Version d'attente de Laocoon
Etienne regarda par la fenêtre, il n’y avait rien à voir, la mer avait la couleur du ciel ou inversement, le reste de la vue était occupé par les maisons qui s’entassaient à droite, à gauche, en contre bas comme un collage surréaliste.
Il bailla et retourna se coucher, il n’allait pas sortir le pointu aujourd’hui. Demain, les tuileries l’attendaient, il dormirait toute la journée. Ce n’était pas dimanche tous les jours dans sa vie de labeurs. De toute façon, ses « clients » ne montaient à leur mas que les dimanches particulièrement cléments car leur petit dernier était fragile des bronches et que pour ce motif il le confinait dans leur hôtel particulier de la rue de la République la plupart du temps. Le gamin avait un regard morne, il lui rappelait lui-même à son âge. Mais lui, il n’avait pas tous les privilèges de ce petit prince. Il en avait eu d’autres... Ce qu’ils avaient en commun c’est de souffrir du manque d’amour. L’amour, il ne connaissait pas. Et ce petit gosse, il l’avait vu au premier regard, il en manquait. Ces parents étaient tout en réceptions et verbiages bourgeois. Sa mère passait sa matinée avec sa femme de chambre à s’apprêter, ses après-midi étaient réservés à des papoteries de boudoir et les soirées étaient occupées par son salon ou par la broderie. Quant au père, il travaillait, fumait ou servait de faire-valoir au salon de sa femme. Il l’aurait bien emmener à la pêche mais ça ne se faisait pas alors il lelaissait croupir dans son existence de riche comme on l’avait laisser moisir lui à l’assistance.
Une fois quelqu’un lui avait porté un peu d’intérêt, une jeune none à l’hôpital qui s’était faites renvoyer pour ce motif qu’elle s’était attardé à lui brosser les cheveux en lui chantant une berceuse en patois. Elle avait été subjuguée par la couleur changeante de sa chevelure. Qui de son habituel jais était passé à l’ocre rouge lorsqu’elle s’était mise à chantonner.
Etienne avait été un enfant solitaire. Personne ne lui avait raconté quoique ce soit sur luimême, son enfance, ses premiers pas parce qu’il n’y avait personne qui s’y fut intéressé. Il n’avait pour lui que ses propres souvenirs. Pour le premier, il devait avoir six ans. Il était élevé par une veuve qui l’avait pris chez elle après sa nourrice de la Galline pour tenir compagnie à son fils du même âge. Il était tombé d’un arbre, un très haut figuier. Il y était monté pour manger de ces grosses gouttes noires, mais elles étaient sèches. Furieux de s’être donné tant de peine pour monter en vain, il avait cassé les branches à sa portée et un lait sirupeux et sucré en avait coulé. Il s’en était régalé mais celui-ci avait eu un effet psychotrope sur lui et hanté de visions qu’il n’arrivait pas à rematerialiser dans ses pensées, il avait sauté, se fracturant un tibia. Sa bienfaitrice l’avait alors échangé contre un enfant moins aventureux et il s’était retrouvé à travailler dans une ferme à moins d’un kilomètre de là après un long séjour à l’hôpital. Après l’école, il s’occupait de nettoyer l’étable et avait le droit d’y dormir. Le fermier était censé lui apprendre le métier ce qu’il faisait à coups de pied aux fesses chaque matin au chant du coq. Il devait alors s’acquitter de corvées à la basse-cour et ensuite filer à l’école. Là, il pouvait dormir au chaud l’hiver près du poil et au frais l’été près de la fenêtre ouverte. Une seule maîtresse s’était préoccupée de ce qu’il pouvait bien apprendre. Celle du certificat d’étude et il s’en serait bien passé. Elle avait tenté de lui inculquer les bases de mathématiques et de français qui lui faisait défaut mais la seul chose qu’elle avait vraiment réussi à faire changer chez lui, s’était la couleur du lobe de ses oreilles qu’il avait eu rouge toute l’année. Ses cheveux aussi, avaient viré au rouge sang plus d’une fois. Mais il les gardait bien caché sous son béret depuis que des garçons l’avait bastonné en le traitant de sorcier lorsque ses cheveux étaient passés au bleu électrique quand il avait gagné toutes leurs billes avec un simple galet rond trouvé sur la plage.
Au sortir de l’école élémentaire quand il avait fait son entrée aux tuileries, il savait tout de même lire, compter et calculer mais il avait du mal à former ses lettres.
