Version d'attente de Laocoon
Bertrand observait les alentours, arrimé à son khaya anthotheca, à plus de cinquante mètres au-dessus du sol. Il dominait la canopée, faisant corps avec elle. Depuis trois jours déjà, il entendait la rumeur des tronçonneuses, des arbres qui s’effondraient, des camions qui tractaient et transportaient les troncs. Il faisait corps avec l’arbre, il savait que l’heure était proche et qu'il partagerait le sort de son ami. Que ferait-on de lui ? Des manches de guitares ? Un jeu d’échec ?...
Bertrand sentit un élan érotique le submerger. Il repensa à cette éternellement jeune danseuse, Azielle, qui avait ri de ce qu’il allait faire. A Circée qui lui avait offert un dernier corps à corps amoureux et à cette mort qu’il avait tant désirée. Il étreignit l’arbre, il caressa l’écorce et toutes les femmes qu’il avait connu. L’heure vint. Le fracas d’une vie qui s’effondre tout près. L’orage approchait, les coups se rapprochaient. Ils ne se rendraient compte de sa présence qu’après. Est-ce que cela les ferait réfléchir ? Il sentait la peur de l’arbre. Un frémissement ? Il le vivait dans toutes ses cellules. L’Acajou blanc ne craignait pas la mort mais il savait que s’il disparaissait, ses sujets en pâtiraient. Bertrand n’était pas son seul hôte. Il l’avait accepté ; il ne rejetait personne. Il avait d’abord envoyé ses insectes, inspecter ce drôle d’animal. Il avait senti que son corps bougeait avec lui quand le vent lui parlait. Il avait écouté le rythme qui battait en lui et il avait commencé à comprendre. Le petit être vivait pour lui et non pas seulement de lui. Il demandait à être adoubé. Alors il l’avait accueilli. Bertrand faisait partie de la forêt. Chacun avait sa place et manquerait à l’ensemble s’il disparaissait. La forêt était une entité dont Lacejambe était désormais un atome. Ils mourraient tous ensemble même si c’était l’un après l’autre. Sa gorge se noua. Il les voyait qui s’agitaient en contre-bas. Petite armée de bucherons. Ils parlaient en faisant de grands gestes. Bertrand récusait une dernière fois son humanité. L’écœurement lui tournait la tête. Avait-il déjà été l’un d’entre-eux ? Au soir de sa vie, il ne l’était plus. Plus jamais ! Il fredonna une dernière fois pendant la chute, une mélodie qui dit la pluie et le vent qui apporte les nouvelles, la nuit qui vient, le soleil qui réchauffe… L’arbre pensait aux centaines de vies qu’il avait vécues. Et puis il fit noir, une lumière éblouit Bertrand.
Je suis là car je continue d’être même si je ne sais plus qu’une chose, j’ai été et j’attends d’être à nouveau. Je patiente entouré d’autres avec qui je n’ai aucun moyen de communiquer, je les ressens en moi, autour de moi, partout, familiers, comme des extensions de mes pensées, mais je ne pense à rien... Au-dessus, en dessous, rien n’est précis. Il n’y a pas de sens, pas de sens pour palper l’extérieur ; nous sommes. L’éternité passe, je suis en stase et puis j’ai l’impression de m’éloigner, je suis seul, le temps n’a pas de prise sur moi. J’attends sans savoir quoi. Je suis mon cœur qui bat, le métronome de ma vie a recommencé à battre la mesure. Soudain Je n’aspire plus qu’à une chose : recommencer, aimer, être aimé, cette fois pour de vrai…
La première sensation hors du nid intérieur est un déchirement, l’appel de tous mes sens affamés de sensations, en quête de ce sentiment de satiété que procure l’amour maternel d’abord et puis…
La chaleur, la douceur m’envahit, m’enivre efface tout ce que j’ai pu être. J’aspire le liquide vital. J’entends sans comprendre une première voix, haut perchée :
- Son nom ? Une voix qui m’est déjà familière sans que je sache pourquoi lui répond.
- Sabrina.