Version d'attente de Laocoon
Il pouvait considérer tout cela comme un rêve mais avant il lui faudrait regagner l’Estaque, se blottir dans son lit et négliger cette valise siégeant au beau milieu de la pièce. Aussi farfelues qu’avaient pu être les dernières vingt-quatre heures il devrait en faire cas et assumer. Il commença par chercher la Pangée. Il fit le tour des remparts et fut bien aise de la voir échouée sur un semblant de rocher, à l’ouest de Degaby. Il escalada à rebours les fortifications bénissant l’amour qu’il avait pu porter à l’art de grimper, enfant. Personne n’avait eu le souci de l’empêcher de faire ses explorations et il était devenu très habile à trouver les cachettes les plus hautes perchées. Il remit la coque à l’eau, dépité de constater qu’il aurait des réparations à effectuer. C’était un moindre mal. S’il réussissait à le sauver, son frère pourrait peut-être financer la chose. Pour l’heure il fallait se rendre à Saint-Pierre.
Comme son pointu prenait l’eau, Etienne ne prit pas le risque d’aller plus loin que Malmousque. iI le laissa échoué sur la plagette et partit les mains dans les poches. Il caressa l’étrange graine diamantée entre ses doigts tout le long du trajet. Il gagna sa destination en à peine une heure et se présenta à la guérite du gardien pour lui demander son aide. Ce dernier lui indiqua une tombe des plus modestes. On avait enterré la dame sans cercueil et personne n’était venu à son enterrement. Il avait une mémoire d’archiviste et il l’accompagna volubile jusqu’à une petite croix en bois déjà blessée par le temps. Il y avait inscrit à la peinture l’essentiel de ce qu’il y avait à savoir : nom, prénoms et dates. Le gardien sembla un moment vouloir se recueillir avec lui mais Etienne réussit à le congédier d’un œil particulièrement appuyé.
Il s’agenouilla pour mieux regarder une floraison minuscule à la base de la croix. Alors qu’il examinait la délicate fleurette jaune en forme de petite main, elle se détacha de sa tige. Il en fut tout embarrassé. Son contact était étrangement chaud. Il irradia bientôt dans tout son corps. Le soleil frappait dru sur sa nuque aussi s’assit-il sous un cyprès tout proche. S’adossant, il approcha la fleur de son oreille. Elle n’avait visiblement rien à lui dire. Il scruta le ciel espérant un nuage qu’il n’aurait sans doute pas su lire mais rien. Le vide l’envahit. Les larmes montèrent. Il les laissa doucement couler le long de sa joue et essayer de former une stalagmite sur son pantalon. Il n’avait rien d’un héros des temps antiques. Où étaient donc retenues ses âmes ? Par qui ? Désespéré, il fit comme lorsqu’il était enfant, il se confia à la fleur. Et, bienveillante, elle lui insuffla du réconfort. Elle était peut-être trop jeune pour lui parler mais une image rémanente vint se ficher dans son cerveau et un mot tout aussi inconnu : une jeune femme asiatique et peut-être son prénom : Noriko. Soudain, il se souvint l’avoir lu, dans le manuscrit. La lettre d'adieu faisait mention d’une Noriko. Désemparé, il pensa à la graine et se dit que si cette plante s’appelait Noriko, peut-être que leur père souhaiterait pousser auprès d’elle. Il sortit la graine de sa poche, creusa un petit trou à côté de la fleur et y enfonça la grosse graine. Alors qu’il se levait pour aller chercher un arrosoir auprès du loquace gardien, la terre fut ébranlée d’un craquement sinistre. Sous ses pieds, était entrain de s’ouvrir un trou béant. La graine tournait à une vitesse folle. On eut dit une météorite se forant un passage vers le cœur même de la planète. La terre se dérobait sous ses pieds et il fut happé par le vortex minéral. Par reflexe, il forma une petite cage autour de la fleur pour la protéger et se laissa faire sans plus résister.
Il ferma les yeux et se replia sur lui-même autour de la fleur, laissant le moins de prise possible à tout ce qui tentait de se frayer un chemin vers ses yeux, sa bouche, ses oreilles. Englouti, absorbé, digéré, l’humus l’adoubait. Bientôt, il traversa une couche calcaire, la pierre semblait fondre sur leur passage formant un tunnel aux parois lisses et fraîches. La descente s’accéléra. Il ouvrit les yeux pour les refermer aussitôt, étourdi par la vitesse. Il atterrit dans un lac souterrain. Il ne voyait rien, si, ses mains, il les ouvrit. La fleur irradiait une puissante lumière qui l’aveugla. Il leva le bras de manière à ce qu’elle éclaire l’endroit où il se trouvait. Une immense salle aux couleurs d’ocres. Architecture fantastique, cathédrale minérale, aucune image n’aurait pu décrire l’enchantement qu’il ressentit. Luisantes, stalactites et stalagmites s’étaient rejointes pour former des enfilades de colonnes. Il prêta attention à la musique cristalline qui se jouait dans toute la salle. Une pluie de sources se déversaient chantante du plafond, se mélangeant à cette mélodie, les gouttes ce sur-imprimaient en une arythmie reposante. Il nagea jusqu’à la berge, tenant la fleur au-dessus de sa tête. Ses habits avaient été réduits en lambeaux par la descente infernale. Il finit de déchirer sa chemise afin d’en faire un couvre-chef propre à accueillir la fleur comme un écrin.
