When in Rome
Chapitre 7 Le bûcher des souvenirs
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Spike
Comment procédons-nous ?
Nerveuse, Dawn fixa l'écran et se maudit d'être aussi traqueuse. Elle détestait l'idée que revoir quelqu'un qu'elle aimait profondément depuis presque toujours, soit devenu un problème et une source d'appréhension. Elle lissa ses cheveux longs détachés derrière son oreille. Elle s'était installée au jardin botanique, à deux pas du Colisée dans une allée bordée de cyprès vigoureux où les bancs s'espaçaient régulièrement. L'Oppius était ouvert jusqu'à vingt-et-une heures, elle espérait que cela serait suffisant. Le lieu était peu fréquenté en raison d'un printemps frais.
Regardant tout autour, elle chercha si elle pouvait distinguer sa silhouette. Il n'était en vue nulle part, ce qui ne signifiait pas qu'il n'était pas dans le coin. Juste qu'elle ne le voyait pas.
Dawn
Cherche-moi dans le parc du Colisée. Je suis sur un banc de la voie principale
Elle posta et attendit un peu, passant pour la énième fois ses mains moites sur le pantalon bleu marine qu'elle portait avec des bottes hautes et une parka fermée à capuche, toute simple. Il était hors de question qu'elle refasse la même sottise que la dernière fois. Sa tenue se devait donc d'envoyer un message ultra-clair excluant la moindre séduction.
— Trouvée ! dit une voix de baryton derrière elle.
Imaginant qu'il serait venu la surprendre par derrière, elle s'était préventivement tournée, agrippée au dosseret du banc. Elle sursauta donc en réalisant qu'il était venu par le chemin, sans couper par le gazon, et qu'il était donc déjà devant elle. Fichus vampires et leur mode furtif !
Les mains dans le dos, l'air de considérer que le challenge de la découvrir n'avait pas été bien grand pour lui, il restait là à se découper dans le crépuscule déjà tombé.
Elle se leva aussitôt. Son premier mouvement naturel aurait été de le serrer contre elle. Mais au lieu de cela, elle transforma son élan et lui tendit les mains pour le remercier d'être venu. Il masqua combien ce geste plus distant lui donnait envie de grimacer de déplaisir. Au contraire, il accepta de les garder dans les siennes, pour les presser brièvement avant de lui demander d'aller autre part. C'était plus qu'une proposition ou une suggestion. Son ton était sans réplique.
— N'avions-nous pas parlé d'un lieu public ?… demanda-t-elle avec une hésitation qui faisait de son mieux pour cacher son anxiété.
— Où tu auras froid et faim dans moins d'une heure ? Non. Trouvons un petit restaurant où tu pourras manger un truc chaud, au moins.
Elle acquiesça d'un bref mouvement de tête.
— Tu as repéré un endroit en venant, ou tu veux que je t'emmène dans une de mes cantines ?
— J'ai repéré un endroit. Je ne préfère pas que tu sabotes à tout jamais une de tes adresses favorites si la discussion devenait… difficile. J'ai pas l'intention de te la jouer de travers. Terrain neutre et public, comme convenu.
Les mains dans les poches de sa parka sombre, Dawn baissa le nez au sol. Il y avait en effet toutes les chances que la conversation soit assez pénible. Idéalement, elle aurait préféré se passer de témoins pour parler des sujets très délicats qu'ils avaient à aborder mais elle n'était pas sûre que se retrouver une nouvelle fois seule avec lui, et avec beaucoup trop d'émotions à gérer, soit finalement une bonne idée… Chavirer une fois, pour toute l'âme qu'il mettait dans ses regards et toutes ces petites expressions faciales qui lui échappaient, était un accident. S'y exposer encore en le sachant, était de la bêtise. Elle doutait parfois d'être suffisamment équipée de cervelle quand il était question de lui.
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Bien vite, elle se retrouva assise à la petite table ronde d'une trattoria, couverte d'une nappe à carreaux rouges et blancs. Nichés les uns contre les autres, une bouteille de chianti typique avec une bougie enfoncée dans le goulot et un pichet d'huile piquante faisaient de l'œil à un petit panier rempli d'épais gressins irréguliers qui criaient le fait-maison. Un serveur, à grosse moustache et tablier blanc enveloppant, s'inclina en déposant un plat de spaghettis à la viande devant elle.
