Version d'attente de Laocoon
Chapitre 15 : Dans les mailles du temps
1719 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 22/11/2021 23:13
- Le temps n’existe pas, nous sommes là et puis l’instant d’après il s’est écoulé des décennies, j’aime tellement voyager, changer de lieu d’époque.
- Que dois-je faire ? interrogea Eric.
- Comment nous voyageons ? Tout simplement en traversant le temps à pied… Nous traversons les cercles naturellement présents. Nous restons à l’écoute et sautons dans la vague lorsqu’elle reflue. Ce n’est pas compliqué. Il faut danser pour provoquer des ondes et ensuite… Donnez-moi la main. Et hop. Ne vous arrêtez surtout pas de danser sinon vous allez vous perdre. Ne me lâchez pas la main, suivez le rythme. Voilà, vous l’avez n’arrêtez surtout pas de danser et sauter quand vous le sentez. Suivez le rythme.
Bertrand regardait Eric que la belle Azielle avait pris sous son aile. Elle aimait les nouveaux visages. L’exil semblait presque volontaire lorsqu’on la côtoyait. Il avait un temps tout oublié dans ses bras. Le souvenir le fit sourire et il voulut donner la main à Circée pour l’aider à trouver le rythme elle aussi. Mais il lui sembla qu’elle avait toujours voyagé avec eux. Elle frappait le sol avec virtuosité, marquant chaque temps que le batteur soliste tapait sur la peau de son instrument.
La grotte avait rapidement été envahie de lierre, le sol n’était plus de pierre mais de terre battue. Visiblement Poséïdonias leur ferait changer d’époque et de lieu. Autour d’eux la nature semblait soudainement animée d’une vie sauvage et agressive. Les plantes poussaient, dansaient une transe frénétique. Des lianes s’enroulaient autour de leur corps puis refluaient en les caressant. Des arbres jaillis du sol agitaient leurs branches, lançaient tous leurs rameaux à droite puis à gauche. Les fleurs pulsaient comme des stroboscopes : bouquets blancs, jaunes, mauves, rouges ! Eric entendit alors leur chant, comme un bourdon. Lui qui avait pour habitude de leur parler avait déjà perçu ce souffle vibrant et l’avait interprété comme une sorte de ronflement, comparable aux bruits que peut faire un nourrisson dans son sommeil. Il l’entendait maintenant à la bonne vitesse. Les fleurs chantaient, en permanence avec les voyageurs temporels, elles accompagnaient leur passage. Le monde végétal vivait à un autre rythme que les humains et l’ensemble du monde animal.
Poséïdonias jouait d’un instrument à 13 cordes une mélodie littéralement ensorcelante tandis que les percussions marquaient un tempo arythmique qui semblait faire écho au pouls d’Eric. Son cœur semblait ne plus lui appartenir. Il voulait suivre la musique, il n’avait plus qu’à être la musique puisque chacune de ses cellules y aspirait. Quand la voix haut perchée de Circée se sur-imprima sur la partition, il ne suivit plus qu’elle. Son corps twistait, tournoyait, pulsait. Poséïdonias parti en solo, pour couvrir la voix humaine qui le concurrençait les épaules d’Eric le suivirent en frétillant, ses genoux ondulaient sur le flow de Circée. Il avait tout oublié, il ne cherchait plus Bertrand, il ne voyageait plus dans le temps, il dansait, plus rien d’autre n’existait. Parfois il jetait un œil sur les plantes tentant de suivre le mouvement de l’une d’elle pour enrichir la gamme de ses réactions aux notes qui l’enivraient. Sous leurs pieds, la terre s’échauffait. Là où ils retombaient, se formait une couche de plus en plus sèche, un petit disque parfait qui craquela sans prévenir. Il vola en éclat dispersant une fine poussière scintillante qui s’éleva en petits tourbillons qui eux aussi se mirent à danser autour d’eux. Il sentit que le trajet touchait à sa fin car le morceau semblait monter vers un paroxysme que rien ne pourrait surpasser.
Quelques mesures et le silence. Pas d’applaudissement, les yeux fermés, le noir et puis comme un voile qui se déchire. Ils s’éveillèrent dans un jardin niché au cœur d’une corolle d’immeuble de quatre étages. C’était toujours l’été, il faisait bon, quelqu’un faisait griller du poulet.
- Où sommes-nous ? s’inquiéta Eric.
- Je ne sais pas ? Sûrement pas là où nous devrions. lui souffla Bertrand en se rapprochant de lui.
Il n’y avait plus que Bertrand, Circée, Azielle, Eric et trois autres voyageurs.
Ils sortirent des buissons, les trois êtres féériques caressèrent un platane noueux qui prenait presque toute la cour. Dans une véranda éclairée à la bougie un jeune homme se tenait à quelques pas d’une toile, le pinceau à la main. Il semblait méditer.
- Venez, on va voir ce qu’il peint ! les invita-Azielle.
