Ce qu'ils méritent
Chapitre 7 : 7 - Une vérité douloureuse
5455 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 09/03/2022 21:27
Être en sécurité dans le Studio est une aberration.
J'ose espérer que, du temps où il fonctionnait normalement, on pouvait marcher dans les couloirs sans risquer sa vie, mais ça ne m'est pas arrivé depuis que je suis revenu.
Pourtant, ce doit faire quatre jours que nous sommes dans les Archives et pour l'instant, c'est le calme plat.
Ça fait du bien, mais je dois avouer que c'est difficile aussi. Se retrouver soudain face à tout, que l'horreur ne soit plus masquée par la peur et l'urgence est presque insoutenable. Je ne peux pas y échapper et si j'oublie une seconde, il suffit que mon regard tombe sur mes doigts gris pour que ça me rattrape aussitôt. Mais je ne peux pas me laisser aller encore, je ne peux même plus m'isoler sans inquiéter tout de suite Bendy et Sammy maintenant que nous sommes ici, coincés dans un espace clos et silencieux. L'ex-musicien le cache bien, mais je sens ses yeux sur moi. Il guette l'avancée de la corruption et je sais qu'il a vu le changement de couleur de ma peau.
Je n'y peux rien. Mais j'arrive à écarter la terreur en me jetant dans les recherches. Je dois trouver une solution. L'idée est devenue un besoin, une idée fixe qui me tient debout. Je sais que le temps est compté.
Seigneur oui, je le sais.
Nous nous sommes concentrés sur le tri des livres que nous avons pris d'abord dans l'antichambre, puis dans le cercle le plus étroit où nous nous sommes installés. Il y en a tellement, il fallait trouver tous ceux qui pourraient éventuellement aborder les sujets qui nous intéressent. Nous avons établi ensemble une liste de mots à chercher dans les titres et mon Ben s'est avéré d'une aide précieuse. Il a appris à les reconnaître en quelques minutes et, après m'avoir arraché la permission de participer, s'est mit au travail avec un enthousiasme sûrement motivé par son besoin presque maladif de faire quelque chose. Assis ensemble à la table croulant de livres, nous avons fait une petite chaîne de tri dont Sammy était le bout. Bendy et moi séparons les livres et l'ex-musicien les parcourt en diagonale pour s'assurer qu'ils valent la peine qu'on les lise plus attentivement.
Les journées ont filé vite, uniquement troublées par le bruit des pages froissés, des lourds volumes reposés plus ou moins doucement sur le plancher de bois, et des soupirs dramatiques de Bendy. Un coup sourd contre le métal nous fait parfois lever le nez, mais passée l'inquiétante première fois, nous avons cessé de nous y intéresser. Il y en a trop peu pour redouter un attroupement de l'autre côté et la porte ainsi barricadée semble capable de résister à une explosion de dynamite. Nous faisons quelques courtes pauses, moi surtout, pour manger et me reposer, et plus rarement pour aller aux W.C. Il me semble que ce genre de besoins physiques sont de moins en moins impérieux, je n'ai plus vraiment l'impression d'avoir faim. J'évite d'y penser autant que possible. Au moins, les quelques boîtes de soupes que nous avons dureront encore plus longtemps, car il est hors de question de prendre le risque de sortir en chercher d'autres. Et si je ne dors pas, je ne cauchemarde pas.
Continue, Henry. Continue.
Mais je dois quand même arrêter de temps en temps, parce que mon regard se brouille à force de fixer des petits caractères ou parce que mon fichu dos me reproche vivement ma position immobile et penchée. Quand cela arrive, je lève difficilement la tête pour regarder Bendy, ses grands yeux rétrécis par la concentration et son éternel sourire un peu moins large. Je sais, je sens à quel point il veut m'aider et surtout à quel point c'est difficile pour lui de rester immobile et concentré. J'aimerais davantage le voir jouer et rire qu'ici, dans la lumière trop jaune, à s'ennuyer devant un livre presque aussi gros que lui. Mais nous n'avons pas le choix, et il le sait, parce qu'il ronchonne parfois, mais sans grande conviction. J'observe aussi mon ancien ennemi, toujours assis droit sur sa chaise, attaché par de grosses cordes à sa demande et lisant inlassablement comme si dieu le père le lui avait ordonné. Je ne sais pas ce qui motive Sammy. La honte de ce qu'il a fait pendant toutes ces terribles années ? L'espoir de trouver une sortie ? En tout cas, il ne réclame jamais de se lever pour faire quelques pas, ne demande pas de partager mes repas bien que je m'obstine à lui proposer, ne pose plus aucune question. Il ne parle que s'il y est obligé, même à Ben. Sans être agressif, il semble seulement s'être retranché quelque part en lui-même, peut-être pour éviter de s'effondrer de nouveau comme lors de notre cavalcade dans les couloirs. Je comprends. Mais je suis trop pris par les recherches pour essayer de le sortir de sa réserve. La première pile était d'ailleurs presque entièrement triée, mais nous n'en avons trouvé que quelques-uns qui pourraient peut-être nous servir. Il faudra quand même les lire, et cette fois en entier. Il faudra fouiller dans les pages et chercher du sens à des mots, à des tournures de phrases qui semblent normales. Et nous n'avons pas encore commencé à regarder les grandes étagères rondes qui nous encerclent, ni les coffres, ni tous ses petits placards auxquels je ne pensais plus. La tâche semble sans fin.