– Grazie, ma non ho ancora ordinato… s'étonna-t-elle.
– Il signore l'ha fatto per Lei. Buon appetito !
– Per favore… l'arrêta Spike avant qu'il ne se retire. Posso avere un po di vino col piatto ?
– Subito, signore.*
Un sourire étonné aux lèvres, Dawn regarda un autre serveur apporter un peu de pain et un pichet avant de regarder son convive, les paupières plissées d'une suspicion incrédule.
— Est-ce que je rêve ou tu as reproduit exactement... le décor et la scène de la Belle et le Clochard ?
— Oh vraiment ? Et qu'est-ce qui se passe dans cette scène ? demanda-t-il en la considérant d'un œil trop doux pour qu'on croie un instant qu'il l'ignorait. **
Le petit rire mal contenu qui lui échappa fit grand plaisir à Spike. Il ne se considérait pas comme un type subtil, mais il était très loin d'être idiot. Il se doutait bien à de petits détails, que ce rendez-vous était en réalité pour elle une épreuve, plus que de simples retrouvailles. Elle avait oublié qu'ils avaient vu ce film une fois ensemble, un jour où il avait dû la « baby-siter » dans sa crypte et qu'il n'y avait rien de regardable pour son âge.
— Spike, nous devons discuter de choses difficiles…
— Ouais ! C'est bien pour ça que j'ai demandé du vin !
Elle fronça les sourcils et pencha la tête sur le côté.
— A ce propos… depuis quand tu parles italien ?
— Je ne le parle pas. J'ai appris quelques phrases, c'est tout, dit-il en prenant un gressin pour l'arroser d'huile piquante. Pas mal. J'aime les trucs piquants, commenta-t-il en haussant suggestivement les sourcils. Par quoi on commence ?
Dawn planta sa fourchette dans les pâtes qu'elle tourna quelques secondes. Elle glissa un œil sur son pantalon avec inquiétude en se demandant si elle ne ferait pas mieux d'étaler largement sa serviette comme un bavoir… Comptez sur Spike pour vous ramener instantanément à l'état de gamine immature alors que vous avez des choses à aborder qui sont loin de l'être…
— Est-ce que tu as la moindre conscience qu'il est quasiment impossible de manger ça proprement sans avoir l'air totalement ridicule ? protesta-t-elle.
Il fit craquer le gressin sous ses dents d'un air peu affecté.
— Leçon n°1, ma puce, rien de ce que tu pourras dire ou faire ne te rendra jamais ridicule à mes yeux… Je t'ai vu engloutir des spaghettis bolo en les aspirant tout du long et manger des pizzas ramollies par la croute des dizaines de fois, sur le comptoir de la cuisine de ta mère… Allez, tire la première...
— Ok, dit-elle en touillant désespérément ses pattes autour de sa fourchette. D'abord… heu… est-ce que j'ai tout ruiné entre toi et ta petite-amie la démone verte ?
— C'est ça qui te préoccupe ?! La réponse est non, assura-t-il, catégorique, car il ne considérait pas réellement qu'elle et lui aient ce type de relation. A moi. Est-ce que tu as arrêté de voir ton prétendu thérapeute ?
— La réponse est non, l'imita-t-elle, mécontente qu'il ne développe pas en piquant une polpetta au bœuf pour l'enfourner. Je continue à le voir. La thérapie, ça n'a rien de miraculeux, tu sais. Il ne suffit pas juste de quelques séances pour que des années de problèmes disparaissent comme ça.
— Ok. Est-ce que je suis l'un de tes problèmes ?
Elle reposa sa fourchette en roulant des yeux, presque prête à jeter l'éponge et tout abandonner si ça partait comme cela. Il le sentit et posa sa main fraîche sur la sienne.
— Cara mia, souffla-t-il en emmerdant mentalement Pietro, ce n'est pas une question-piège... Ne te préoccupe pas de la façon dont je pourrais prendre les choses, dis-moi juste ce que je veux savoir.
Il retira sa main lentement pour piquer un autre gressin à grignoter.