- Il va réagir comment ? On rentre comme ça : Salut, on ne fait que passer. s'offusqua Eric.
- Il ne nous verra pas. On n’existe pas ici.
- …
Azielle n’avait pas attendu, Eric suivit. Il se demanda s’il avait déjà été observé. Peut-être que depuis toujours on l’observait. Y avait-il plusieurs niveaux d’inexistence ? Ce pouvait-il qu’en ce moment d’autres voyageurs l’observent sans être vu ? Il suivit sans voir, se cogna dans le chambranle et laissa échapper un juron.
- Et, il y a beaucoup d’autres fées comme vous ? … ça fait combien de temps, vous venez d’où en fait ?
- Nous ne sommes pas des fées ! pouffa Azielle, nous sommes des voyageurs. Le temps n’existe que si on y prête garde.
- On est où ?
- Je ne sais pas moi, l’espace non plus n’existe pas. Il n’y a que toi qui soit réel et le présent, l’éternel présent !
- Que s’est-il passé, où est Poséïdonias ? les interrompit Bertrand en les rejoignant.
- Il se rendait à la cour, mais Circée a des aptitudes qu’il n’avait pas soupçonnées. Elle nous a déviés ! J’ai préféré la suivre, j’en avais marre de ce m’as-tu vu ; ça fait trop longtemps qu’il voyage, il a acquis trop de maîtrise et il en veut toujours plus. Il précipite toujours les choses, transiter, transiter, il n’y a que ça ! Moi je veux voyager, être là !
- C’est un peu l’idée. ajoute l’un des trois autres voyageurs. J’m’appelle Sol. lança-t-il en finissant de ranger son instrument dans sa housse.
Les deux autres se présentent à Eric d’une révérence :
- Merlin.
- 1802 !
- Oh ? Qu’est-ce que c’est ? s’émerveilla Circée en observant la toile du peintre.
- Des spirales, il y en a partout.
- Et des visages.
- Ils sont verts comme des arbres. Ce sont des arbres ?
- Ils ont des yeux bizarres, ils me fixent, je déteste ça ! asséna 1802 en faisant la moue.
- Ils ont l’air bien, tranquilles, il y a même des amoureux ! se moqua Azielle. Tu aimes Eric ? susurra-t-elle en se pressant contre-lui. Surpris, il bouscula le tableau. Le peintre sortit de sa torpeur et replaça le tableau sur son chevalet. Il alla fermer la porte de la véranda que les voyageurs avaient laissée ouverte. Et se parla à lui-même, énervé.
- Ach, marre de toutes ces questions, les gens ne comprenne jamais rien ! Le jardin des morts heureux ! Je les entends déjà dans ma tête, « et c’est quoi ces petites spirales et gnagnagni et gnagnagna ! » Les spirales c’est le cycle de vie, infini, les morts deviennent des arbres les arbres vivent, la nature vit, elle est notre matrice et notre linceul, le seul dont nous ayons besoin ! On ne vient pas au monde dans des boîtes bon sang ! Pourquoi les morts sont-ils emprisonnés dans des cercueils ? Bande de croque-morts concentrationnistes !
- Tu parles tout seul Frederick ? un jeune homme torse-nu venait d’entrer dans la pièce.
- René ! Non, oui… J’ai l’impression de les entendre tous ces artistes décadents, ces collectionneurs incultes qui se raillent. ça me hérisse, il faut que je sorte ça de moi.
Azielle et les trois voyageurs s’étaient affalés sur une longue banquette et semblaient prêts de s’endormir. Eric, Bertrand et Circée observaient la scène entre les deux hommes.
- Il nous a entendus en fait ? constata Eric.
- Oui et non, une partie de lui nous a sentis mais c’est l’idée générale de notre conversation qu’il a perçue. C’est plus du domaine du ressenti.
-Le tableau, il a bougé tout de même quand Eric l’a heurté ! ajouta Circée. Nous ne sommes pas réellement inexistants ici.
- C’est plus complexe, j’ai cru comprendre que seuls ceux qui font encore partie de la temporalité présente peuvent l’affecter. Je ne sais pas en quelle année nous sommes mais Eric doit encore être vivant à cette époque.
Circée lança une pichenette dans la palette posée sur un tabouret. Elle tomba au sol avec un bruit mat.
- Moi aussi ! Je suis encore vivante !
- Vivante, présente, pas sûr...
Il se pencha à l’oreille du peintre et lui inspira :
- Remets-toi au travail.
Ce dernier se gratta la tête. Il se retourna vers le tabouret où il avait laissé sa palette et l’y trouva.
- Ceux qui n’existent plus n’engendre que des conséquences instantanées.
Les yeux de Circée s’embuèrent sans crier gare. Bertrand la rassura.
- Tu es faite pour vivre parmi les voyageurs. Tu n’as plus ta place dans le monde des humains. Allez, prenons un peu de repos, les autres ont raison, la nuit a été longue. Nous explorerons plus tard.