Version d'attente de Laocoon
L’embarcation frôla l’île Degaby. Eric plongea le premier troublant le reflet de la lune qui avait fini de jouer à cache- cache. Tandis qu’Etienne tentait de trouver quelque chose pour attacher son voilier, son frère flottait, fantomatique, à la surface de l’eau. Il était absorbé dans la contemplation des étoiles. L’une d’elle se détacha de la voûte il y vit un signe. La mer scintillait dans ses oreilles, il lui semblait de nouveau percevoir les rires. Il prit une grande inspiration et s’enfonça d’un coup de rein rejoignant les profondeurs en quelques battements de jambes. Etienne n’eut que le choix de plonger à son tour pour ne pas le perdre. Eric avait de l’avance en quelques brassées il avait trouvé la lueur et maintenant tout semblait perdu, sans âme, il errait dans le noir et ses poumons son instinct vital prenait le dessus. Il n’était plus que cette cage thoracique prête à exploser, cette douleur dans les tempes qui pulsait au rythme frénétique de son pouls. Ni haut ni bas dans ce néant froid et fluide. Les étoiles au fond, la lune peut-être. Il nagea le temps n’existait plus annihilé par l’instant. Et puis de nouveau il le ressentit qui le repêchait, l’appel, les rires. Il se calma plus besoin de se débattre. Sa tête butta dans la roche, argileuse, il se glissa dans la fente qui l’absorba lisse au passage, épousant ses formes. Se contorsionnant il impulsa une dernière énergie vers la lumière et l’air déboula dans ses poumons comme un tsunami le brûlant au passage, laissant un parfum de caramel sur son palais.
Ses grandes prunelles vertes emprisonnèrent son regard dès qu’il vit. Elle était assise, en position de sirène sur le bord du trou d’eau. Le clapotis faisait de l’écho sous la voûte minérale. Il s’inquiéta de ne pouvoir la saluer d’un revers de couvre-chef. Il prit maladroitement appui sur ses avant-bras pour s’extraire tout à fait et s’allongea dégoulinant et haletant à ses côtés.
- Je viens ici parfois. J’espère toujours le voir.
- Qui ?
- Vous n’êtes pas venu pour la fête ? Quand j’étais enfant, j’admirais leurs lumières depuis le toit de notre maison. Personne ne savait que je les voyais. Personne ne les voit. Je ne savais pas que c’était extraordinaire à l’époque. Une fois, il est venu jusqu’au rivage, je me baignais ce soir-là. C’est lui qui m’a invité la première fois. Mais il n’est pas comme les autres, lui, il me laisse partir, il sait que ma vie n’est pas avec eux. Des fois je voudrais qu’il veuille me garder près de lui. Je l’aime, mais il ne le sait même pas. Ou peut-être que si mais il fait comme si ça n’existait pas alors, ça n’existe pas. Il est revenu plusieurs fois, j’aurais peutêtre son âge aujourd’hui. J’ai appris à lire les signes qu’il laisse dans le ciel. Ils me disent ce qu’il fait, une émotion, une personne qu’il a rencontré, quelque chose qui l’a fait rire, ou qu’il a entendu, qui l’a touché. S’il passe trois jours sans un nuage je m’inquiète. Je suis morose, abattue, je n’y peux rien, il me manque. J’ai comme un creux là, comme si mon diaphragme avait laissé un trou béant, juste là. C’est un peu par là le cœur non ? Je ne me rappelle jamais, il résonne partout de toute façon. C’est parce que l’amour fait mal à cet endroit qu’on y a logé les sentiments. Il parait que le cœur n’est pas sensible. Aujourd’hui le ciel annonçait leur venue alors je suis là. J’espère qu’il sera là.
- Qui ?
