When in Rome
Chapitre 23 Cinecittà
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Elle s'était assise sur le petit muret ornemental qui formait l'une des ailes de la grande grille protégeant l'entrée du pensionnat. Le casque était posé à côté d'elle, bien sagement, pendant qu'elle faisait battre ses jambes dans le vide, avec un mélange égal d'impatience et de nervosité. Le ruban de route restait vide, à part quelques voitures annoncées par leurs phares bien avant leur arrivée. A chaque fois que l'une d'elle tournait pour prendre la courbe, elle sursautait, en se disant que c'était peut-être sa moto.
Même si l'air était doux, elle regrettait d'être sortie un peu en avance. Dix minutes pouvaient-elles durer aussi longtemps ? Elle regrettait aussi d'avoir peu d'expérience en termes de rendez-vous galants, s'imaginant qu'avec le temps cet aiguillon impitoyable finissait par s'émousser. Pour la énième fois, elle soupira. Son jean n'arrêtait pas vraiment l'engourdissement naissant de la pierre un peu fraîche sous ses cuisses. Sautant à terre, elle tira sur son blouson doublé, puis consulta l'heure : dix-huit heures quarante-sept. Deux minutes de retard… Et dire qu'on affirmait que c'était les femmes qui se faisaient attendre…
Le pinceau d'un phare unique apparut au tournant de la route. Elle sortit son communicateur pour envoyer le message « Il arrive ». L'appareil vrombit aussitôt pour signaler la réponse. Un smiley précédait le conseil attentionné d'usage « Pas de bêtises, amuse-toi bien, préviens si tu comptes rentrer tard ».
Elle rangea l'appareil dans la poche arrière de son pantalon, mit des gants, et fit quelques pas pour aller prendre le casque qu'elle enfila. Le ronron du moteur baissa en régime, suivi d'un léger crissement de gravillon au freinage.
— Maya ? demanda-t-il avec une trace de doute audible.
— Pas tout à fait… répondit Dawn en prenant place à califourchon derrière lui. Roule doucement, s'il te plaît, je n'ai pas l'habitude.
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Elle essaya de tenir sa taille d'un bras pour saisir la poignée du passager de sa main libre mais trouva la position instable, ça devait être pour une autre situation qu'elle avait oubliée. Quand il sentit ses genoux le serrer un peu alors qu'elle calait ses bottes sur le repose-pied, il frissonna et se dit que la balade devrait être résolument courte. Il conserva son impassibilité, ne lui offrant que son profil pour lui parler.
— Ok. Tu sais comment faire ? Virage, freinage ?...
— Je sais seulement que je dois te gêner le moins possible et suivre tes mouvements sans te cogner ou t'écraser… Mais si on ne fait qu'aller en ville, et qu'on ne traverse pas la moitié du pays, ça devrait aller.
— Moi ? T'enlever sur mon cheval noir et m'en aller sous la lune montante ? On va en ville. Tape-moi sur la cuisse si tu veux que je ralentisse.
Elle hocha la tête sans un mot. Quand il mit les gaz, qu'il commença à rouler et prendre un peu de vitesse, il sentait qu'elle le tenait à la taille mais sans la broyer à moitié comme avait fait Maya. Même si Dawn faisait de son mieux pour suivre les consignes qu'on avait dû lui donner à la dernière minute, sa passagère ne pouvait pas réellement se faire oublier. Il aurait fallu qu'il arrive à faire abstraction d'être littéralement entre ses jambes. Ça ne lui valait vraiment rien pour la concentration.
Il accéléra.
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Un peu raide, elle descendit de l'engin avec une petite grimace et un claquement de langue quand elle reposa les deux pieds par terre. Ils avaient traversé la ville sans trop de problèmes et se trouvaient dans un parking public en plein centre, à deux pas de la colonne de Marc-Aurèle. Spike préférait laisser sa moto dans un lieu clos car elle pouvait attirer bien trop de convoitises.
— Ah ben dis donc, ça fait les bras, dit-elle en les secouant pour les désengourdir. Entre ça et les entraînements de Maya… je ne suis plus qu'une courbature ambulante !
Elle retira le casque et secoua la tête et se passa une main dans les cheveux en tirant dessus pour les décoller du crâne. Un coin de sourire surpris aux lèves, Spike resta un instant assis à l'observer, fasciné par son manège dénué de toute trace de séduction. Au mieux, il témoignait d'une certaine familiarité qui avait pris naissance quand elle était toute jeune. Elle n'avait pas à se gêner, il lui avait aussi dit que rien de ce qu'elle pouvait faire ne la ferait baisser dans son estime. Pouvait-il se plaindre aujourd'hui qu'elle n'essaie plus d'être à son avantage pour lui ?
