Version d'attente de Laocoon

Chapitre 8 : Au fond de l'impasse

997 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/11/2021 22:40

Automne 1906, il bruine, un mot que personne ne connaît dans cette région du monde qui aurait plutôt besoin de vocabulaire pour mesurer l’intensité de l’ensoleillement. Elle a marché le long de cette impasse en regardant à droite et à gauche comme on suivrait des échanges au jeu de paume. Peur qu’on la voit, que penserait-on d’elle, on croirait que c’est le sien, elle est trop âgée pour être sa mère.

Mais elle lui doit bien ça, Fenby était le seul à lui laisser croire encore à son humanité, lui qui se prenait pour une fleur !

A l’avoir vu maintenant si flétri, elle y croirait presque, elle n’avait pas réussi à se résoudre à faire quelque chose de son corps, elle l’avait laissé là où elle l’avait trouvé, tout sec, petit sac vide. La disparition de Monsieur Lacejambe l’avait tellement affecté. Elle ne l’avait pas vu pendant des mois et puis elle était allée voir, ça se fait, de prendre des nouvelles… Elle l’avait trouvé là au milieu d’une chambre devenue forêt vierge. Il s’accrochait à la vie comme un lierre au mur après qu’on eut coupé ses racines. Elle avait eu très peur mais, dans son art, on en voit de toute les sortes alors elle avait surmonté sa répulsion et elle avait fait ce qu’il y avait à faire. Quelques jours à peine après qu’elle l’eut trouvé en piètre état dans son appartement envahit de végétation, il était venu enfanter chez elle. Et alors qu’elle ne l’avait pas vu ensuite depuis des semaines, elle s’était rendu chez lui hantée de noirs pressentiments et d’un intense sentiment de culpabilité. C’est là qu’elle avait trouvé les jumeaux. Eric qu’elle avait accouché et le deuxième qu’elle avait baptisé Etienne parce qu’il fallait bien lui donner un prénom et que Fenby exsangue avait été incapable de prononcer un mot lorsqu’elle avait essayé de communiquer avec lui. Les jumeaux tétaient goulument, lové dans les vestiges de poches qui baillaient sur les flancs de Fenby. Immédiatement, elle avait fouillé dans tous les pots et théières de l’appartement pour y trouver de quoi payer une fille qui amènerait Eric dans le Somerset. Il fallait qu’elle libère le pauvre homme de ces sangsues qui buvait toute son essence. En partant ce jour-là avec Eric, elle avait aussi pris le paquet sur le guéridon du salon et l’avait expédié. Pour l’autre enfant, elle n’avait pas reçu d’instruction. Elle le laissa auprès de son père ne sachant que faire pour le moment. Elle était épuisée par ces responsabilités qu’elle n’avait pas choisies. Elle ne trouva la force de revenir que par le contact permanent de la fleur qu’elle avait faite monter en médaillon. Nichée entre ses seins de cantatrice, elle ne craignait ni le froid ni les regards indiscrets. Elle ne pouvait plus rien pour Fenby que lui verser de l’eau sur le visage et tenter d’en faire pénétrer quelques goutte dans sa bouche. Elle n’osait détacher l’autre enfant, ne sachant s’ils y survivraient car ils semblaient comme encore en état de fusion. Parfois, le nourrisson ouvrait grand ses yeux et la fixait froidement alors qu’elle lavait les membres momifiés de Fenby. Elle n’osait le toucher lui. Ce matin, elle avait dû pourtant quand Fenby avait expiré un dernier râle. Il était mort en quelques mois, malgré ses soins.

Il n’y avait même pas de réverbère dans cette partie de la ville, oubliée du beau monde. Avec sa lanterne, elle avait l’impression d’être une luciole au milieu d’une nuée de chauves-souris. La présence de l’enfant la rassurait tout de même. Il était drôle ce petit bout choux, il ne pleurait pas, il la fixait de ses petite billes vert pâle. Elle l’aurait bien gardé mais elle ne rajeunissait pas et avec le nombre d’anges qu’elle avait fait passer, il n’était pas question qu’elle cède à un minot qui n’était même pas le sien. L’autre, elle l’avait expédié à Scarborough dans la famille de Fenby comme il le lui avait demandé mais lui…

Elle était presque arrivée. Le grand porche de la maternité lui faisait maintenant face. Elle entendait les remous du ruisseau tout proche, il passait juste derrière la maison de gauche, il chantait d’aise, la pluie le faisait enfler, il se prenait pour une rivière. Elle longea le mur de la petite propriété, lorgna le bassin couvert de nénuphars et avisa la petite guérite où elle allait déposer l’enfant pour ne plus jamais le revoir. On y plaçait le couffin, on faisait tourner et la roue du destin n’avait plus qu’à faire le reste.

-     Adieu Etienne.

Que dire d’autre ? Il n’y avait pas de discours à faire, rien de solennel dans un abandon. Elle tourna les talons et c’est là qu’elle l’entendit pleurer, pour la première fois. Elle se mit à courir, le cri du nourrisson déchira la nuit finissante. La pluie fine lui semblait avoir mutée, vengeresse, chaque goutte traversait son châle comme autant d’éclats de verre. Elle arriva à l’église de Saint Henri en dix minutes, elle y entra pour mettre un cierge pour le petit et prit le premier tramway qui partait vers le centre-ville.

Une chouette hulula dans le bois, Etienne se tue pour l’écouter.

 

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