Version d'attente de Laocoon

Chapitre 11 : Suivez l'étoile jusqu'au petit matin

2144 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/11/2021 23:00

L’esquif fendit les eaux du Vieux Port sous les jurons des marins que les manœuvres du petit bateau gênaient et ils mirent le cap vers l’îlot du château d’If.

-Vous avez lu Victor Hugo ?

-Je ne lis pas…

Eric rêvassait, Etienne faisait mine de se concentrer sur la navigation mais il ruminait. Son frère et lui n’avait pas eu les mêmes chances au départ. Cette mère totalement inexistante, cette quête ridicule. Qu’avait-il à y gagner lui. Il n’en avait rien à faire du passé, ni de l’avenir après tout. Peut-être était-ce pour ça… Rien n’avait d’importance, rien n’en avait jamais eu. Ce cousin, enfin ce frère qui débarquait c’était enfin quelque chose. Comme tous les autres gosses, il avait rêvé longtemps qu’un papa ou une maman viendrait le chercher, éploré et repentant. Et puis il avait laissé ça de côté parce que bien sûre, personne n’était venu. Il ne savait pas ce que c’était une famille, et puis ce frère qu’il aurait aimé tutoyer et qui le traitait comme un étranger. Il parlait aux fleurs lui aussi ! Il lui avait jeté sa phrase d’un air supérieur. Il savait lire, il était bien habillé. Lui, demain devrait retourner aux tuileries pour suer sa vie. Et l’autre, il faisait quoi comme métier le gentleman ? Ces mains étaient blanches et douces, des mains de pianiste.

Au-dessus de la silhouette massive du fort, les gabians piaillaient en grappes éparses. Les vagues devinrent plus abruptes à l’approche du ponton. Etienne amarra son pointu et grimpa lestement sur le plancher humide. Eric eut toutes les peines du monde à faire de même.

Etienne dut le tirer tout tremblant de l’eau où il était tombé.

-Taillé pour l’aventure le frangin !

-J’accepte le sarcasme, que puis-je faire d’autre. 

Il haussa les épaules laissant Etienne piteux. Il n’y avait personne sur l’île à cette heure. Les deux hommes en étaient bien aise. Ils longèrent le mur d’enceinte. Etienne ne semblait pas s’intéresser, regardait en l’air, tandis qu’Eric soulevait chaque pierre suspecte.

-J’ai faim.

-Nous n’avons encore rien trouvé.

-Parce qu’il n’y a rien à trouver ! Vous n’avez qu’à interroger les fleurs, il y a de magnifiques cristes marines là- bas !

-Quelle bonne idée Etienne. Que n’y avais-je pensé moi- même ! Eric était aussi enthousiaste qu’un enfant. Il sautait entre les nids de poule, sous le regard navré de son frère.

-Je plaisantais Eric…

Mais celui-ci n’écoutait plus, il était déjà penché sur une belle floraison jaune et murmurait tout bas. Triomphant, il releva son visage rayonnant vers Etienne.

-Elles veulent bien jouer les intermédiaires. Elles parleront aux mouettes pour nous.

L’air de rien, Etienne se pencha lui aussi vers la végétation rase et puis se détourna, ne sachant que leur dire.

-Nous allons attendre la nuit, pour le moment, les oiseaux sont trop agités.

-Et bien peut-être qu’on pourrait aller manger un bout en attendant.

-Bien sûr ! Je vous invite où vous voulez.

Enfin, Etienne senti quelque chose se détendre en lui. Avec un bon verre de vin, les liens fraternels allaient sans doute pouvoirs se tisser et il ne serait plus seulement le guide touristique de Monsieur Fenby !