— C'est normal que tu aies mal, dit-il en descendant à son tour pour caler la machine et sortir l'antivol. C'est ce qui arrive toujours quand on est trop tendu ou trop crispé. Il faut que tu aies plus confiance, je peux parfaitement tenir la moto sans nous envoyer dans le décor, quel que soit le poids de l'ensemble… (Elle lui jeta un regard courroucé au mot « poids »). Si tu anticipes et que tu arrives à te synchroniser, avec un peu de pratique, tu pourrais même finir par trouver ça… assez exaltant.
Elle lui jeta un nouveau regard en biais en se demandant si elle avait tort de supposer que ses conseils puissent être à double sens.
Quand il se releva, elle nota qu'il avait fait un l'effort de laisser ses frusques au placard, pour porter un pull bleu clair sous son nouveau blouson. C'était plaisant de le voir dans autre chose que du noir, toujours du noir et encore du noir… Elle le suivit en direction de la sortie du parking. Celle-ci s'avérait être une jolie porte cochère qui ne défigurait pas la petite rue pavée au charme indéniable. Spike n'en profitait guère mais Dawn savait que les immeubles autour d'eux s'étageaient de tons café, crème ou ocre. On distinguait quelques fenêtres à colonnades au premier étage des plus beaux bâtiments. Elle aurait eu envie qu'il puisse contempler tout cela de jour.
— Maya m'avait parlé de ta moto « trop mortelle » mais elle était en dessous de la vérité. Je trouve qu'elle te va comme un gant...
— Et pourquoi ça ?
— Tape à l'œil, conçue pour faire baver les amateurs. Aussi diamétralement lourde et inconfortable qu'elle est sexy… Moi je te le dis, je ne ferais pas ça tous les jours. Une selle décente, c'était trop demander ?
— Allons, tu renonces bien trop vite ! Il faut apprendre, c'est comme tout. Je prends beaucoup de plaisir à chevaucher une telle beauté. Elle est encore en rodage mais j'ai bien l'intention d'y remédier en faisant ronronner son moteur aussi souvent que possible…
C'était bien fait pour elle. Elle l'avait cherché, elle l'avait trouvé. Il était toujours là le vieux Spike d'antan rôdant toujours sous la surface… Enfin, le moins méchant Spike, car au départ, il était ignoble. Elle se surprit soudain à penser que sa sœur avait vraiment eu bien du mérite... Elle émit un borborygme qui se résumait à « mhpf ».
— Tu n'es pas d'accord ? J'aimerais beaucoup qu'on remette ça un jour, toi et moi.
Et comme il était évident à son ton suggestif qu'il pensait à un tout autre genre de chevauchée, elle retira ses gants et les utilisa pour lui cingler la cuisse. Décontenancé, il la considéra sans comprendre alors qu'elle répondait d'un faux air innocent :
— T'avais pas dit que c'était le code pour te demander de ralentir ?
Enchanté de cette réplique, il s'esclaffa et il lui concéda volontiers le point en inclinant la tête.
— J'imagine qu'il vaut mieux que je garde son casque avec moi, Maya m'en voudrait à mort si je ne le lui ramenais pas, songea-t-elle tout haut. J'espère que mon cadeau sera moins encombrant. Au fait, tu avais l'intention de me l'offrir un jour, ou bien… ?
— Mhh, j'attends le moment opportun.
— Eh bien, on n'est pas rendus ! commenta-t-elle avec une mine comique. Alors qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
— Je ne sais pas. Ce que tu veux.
— Quoi ? Tu m'emmènes jusqu'ici et tu as zéro plan pour la soirée ? Ah, je ne croyais pas ça possible…
Les bras ballants, elle arborait une expression complètement interloquée – finalement pas très loin de celle de Maya quand il se montrait un peu difficile à suivre dans ses raisonnements. Il ne dit rien et s'appuya contre l'angle de la porte d'accès au parking. Les yeux au sol, il dodelina un peu en soupirant avant d'accrocher à nouveau son regard.
— En fait, j'étais juste venu jusqu'à l'École pour dire à Maya que je préférais qu'on remette ça à une autre fois. Je trouvais que c'était moins impersonnel de venir... euh... en personne. Et puis, je t'ai vue à sa place et… j'ai été à court d'arguments.
— Alors ça, c'est une première !... Bon écoute, c'est pas grave si tu avais autre chose de prévu, mais tu aurais pu me le dire avant, ma voiture est restée là-bas maintenant.
— Je voulais mais j'ai changé d'avis quand tu es montée derrière moi.
