Version d'attente de Laocoon
Lacejambe finit par s’intéresser à la scène qui se déroulait alentours. D’un rapide coup d’œil il analysa puis partit en trombe sans rien dire à personne. Eric se rongeait les sangs en appelant plaintivement par intermittence, les autres lassés avaient abandonnés, vautrés dans les énormes racines. Bertrand revint avec une grande échelle et y grimpa avec sur ses talons, Eric et toute la troupe. Mais en haut : rien. La fente dans l’arbre s’était résorbée… Il se retourna et opina lugubrement.
- Il est perdu.
- Attendons ! Il va sans doute ressortir ! objecta Eric en essayant de voir ce qu’il n’y avait plus. Ils redescendirent et s’assirent en cercle autour du tronc. Au milieu des visages abattus, Eric détonnait, en pleine cogitation. Au bout de quelques minutes, il se plaqua contre l’arbre essayant d’entrer en communication avec lui. Cependant celui-ci n’avait rien d’une fleur et le dialogue semblait impossible car…
-Sol, il faut qu’on danse autour de l’arbre pour que je puisse lui parler ! Si nous accélérons le temps, je devrais pouvoir comprendre ce qu’il dit. Les arbres chantent quand nous voyageons.
Discipliné, Sol sortit son instrument et pour ne pas être en reste, les autres commencèrent à frapper le tronc avec des pierres qu’ils trouvèrent près des tombes avoisinantes. Ils formèrent une farandole autour de l’arbre, tapant la mesure chacun son tour sur le bois pour réveiller le bel endormi. Eric intima le silence à Circée d’un doigt sur la bouche. Il se mit à improviser un dialogue avec l’arbre sur l’air de All things are quite silent. Circée se retint de rire, elle n’entendait rien à l’anglais et la voix de Fenby n’était pas des plus justes mais l’émotion l’emporta vite sur la qualité de voix et elle se laissa prendre dans le flot comme les autres.
-All things are quite silent, each mortal at rest, When me and my travel’s friend dance around your old chest, When my brother climb on you and be inside of you, Give me some news please dear jewel give me news.
La voix de l’arbre s’éleva avec plus de justesse mais avec un timbre très proche de celui d’Eric, tous l’entendirent clairement mais c’est Bertrand qui en fut le plus touché.
-I begged hard for my son Etienne as I would for my life. But he is in hell now and fight against Tiara I’m just the ferrytree, all souls are coming to me Hell emptied is lamenting in sorrow and woe.
Alors qu’Eric allait enchainer une réponse, l’arbre commença à s’estomper au profit d’une herbe au vert flamboyant qui s’agitait follement sous un ciel sombre. Ils avaient quitté Marseille. Sol hâta l’appel de fin. Une pluie fine leur faisait un manteau de perles. Les larmes réchauffaient les visages. Azielle souffla une vapeur blanche sur ses mains pour les réchauffer et entoura Eric de ses bras pour le réconforter ou réciproquement.
-Mon pauvre Fenby ! gégnit Bertrand.
-ça ira M.Lacejambe. répondit tristement Eric.
-Je ne parlais pas de vous Eric mais de votre père. Quant à Etienne nous ne pouvons plus rien pour lui ici, c'est maintenant sans appel ! Nous pourrions peut-être demander l'intersession de la Reine.
-Ah non merci ! Nous serions traités comme des traîtres ! Poséïdonias a dû se plaindre de nous ! Nous pourrions être jetés hors du cercle.
A l'énoncé des plaintes de Merlin, Eric s’insurge :
-Etienne est coincé sous terre avec le diadème et vous ne tenteriez rien pour l’aider !
Tous se regardèrent avec défiance tandis que les arguments muets s’échangeaient. Le plus ardent était Lacejambe qui avait lancé l’idée reprise par Eric. Circée fut la plus difficile à convaincre, pour elle il abaissa sa garde lui faisant des yeux de chat implorant qui ne pouvaient que la faire fondre.
-Non ! assena-t-elle finalement. La reine ne pourra rien pour lui, elle ne peut rien pour elle-même ! La dernière chose que je ferais pour toi Bertrand c’est ramener Eric à Marseille. Ensuite, je ne veux plus jamais voir cette ville ! Plus jamais. cria-t-elle avec une fureur sans appel.