Etienne s’étira et tira la couverture sur ses épaules pour replonger dans les bras de Morphée. Il fut très rapidement plongé avec son pointu dans une mer démontée. Des blocs d’écume et de remous parallélépipédiques montaient et descendaient comme des pistons autour de lui manquant de le cisailler en se croisant si bien qu’il fut bienheureux lorsque quelqu’un tambourina à sa porte le sortant de ce mauvais pas. Il se leva un peu pataud d’avoir trop dormi. Espérant que ce ne serait pas ni Lise, ni Marinette, ni Yvonnes, ni Solange… ni l’un de leur soupirant, il arriva à la porte et l’ouvrit brusquement.
Etienne regarda Eric sur le pas de sa porte. Il se voyait lui- même ou plutôt une version anglo-saxonne de lui-même. Pas très rassuré, il toucha son autre moi.
- Je constate que vous n’êtes absolument pas Bertrand Lacejambe.
- Absolument pas en effet. A qui ai-je l’honneur ? - Eric Fenby, vous êtes ?
- Etienne Lacejambe… Serions-nous frère ?
- Cousins ? Je pensais retrouver ici l’ami de mon oncle, feu B.Fenby qu’il m’a demandé de retrouver.
Assis l’un à côté de l’autre comme deux cubes de savon de Marseille sur un rayonnage, les frères qui s’ignoraient comme tel gardaient le silence. Eric tentait de ne pas attarder son regard sur quoi que ce soit qui puisse lui arracher un commentaire désobligeant ce qui l’obligeait à des mouvements oculaires oscillant en permanence car tout n’était que désordre. Etienne quant à lui tenait dans ses mains le manuscrit de leur père et tentait avec gêne de déchiffrer l’écriture stylée. Il avait commencé par la dernière page, afin d’avoir le fin mot de l’histoire en premier. Las, il ne s’essaya que quelques minutes brisant soudainement la méditation de l’anglais.
-Ça ne mène à rien de lire ça. Ce Bertrand Lacejambe est mort il y a bien 30 ans.
- Pas mort, disparu !
- Quelle différence ? Personne ne l’a revu et ce B.Fenby l’a visiblement cherché sans relâche pendant un an.
- Ecoutez Etienne, je suis tout aussi navré que vous de cette découverte si tardive mais tout de même ! N’avez-vous pas envie d’en savoir plus ? Vous êtes sans doute parent de ce Lacejambe. Et vue notre ressemblance nous sommes sans doute aussi de la même famille. Il y a quelque chose à creuser. Ne me dites pas que j'ai fait tout ce chemin pour rien. - En tout cas ce ne sont pas ces élucubrations d’homme dépressif qui vont nous faire avancer !
- On peut chercher du côté de leur ancien appartement, peut- être est-il resté inoccupé ! Etienne se tapa la cuisse et se mit sur ses deux jambes, ses cheveux virèrent au bleu électrique ce qui fit frissonner Eric de stupéfaction.
-Allez, je n’avais rien d’autre à faire aujourd’hui ! Vé, peut- être même qu’il va me payer un déjeuner en ville le cousin. Etienne rangea ses cheveux sous sa casquette sans faire cas de la mine figée par la stupéfaction de son hôte et poussa son double engoncé devant lui vers la sortie. Ils descendirent une ruelle puis une deuxième jusqu’à la plage de l’Estaque. Etienne fit embarquer son passager sur son pointu, la Pangée et fit gonfler la voile. Une pluie fine se mit à perler sur leurs vêtements sans les transpercer. Cela finit de réveiller Etienne qui une fois en mer libéra sa chevelure aux quatre vents. Il aimait porter les cheveux longs, par esprit de rébellion sans doute. Il en avait engrangé plus que de raison depuis son enfance. Il aimait être en mer comme d’autre aime le désert, la haute montagne… un no man’s land. Là il pouvait être lui-même. Il laissa aller sa main dans l’écume des vagues qui vinrent la lui lécher affectueusement. Eric n’avait visiblement pas le pied marin, il tenait son melon d’une main crispée et de l’autre se cramponnait au bord de l’embarcation.
-Et bien ! On n’a pas traversé la Manche pour venir ?
- Si, si, mais le bateau était plus gros…
- Ne vous inquiétez pas j’ai jamais perdu de passager !
- Et vous en transportez souvent ?
- Uniquement des passagères, vous êtes le premier.
