Version d'attente de Laocoon
Dimanche 31 décembre 1906 Mon très cher Lacejambe, voilà maintenant un an que vous êtes parti sans explication et je passe mon premier réveillon de la Saint Sylvestre sans vous. J’ai reçu une invitation d’Engandine qui vous est adressé mais je n’ai pas eu le cœur de m’y rendre. Que leur aurai-je dis ? Je ne sais où vous êtes. Où vous chercher ? J’ai été partout, j’ai arpenté toutes les rues, interrogé toutes les fleurs, hélé dans toutes les cheminées de Marseille ! Rien, pas un indice, pas un mot. J’ai guetté une lettre, j’ai fait appel à Annie pour vous chercher dans l’au-delà.
Ô Lacejambe, j’ai toujours eu l’impression que vous refusiez d’être avec moi alors que tout me reliait à vous. Pourquoi ? Maintenant que vous n’êtes plus là, vous me manquez. Vous me manquez. Vous me manquez ! Et je pourrais noircir l’éternité de cette phrase. Un trou noir s’est ouvert en place de mon cœur et il absorbe tout parfois comme en cet instant. J’ai peur et j’aspire à ce qu’il m’aspire tout entier et qu’il ne reste plus rien de moi qui veuille vivre tant que vous ne serez pas avec moi. Vous êtes en moi à chaque instant. J’ai l’impression que vous habitez littéralement mes pensées.
Vous avez marché si vite, il n’y avait plus que Vivaux ! J’étais épuisé, je n’ai pas pu tenir l’allure et vous avez disparu. L’espace d’une nuit j’ai cru être redevenu humain mais aimer Noriko n’était qu’un leurre elle était aussi floral que moi, je ne devenais pas plus humain tout au contraire. Elle continue de m’habiter, elle aussi. Avant de m’endormir, je l’invoque, elle est assise sur les rochers, elle regarde la mer et puis elle me voit qui arrive sur le quai derrière elle. Elle me fait signe. Je la reconnais comme elle m’a reconnu. Elle ne m’explique pas pourquoi elle est là. Parfois mon cerveau tourne en rond pendant des heures afin de trouver un pourquoi et puis soudain frappé par la vanité de trouver une logique à mon fantasme, je reprends le fil de mon histoire. D’un regard, nos doigts se cherchent, nos mains s’enlacent, nos bouches se joignent, un élan irrépressible s’empare de nous. Je vais rarement plus loin car la sensualité de ses images, m’enivre et je les ressasse comme le ressac usant le rivage jusqu’à ce que je sombre totalement.
Vous me manquez immensément Lacejambe. Je vais vous écrire et puis j’en finirai. Avec tout ce qu’il reste dans votre laboratoire je devrais bien trouver un poison qui me permette d’en finir. Je n’ai pas le courage d’attendre de dépérir, je sens ma fin si proche mais je veux la hâter peut- être vous rejoindrai-je alors. Les fées m’ont boudé, j’ai tenté quelques rituels mais vous et moi savons qu’elles ont fui depuis longtemps, elles ne me seront d’aucun secours.
Vous devez vous demander ce que sont ces feuilles si étranges que j’utilise pour mon ultime correspondance. Elles sont douces, résistantes, d’un beige moiré de vieux rose. Ce sont des squames, de l’écorce qui se détache de moi. Je me sens si las. Vous n’auriez plus de doute quant à ma nature monsieur le botaniste si vous aviez pu les récolter par vous-même. L’encre aussi vous paraîtra inhabituelle. J’ai tant pleuré de ce liquide ambré, mon ami, que j’en ai recueilli des pots et des pots qui me permettraient de copier la bible si j’en avais l’envie. Je me suis demandé si telles les larmes de sirène ou autres créatures fantastiques, mes larmes pouvaient avoir un pouvoir quelconque mais vous n’êtes plus là pour le découvrir.
J’ai consigné tout ce que nous avons vécu depuis le début de l’affaire du fleuriste dans le manuscrit que je joindrai à cette lettre. Et pour boucler la boucle avant de partir, je vais vous raconter ce qu’il s’est passé ici depuis que vous êtes parti. Marseille s’est réveillée le
1er janvier 1906 avec une gueule de bois historique. Le maître envolé, chacun ou presque a repris sa forme initiale avec plus ou moins de souvenirs de ce qu’il s’était passé. Les gens ont vite fait de rationnaliser toute cette histoire. On a parlé d’un syndrome de delirium sylvestrum. Les maçons ont beaucoup œuvré pour trouver des raisons à tout et Chanot en a fait des discours dont les marseillais se sont gondolés pendant des mois. Toute l’affaire ressemble maintenant à un 1er avril célébré avant l’heure. Le fort Saint Nicolas est un solide gaillard et les dégâts n’ont pas été si impressionnants. Le pont transbordeur lui est toujours là à défigurer l’horizon maintenant que le sentiment de nouveauté est passé.
J’ai tout remis en ordre ici. Je ne sais pas si vous apprécieriez mais n’étant pas là pour me donner votre avis j’ai dû faire sans. J’ai fait quelques aménagements, certains meubles étaient irrécupérables après le saccage. J’ai fait l’acquisition d’un nouveau canapé dans le plus pur style anglais-, mon frère me l’a fait envoyer du Yorkshire- et de rideaux en organdi pour les jours où le soleil risquerait d’abîmer mon feuillage. Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout ça… Quand j’évoque ces petites choses du quotidien j’ai le sentiment que vous allez revenir bientôt. Je serais si heureux si vous arriviez comme ça, un matin et bazardiez mon canapé à fleurs par la fenêtre, arrachiez les voilages…Votre mauvaise humeur me manque.
Encore de l’encre pour écrire. Je suis désolé mais la page sera peut-être difficilement lisible. Je ne peux m’empêcher de pleurer en pensant à vous. Mme Marcelle a retrouvé Bubastis, il hurlait à la mort devant sa porte, elle l’a gardé chez-elle pendant quelques jours et depuis, il est revenu hanter le tapis du salon. Mais il se fait vieux, comme moi et je me demande qui de lui ou de moi passera dans l’autre monde le premier. Il ne lui reste plus beaucoup de temps s’il espère me précéder comme lorsque nous partons en balade.
Votre dévoué, B.Fenby