-Je préfèrerais rentrer chez moi, dans le Yorkhire… Ces landes me rendent nostalgiques. De toute façon, j’aurais si peu de souvenirs de notre aventure que je ne servirais à rien à Etienne là-bas. Je préfère ne plus rien en savoir. J'aurais moins de regrets.
-Et toi Bertrand ? Tu me suis ? insista Circée qui savait Lacejambe touché en plein amour propre.
-Mourir ou te suivre ? Ai-je le choix ? Cela fait si longtemps que je suis dans la valse, je crois que je préfèrerais la mort cette fois. Ce n'est pas contre vous, être impuissant face aux drames c'est toute ma vie. Je n'en peux plus. Cependant, accorde-moi une faveur. Une dernière...
Etienne fit une pose devant la statue rongée du chérubin intiment le silence de son doigt jadis boudiné. La statue de Notre-Dame de la Garde était tombée de son piédestal et gisait dans le jardin du bois sacré. De son point de vue, il tenta d’embrasser Marseille du regard ne distinguant que de pâles lueurs dessinant la côte et ceinturant les collines inhabitées. Pour la première fois il ressentit la claustrophobie qu’inspirait cette grotte à dimension urbaine. L’air pesait sur ses poumons. Il eut le sentiment que peut- être il mourrait là, lui aussi, et pour la première fois de sa vie l’image d’un diadème noir tournant sur lui-même s’insinua dans son esprit. Il n’avait plus envie d’avancer. Il se sentait si las… La statue avait le regard tourné vers lui alors que sa main reposait nonchalamment sur sa tête depuis quelques minutes. Il la retira vivement comme sous l’effet d’une brûlure. Il était entré en communion avec l’objet qui avait tenté d’absorber son âme et lui avait transmis ses craintes. Il reprit son chemin avec plus de volonté prenant garde de ne plus rien toucher. Il prit le flacon dans ses mains pour s’assurer qu’il allait bien mais il n’était plus qu’une fiole ordinaire, son verre irisé avait terni et par endroits il s’effritait en petits éclats tranchants. Il hésita un moment à le conserver puis le posa sur la rambarde de pierre de l’escalier et continua à grimper vers le sanctuaire. Il était seul, ne croisant plus aucun objet ni vif ni moribond sur sa route. Dans le lointain on entendait des immeubles s’effondrer, les mats des bateaux craquer. Plus loin encore, au nord, des usines explosaient comme des feux d’artifices dans une ville voisine.
Sur le seuil béant, son cœur se serra. Elle était là, la toute puissante Athéna, simple vestige antique d’une statue de marbre blanc brisée. Son péplos lacéré par les bancs, fidèles trahis et vengeurs. Il n’y avait plus rien ici. La Peste avait détruit tout ce que l’orgueil et la concupiscence avait réussi à bâtir. Etienne tourna les talons, il fallait songer à repartir vers le monde d’en-haut… sans se retourner. Il n’y avait pas que la gare, il avait emprunté d’autres chemins, accompagné du maître. Il n’avait plus rien à faire ici-bas. Il repensa sans peur à l’image qui horrifiait tant la statue de l’angelot. Il y trouva même une sorte de réconfort, il n’avait rien à perdre, il n’avait rien construit dans sa vie, ce diadème n’aurait rien à lui prendre, son égo était mort lorsque Mme Marcelle l’avait abandonné, il n’y avait plus rien à faire disparaître.
Il marcha sans plus se soucier des objets qui tentaient de s’agripper à lui, il savait qu’il leur fallait du temps pour aspirer l’âme humaine, il ne leur en laisserait pas le loisir, les rejetant au loin comme des mouches agaçantes.
Il refit surface au cimetière. De là, il tracerait un nouveau chemin. Il traversa les rues vidées par la nuit dans le plus simple appareil. De retour chez-lui, il prit le peu d’effets qu’il possédait, les bourra dans la valise déjà pleine d’Eric et partit vers le port pour s’embarquer. Il irait ailleurs, toujours, ne cesserait plus jamais de voyager.