Dans la nuit du quatrième jour, Bendy claque soudain son livre sur la table et nous fait tous sursauter.
- J'en peux plus! s'exclame-t-il en sautant en l'air comme un ressort pour se mettre debout. Je DOIS faire autre chose !
Je relève les yeux, en profitant pour m'arracher un instant à ma propre lecture. J'ai mal partout à force de rester immobile sur le plancher.
- Merci de nous avoir aidés. Tu peux faire une pause. Évite seulement de faire du bruit, d'accord ?
- Oui, oui. De toute façon, il n'y a pas grand-chose à faire ici, gromelle-t-il.
Je regarde autour de moi.
- Tu pourrais regarder dans les placards. J'avais l'intention de le faire quand nous aurions fini cette pile.
- Dis plutôt quand on sera tous mort d'ennui !
Je lui souris sans lui dire que pour l'instant, je préfère mille fois me faire mal au derrière à rester assis qu'errer dans la semi-pénombre et les toiles d'araignées du Studio. Je me contente de lui faire signe d'y aller.
- Commence par l'antichambre. Et ne t'approche pas de la porte d'entrée !
Il disparaît sans répondre. Quand mes yeux quittent son petit dos noir, je croise le regard de Sammy.
- Tu veux aussi t'arrêter un moment ? je lui demande.
Il hoche la tête.Je me lève en grimaçant, pose mon livre sur le tas de rideaux qui me sert de fauteuil comme de lit et m'approche de lui. Je lui dénoue les bras et m'écarte prudemment. Je n'ai pas pris la hache.
Ces quatre derniers jours, Sammy a fait preuve d'un calme que je ne lui avais jamais vu. Ses paroles ont été parfaitement saines, son attitude réservée lui ressemblant beaucoup plus que cette adoration hystérique dans laquelle Elle l'avait plongé. Je commence à lui faire doucement confiance et je voudrais profiter de cette occasion pour lui montrer. D'ailleurs, me voyant sans l'arme qui ne me quittait plus, il lève vers moi ses orbites noires, mais ne dit rien. Je lui souris.
- Je ne vais pas le regretter, n'est-ce pas ?
Il secoue la tête puis se lève lentement. L'encre qui le forme réfléchit la lumière du luminaire et mon cœur se crispe. Je me demande une nouvelle fois ce qu'il a subi, comment il a été transformé. Mais je retiens mes questions, un goût amer dans la bouche. Sammy me fera toujours de la peine, mais je ne peux pas briser ce calme. Pas maintenant, alors que l'espoir de trouver enfin des réponses est aussi tangible que ses innombrables livres qui me passent entre les mains. Je dois les aider tous et j'ai trop peu de temps. Je ne peux pas risquer le fragile équilibre de Sammy avec des questions qui ne nous font pas avancer, même si je déteste le fait d'ignorer sa souffrance comme ça.
- Non, ne vous inquiétez pas, dit-il, me faisant me crisper de culpabilité sans le savoir. Je veux sortit d'ici autant que vous.
Il se déplie et fait immédiatement quelques pas vers l'élégant gramophone encore posé sur un bureau sans chaise à sa gauche. Il a dû le regarder du coin de l'œil en lisant, mais sans vouloir demander à être détaché pour aller le voir. Je l'entends le mettre en marche. Le petit bruit du raclement du stylet sur le disque me ramène en arrière, chez moi. Ma Lynda adore danser. Combien de soirées avons-nous passé, bougeant doucement au rythme de la musique, étouffant nos éclats de rire lorsqu'on se marchait sur les pieds pour ne pas risquer de réveiller les enfants ? Le souvenir est aussi doux qu'amer et je dois cligner des yeux plusieurs fois pour garder les yeux secs. Sammy ne sourit pas, ou pas vraiment, mais il est visible qu'il apprécie le morceau qui tourne en grésillant quelquefois. Bendy est revenu et a passé la tête entre les étagères, immobile pour une fois et toute son attention tournée vers la musique. Son ravissement pétille dans ma poitrine et je ne peux que sourire malgré la mélancolie. C'est un simple morceau de Jazz, sans voix pour accompagner les cuivres et le piano énergique, mais cela reste très agréable. Nous restons tous debout à écouter le premier morceau, et puis Bendy repart dans la pièce d'à côté alors que l'ex-musicien se penche après m'avoir dit qu'il allait chercher d'autres disques. Je jette un œil vers mon livre sans voir le courage de reprendre ma lecture. Je crois que nous avons tous vraiment besoin de faire autre chose pendant un petit moment, finalement...
