Version d'attente de Laocoon
Circée lâcha la main d’Eric en faisant une pirouette et s’élança encore en suspension audessus des vagues. Puis, elle revint se poser sur la pointe des pieds sur le mur d’enceinte, extatique face à la Lune. Eric reprit le fil de la conversation tandis que Lacejambe terminait sa valse avec Etienne par une accolade qui surprit son partenaire.
-Nous étions à votre recherche car notre père a laissé un manuscrit à votre intention à mon défunt employeur, Frederick Délius. Il est chez Eric, à l’Estaque où j’ai laissé ma valise. Nous pourrions nous y rendre dès à présent, sa barque est amarrée… Etienne le coupa.
-Amarré, mon pointu ? Tu plaisantes, tu as sauté à l’eau, j’ai dû plonger pour ne pas te perdre
! J’ai pas eu le temps de l’accrocher, j’ai balancé l’encre et vaille ! Je ne sais même pas si ça a servi à quelque chose, y a du fond par ici !
-Quoi qu’il en soit messieurs, je ne peux quitter le cercle féérique. Techniquement je suis mort… Le baron m’a fait entrer dans le cercle alors que je venais de mourir ou presque. Il m’a bien fait comprendre que je n’avais plus d’autre choix que de rester avec eux. Circée se rapproche et enlace Bertrand.
-Mmh, il a essayé de s’échapper une fois, il a sauté à l’eau et a nagé jusqu’à Malmousque. Heureusement que je l’ai trouvé, il est arrivé, agonisant sur les rochers, si blême... J’ai tout de suite compris qu’il fallait le ramener sur l’île.
-Je n’ai plus essayé depuis. Si je retourne parmi les hommes, le temps passé ici me rattrapera. En quelle année êtes-vous ?
- Le 15 août 1934, monsieur.
- Donc, que j’accoste sur le rivage et je me transformerai en quelques minutes en un vieillard… Noyé qui plus est !
- Il faudrait que nous allions le chercher alors. Etienne, en combien de temps pourrions être revenus ?
Etienne observe le ciel étoilé, méditatif.
-Plusieurs heures… je ne sais pas, il n’y a plus un souffle, je ne pourrais même pas faire onduler la voile… Si mon bateau est encore là. Il y a la lettre aussi. Celle-là tu l’as sur toi non, elle le concerne aussi.
- Que d’humains ce soir sur l’île Degaby, monsieur le botaniste !
Tout le monde sursauta en attendant la voix langoureusement grave qui les surprenait en pleine réflexion. Ils se retournèrent. Lacejambe et Circée ployèrent du genou devant l’apparition flanquée de quatre ombres encapuchonnées. Il avait la peau d’une blancheur presque bleutée. L’effet était accentué par les nombreux tatouages qu’il portait sur le corps comme des parures. Outre les entrelacs et les spirales d’algues, il ne portait qu’une cape sombre et un bermuda qu’on eu dit empruntés à un costume de pirate d’opérette. De nombreux piercings émaillaient son corps et son visage de reflets diamantés. Lacejambe siffla l’ordre de s’agenouiller aux jumeaux.
-Saluer le baron Poséïdonias les enfants.
Eric s’exécuta, Etienne resta debout plantant son regard profondément dans les yeux bleu iceberg du nouveau venu.
-Qui est cet insolent, monsieur le botaniste ?
-Mon fils, les chats ne font pas de chien je présume. Etienne n’arrivait pas à faire vaciller l’assurance de ce baron et avait eu l’intention de résister jusqu’à ce qu’il baisse les yeux mais la réplique de Bertrand le déstabilisa. Il détourna le regard vers celui qui venait de prononcer le mot "fils" avec tant d’assurance. Les larmes lui montèrent sans qu’il puisse les réprimer. Il ne voyait plus que cette silhouette puissante comme un roc, la nuque baissée pourtant, des cheveux vert luisant tombant de part et d’autre du cou. Il lui sembla que les siens devaient arborer cette même teinte en cet instant.
