Version d'attente de Laocoon
Grez-sur-Loing, 1934, dehors un soleil pâle réussissait à irradier un esprit de printemps à travers le voilage qui tamisait la lumière de la chambre. Il ressentait sur son visage parcheminé la caresse qui tant de fois l’avait réveillé de sa langueur. Quelques instants il arrivait à l’oublier et puis il revenait tourner dans son esprit, sans fin. Il n’en avait plus peur. Il attendait simplement de le rejoindre.
Délius tira le cordon de la clochette suspendu au baldaquin du lit d’ange. Personne ne vint. Il ne pouvait pas en vouloir à son secrétaire, il le sollicitait si peu depuis des mois. Il tira de nouveau. Le parquet sombre grinça quand il posa les pieds sur le sol tiédi par l’astre matinal. La chambre donnait sur le perron. Le soleil, clément lorsqu’on le contemplait de l’intérieur gifla le vieil homme lorsqu’il entra en contact avec l’extérieur mais il résista à cette offense. Il était vivant, que la sensation soit agréable ou non, il avait juste besoin de s’en assurer. Encore un peu de temps, il en avait presque fini. Il le sentait qui rongeait son intérieur, il fallait qu’il se libère et après, il pourrait partir, le réintégrer puisque c’était ce qu’il voulait depuis toujours. Il se leva de son fauteuil à l’aide de sa canne et descendit les marches par saccades peu glorieuses puis s’assit dans un des confortables fauteuils en rotin.
- Et bien mon cher Délius, êtes-vous donc si pressé de prendre le thé ?
- Ne me raillez pas Jelka. Mais vous avez raison, je suis impatient, je dois voir Eric.
- Oh, il est parti à Paris tôt ce matin, à faire avec une jeune fleuriste m’a-t-il dit…
- Mmh… Fleuriste…
Eric passa la porte d’entrée à onze heure sonnante. Il caressa la joue de la jeune bonne en train de mettre en place le bouquet de roses petit trianon que Madame avait prélevées dans sa roseraie. Il lui tendit une rose d’un blanc crème velouté qui renforça les tons pastels des roses du jardin.
Voyant Frederick et Jelka attablés devant un léger brunch au jardin il les rejoignit engageant la soubrette à commander un encas pour lui à la cuisinière. Il s’affala dans le siège vide en face de Délius.
-Pardonnez mon absence. Je pensais que vous feriez la grasse matinée, on ne vous voyait guère que vers le milieu de journée ces temps-ci. Pourrais-je vous proposer une partie d’échec après le déjeuner pour me faire pardonner ?
Délius maugréa quelque chose que personne ne compris mais Eric qui avait l’habitude de sa mauvaise humeur pris ça pour un oui enthousiaste. Jelka lui sourit adoucissant l’atmosphère que le vieil homme avait peine à assombrir.
- Il vous a attendu avec impatience Eric, je crois que vous aurez peut-être un travail à votre mesure cette après-midi.
- Le maestro est inspiré ? Rien ne me ferait plus plaisir que de reprendre plume et partitions ! Voulez-vous que j’aille chercher celle que nous avions laissée inachevée après la Saint Sylvestre ?
-Non, non, vous n’y comprenez rien tous les deux. Aidez- moi à me lever Eric !
Piteux, il se pressa auprès de l’acariâtre compositeur alors que son repas arrivait sur un plateau en tintant.
-Il mangera plus tard, posez-le sur la table Cécile. Ramenez- moi dans ma chambre.
Eric Installa Délius dans une position plus ou moins confortable car aucune n’était à son goût et s’assis à son chevet attendant les instructions. Il ne voulait plus le brusquer tant l’impatience dont il avait fait montre avait semblé irriter le vieil homme.
-Il y a vingt-huit ans, jour pour jour, le patron du Ciel et de l’Enfer m’a écrit une lettre pour me demander de venir chercher un énigmatique pli qui m’y avait été adressé. Je ne sais pas s’il est encore ouvert… Je m’y suis rendu en personne puisque ce pingre de patron n’avait pas pris la peine de me le faire expédier. Je compris pourquoi un peu plus tard. Ce cabaret était une merveille ! La façade était entièrement faite en rocailles. On en fait plus d’aussi belles aujourd’hui ! Les clients entraient par une porte d’église surmontée d’anges vengeurs.
Sur le côté, c’était la porte de l’Enfer.
Un sourire passa furtivement sur les lèvres du conteur.