Devant lui s’ouvrait un large escalier qui descendait vers une ville, parterre étoilé de lampadaires faméliques, grouillante d’une vie insectoïde. Il cacha sa fleur sous un repli de tissu et descendit les marches, pesant chaque pas. L’escalier était plus long qu’il n’avait cru et, d’insectes, les étranges habitants se dévoilèrent objets animés. Le premier être qui le remarqua fut un réverbère qui le salua en courbant sa haute stature d’un geste presque végétal. Il lui répondit mal assuré d’un signe de la main et descendit ce qui lui sembla pouvoir être assimilé au boulevard d’Athènes. Les bâtiments étaient étrangement familiers cependant que les couleurs schieliennes leurs ajoutaient un aspect vibrant de vie. Il se demanda ce qu’il se passerait s’il prenait à l’un d’eux de le saluer comme l’avait fait le luminaire. Cette analogie entre cette ville du dessous et celle du dessus pourrait sans doute lui permettre de se repérer. Il eut envie de pousser plus loin son hypothèse en se rendant à l’appartement de Bertrand. Il s’habitua assez vite à cette anima qui habitait les artefacts et se prit même à sourire à une jolie chaise qui attendait le tram au croisement du boulevard d’Athènes et de la Canebière. Elle pouffa. Arrivé au 102, il reconnut l’immeuble mais de végétation point. Il prit alors conscience que dans cette ville miroir manquait les arbres, les plantes invasives entre les pavés. Un léger malaise lui empourpra le visage et il fut bien aise de pouvoir s’extraire de la rue. La porte s’ouvrit d’elle-même.
-Bonjour Etienne. Ils t’attendent là-haut, ils ont hâte de te rencontrer.
Il hésita, mais ne posa pas de question. Il monta les étages, circonspect. La porte de l’appartement s’ouvrit en jappant joyeusement. Elle se dégonda pour le suivre à l’intérieur, sautillant joyeusement. Il se dirigea vers le bureau espérant trouver le carnet dont lui avait parlé Lacejambe. Il n’eut pas à chercher très longtemps car celui-ci l’appela dès qu’il se pencha pour inspecter le dessous de la tablette.
-« Tu trouveras ces contacts et d’autres dans mon carnet, chez moi, sous le bureau, il y a un tiroir qui s’ouvre quand on tape au bon endroit. » La voix nasillarde lui fit penser à celle d’un oiseau. Il y en avait un au bar des amis, place Raphel, à Saint Henri. Il ne disait que des grossièretés à la grande fierté du patron qui lui faisait faire son petit numéro au moins une fois par jour lorsqu’un client trop bourré lui donnait l’envie de lui sortir un chapelet de poésie populaire. Il interpellait l’oiseau qui disait tout haut ce que tout le monde pensait tout bas du mauvais coucheur qui mi-vexé, mi-fanfaron rentrait chez lui cuver sa cuite.
Il tapa donc un petit coup sec et extirpa le carnet de son logement. Il l’ouvrit au hasard et s’entendit dire.
- "Quand est-ce que tu me rembourseras fieffé coquin ?" une autre.
- "Bertrand Lacejambe ! Cela fait si longtemps, vous viendrez bien nous rendre visite, Ours-Antoine se morfond de plus vous voir."
Il fut plus réfléchi pour sa troisième page et tenta de tomber à Poujade. La page fut muette, à son grand réconfort car le timbre comme le volume de cet oiseau de carnet commençait à lui faire mal au crâne. Il était inscrit une adresse, tout simplement. Il glissa le carnet dans le semblant de poche de son pantalon élimé et repartit sans explorer plus avant l’appartement qu’il avait déjà visité la veille. Au milieu de sa descente, il pensa à Fenby, peut-être était-il dans la chambre. Il ouvrit la porte de la chambre et appela.
-Monsieur Fenby ?
Mais personne ne lui répondit. Il repartit donc, l’esprit rassuré. Il ne connaissait pas la rue mentionnée et se demanda à qui il demanderait. Il avisa un banc qui eut un soubresaut d’indignation ou peut-être qu’il se retournait simplement dans son sommeil.
Le kiosque à journaux tout proche l’interpella :
-Mon pauvre petit, il déteste les mobiles, il ne vous répondra pas. C’est quoi votre problème ?
-Je cherche la rue Meolan…
- Prenez le vélo qui est adossé derrière moi, c’est mon fils, il vous y emmènera. Joseph ! Y a un mobile qui veut aller rue Meolan. Tu vas être content, on en a jamais vu des comme lui !