— Oui, acquiesça-t-elle de mauvais gré.
— Et qu'est-ce que je peux faire pour que ça ne soit pas le cas ?
— Rien que je puisse te demander...
— Teste-moi, s'il te plaît. En passant, si c'est poser pour tes dessins, je suis ouvert à la négociation... Je veux que tu ailles bien, et que tu sois heureuse. Je ne peux pas faire en sorte que Buffy revienne, parce que le prix à payer pour ça est trop lourd mais...
— Ce n'est pas cela qui m'embête. Cela fait des années maintenant, ce n'est pas comme si je n'avais pas eu amplement le temps de m'y faire.
— Alors qu'est-ce qui ne va pas ? Pourquoi suis-je devenu un de tes problèmes ? D'ailleurs, est-ce que cela a toujours été le cas ?
— Non ! s'écria-t-elle à mi-voix d'un ton offusqué. Pas du tout. C'est juste depuis... le faux enterrement de Willow... J'ai compris les raisons de ce stratagème. Mais ce que j'ai appris de plus ce jour-là, et que je n'avais pas réalisé, c'est combien toi cela t'affectait de constater que nous vieillissons et que nous mourons. Angel m'a dit que quand il t'avait trouvé dans un parc, tu avais les yeux de quelqu'un qui voulait en finir...
— Non mais de quoi est-ce qu'il se mêle, ce gros hypocrite ? Il ne pleurera pas sur moi quand j'aurai cassé ma pipe pour de bon... il fera la fête ! Qu'est-ce qui lui a pris de te mettre des idées pareilles dans la tête ?!
— Tu te trompes. Peut-être que vos rapports sont difficiles et malaisés depuis toujours, mais c'est à peu près la seule personne qui se rapproche d'une famille pour toi. La famille, on les aime, ou on ne les aime pas, mais ce n'est pas "personne". Je n'ai pas eu l'impression que de contempler la perspective de ton suicide le laisse indifférent. Il est âgé lui aussi, et bien plus que toi... Peut-être qu'il n'a pas envie de se retrouver tout seul ?
— Qu'il se trouve un hobby et qu'il me fiche la paix...
— Spike, Andrew n'a pas été le seul à m'aider avec Maya. Angel a toujours été là. Il a regretté n'avoir pas eu assez de temps avec Connor quand il était bébé... Il a accepté de garder ma fille plusieurs fois... mais c'est lui qui a suggéré qu'on te désigne comme parrain.
— Et alors qu'est-ce que ça fait de lui ? La marraine ? ricana-t-il.
Elle soupira en réclamant un verre de vin, afin de faire une pause diplomatique. Angel n'était et n'avait jamais été un bon sujet pour Spike. Mieux valait en changer.
— Qu'est-ce que tu voulais me dire que tu ne souhaitais pas confier à une « foutue lettre impersonnelle » déjà ?
— Ta ta ta, une minute, on n'a pas fini. Reprends. Tu dis qu'Angel est venu te raconter que j'étais déprimé et vous avez pensé que Maya me distrairait de mes idées noires ? Soit. Mais quel rapport avec le fait que tout le monde est persuadé que tu m'as fait un truc horrible ? Me coller ce genre de responsabilité, ce n'est pas malin, mais ce n'est pas horrible...
— Non, ça n'a rien à voir du tout ! Pour faire court, quand je t'ai vu à la synagogue l'année dernière, j'ai eu le sentiment que tu ne parvenais pas à dépasser la mort de Buffy et que sans elle, plus rien ni personne n'avait d'importance. Je n'ai pas cru un seul instant qu'Angel divaguait quand m'en a parlé. Je t'ai vu mieux que tu ne peux l'imaginer, et je m'en suis sentie coupable. Je pensais que j'avais affreusement besoin de ton soutien quand Buffy est morte. Le fait est que je me suis débrouillée. Mal… mais ça allait à peu près. Mais toi tu t'es coupé de nous tous et du coup, personne n'a été là pour toi. Alors que nous aurions pu !
Il eut un petit rictus désabusé, la main dans le menton pour la contempler. Elle était si jolie. Il avait tellement envie qu'ils puissent revenir à ce petit flirt inconséquent qui semblait tellement hors de portée, puisqu'il avait tout gâché.