-Un visage diabolique ouvrant une large bouche. La façade était d’un baroque ! L’intérieur aussi. Je n’y ai donné qu’un concert sur les trois programmés. C’était un vrai cirque là-dedans. Les gens venaient pour s’émoustiller, jouer à se faire peur, pas pour écouter de la musique. On ne s’était pas quitté en très bons termes, enfin… Le paquet qui m’était destiné était arrivé en assez mauvais état et le patron n’avait pas envie qu’un nouveau trajet ne l’achève et que je lui fasse des histoires. Moi ! C’était un escroc fini et c’est moi qui lui aurais fait des histoires ! Vas-me le chercher. Je l’ai mis dans un coffre en bois dans le grenier. Tu le trouveras dans la vitrine où Jelka a entreposé le service de sa grand-mère. Je n’ai plus envie de parler aller, ouste. Tu me réveilleras pour le thé.
Ronchon, il ferma les yeux puis les rouvrit immédiatement telle une momie sortant de son sarcophage.
-Tu sais, c’est à cause de ce qu’il y a dans ce coffre que tu es ici aujourd’hui !
Congédié et dubitatif Eric monta au grenier après avoir refermé le plus silencieusement possible la porte de grinçante de la chambre. Fallait-il vraiment qu’il aille chercher le coffre maintenant ? Devait-il prendre connaissance de ce qu’il contenait ou attendre que Délius le lui montre… La faim le tenaillait tout autant que la curiosité. Il avait toujours pensé que sa place de secrétaire était due à ses compétences et son caractère conciliant. Qu’est-ce que ce paquet reçu il y a vingt-huit ans pouvait à voir avec lui ? Ils avaient le même âge ? Délius était sans doute plus qu’un original. Ces cauchemars dont il était le seul confident auraient suffis à persuader quiconque de la fragilité mentale voir de la sénilité, de ce compositeur retraité. Eric était ébloui par son génie et toutes ses maniaqueries et demandes incongrues n’auraient jamais raison de son admiration. Il redescendit donc bientôt avec le petit coffre en acajou dans les mains et s’attabla. L’objet de ses questionnements devant lui, il avala avidement les sandwichs bacon cheddar qu’on avait laissés à son attention. -Il était seul, Jelka étant partie se promener le long de Loing.-
Le tintement de la clochette de Frederick le sorti soudain de sa transe. Il sursauta et se surpris à frissonner. Il était resté à lire le manuscrit que contenait le coffret sans pouvoir en détacher les yeux pendant des heures. Jelka était passé plusieurs fois mais il ne l’avait pas remarquée. Elle avait jeté un œil par-dessus son épaule à quelques reprises mais l’écriture en pattes de mouche ne lui avait pas permis de prendre connaissance de ce que le jeune homme lisait, elle aurait eu besoin de ses lunettes ou de passer outre sa bonne éducation en apparaissant telle qu’elle était : dévorée de curiosité. Elle se souvenait avoir vu le coffret et telle Pandore eu une envie dévorante de l’ouvrir. Elle savait qu’il contenait quelque noir secret que son mari avait enfoui dans son passé et qu’il n’exhumait que pour lui-même.
Eric était dubitatif. Il avait une furieuse envie de partir avec les feuillets noircis de sang ou de sève il ne savait trop. Il fallait qu’il parle à Délius et c’était maintenant. Il était furieux contre le compositeur qui avait si longtemps gardé pour lui ce qui le concernait, furieux des non-dits qu’avaient entretenus ses parents à propos de son oncle. Eric crispa ses mains autour du manuscrit et se dirigea vers la chambre de son mentor.
La porte grinça. L’air lui sembla glacial, le rideau volait sous l’effet du vent. Il commença par fermer la fenêtre à double ventaux puis se tourna vers le lit. Frederik Délius tenait la poignée de la clochette serré entre ses doigts raidis. Un masque de douleur s’était figé sur son visage aux yeux écarquillés de terreur. Il avait le poing serré sur son cœur. Eric observa cet arrêt sur image quelques instant. Pensant sans s’y attacher que sa colère venait de foudroyer le vieil homme. Et puis enfin il réagit. Il se précipita pour le replacer dans une position plus orthodoxe mais il ne pouvait plus rien pour lui que lui rendre un peu de la dignité qu’il avait su garder de son vivant et qui semblait lui avoir totalement échappé au soir de sa vie. Il referma sa bouche et baissa le voile de ses paupières. Il ressortit comme quelqu’un qui ne veut pas réveiller un enfant difficilement endormi et alla voir Jelka qui brodait dans le boudoir.