— Souvent vampire varie… se moqua-t-elle sans méchanceté. T'en fais pas, je vais rentrer directement chez moi. Il y a une station de bus par-là qui va me rapprocher.
Elle s'en allait. Pour de bon et sans même vouloir lutter, comme si c'était normal qu'on la laisse tomber... Il arrêta son mouvement en attrapant la manche de son blouson, les yeux plus remplis d'une incrédulité qu'elle lui avait rarement vue.
— Dawn ! Attends. Tu ne veux vraiment pas parler de ce qui s'est passé dans ton bureau ?
— Oh c'était nul…
— Quoi ?! s'étrangla-t-il en la relâchant.
— Mon Dieu, la tête que tu fais ! Hem, ce n'est pas ce que je voulais dire. C'était nul de ma part de surréagir. Je regrette de t'avoir giflé. Je pensais que la façon dont tu m'avais quittée après le grand déballage, serait en fin de compte mon dernier souvenir de toi…
— Ce n'est pas tellement à la gifle que je pensais…
Elle ne répondit rigoureusement rien à cela.
— Alors, tu ne veux pas aborder le sujet du tout ? insista-t-il.
Elle secoua la tête.
— Et bien, compte tenu de ce qui s'est justement passé la dernière fois que nous avons essayé de parler… non. Quant à ce baiser l'autre jour, c'est arrivé comme ça. Bon, s'il faut que tu files, on verra ça une autre fois.
Elle lui adressa un désespérant petit sourire, censé lui faire comprendre qu'elle comprenait qu'il ait des obligations. Après un bref salut de la main, elle recula d'un pas et pivota. Il en resta estomaqué. Pourquoi diable ces satanées Summers refusaient-elles systématiquement de reconnaître que s'embrasser de cette façon ne signifiait pas « rien » ?
— UN baiser ? Ah, ce n'est pas ce que j'ai compté, moi ! Ne m'envoie pas bouler comme si ça ne voulait rien dire ! Comme si je n'avais pas entendu ton cœur battre follement, comme si tu ne voulais pas que je sois contre toi, ni en avoir beaucoup plus… Dawn ! Reste ! Même si tu ne veux pas en parler, d'accord, je n'aurais pas été très bavard ce soir de toutes façons. Mais allons… je ne sais pas… allons dans un cinéma regarder le film que tu voudras. Je veux être avec toi, un peu...
Les traits de Dawn s'adoucirent en constatant combien son discours, presque romantique, semblait désuet et irréaliste. Si l'on en croyait les rapports des Observateurs, Spike avait certainement profité à fond de la libération sexuelle des années 70 qui lui permettait de trouver des proies avec une facilité qu'il avait dû trouver étourdissante… Open bar. Il savait forcément que les vieux clivages autour du masculin et du féminin avaient vécu. Bon, pas en Italie où Andrew et Pietro ne pouvaient toujours pas s'afficher, mais dans beaucoup d'autres parties du monde...
Ce n'était pas tellement logique qu'il apparaisse bouleversé parce qu'ils s'étaient embrassés… Ok peut-être éprouvait-il un peu de désir, et puis quoi ? N'était-ce pas le propre du fantasme ? Le Spike qu'elle connaissait couchait avec sa démone verte parce qu'il n'était pas fait pour être seul et il ne l'avait jamais été pendant pratiquement toute sa vie. Peut-être aimait-il l'idée d'être tombé amoureux d'elle, comme elle aimait celle d'être proche de lui et de signifier quelque chose à ses yeux. Mais elle ne voyait guère comment une liaison pouvait être praticable entre eux, ni pourquoi il la regardait comme si elle balayait une promesse de bonheur d'un revers de main… Le bonheur, le bonheur normal des braves gens, ce n'était pas pour elle de toute façon.
Peut-être avait-il eu des problèmes aujourd'hui pour venir quémander ainsi une présence amicale ? Au point d'accepter un film sans intérêt ? Elle n'avait pas et n'avais jamais eu envie de le blesser et d'autant moins qu'elle savait qu'il était assez fier pour détester demander, et en même temps assez courageux pour exprimer en général clairement ce qu'il voulait. Elle lui sourit patiemment.
— Bon, tu me laisserais choisir alors ?
— Oui, une histoire d'amour gnangnan si tu veux.
— Wao. Tu me connais mal. Et si on allait plutôt voir Evil Dead 9 ?