— Et qu'as-tu vu à la synagogue ?
— « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l'inconsolé, le Prince d'Aquitaine à la tour abolie, ma seule étoile est morte et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie. » récita-t-elle en français.
Il renifla en bougonnant.
— Un seul mauvais poète pour la soirée ne te suffit donc pas ?
— Hey, Nerval n'est pas un mauvais poète !
— Bof. Et alors quoi, quel était ton plan ?
— Je n'avais pas de plan très défini... Voire pas de plan du tout. Je voulais juste être un peu avec toi, parce que tu me manques. Peut-être aussi parce que tu ne me regardes plus exactement comme avant... C'est idiot, mais ça ne m'arrive pas très souvent de me sentir jolie dans les yeux de quelqu'un. Je suis pour tout le monde « la femme du directeur », Mme Wells de la Documentation – ou, comme me surnomment irrespectueusement les filles, la comtesse Docu, ce qui les fait mourir de rire parce que Christopher Lee a joué non seulement Dracula mais aussi le comte Dooku dans Star Wars... Enfin bref…
Il leva un gressin pour l'interrompre.
— Hier, je t'ai vu avec un Italien. Il n'avait pas l'air de te trouver moche du tout...
— Tu m'espionnais ?
— Oui et non. J'avais rendez-vous avec ma filleule et, au détour d'une rue sur le chemin vers chez toi, j'ai... reconnu ton odeur. J'ai vu que tu étais dans une petite pâtisserie avec ton nouvel ami qui te regardait avec une telle adoration... Le fameux Pietro, j'imagine ?
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Dawn mordit un petit sourire en le regardant avec une légère incertitude, un peu flattée malgré tout parce qu'il avait l'air... jaloux. Elle avait vu mille fois cette prunelle assassine quand Buffy sortait avec Riley et que Spike se morfondait en vitupérant après lui.
— ...Pour une fois que tu suis mes conseils, je suppose que je devrais être content, poursuivait-il. Quoi, qu'est-ce qu'il y a de drôle ? Tu te paies ma tête, Summers ?
Elle posa sa fourchette et repoussa son assiette à moitié mangée devant elle pour pouvoir croiser les bras sur la table et se pencher légèrement vers lui. Elle allait prendre quatre kilos, si elle finissait son plat...
— Tu sais garder un secret ?
— Plus ou moins... répondit-il, fasciné par la proximité de sa jolie bouche.
— Hum... Pietro ne sort pas avec moi mais avec Andrew. Je sers simplement de paravent ! Il me trouve merveilleuse d'être aussi « compréhensive » pour leur relation et que je ne le prenne pas de haut. J'espère que tu n'es pas trop fâché que je n'aie donc tenu aucun compte de tes précieux conseils...
— Nan. Pas trop, admit-il d'un ton faussement détaché... avant d'être interrompu par le serveur.
– Finito ?
Dawn acquiesça et entama une conversation qui alla trop vite pour Spike où elle avait l'air de plaisanter en passant une main sur son petit ventre rond.
– Dolci ?
Elle refusa en souriant avant de se tourner vers le vampire pour demander :
— Est-ce que tu pourrais manger un dessert ?
— Je peux tout manger, bébé, mais ça ne me nourrit pas...
Elle se retourna vers le serveur pour décliner d'un "No. Grazie. Il conto per favore" après quoi le chef se lança dans une vigoureuse et dramatique diatribe où il lui signifiait sans ambages à grand renforts gestuels qu'elle lui fendait le cœur si elle ne goûtait pas à son dessert du jour.
– Ok, allora, una pallina di sorbetto al limone per me, e niente per il signore : è a dieta !
Le serveur à moustache emporta le plat en marmottant à mi-voix des imprécations contre les Américains qui ne savaient pas ce qui était bon et qui firent sourire Dawn.
— Qu'est-ce que t'as dit ?
— J'ai pris quand même un peu de sorbet au citron et j'ai dit que tu ne prenais rien car tu étais au régime. Et j'ai demandé l'addition. C'est moi qui paye, t'as mangé que les gressins.