Il pouffa seul de sa blague, Eric étant penché par-dessus bord, occupé à soulager son estomac. Son chapeau tomba à l’eau et en quelques secondes fut happé par les eaux soudain turbides. Moins d’une heure après, ils accostaient au Vieux port. L’anglais, rouge de honte, n’avait qu’une hâte racheter un chapeau aussi Etienne lui indiqua-t-il les galleries Lafayette. Tandis que lui irait tenter de visiter l’appartement de B.Fenby, E.Fenby s’attacherait à retrouver sa dignité. Ils convinrent d’un rendez-vous au pointu une heure plus tard. Etienne connaissait mal le centre-ville, mais, il était déjà venu quelques fois avec Madame Banos, la femme du fermier chez qui il avait été placé. Elle était très pieuse et ne manquait pas un pèlerinage à Notre-Dame de la Garde, ni à Notre Dame de la Galline d’ailleurs. Etienne détestait les bigoteries comme M. Banos mais il adorait sortir du quartier aussi jouait-il avec ferveur l’enfant dévot.
Il avait le pas leste et gagna rapidement le haut de la Canebière. Il avisa le dernier étage avec étonnement. La fenêtre ouverte débordait de végétation. On eut dit qu’une véritable forêt tentait de s’en échapper. Cet appartement avait de bien drôles de locataires… Il attendit qu’une bonne sorte faire les courses et s’introduisit dans l’immeuble d’un sourire désarmant. Elle le lui rendit et pressa le pas pour fuir son imprudence. Il grimpa les étages quatre à quatre espérant ne pas croiser de bourgeois fouineur mais l’immeuble était passablement mal entretenu ce qui laissait à penser que peu de monde déambulait dans les escaliers passé le 1er étage. Dès le troisième on se serait cru dans un manoir hanté. Les murs suintaient d’humidité et avaient pris une teinte verdâtre. Des coulées de cuivre vert d’eau finissaient d’en faire un tableau abstrait des plus saisissant. Etienne se couvrit le nez avec sa casquette et ralentit l’allure. Au dernier étage, il ouvrit la porte que personne n’avait pris la peine de verrouiller. Il fit quelques pas foulant les fougères, la fenêtre aux carreaux brisés battait la mesure au gré du vent. Une sorte de lierre avait envie l’ensemble du mobilier qui pour le coup n’avait plus rien de mobile. Il aurait fallu une hache pour déplacer le moindre objet. Ici l’odeur d’humus avait remplacé l’odeur rance du couloir, il remit son couvre-chef. Il se sentait habité d’un sentiment presque religieux en pénétrant plus avant dans la pièce. Il régnait un calme à couper le souffle. Il avait envie de s’assoir là pour ne plus bouger, simplement écouter sa respiration pour l’éternité. Un oiseau s’engouffra dans la pièce avec une brindille dans le bec.Il ressortit presque aussitôt sans avoir fait cas de la présence humaine. Il construisait son nid dans le tiroir d’une commode resté opportunément ouvert. Lacejambe continua son inspection. L’appartement était plus grand que le sien mais il en fit vite le tour : la pièce à vivre, la chambre, le minuscule laboratoire engoncé dans une sorte de loggia fermée de vitraux art déco avant l’heure. Après un passage rapide, il s’attarda sur les fleurs qui émaillaient les murs de la chambre. Alors qu’il observait l’étrangeté de leur composition l’une d’elle sembla l’interpeller. Il n’avait été ainsi contacté par une plante depuis sa tendre enfance. Ayant compris assez tôt qu’il n’était pas convenable de parler aux fleurs, il avait cessé de les écouter et elles avaient cessé de lui répondre. Elles avaient pourtant été ses confidentes patientes lorsqu’il était chez sa nourrice et plus tard dans la maison de madame Autran. -Avez-vous vu Mme Marcelle ? Elle ne nous a pas rendu visite depuis des mois. -Non, je ne la connais pas.
-Qui êtes-vous ?
-Tu ne le reconnais pas ? Enfin c’est Etienne, notre frère ! gronda sa voisine.
-Etienne répétèrent les fleurs en ola, s’éveillant, étirant leur corolle.
L’impression d’être observé ne dérangeait pas Etienne, les regards étaient bienveillants, caressants. C’était plus une sensation tactile qu’un regard.
-Où est Bertrand Lacejambe ?
- Je ne sais pas répondirent toutes les fleurs d’une seule voix.
- Où est Monsieur Fenby ?
Après un murmure de désapprobation l’une des fleurs, la plus proche d’Etienne chuchota à son esprit.
-Sur le lit mais son âme n’est pas là, elle est loin, dessous, parfois, l’une de nous l’entend qui nous appelle. Mais nous avons peur, aucune de nous n’ose aller pousser si loin de la lumière.