-Je n’ai que faire du salut d’un pêcheur. Je te reconnais. Tu es courageux, je t’ai senti plusieurs fois affronter mes colères, sans ciller. J’ai du respect pour les gens de ta profession, je ne t’en tiendrais pas rigueur, cette fois. La mer une autre fois saura bien t’inculquer le respect petit homme.
Le sourire narquois, il reporta son attention sur Circée. Il fit un mouvement de tête et ses quatre sbires fondirent sur elle maintenant membres et bouche impuissants à se débattre ou crier.
- Tu connais nos lois botaniste ! Elle n’avait pas à les amener ici. Elle mourra ce soir puisque je ne peux l’emmener avec nous.
Etienne sentit monter en lui toute une violence refoulée depuis l’enfance elle brûla depuis son plexus irradiant sa poitrine, ses bras, ses poings d’une lave que seul le sang de ce baron pourrait endiguer. Il se jeta sur lui, si vif que personne ne pensa à l’arrêter. Le premier coup envoya l’adversaire au sol. Etienne sauta sur le corps sans défense et fit gicler le liquide tant attendu d’une droite bien appliquée sur la mâchoire inférieure. Poséïdonias subit alors comme un électrochoc, repoussant Etienne à quelques mètres. Sous les yeux épouvantés des humains, le baron s’enroula sur lui- même et se déroula sous la forme d’un long serpent noir luisant qui fila droit sur son agresseur. Etienne fut immobilisé dans les anneaux du monstre. Lacejambe et Eric tentèrent du lui porter secours mais le serpent maléfique déploya sa queue pour les contraindre eux aussi. Et sous les yeux emplis d’horreur de Circée, les trois hommes allaient être démembrés lentement. Leurs cris remplacèrent les rires, la musique cessa et rapidement toutes les fées montèrent assister à l’exécution des sacrilèges qui avaient osé s’opposer à leur baron.
Aucune pitié, aucune empathie dans leurs yeux vides. Cette assemblée baroque, emplumée et multicolore semblait soudainement devenue cercle vampirique, conglomérat de zombies en devenir. Circée les voyait tels qu’ils étaient des monstres sans âges enivrés jusqu’à la lie qui n’avaient plus pour sentiment qu’une soif intense de plaisir sensuels. Pour la première fois, elle comprit de quoi Lacejambe la protégeait depuis toujours. Eric regardait désespéré tout autour de lui. Il ne voyait que des visages d’une inexpressivité cruelle et puis le regard embué de désespoir de Circée. Etrangement il eut une pensée pour la criste avec qui il était entré en contact, il eut envie de lui dire son désarroi. Alors que ses articulations se tendaient doucement vers leur point de rupture, il entendit leurs cris répondre aux leurs. Un nuage de plumes voila la lumière lunaire conférant à la scène macabre plus d’intensité encore. Les têtes se tournèrent vers le ciel. Les oiseaux fondirent sur les fées en piaillant de mécontentement. Avec comme arme, leur becs capables de percer les boîtes de conserve, ils arrachèrent leurs apparats aux créatures intemporelles qui se réfugièrent à l’intérieur du fort. Il ne resta bientôt plus pour subir la vindicte aviaire que les bourreaux de Lacejambe et ses invités. Devant leur acharnement, Poséïdonias relâcha son étreinte et commanda à ses hommes de laisser Circée libre de ses mouvements. Les gabians se posèrent sur les remparts, gardiens de la paix et du silence retrouvés. Poséïdonias reprit forme humaine et prestance féérique malgré sa nudité. Ses acolytes se retirèrent à leur tour sous la protection des hautes pierres de taille. Un gong sonna la reprise de la transe féérique. L’incident déjà loin derrière eux. - Encore ce Coucou de malheur ! Comme si la protection de Maab ne suffisait pas ! Mais qui vais-je encore trouver sur mon chemin pour m’empêcher de te châtier botaniste ? Ma colère ne s’apaisera-t-elle donc jamais. La rage dont il nimba ses dernières paroles jaillit écumante des vagues qui partirent à l’assaut du fragile îlot. Ils furent bientôt trempés sous les assauts de la mer. Ses tatouages s’animaient, tourbillonnant sur son corps comme autant d’ouragans déchaînés. Il convoqua les vents marins qui chargèrent furieux contre les fortifications, chevauchant la houle bouillonnante. Malgré le fracas des vagues, Lacejambe tenta de reprendre contact avec le dieu des eaux déchaînées.
