Version d'attente de Laocoon
Fenby froissa légèrement le feuillet puis le lissa avec de petits chuintements d’excuses. Il resta méditatif, il faudrait attendre le lendemain pour l’expédier à quelqu’un qui pourrait le garder jusqu’à ce que Lacejambe revienne. Ou le cacher quelque part, mais où ? Il n’avait rien d’un capitaine pirate. Il ne s’imaginait pas élaborant une suite d’énigmes que seul son ami serait à même de résoudre. Il ne vivait pas dans un roman. L’image d’un notaire obséquieux assis derrière un bureau style second empire migra sans s’arrêter de son hémisphère droit vers une région du cerveau inexplorée à ce jour où elle se perdit à tout jamais.
Il essaya de se souvenir de quand sa vie avait vraiment basculée, car elle avait basculée, l’Éden, il l’avait connu. Avec lui… Lacejambe. A y bien réfléchir, ce n’était pas de sa vie dont il s’agissait mais de la sienne. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, il ne vivait que par lui. Lacejambe avait changé quand il avait rencontré le fleuriste. Si Lacejambe était parti, peut-être avait-il rejoint Délius ou Portland ! Pourquoi n’y avait-il pas pensé ! Pourquoi ne l’avait-il pas contacté ? Misère, cela n’avait aucun sens. Il se leva pour faire un thé. Il avait découvert un thé divin chez un de ses compatriotes qui importait des thés du monde entier. Il mit l’eau à frémir sur le poêle. Il ouvrit la petite boîte à thé qui diffusa un parfum de riz soufflé dans ses narines. Un thé japonais, très rare, le genmaicha. Il adorait rouler ce nom dans sa bouche comme un vire-langue. Il improvisa une mélodie. C’est sans doute cette capacité à s’abstraire de la réalité qui avait plu au botaniste. Fenby était tout à ce qu’il faisait et ni la disparition de son ami, ni les lettres d’impayés qui s’accumulaient sous la porte ne le touchaient plus. Il versa le liquide ambré dans une tasse blanche parsemée de fleurs de chicoré. Il s’assit sur le rebord de la fenêtre et laissa flotter son esprit au-delà des filets de nuages qui tissaient un nid à la lune. Il aurait aimé avoir de la poussière de fées et partir danser là-haut. Il eut envie de descendre en ville participer à un bal populaire. Des échos de musette se répondaient dans la nuit comme des oiseaux nocturnes se faisant la cour.
Il ouvrit un petit secrétaire près de la porte et y attrapa délicatement une pile épaisse de feuillets du même type que celui qu’il venait de rédiger. D’un tiroir de commode, il tira une aiguille, il fourragea longuement puis, résigné mais bougon sortit une bobine de fil rouge foncé. Il cousu avec application une reliure à son journal intime puis l’empaqueta consciencieusement dans quelques feuilles de la Gazette du Midi de la semaine précédente. Il écrivit en grosses lettres à remettre à Frédérick Délius. Il leva la plume et réfléchit, le dernier concert dont il ait vu une affiche avait eu lieu à Paris au cabaret du ciel et de l’enfer dans le 18ème… Il l’enverrait là-bas, peut-être quelqu’un saurait-il où le joindre. Il mit le paquet bien en évidence sur le guéridon du salon.
Il balaya, fit le travail de la frotteuse qu’il n’avait pas fait venir depuis plusieurs mois faute de quoi lui payer ses honoraires. Il terminait de tout briquer quand le premier coup de minuit sonna. Il versa de l’eau fraîche dans la bassine, en fit bouillir un peu pour l’y ajouter et se lava minutieusement. Il ne voulait pas qu’on est à trop le manipuler une fois qu’on découvrirait son corps. Il mit un costume qu’il avait fait tailler il y a bien longtemps, pour le mariage d’un lointain cousin de Lacejambe. Il constata avec aise puis dépit qu’il rentrait à merveille dedans ; il avait beaucoup maigri cette année. Il avait presque la silhouette de Bertrand maintenant, l’élégance en moins songea-t-il. Il fut néanmoins heureux de l’effet qu’il se fit dans le miroir de l’entrée.
C’est ainsi apprêté qu’il se rendit dans le laboratoire- chambre de son ami disparu. Sur les étagères des liquides et substances de tout ordre se côtoyaient sans ordre ni étiquette. Il ne savait que prendre. Il avisa un ballon de verre et joua à l’apprenti sorcier. Il versa quelques gouttes de ci et quelques cuillérées de ça. Il agita, fit chauffer, hésita, but, attendit, fit un autre mélange, rebut, réattendit et ainsi jusqu’à ce que plus rien ne resta dans aucun contenant. En désespoir de cause, il trinqua une dernière fois avec le soleil levant et rinça son gosier de toutes ces mixtures avec une tasse de thé froid, -abjecte-. Il sentit enfin la tête lui tourner. Il ne savait pas si c’était la fatigue ou l’un des breuvages qu’il avait concocté aussi s’allongeat-il sur le lit dans une position de gisant afin que quiconque le voit n’ait aucune illusion sur son état. Mais, bientôt, l’inconfort de la position le força à se mettre sur le côté. Il ronfla sans tarder.