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Au final, même si Dawn avait judicieusement fait valoir le fait qu'elle pourrait très certainement se rapprocher de lui si le film faisait peur, il ne s'était pas laissé abuser par cet argument. Il connaissait cette femme, « née » à Sunnydale, mise en contact bien plus tôt que sa sœur avec l'existence des démons, de créatures diverses. A quatorze ans à peine, elle évoquait sans broncher, et avec un enthousiasme inquiétant ses proches, des éviscérations ou autres arrachages de cœurs en les trouvant « cools ». Peut-être était-ce sa manière de gérer toute cette horreur, de s'intégrer à leur groupe disparate dont elle restait indéfiniment « la petite »… Donc oui, il était à peu près sûr qu'un film gore, à propos de morts-vivants malfaisants, n'avait rien du tout pour l'effrayer, étant donné que : un, tout était factice, et deux, elle avait connu bien pire dans la réalité…
Et c'est ainsi qu'ils s'étaient retrouvés côte à côte sur des sièges excentrés, face à la dernière comédie romantique du moment.
Elle défilait devant leurs yeux en pure perte, sans qu'ils y prêtent la moindre attention. Bien que la seule chose horrifiante dans ce film soit la niaiserie des personnages et l'effroyable platitude de son scénario prévisible, l'accoudoir entre eux avait été dégagé à une vitesse supersonique afin qu'ils soient plus près l'un de l'autre. Prouvant toutefois qu'il n'avait parfois rien contre les scénarios rebattus, Spike avait aussitôt déployé son bras gauche pour qu'elle appuie la tête sur son épaule. Le geste était presque instinctif, le reliquat d'un réflexe plus ancien datant des quelques fois où il avait dû garder l'adolescente dans sa crypte. Il ne se serait pas laissé aller à un contact si proche à l'époque, mais parfois, il oubliait qu'elle n'était pas un genre de petite sœur qu'il aurait aimé protéger.
Quand il avait vécu dans la cave de la maison des Summers. Les fois où il n'était ni fou, ni dangereux (ni les deux en même temps), elle se faufilait discrètement pour venir lui parler quelques minutes. Assise en biais sur son lit de camp sommaire, elle voulait savoir comment il allait, s'il avait faim ou soif… Et comme souvent il n'avait besoin de rien, elle s'en repartait comme elle était venue.
Comme de bien entendu, il ne regardait absolument rien du film, il ne faisait que profiter d'être dans sa chaleur, et de constater combien leur proximité physique ne la dérangeait pas du tout. Il s'était surpris à dessiner distraitement du bout des doigts des motifs aléatoires sur le haut de son bras, ce qu'elle avait enregistré avec un sourire amusé. En réponse, elle avait embrassé audacieusement sa clavicule qui était accessible, avant de se rencogner mieux contre lui, comme un chiot cherchant la meilleure place sur son coussin. Puis elle s'était ré-intéressée à ce qui se passait à l'écran.
Il lui aurait été difficile d'être plus bêtement heureux qu'en cette minute. C'était comme l'éclatante confirmation de ce qu'il avait soutenu des mois plus tôt en affirmant qu'il pourrait être un petit-ami convaincant pour elle, en cas de besoin. Sous la pulpe de ses doigts, la peau effleurée était douce. Il se demandait si elle faisait exprès de la nourrir régulièrement. Il n'avait aucun moyen de savoir si c'était pour prendre soin d'elle ou de lui. Comme à Ostia où elle avait de beaux sous-vêtements de dentelle rouge. Rouge. Pour lui ? Pas pour lui ? Le saurait-il jamais ? Ostia… c'était il y avait pas tout à fait deux ans.
A un moment, elle leva la tête, son front et son nez seulement éclairés par l'écran.
— Tu es si sérieux, chuchota-t-elle. On croirait presque que tu regardes vraiment. Je m'étais préparée à une volée de commentaires ironiques…
Avec réticence, il sortit de sa rêverie et jeta un coup d'œil au film. Il se permit un sourire dubitatif et silencieux concernant son supposé sérieux. Son bras s'engourdissait mais, pour rien au monde, il ne l'aurait enlevé d'où il était. Les personnages venaient enfin de s'embrasser après une heure. Toutefois, mieux valait ne pas se foutre de leurs gueules. Il ne faisait pas tellement mieux.
Il ne sut pas vraiment si ceci avait été un facteur déclencheur expliquant cela, mais toujours était-il que lorsqu'elle avait tourné la tête de nouveau pour lui parler, il l'avait prise de vitesse. De sa main libre passée sous son menton, il avait guidé ses lèvres vers les siennes. Un simple petit baiser sans hâte et très bref.
— Ce n'est pas juste, avait-il argumenté avec malice, il n'y en a que pour eux.
Pendant cinq bonnes minutes, ils avaient continué silencieusement – lui à ne pas regarder, et elle s'imaginer un monde sur pellicule où elle aurait pu être à la place de la jeune et belle héroïne, tandis que Spike serait à celle du prince charmant masculin. Ce qu'ils n'étaient pourtant ni l'un ni l'autre.