Assis à côté d’une femme à large croupe, Fenby se sentait tout petit. Lacejambe se gaussait intérieurement du malaise de son frère tout en sachant qu’une fois goûté la soupe de poisson de la cuisinière de ce bouge, tous ses aprioris s’envolerait avec le fumet du met. Ils étaient face à face copies aux sept erreurs de part et d’autre d’une table digne d’un banquet médiéval. Le banc branlait à chaque fois que quelqu’un se levait pour aller faire remplir sa chope car le service se faisait au bar. La cuisinière appelait les clients quand la tambouille était prête. Elle avait un serveur mais il était si souvent indisponible qu’elle avait finir par faire sans. Parfois il apparaissait au détour d’un plat du jour et régalait tout le monde d’aventures rocambolesques. Elle ne pouvait pas le mettre à la porte s’était le patron… Les papilles des clients fidélisées c’était l’essentiel.

Ils n’avaient pas eu à marcher loin, Etienne avait fait escale au Vallon des Auffes et le restaurant avait les pieds dans l’eau. Tout le monde préférait se restaurer à l’intérieur car l’air extérieur était suffocant et la pluie s’était soudain mis à tomber drue. C’était la cantine la plus fréquentée par les pêcheurs. Lacejambe était aussi muet que la mariée lors d’un mariage arrangé. Et pourtant, des milliers de questions lui brûlaient les lèvres. Alors qu’il posait les assiettes qu’il était allé chercher devant eux, il posa tout de même l'une d'elle.

-Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt à Marseille ?

-Je n’ai eu connaissance de ce manuscrit qu’il y a quelques mois. Ensuite, mon patron est mort et j’ai dû mettre en ordre ses affaires ça a pris un peu de temps. Je ne sais pas très bien ce que je suis venu chercher ici. Mais j’y ai déjà trouvé plus que ce que je ne l’espérais, en ta personne Etienne. J’étais loin de me douter que j’avais un jumeau ! Je pense qu’ayant trouvé ce manuscrit de façon si étrange j’ai eu envie d’en savoir plus. Ce texte semble avoir été écrit par un fou et mes parents ne m’ayant jamais dit comment mon oncle avait disparu je pense que j’avais soif de vérité. En voyant tes cheveux qui changeaient de couleur, il m’a pris comme une frénésie mystique. Enfin je ne sais pas trop comment définir ce sentiment.

-Disons qu’il y a peut-être quelque chose après tout, c’est ça ? Personnellement, je suis athée mais c’est vrai que toute cette histoire me fait douter. Un homme quelque est pu le degré de sa folie écrit à propos de son voyage en féérie ? Même si cette lettre insinue que c’était mon père... Cependant, toi… Tu es là en face de moi et… tout me semble soudain possible. Avant je parlais aux fleurs en me disant que les sciences allaient bientôt permettre d’étendre cette faculté à tous les humains que ceux qui se moquaient de mes cheveux paieraient un jour leur incrédulité. Et puis maintenant, je me dis que cette faculté que nous avons en commun de parler aux fleurs…

-Moi aussi, j’en arrive à la conclusion qu’elle est sans doute due au voyage qu’a fait notre père en féérie. Peut-être même que notre mère est une fée !

- Ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu dire...

Etienne lorgnait de droite et de gauche à mesure que son frère s’échauffait se demandant si d’autres que lui s’intéressaient à la conversation. Il était connu ici et cet hurluberlu qu’il avait adoubé dans l’antre des pêcheurs risquait de lui valoir des années de quolibets et sobriquets divers. Par miracle, les regards torves glissaient sur eux comme de l’eau sur un ciré.

Les deux hommes quittèrent le restaurant le pied allégé par quelques grammes d’alcool. Le petit vin de l’Estaque avait plu à l’anglais qui se faisait déjà une joie d’en ramener dans ses valises. Ils ne reprirent la mer que pour aller mouiller à l’ombre d’une calanque en attendant le soir. Etienne fourbissait déjà un arrêt maladie car la perspective d’aller tardivement bavarder avec des gabians ne le laissait pas présager d’une bonne nuit de sommeil.

Etienne avait de nombreux recoins de paradis en poche afin d’y emmener ses conquêtes. Parfois il se demandait si pêcheur n’était pas sa vraie vocation.