- Vous n’avez pas froid ? Ici on est à l’abri de tout, même de l’été. Ce soir c’est « Ô temps
! Suspends ton vol… »
Elle pouffa et s’élança dans une valse avec un cavalier imaginaire. Etienne fit son apparition comme un phoque dans le trou d’un esquimau. Il sauta sur le sol glacé et contempla la silhouette menue évoluant tout autour d’eux. Affalé, épuisé, absorbé, sa stupéfaction faisant écho à celle de son frère. Elle s'accroupit soudain à leur côté, dans l’ultime mouvement de sa chorégraphie.
- Je les entends ils approchent. J’aimerai tant qu’il m’emmène cette fois. Mais je ne suis rien… Je n’oserais même pas le lui demander. Il ne sait même pas que je l’ai attendu, pour lui le temps ne compte pas. Il ne m’a jamais questionné sur moi, je suis et ça lui suffit. Je ne fais pas parti de son monde mais je ne fais plus parti du mien depuis que je l’ai rencontré. Je ne suis que l’ombre de mon ombre. Elle agit et moi je rêve, mais pour une nuit je vis. Pour une nuit seulement, de temps en temps. Il est venu quatre fois déjà... Une larme de joie ou de désespoir fit briller ses yeux émeraude. Elle tremblait légèrement tenant leur main dans les siennes.
Des éclats de rire et puis la musique explosa. Ils n’avaient jamais rien entendu de pareil. Aucun instrument connu n’aurait pu la jouer. Elle semblait en connexion intime avec leur être. Tout en eux se mit à vrombir. La jeune inconnue desserra son étreinte et se remit à valser sur un rythme frénétique. Eric, emporté par les pulsations se leva et se mit à sautiller tout autour d’elle en agitant la tête. Etienne restait encore sur ses gardes et puis il se déchaîna. Il se laissa soulever par le battement des basses qui le fixa au sol descendant et remontant le long de son corps en le faisant onduler sur une fréquence folle. Ils effectuaient des mouvements dont ils n’auraient jamais cru leurs articulations capables. D’autres danseurs tombèrent mollement autour d’eux. Etienne et Eric avaient fermés les yeux quelques instants et maintenant, ils étaient entourés par une foule compacte sans pour autant que leurs mouvements en soient gênés. L’addition de tous ces êtres ne formait qu’une seule entité se mouvant en rythme. Leur trio s’était resserré et puis ils la virent subitement dériver vers l’extérieur du cercle. Eric s’accrocha à Etienne l’entraînant à sa suite. Elle rejoint un homme portant une veste des plus étranges, toute faite de petits carrés agglomérés qui réfractaient la lumière, on aurait dit une pièce d’uniforme lunien. Alors qu’ils le fixaient oubliant politesse et bienséance, il héla Eric.
- Fenby ! Old cap ! C’est incroyable ! Vous ici et rajeunit et… multiplié ? Vous avez fait des boutures de vous-même mon ami ?
Devant leur mutisme et leur soudaine immobilité, il imagina sa méprise et repris.
- Je me présente, Bertrand Lacejambe. Excusez ma familiarité, mais vos visages ne me sont pas inconnus. Je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. C’est Circée qui vous a amené ici ?
Elle lui sourit et se remit à danser, voluptueux papillon, butinant Bertrand. Eric réagit en premier.
- Non, ce sont les cristes marines, monsieur. Enchanté de faire votre connaissance. Je me présente, Eric Fenby, fils de votre regretté ami. Et mon frère, Etienne Lacejambe, votre fils posthume.
Il lui secoua la main avec énergie. Etienne n’entendait pas ce qu’il se disait mais le regard dubitatif de Bertrand à son endroit ne lui dit rien qui vaille.
- On ne pourrait pas aller discuter là-haut ? cria-t-il en montrant le ciel du doigt. Lacejambe épousseta énergiquement ses habits dans leur direction. Une poussière métallique, poudre de minuscules confettis carré leur ébouriffa les cheveux. Circée embrassa Eric tandis que Bertrand s’occupait d’Etienne et les deux couples de valseurs s’élevèrent au-dessus de la mêlée. Ils voletèrent jusqu’à l’air libre posant un pied léger sur le sol calcaire de l’île Degaby.