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Quand ils furent sortis et qu'ils prirent le chemin piétonnier qui les ramenait chez elle, la conversation mourut d'elle-même car tous deux savaient que les points les plus difficiles n'avaient pas encore été passés en revue. A la vérité, aucun des deux n'avait vraiment envie de s'y atteler. Ils marchaient l'un près de l'autre, mais Dawn gardait prudemment ses distances, quelque envie qu'elle ait eue de lui prendre le bras.
A mi-parcours, le vampire comprit qu'elle n'allait pas faire le premier mouvement, et réussit à s'exhorter à un peu plus de courage. Il n'était pas facile de parler de cela devant elle, et il n'avait pas la moindre envie qu'elle se remette à pleurer. Car alors il voudrait la prendre dans ses bras, et sans doute encore l'embrasser. Il sortit de sa poche un vieux papier tout recouvert de scotch et le lui tendit, avec un peu de maladresse.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle sans oser l'ouvrir.
— Une vieille reconnaissance de dette, dit-il. Il m'a été signifié récemment que je devais simplement m'en débarrasser.
Sans comprendre, elle ouvrit délicatement la feuille comme si elle contenait de l'anthrax et commença à lire les premières lignes.
— C'est la lettre... la lettre de Buffy...
Il hocha la tête.
— J'ai essayé de la flamber mais je n'y arrive pas. Est-ce que tu veux… m'aider ?
Un peu honteuse de s'immiscer dans leur correspondance privée, Dawn parcourut rapidement le contenu, très court au demeurant. Elle la replia et essaya de lui rendre. Sa réaction fut de sortir son briquet. La main de Dawn trembla et elle rendit la feuille.
— Est-ce que... hésita-t-elle. Est-ce que tu ne préfères pas que je la garde pendant un temps ? Tu pourrais regretter ton geste plus tard. Ce scotch en est la preuve.
Il referma son Zippo pour économiser l'essence et se dirigea vers une poubelle de rue. Il se planta devant et leva la lettre. Le briquet dans l'autre main, il fut soudain pris de tremblement, comme si sa lutte intérieure se matérialisait physiquement de cette façon.
Il inspira lentement et puis sa voix s'éleva à nouveau pour lui expliquer.
— Quand Willow est venue me soigner, j'ai l'impression que quelque chose est allé de travers pendant le rituel. Enfin, plusieurs choses, pour être honnête. Peut-être suis-je mort pendant quelques instants, ou tombé dans le coma ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que j'ai eu une vision de Buffy. Nous avons parlé, très peu de temps.
— Comment était-elle ?
— Bien. Elle avait l'air jeune. Et reposée. Elle m'a fait comprendre qu'elle n'était là que pour une seule raison : me demander de détruire cette lettre parce que – je la cite – elle nous avait fait du tort à toi et à moi.
— C'est tout ?
— Elle s'est excusée en disant que les Puissances n'autorisaient pas plus que livrer ce simple message. Plus loin vers l'arrière, j'ai aussi vu ta mère, que je n'ai failli pas reconnaître. Je n'ai rien pu dire à Buffy, cela a été très vite. Quand j'ai essayé d'attraper son bras, je me suis réveillé par terre dans le cercle que Willow avait tracé. Plus tard, j'ai essayé d'en parler et elle m'a dit que je devrais le faire quand je serai prêt. J'ai bien senti qu'elle ajoutait ça pour essayer d'être sympa, mais qu'elle aurait aimé que je le fasse tout de suite.
— Alors faisons-le !
— Maintenant ? s'étonna-t-il.
— Quoi ? Tu veux qu'on se cale un autre rendez-vous que tu mettras trois mois à accepter ?
S'en voulant pourtant de sa sortie un peu vive et passablement injuste, Dawn prit le morceau de papier et alluma le briquet d'un geste sûr. Il y a des années, elle avait volé l'ancien briquet de Spike pour avoir un objet qui le lui rappelle. Elle avait souvent joué avec et, même si elle ne fumait pas, elle savait comment le manipuler sans regarder avec la même aisance que son propriétaire.