Un joli vélo bleu apparut timidement dans l’ombre paternel. Dès qu’il aperçut Etienne, il accéléra en roue arrière et effectua un magnifique dérapage devant lui.
-Monte, on y sera avant que tu dises « Où ».
Etienne enfourcha Joseph qui démarra sur les chapeaux de roue. Ils dévalèrent la Canebière, bousculèrent une famille de poubelles rue Longue des Capucins, ébouriffèrent un parapluie qui tournait sur lui-même rue d’Aubagne et les voilà qui freinaient en crissant dans la rue Meolan.
- A votre service… M’sieur. Vous êtes quoi au juste ?
- Un humain, pourquoi ?
Le petit bolide s’ébranla en cabrant et fila en marche arrière aussi vite qu’il était venu. Etienne se frotta le visage, dubitatif puis entra dans l’échoppe surmontée d’une belle pancarte peinte à la main, indiquant : « Marie Poujade, herboriste ».
La boutique était plus grande qu’il n’y paraissait de l’extérieur. Des rangées de bocaux bavards mais bien alignés se serraient les uns contre les autres sur les étagères. Ils cessèrent leurs verbiages dès que la cloche retentit, lorsqu’il poussa la porte. Sur le comptoir, une paire de ciseau bondit sur ses poignées :
-Mon dieu une espèce inconnue ? Approchez que je vous analyse.
Peu rassuré, Etienne s’exécuta. Elle bondit sur lui le piquant à l’épaule en effectuant un salto. Perché sur sa tête, elle coupa une mèche de cheveux.
-Etonnant ! Je ne vois vraiment pas à quoi vous pouvez servir ? Vous me paraissez bien fragile.
-Êtes-vous la Poujade ?
-Bien entendu, vous n’avez pas lu la pancarte en entrant ?
- Bien sûr ! Je viens de la part de Bertrand Lacejambe.
- Bertrand ? Il est en ville ? Quel bonheur, moi qui le croyais perdu à tout jamais.
- Non, il n’a pas pu venir, il est… retenu ailleurs mais je suis son fils et…
- Bertrand n’a pas d’enfant mon p’tit bonhomme, vous faites fausse route si vous pensez m’abuser !
-Ne voudriez-vous pas descendre de ma tête ? La situation est complexe et parler à une paire de ciseaux n’est déjà pas très aisé.
Elle bondit sur le comptoir et s’affala.
-Alors ? Qui êtes-vous réellement ? Et qu’êtes-vous exactement ?
- Je SUIS le fils de Bertrand Lacejambe, son fils adoptif. Mon père était B.Fenby, mais je n’ai pas eu la joie de le connaître, il est mort peu après ma naissance.
-Oh ! Vous êtes le jeune pot de Laurier noble ! Je me souviens maintenant ! Vous avez bien changé. Fenby, ce bon Fenby… Vous avez dit qu’il était où exactement ?
- Il n’est pas quelque part, il est mort.
- Il faut l’amener au maître, il le répara.
- Oui, le maître ! Accompagnez-moi donc, allons voir le maître.
- Je ne peux quitter ma boutique. Qui veillerait sur mes pots ?
-C’est que je ne sais pas comment y aller.
Des murmures conspirateurs s’élevèrent des étagères. La Poujade se retourna en appuie sur ses lames.
-Taisez-vous les pots ! Et vous suivez-moi dans l’arrière-boutique.
Etienne l’attrapa et se glissa derrière le comptoir pour rejoindre un petit réduit adjacent séparé de la salle par un léger rideau d’organdi. Les ciseaux s’agitaient dans sa main. Ils sautèrent au sol dès qu’il ouvrit la main.
-Ça ne va pas de me serrer comme ça ?
- Pardon.
-Approchez. chuchota la Poujade. Êtes-vous réellement un pot ?
- Non, je suis un humain.
-Pas si fort, vous êtes fou, le rideau pourrait entendre. Les murs ont des oreilles vous savez.
- Quel est le problème avec le fait que je sois humain ? reprit-il plus bas.
-N’importe quel objet vide pourrait vous voler votre âme. Il suffit que vous ayez un peu d’empathie pour lui et hop. Comment avez-vous fait pour pénétrer ici ? C’est le sanctuaire du maître. Aucun être vivant n’a le droit d’y entrer.
-Je dois rencontrer le maître. Je suis ici pour cela, Bertrand Lacejambe m’a assuré que vous me viendriez en aide.
- Oui, oui, je ne peux rien lui refuser à celui-là, c’était mon élève préféré. Il était capable d’identifier la nature d’un pot comme personne ! Installez-moi dans la poche de votre pantalon, il aura sans doute la poigne plus civilisée !
En sortant, elle lança à la porte ses ordres.
- Éloïse ! Rideau baissé et interdit de l'ouvrir c'est compris ? Je ne suis là pour personne. La sécurité de nos pots repose sur toi !
-Mais, mais... essaya l'infortunée porte-vitrée.
-Du courage ma fille ! Je ne serai pas absente longtemps.