Évidemment, il y avait de la danse (il y a toujours de la danse). Le vampire lui-même utilisait cette métaphore pour les combats avec les Tueuses et pour le sexe, pourquoi les scénaristes n'en auraient-ils pas fait le prélude à une future scène croustillante ? Se toucher, se séduire, hésiter, être gêné quand on se marchait sur les pieds, se frôler et chercher un rythme autour duquel s'accorder. Ce n'était pas ces pseudo-danses modernes où l'on s'agitait n'importe comment et à distance. Si les protagonistes se connaissaient mal, c'était une valse imposée au mariage de la meilleure amie ou du meilleur ami gay. Si les personnages se connaissaient un tout petit peu mieux, c'était le « quart d'heure américain » d'une soirée où ils se trouvaient, comme par hasard – tous les deux comme cavaliers tout désignés, alors que tous les couples autour étaient déjà formés. Oh, trop bête. Obligés de danser un slow, les malheureux.
Spike en soupira à fendre l'âme et il sentit le bras de Dawn venir le ceinturer comme pour l'inciter à un peu de patience et à rester tranquille.
Est-ce que c'était ce geste caressant qu'elle osait ? Est-ce que c'était la frustration de voir les deux autres là-bas se toucher par inadvertance, se lancer des regards affamés de plus en plus souvent ? Toujours est-il qu'il tenta de se délivrer de son exaspération croissante en embrassant le crâne niché sous son menton, en jouant avec les mèches soyeuses pour occuper sa main. Elle leva le nez comme pour lui demander ce qu'il faisait, et il se demanda si cette question n'était pas de pure forme. Un second baiser atterrit à son front.
— Ce film est en train de m'émoustiller sauvagement, plaisanta-t-il à voix basse. Comment peut-on laisser des gens regarder ça sans avertissement préalable : interdit aux moins de deux cents ans ?
Dans la maille fine de son pull, elle noya un petit chut avec un gloussement discret en jetant des regards alentours. Trois minutes après, il tenta de récupérer son bras et elle émit une sorte de petite protestation comme si elle voulait rester là, et se pressa davantage contre son flanc.
Bon sang, là elle devait bien comprendre à quoi elle s'exposait si elle continuait le toucher de cette façon !... Elle avait eu une demi-douzaine d'occasions de le repousser et n'en avait saisi aucune, bien au contraire. Ils avaient passé tout ce stupide film, lovés l'un contre l'autre, à se choyer par des attouchements de plume, entre deux baisers furtifs. Si ça marche comme un canard... Il y avait des limites à son héroïsme. Il caressa sa mâchoire de l'index pour amener leurs lèvres à se rencontrer encore.
A partir de là, les acteurs à l'autre bout de la salle perdirent deux spectateurs pendant cinq bonnes minutes. Qui aurait voulu interrompre la litanie fervente des suaves baisers magnétiques qu'ils picoraient avec constance ? Leur tendresse inespérée les enivrait, reléguant toute autre préoccupation, leur faisant oublier jusqu'à l'endroit où ils se trouvaient. Sans doute Dawn avait-elle eu une adolescence suffisamment gâchée pour ne pas réaliser que ce moment relevait des premières amours timides. Ce dont Spike se fichait éperdument, complètement shooté par les phéromones exquises qui émanaient d'elle en cette occasion. C'était si différent. Pas comme l'épice piquante et salée du désir. Pas du tout. Il ne savait pas le décrire. Et il se demandait comment ne pas devenir accro à cette fragrance…
Ils revinrent à la réalité quand les personnages, dépités qu'on leur vole ainsi la vedette, firent exprès d'avoir un petit accrochage en voiture. Le bruit de klaxon subséquent fit sursauter Dawn. Dans la lumière des veilleuses où lui y voyait comme en plein jour, Spike constata qu'elle levait sur lui des yeux si perdus, si surpris… Avide de quelques minutes supplémentaires de paix et d'euphorie, il la reprit dans ses bras, en se disant que la fin du film mettrait bien assez tôt un terme à son merveilleux supplice. Il sentait qu'elle était sur le point de briser cette magie pour dire quelque chose et ce fut à lui de lui dire chut. Et pour appuyer cela, il enveloppa l'un de ses seins en corbeille pour la maintenir contre lui. Ni coercitif ni possessif, le geste léger aurait pu passer pour respectueux, s'il n'avait pas eu cette évidente sensualité.
Quoi qu'il en soit, il avait réellement réussi à la réduire efficacement au silence.
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