsabilités. Cela lui avait coûté mais il savait que c'était le bon choix même s'il avait été perçu comme un lâcheur. Du reste, il l'avait regretté plus tard quand sa Tueuse l'avait recadré alors qu'il essayait de lui dire à nouveau comment diriger sa vie. La leçon avait porté, il avait réussi son coup : elle prenait seule ses décisions. Et ça avait été à son tour de se sentir rejeté. C'était il y avait si longtemps. Une autre vie littéralement.
Alors bien sûr, ce n'était pas pour traiter les Wells en irresponsables, mais par attachement. Et c'est pour ça que sa question suivante, parfaitement raisonnable, était :
— Quelles sont les mesures qu'a pris Andrew pour s'occuper du problème de Spike ?
Le blanc à l'autre bout de la ligne ne lui plut guère, et son flegme commençait à s'éroder.
— Euh… aucune. C'est resté entre Spike et moi.
— Comment ? Mais enfin Dawn ! C'est extrêmement sérieux ! Pourquoi n'as-tu pas réagi ?
— Pour trois raisons. Déjà parce que Spike m'a demandé d'attendre un peu jusqu'à ce qu'on en sache plus. Ensuite parce que j'ai réalisé qu'Angel le surveillait de très près. Enfin parce que j'avais des raisons de supposer que le phénomène était passager, et le résultat direct d'un sort d'oubli auquel il aurait été exposé…
— Mmh, tout ça ne me semble pas très clair. Qu'en est-il aujourd'hui ?
— Spike n'en a plus reparlé et Angel est toujours sur ses talons. Je ne l'ai jamais vu chercher aussi souvent sa compagnie. Je me doute que ça doit lui coûter… dit-elle d'un ton malicieux. Mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. Je le fais parce que la nuit dernière, j'ai rêvé de ma mère. Il ne semblait pas s'agir d'un souvenir de Revello Drive. Je la voyais assise sur le bord de mon lit, là où on vient tout juste d'emménager… Elle me parlait, et elle essayait de me convaincre de quelque chose. Cela ne m'a pas plu et pour être très franche, cela me rappelait directement l'époque où la Force se moquait de nous tous, en venant nous chambouler l'esprit avec des paroles insidieuses…
— Bien sûr tu as demandé immédiatement à ce qu'une sorcière vérifie les lieux ?
— Oui, oui. Elle est en route.
— Tu as prévenu Andrew ? Ta fille ?
— Non pas encore… Il ne m'a pas semblé qu'il y avait une véritable menace. C'est un nouvel environnement. Peut-être que j'ai simplement besoin de me rassurer face à ce changement… On ne parle pas un mot d'allemand, il va falloir prendre des cours… cela m'a peut-être refait penser à l'époque du lycée, je ne sais pas… Mais je ne veux pas écarter à la légère cette possibilité. La Force nous connaissait tous personnellement. Elle savait qu'il fallait nous abattre parce que nous pouvions contrecarrer ses plans et nous l'avons prouvé… A sa place, c'est la première chose que je ferais.
— C'est vrai. Tu as eu raison de m'en parler. Comme Andrew, j'ai des contacts partout, je suis donc bien placé pour être informé si une activité anormale surgissait… Par contre, je ne suis pas si bien placé apparemment quand il s'agit d'être informé de la dangerosité que peut présenter Spike… remarqua-t-il d'un ton pincé. D'ailleurs, comment se fait-il qu'il soit là ? Je croyais qu'il avait coupé les ponts depuis des années ?
— Oui, c'est vrai. Mais au début de ton affectation en Chine, Willow a décidé de prendre une nouvelle identité et de faire mourir opportunément l'ancienne. Par politesse, on a invité Spike à l'occasion de son enterrement, on ne l'attendait pas du tout. Et… il est venu. On a été surpris.
— Mhh, je vois. Et vous le voyez souvent ?
— Ah non. L'an dernier, deux ou trois fois, cette année guère plus. On l'a vu dimanche parce qu'il nous a déposé Pietro avant le week-end et qu'il l'a repris pour qu'il soit à son poste aujourd'hui.