-Que me reproches-tu enfin ?
- Elle t’aime botaniste, la reine t’aime et toutes ses missions qu’elle te confie sous ma protection ne sont que des gages qu’elle attend de moi. Que je lui prouve encore et encore ma fidélité, ma servitude ! Je l’ai trahi une fois, une seule fois ! Elle me met à l’épreuve encore et encore, mais quand regagnerais-je sa confiance, quand ? Combien d’affronts encore ? Ayant pris Lacejambe par le col de sa chemise, il eut un regard perdu vers les oiseaux animés d’un bruissant froissement d’ailes et lâcha sa proie. La mer retrouva son calme instantanément et le colosse s’affala sur lui-même petit tas d’amertume, attendrissant. Circée le pris dans ses bras, maternelle, et il s’y lova comme un enfant. Puis presque tout de suite il se redressa, rejetant la tendresse et l’empathie avilissante de cette humaine qui avait cru voir en lui de la faiblesse.
-Botaniste, je vais te donner une dernière chance. Ensuite peu m’importera le désir de la reine, je te tuerai au risque d’être banni. Ton fils devra me débarrasser de celui qui a pris possession des âmes des Massiliotes. La reine m’a demandé de le faire mais je reste impuissant face à lui car il a reflué au-delà de mon domaine et me tient en échec depuis plusieurs décennies humaines. Je sais qu’il prépare un grand projet pour m’abattre, je sens la ville de plus en plus hostile mais je ne connais même pas son visage, ce pleutre agit dans l’ombre. Débarrassez-moi de lui avant le grand rassemblement du solstice d’automne et je demanderai solennellement à la reine de me libérer de toi. Je m’humilierai une fois de plus devant elle et peut-être prendra-t-elle enfin en compte mon repentir. Je vous garde toi, la fille et le… jumeau de ton fils. Vous m’accompagnerez.
-Je sollicite de pouvoir m’entretenir avec Etienne avant notre départ.
- Accordé, je t’attends à l’intérieur, nous partirons bientôt, tu sais où est ton intérêt.
Il s’éloigna, son corps athlétique ruisselant d’une aura de pouvoir étouffante. Le souffle libéré, les deux futurs otages fixaient Etienne avec crainte et compassion. Lacejambe le prit par les épaules.
- Alors, cette lettre ?
Eric sortit une enveloppe détrempée de la poche intérieure de sa veste, le sourire pitoyable. -Une certaine Madame Marcelle nous apprenait que nous étions les fils de votre ami et que vous, ayant disparu, elle avait fait appelé Etienne, Lacejambe afin qu’il hérite de votre appartement. Elle demandait aussi que nous lui rendions hommage sur sa tombe.
- Et l’avez-vous fait ? demande Bertrand sourcils froncés. Les jumeaux se regardèrent étonnés du ton paternel que venait de prendre Lacejambe. Eric répondit pour les deux.
- Non, j’étais venu pour vous, je n’ai pas pensé que c’était urgent.
- Et bien commence par là Etienne. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il veut que tu combattes. Il a parlé d’un être qui confisque les morts, le cimetière sera un excellent point de départ. Je pense que tu la trouveras à Saint Pierre. Tu pourras demander de l’aide à la Poujade, si elle est encore en vie, vois avec les maçons aussi, mon nom, ton nom t’ouvrira des portes. Tu trouveras ces contacts et d’autres dans mon carnet, chez moi, sous le bureau. Il y a un tiroir qui s’ouvre quand on tape au bon endroit. Bonne chance Etienne.
Dans le fortin, un soliste lança une chauffe, le rythme tombait sur les tambours comme des coups de mitraillette. Les futs se répondaient en une mélodie rebondissante. Bertrand entraîna Eric et Circée à sa suite. Ils disparurent sous le porche et Etienne se retrouva seul dans le silence. Les oiseaux s’envolèrent et l’œil d’Hélios s’ouvrit à l’horizon.