La flamme jaune lécha un coin inférieur du papier plastifié et le grignota. Dawn le contempla se racornir, tandis qu'elle tenait l'autre côté du bout des doigts prudents. Quand il ne resta plus qu'un petit coin, elle lâcha ce dernier au-dessus de la poubelle. En moins d'une minute, la lettre avait été réduite à une pincée de cendres noirâtres. Dawn se retourna et voulut lui rendre son briquet en disant :
— Une bonne chose de faite !
Mais Spike gardait une expression un peu distante. Il déploya vers elle une autre feuille qui trembla dans la légère brise. Dawn fronça les sourcils. Combien de vieux papiers comptait-il brûler avec elle ce soir ? Sa réserve d'essence allait y passer s'il continuait ainsi…
— Et ce souvenir-là, tu veux le brûler aussi ? demanda-t-il du ton le plus neutre qu'il pouvait.
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Elle lui rendit le briquet et considéra le morceau de papier curieusement… juste une seconde. En découvrant qu'il s'agissait de l'un de ses propres dessins qu'elle n'aurait voulu montrer à personne, elle rougit, le replia précipitamment et le lui rendit comme s'il avait été enduit d'acide.
— Non. Je... ne sais pas comment il est arrivé jusqu'à toi... L'original est dans un coffre à combinaison.
Spike prit le reprit entre deux doigts et rempocha le Zippo. Il fit mine de contempler pensivement l'œuvre à la lueur d'un réverbère. Sa voix légèrement moqueuse résonna tout bas dans le ronron feutré de la circulation des voitures électriques dans les rues principales adjacentes.
— Cela m'étonne aussi, car j'imagine bien que la combinaison n'a rien à voir avec la date de naissance de Maya...
— Bien sûr que non, ce serait trop évident... répliqua-t-elle se traitant mentalement d'idiote.
— Est-ce que toute la ville les a vus ? s'enquit-il en le repliant pour le ranger.
Elle le regarda bouche bée, comme s'il avait perdu la raison. Sa tête curieuse était inclinée sur le côté, et la légère brise s'obstinait en vain à taquiner des cheveux qu'il plaquait toujours au gel. Il avait l'air très calme et pas d'humeur spécifiquement badine.
— Quoi ? J'espère bien que non ! Ils ne sont pas faits pour être montrés ! C'est juste... pour m'entraîner au dessin. Ils ne sont pas très bons…
Spike allait rétorquer que le modèle était pourtant excessivement bien fait de sa personne, et que les dessins ne pouvaient qu'en être meilleurs, mais se retint à temps. Pas deux fois les mêmes erreurs. On ne badine pas avec Dawnie. Enfin... pas trop.
— On aura dû encore me baratiner là-dessus.
— Ouais, « on » va se faire bien attraper quand je vais rentrer à la maison.
Spike soupira en s'appuyant contre un mur. Il savait que même en cheminant à pied molto piano, ils seraient arrivés sous peu. Comment pourrait-il faire pour parler du sujet même du dessin qu'elle avait à peine supporté de regarder en face ? Comment lui imposer ce souvenir qui semblait trop pénible pour elle ? Il l'avait mordue alors qu'elle avait confiance en lui… En soi, c'était déjà à peine croyable qu'elle ait ne serait-ce qu'accepté de le revoir dans ces conditions.
Des années d'abstinence acharnée exigeant une patience, une endurance, une volonté et un sacrifice permanent pour arrêter de boire les honnêtes gens… Tout ça ruiné par une simple petite morsure, peut-être joueuse, peut-être donnée – qui sait ? – dans les affres délicieuses du plaisir qui l'avait emporté... On disait souvent que c'était un domaine où la quantité ne comptait pas. Trop vrai. Même une toute petite goulée de ce breuvage divin et littéralement vivifiant, était « grave ». Toutes les victimes d'addictions savaient cela. Les vampires étaient les seuls dont on encourageait l'anorexie sous le prétexte qu'ils ne mettaient pas leur santé en danger, tout en protégeant celle des autres…
Il chassa ces pensées ironiques.