Il Vecchio qui lui avait légué son petit voilier était un passionné, un original aussi. Il s’était pris d’amitié pour ce grand gamin maigrichon qu’avait été Etienne. Ils s’étaient jaugés plusieurs semaines, lui ravaudant ses filets, l’autre faisant des ricochets essayant d’atteindre le soleil couchant. Ce qui faisait manger Etienne c’était les tuiles, ce qui le faisait vivre c’était la mer. L’usine l’avait libéré en quelque sorte, du jour où il n’avait plus été sous la coupe des Banos, il avait commencé à la fréquenter. Il y descendait tous les soirs dès que le temps se réchauffait. Il avait appris à nager, seul dans son coin avant d’aller faire le coq avec tous les gars du quartier et tenter les plongeons les plus périlleux. Quand cessait le ballet des tartanes commençait celui des nageurs. Ce qui ennuyait Etienne dans le métier de pêcheur s’était la vente. Il n’avait pas du tout la bosse du commerce, aucune bosse lui semblait-il à bien y réfléchir. L’usine était le meilleur moyen de s’oublier et la mer de se reconnecter.

La tombée de la nuit les surpris tous les deux en plein sommeil, Etienne avait fini par succomber après avoir longuement tenté de percevoir ce qui se cachait derrière l’enveloppe hermétique de son frère. Il aurait aimé visiter ses rêves, lui dire qu’il s’était toujours senti seul, étranger au monde dans lequel il marchait et que le rencontrer l’avait soulagé. Plus jamais les autres ne pourraient le faire redescendre dans leur réalité parce que maintenant, il savait qu’un ailleurs était possible et il n’essayerait plus de se cantonner à leurs limites aliénantes.

Ils ouvrirent les yeux au même instant la lune les regardait et ils restèrent un moment immobiles, muets d’extase. Etienne se rassit le premier et leva la voile. Le vent était léger, la coque aérienne, ils filèrent silencieux sur la masse noire qui aspirait les étoiles aussi surement qu’un trou noir. La lune flottait tranquille telle un phare. Ils la suivirent cap sur le château d’If. En passant près de l’île Degaby, il leur sembla entendre des rires fantômes et des rumeurs de fêtes mais l’endroit était désert, Etienne en était certain et il secoua la tête pour dépoussiérer ses sens. Eric garda son regard attaché à l’île longtemps après qu’ils l’eurent dépassée.

Ils atteignirent If alors qu’un nuage voilait la face de la lune. Eric se débrouilla mieux cette fois, la mer, presque figée retenait son souffle. Ils n’y voyaient rien et sans se concerter s’attrapèrent la main. Leurs esprits se lièrent de même et toutes les années de séparation s’envolèrent, ils ne refaisaient plus qu’un comme au premier instant. Etienne qui connaissait mieux l’île les guidait. Ils tâtonnèrent ainsi du pied jusqu’à la criste qui leur avait promis son aide.

Elle leur demanda de s’allonger à côté d’elle. La chaleur du jour irradiait de la pierre. Ils perçurent un murmure, qui enfla et vibra, ils le percevaient au contact de leur corps sur le sol. Leurs paupières closes, ils sentirent l’apesanteur cessé son emprise sur eux. Ils s’élevèrent doucement, admirèrent leur enveloppe argentée, ainsi débarrassé de leurs vêtements, ils étaient vraiment semblables et lorsqu’ils se touchèrent, leur corps se saisir et fusionnèrent. Léger le corps des jumeaux dériva jusqu’au-dessus de l’archipel d’Endoume. L’île aux rires les appelait, plus fort cette fois. Les battements de leur cœur s’accélérèrent, le fil qui les retenait au monde physique se tendit soudain et se rétracta. En une fraction d’instant ils étaient de retour, le souffle court. La magie était brisée mais ils savaient ce qu’ils devaient faire désormais. Eric déposa un baiser sur le nuage floral de la criste et s’envola derrière Etienne qui déjà défaisait l’amarre. 

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