— Pietro, mon bibliothécaire ?
— Oui. Je travaillais directement avec lui pour le former.
— D'accord… Eh bien, je vais voir ce que je peux faire pour le « sismographe démonique » et je te rappellerai si j'ai des informations… Rien d'autre ?
— Ah si ! C'est vrai. En fait, Maya était une Potentielle apparemment restée en sommeil malgré le sortilège de Willow... Je ne comprends pas comment c'est encore possible. Andrew et moi n'avons absolument rien soupçonné pendant toutes ces années. Ses pouvoirs se sont réveillés d'un coup et tu la trouveras dans les dossiers des élèves de première année… Sans doute la dernière de la pile, si je connais bien Andrew… Le souci, c'est qu'elle a tué son premier vampire avant qu'on déménage et l'expérience semble l'avoir traumatisée. Elle ne veut pas intégrer la classe de Hambourg ni suivre le programme complet. Elle s'est inscrite au lycée le plus près de chez nous et je crois que tout ce qu'elle veut, c'est oublier tout ça.
Giles soupira profondément en se massant le pont du nez. Un jour, il comptait bien perdre cette habitude. En portant des lentilles. Ou en faisant une chirurgie des yeux.
— Tu as conscience que c'est déraisonnable et dangereux pour elle ?
— Sans blague.
— Dawn, les Tueuses ne sont pas en mesure d'escamoter leur mission… Ce n'est pas un problème de vouloir ou ne pas vouloir. Ce n'est pas à la carte. Leur puissance attire les démons de façon quasi magnétique. Il y en aura partout où elle ira. Elle en attirera là où il n'y en avait pas ! Les Écoles sont un bon compromis parce qu'elles y sont relativement protégées, mais si elle sort du système, c'est à ses risques et périls, et à ceux de son entourage… Écoute, je n'ai pas le choix, il va falloir que je la voie. Je ne peux pas croire qu'Andrew la laisse faire cela.
— Mais il ne la laisse pas du tout ! protesta-t-elle. Il était prêt à faire tous les compromis pour qu'elle n'abandonne pas. Elle ne veut rien entendre… Il faudrait éventuellement que tu parles à Spike, c'est avec lui qu'elle a discuté juste avant de prendre cette décision.
— Ah zut, c'est pas vrai… Je venais justement de l'envoyer au diable…
— Ah bon ? Qu'est-ce qu'il a encore dit ?
Giles cligna des yeux et attrapa ses lunettes, symbole toujours pérenne de sa volonté de voir les problèmes en face. Il était conscient que parmi tout ce qui se profilait déjà, ça n'allait rien arranger mais il se sentit obligé de poursuivre :
— Que vous avez été assez stupides pour pratiquer une Revendication, mutuelle de surcroît, et qu'il voulait que je l'élimine le jour où il te ferait souffrir.
Il n'entendit qu'un bref sanglot étranglé avant que la communication ne soit coupée sans avertissement.
Bien joué, Rupert ! Une superbe illustration de ton absence de jugement et de ton écoute attentive et bienveillante…
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Note de l'auteur
Le titre fait référence à la chanson "Standing" de Giles traduite (horriblement) en français par "La pierre du chemin". Le vers était "your stalwart standing fast" qui est devenu "ton fidèle ange gardien" (l'idée est là).
La référence est importante car c'est une strophe où Giles exprime ses regrets douloureux de ne plus pouvoir être protecteur / paternel envers Buffy parce qu'il sent qu'il est comme une béquille sur laquelle elle continue à se reposer pour ne pas prendre ses responsabilités d'adulte. Il sait que cela n'a que trop duré et quels que soient ses sentiments, ce n'est pas lui rendre service que de lui épargner la gestion des "choses de la vie normale" maintenant qu'elle est majeure (21 ans).
Je suggère qu'il est très possible que Giles ait reporté cette affection paternelle sur Dawn, qui elle a eu certainement besoin de soutien.