— Maya ne cache pas qu'elle voudrait me voir plus souvent… mais à l'écouter, il faudrait en réalité que je sois là en permanence. Qu'est-ce qu'elle croit ? harsarda-t-il en la regardant de côté. Que je vais... changer de vie ? Devenir respectable ? Enseigner l'histoire des vampires dans son école ?... Décidément, les filles sont toutes pareilles. Les siècles passent et t'en as toujours une qui s'obstine à vouloir que tu changes pour daigner t'accorder son amour…
Il ne plaisantait qu'à moitié, bien sûr. Le regard tout aussi furtif qu'elle lui accorda laissait entendre qu'elle n'était pas si dupe de ces questions qui s'adressaient plutôt à elle. Mais elle lui savait gré d'être assez subtil pour respecter ce genre de petit jeu des convenances. Elle ne l'en aurait pas réellement cru capable. Mais la vérité c'était que Spike était capable de tout, particulièrement s'il était suffisamment motivé. L'était-il vraiment ?
— Ce genre de vie ne te conviendrait pas, tu t'ennuierais à mourir. Ce ne serait pas très anarchiste, ni très rebelle en effet, admit-elle volontiers. Mais tu ne peux pas en vouloir à Maya de ne pas être encore capable de le deviner…
— Non, c'est vrai. Ce n'est pas comme si j'étais célèbre pour ma très grande cohérence. Ou que je ne prônais pas une chose et son contraire, en arguant qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis…
Trop fugace au goût du vampire, un fin sourire détendit enfin les traits cette intime inconnue, en un si doux témoin de la victoire qu'elle lui concédait... Il se rappela à l'ordre pourtant car pour gratifiant qu'il pouvait être, ce genre de sous-entendus pouvaient aussi n'être que des paroles en l'air et s'enliser éternellement dans un marais stagnant amical, absolument vierge de toute activité charnelle... Il n'était pas sûr d'être jamais capable de s'en contenter maintenant. Avant, peut-être... Mais une fois que le point de non-retour avait été atteint...
— Je préférerais qu'on se remette en marche car j'ai un peu froid maintenant, déclara-t-elle en soufflant dans ses paumes.
— Si on marche, on sera bientôt arrivés chez toi et il y a des choses dont nous n'avons pas encore parlé.
— Et bien, ce n'est pas grave, on continuera là-bas. Tu ne crois pas que je vais te mettre à la porte, si ?
— Je ne suis pas sûr que tu veuilles encore d'être seule en ma présence. Tu me regardes à peine. J'ai peur de t'avoir blessée ou effrayée... Mes propres souvenirs m'échappent et j'ai l'impression de courir après des fantômes dans la brume. Certains me reviennent le soir mais que je les ai de nouveau oubliés le matin. Je ne sais même pas contre quoi je me bats. Des chimères, peut-être.
Son petit moment de sincérité fit son effet. Bataillant intérieurement contre des motifs inconnus de lui, elle inclina la tête en signe d'acceptation.
— Ok, tu gagnes. Mais tu ne vas sans doute pas aimer ce que tu vas entendre. Et peut-être aussi que tu m'en voudras d'avoir fait la lumière sur ce qu'au final, tu aurais peut-être préféré ignorer.
— Pourquoi ?
Elle releva des yeux tristes sur lui.
— Parce que je t'ai vu dans un état de très grande fragilité.
— Mon âme a refait des siennes ?
— Non, réfuta-t-elle avec un pauvre sourire. Mais je préfère qu'on continue d'en parler au chaud. Si on a de la chance Andrew sera rentré et il fera un feu dans la cheminée.
Ses traits se renfrognèrent aussitôt et le pli de sa bouche se fit plus amer.
— Non mais je sais en faire, hein ? Faut pas croire que parce que je suis un vampire, je pars en courant à la vue d'une flamme…
Le regard qu'elle eut à ce moment aurait pu arrêter son cœur s'il avait encore battu.
— Je t'ai déjà dit que j'aimais ton stupide ego ?
— Oui, une fois, vite fait, en passant…
Elle lui tendit la main pour l'inciter à bouger, et il l'accepta seulement pour mieux l'attirer dans ses bras. Malgré ses efforts pour être le plus doux possible, elle déglutit et sa respiration accéléra quand elle se retrouva contre sa poitrine. Aucun vampire n'avait des yeux aussi expressifs que les siens. Plus elle allait, et plus elle trouvait que sa « non humanité » devenait extraordinairement insignifiante et tonitruante à la fois...