-Où est-ce en dessous.
-Chhhhut… Soupire toutes les fleurs. La bavarde lance encore.
-Mme Marcelle a laissé une lettre sur le guéridon, lit-la nous. Va la chercher et dit lui de revenir, elle nous manque. Etienne inspecta le lit. Fouailla entre les racines et trouva une sorte de bogue chevelue. Il l’ouvrit avec précaution. Elle contenait une grosse graine lisse taillée comme un joyau. Il la tourna dans ses mains et la mit dans sa poche. Elle était légère. Dans l’entrée, il trouva la lettre mentionnée par la fleur. En lieu de l’adresse, il était écrit : « mes dernières volontés ». Il n’eut pas envie de la partager avec les fleurs, il s’en fut comme un voleur.
Il retrouva Eric qui arborait un court haut de forme. Il le leva légèrement pour le saluer et sauta du tonneau sur lequel il était assis.
-Alors ?
En guise de réponse, Etienne agita la lettre devant le nez de son frère. Il la saisit.
-Vous ne l’avez pas ouverte ?
-Je ne voulais pas vous gâcher la surprise. -« Mes dernières volontés » ?
- Mme Marcelle…
-Elle a dû la laisser pour Bertrand Lacejambe !
-Bon, vous l’ouvrez cette lettre ?
Eric soupira à l’attention de l’impatience d’Etienne.
-« Moi, Marie Françoise Marcelle, à l’attention d’Eric Fenby et Etienne Lacejambe, donne mes dernières instructions. La mort m’a prise avant que je ne puisse vous rencontrer à l’âge adulte. J’ai senti sa main froide serrer mon cœur à de nombreuses reprises cette hiver aussi je prends la précaution de vous écrire.
Il y a si longtemps que je vous attends, j’ai été la première à vous tenir dans mes bras mais j’ai dû vous confier à d’autres. Votre père est mort en vous laissant seuls au monde.
Eric je t’ai fait envoyer dans sa famille et j’espère que tu y as été bien accueilli.
A toi Etienne qui n’a pas eu de famille, je t’ai donné le nom de l’ami de ton père Bertrand Lacejambe afin qu’en tant qu’héritier tu reçoives son appartement. Il n’a jamais été déclaré mort seulement disparu mais je ne pense pas qu’on te fasse d’histoires car j’ai largement contribué à ce que tout le quartier le pense hanté. Personne ne te le disputera.
Chérissez ma tombe mes petits, la Vierge m’est apparue pour vous délivrer un message, chérissez ma tombe pour votre gloire.
Tata Marcelle »
-Nous ne serions pas cousin mais frère ! Elle ne mentionne pas notre mère…
-Notre père non plus n’en fait pas mention dans son manuscrit… Je ne sais pas quoi en penser.
-Il faut retrouver ce Bertrand Lacejambe.
-Le plus probable est qu’il est été emporté par les fées.
Etienne qui avait passé leur conversation à regarder les dockers décharger des caisses fixait maintenant son frère avec toute l’intensité dramatique qu’il pouvait y mettre.
-Tu pousses un peu, un homme peut disparaître de bien des manières, pourquoi les fées ?
C’est ridicule ! ça n'existe même pas !
-Vous n’avez pas lu, vous ne savez rien !
-Raconte, euh, racontez-moi…
-Notre père a commencé à se croire fleur après que Bertrand Lacejambe et lui soient ressortis du royaume des fées. Il explique qu’il ne se souvient de rien de ce qu’il s’y est passé mais il décrit comment ils en ont trouvé l’entrée.
-Et ils y seraient entrés comment ?
-Un enfant a parlé aux mouettes pour eux et elles leur ont indiqué une entrée du royaume. Il dit qu’il avait aussi été emporté dans une valse féérique lorsqu’il était jeune en marchant dans un rond des fées.
-C’est à ce genre de détail qu’on voit que tu as été élevé en Angleterre. On ne croit pas à ce genre de fariboles ici.
- Et vos cheveux qui changent de couleur, c’est naturel peut- être ! Je parle aux fleurs moi !
Alors les fées permettez que j’y mette aussi un peu de crédit !
Etienne réajusta sa casquette l’air renfrogné.
-On trouvera de vos volatiles au château d’If.
-Bien ! Où est-ce ?
-Embarquez. Mais moi je ne sais pas parler aux oiseaux.
-Moi non plus…
-On sera bien avancé alors.
-Allons y de toute façon c’est notre seule piste.