— … et à chaque fois, ça me donne envie de t'embrasser. Par exemple, maintenant. Tu as une objection ?
— Spike, s'il te plaît, l'implora-t-elle en se raidissant. Il vaut mieux que tu saches avant ce qui s'est passé... ce que je t'ai fait. Peut-être que ça va tout changer pour toi…
— Non ! protesta-t-il avec véhémence. Écoute, je sais que ça peut te sembler très soudain venant de moi. Crois-moi, ta sœur n'a pas davantage apprécié quand je lui ai fait savoir beaucoup trop tôt que mes sentiments pour elle avaient… euh… disons… changé de nature... Mais je ne crois pas que ce que je ressens puisse être complètement factice.
— Mhh, dis-moi, t'étais pas là quand Willow a lancé un sort qui a rendu deux ennemis jurés complètement gagas ? répondit-elle avec trop de tristesse pour qu'il le prenne comme une vraie provocation.
— Si j'étais là ! Cela n'a fait que m'ouvrir les yeux sur quelque chose que je n'étais pas capable de concevoir. Tu veux que je te dise ? La vérité c'est que j'ai adoré tous les instants que j'ai vécus sous influence magique. Je sais que je ne devrais pas, que Willow a déconné sec deux ou trois fois avec ça... Mais les conséquences pour moi ont été bonnes ! A chaque fois, je me suis comporté en accord complet avec ce que je désirais au fond de moi, et tout était merveilleusement simple. Entre Buffy et moi, il n'y avait pas d'ennemis héréditaires, ni de vieux dossiers qui fâchent. Juste une attirance normale et un front commun contre l'adversité. Et à aucun moment, ça n'était « foutu d'avance » ou trop dangereux, ou bizarre... C'était juste possible. Tu ne peux pas imaginer combien c'était euphorisant, une relation naissante qui n'était ni maudite et condamnée...
Bien sûr, je ne l'aurais pas reconnu immédiatement devant elle par la suite, mais à quoi bon aujourd'hui répéter toujours les mêmes stupides erreurs ?
Tu m'as demandé à quoi servait mon immortalité ? Je te le dis. Je suis là, devant toi, je t'avoue que j'ai toujours eu pour toi plus de respect et d'affection que pour aucun humain. Mais la vérité, c'est aussi que lorsque je t'ai revue après toutes ces années, j'ai oublié le passé, et pendant un instant d'éternité et je n'ai vu qu'une belle femme... Et peut-être que rien n'aurait changé du tout et que j'en serais resté là, si tu n'avais pas posé deux petites secondes tes lèvres sur les miennes, ni recherché mes bras, ni confié ta tristesse... Je ne suis pas un gars compliqué qui se la joue sombre et ténébreux comme Angel. En deux secondes, j'ai pris conscience que tu étais magnifique et que tu m'aimais…
Même ça, ton affection je veux dire, j'aurais sans doute pu réussir à le gérer à l'usage. Mais quand j'ai compris que tu pouvais me désirer... Oh, je crois que ça m'a cramé la cervelle !... Et je n'ai pas réussi à revenir plus tôt, juste pour ça. Pour pouvoir garder en moi juste un peu plus longtemps l'illusion agréable que nous deux, aussi tordu que ça pouvait paraître à première vue, c'était malgré tout possible... Pourtant, cette foutue âme est là et ne me laisse aucun répit, toujours à me seriner que je me comporte en égoïste, que tu as besoin de guérir... et de m'oublier. Alors, je suis là. Je n'en ai pas envie, parce que je sais que c'est la fin, mais je suis là quand même. Pour toi.
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Notes de l'auteur
Merci à Manuemarie pour la révision des dialogues en italien.
* Merci mais je n'ai encore rien commandé. / Monsieur l'a fait pour vous. Bon appétit ! / S'il vous plaît, est-ce que je peux avoir un peu de vin avec le plat ? / Tout de suite monsieur.
** Si vous avez oublié, il y a une histoire de long spaghetto dont chacun grignote une extrémité, en regardant ailleurs, jusqu'à ce qu'inexorablement... :-D