J'attrape ma hache discrètement, car je ne veux pas le blesser, mais je n'ai pas encore assez confiance pour lui laisser une arme à portée de la main et lui tourner le dos tranquillement. Je glisse le manche en bois dans ma ceinture, laissant la tête lourde frotter contre mon dos. Je décide de longer les étagères les plus excentrées, ne serait-ce que pour marcher un peu. J'ai tellement lu, tellement cherché à repérer les mêmes mots depuis quatre jours qu'automatiquement, mes yeux volent vers les tranches des livres qui me surplombent pour les y chercher. Mais je préfère regarder dans les quelques coffres-forts qui bâillent entre les volumes. Je les ouvre, passe lentement la main sur les parois. Mais je ne récolte que de la poussière sur mes doigts déjà gris. Je soupire. Évidement. Ils ont l'air d'avoir été vidés à la hâte, mais visiblement assez soigneusement pour qu'ils ne contiennent plus rien de valeurs... Ou de compromettant. Le dernier coffre inspecté, je me rends compte que je suis devant la porte flanquée d'une pancarte "privé" et surmontée par ces ampoules incongrues.
Il est facile d'imaginer qu'à l'origine, cette pièce était un bureau ou des archives plus confidentielles qui n'étaient pas accessibles à tous les employés du Studio. Je n'arrive pas à me souvenir si elle existait déjà quand je travaillais ici... Mais j'étais beaucoup trop occupé pour me balader sans raison. Et je n'ai bien sûr plus aucun souvenir de la seule visite des locaux que mon "ami" à consentit à m'offrir lors de mon premier jour. Mais l'utilisation de cette pièce a forcément changé ensuite. Joey y faisait peut-être des... Des expériences ? Les cages suspendues dans le vide et l'espèce de vasque bouillonnante d'encre entourée de bougies m'ont toujours mis mal à l'aise. Elles n'ont clairement pas leur place à un endroit où on est censés ne produire que des dessins animés.
Pour la première fois, je prends conscience que Joey ne devait pas être seul. Je savais déjà que la conception de la machine à encre n'était pas de lui, qu'il l'a seulement commandée à la GENT et que Connors à été l'un des concepteurs principaux (si ce n'est le seul). Je me doute aussi, même si j'ai du mal à l'admettre, qu'il y a quelque chose de malsain et de vivant dans l'encre, quelque chose qui était censé donner vie à ses personnages, mais qui n'as clairement pas fait ce qu'il attendait. Mais je réalise qu'il a dû avoir d'autres personnes impliquées, des complices qui l'on assistés, peut-être même après la fermeture du Studio. Comment aurait-il pu construire autant d'endroits secrets, faire des recherches, tuer toutes ces personnes et couvrir si bien ses crimes sans la moindre aide ?
Impossible.
Je ne sais pas si ces personnes réalisaient vraiment ce qu'elles faisaient : il a dû les manipuler comme il manipulait tout le monde pour obtenir ce qu'il voulait. Mais qu'ils étaient conscients ou non, je crois qu'ils ont déjà été punis. Joey les a probablement abandonnés à l'encre qui mange les esprits sans différencier les innocents des coupables. Le fait qu'il soit toujours en vie et toujours en liberté depuis la fermeture du Studio est une preuve qui parle d'elle-même. Il n'a pas laissé de témoins. J'évite de penser plus longuement à Joey. La camaraderie que je ressentais encore avant de revenir au Studio s'est muée en haine profonde et tenace. Tendu, je dois prendre quelques inspirations profondes pour évacuer la colère. Mon regard s'arrête alors sur les livres noirs dont la tranche dépasse des étagères. Ils servent à ouvrir la porte. Je les pousse sans réfléchir...
Et l'hallucination d'ici le plafonnier qui tourne et les portes des coffres qui battent se déclenche à peine le dernier livre rangé.
Je la connais et elle ne devrait pas m'effrayer, même si ce n'est jamais agréable. Et pourtant, les secondes passent, aussi longues que des heures, et je n'arrive pas à raisonner ma peur.
Ce n'est pas comme d'habitude.
Dès que je le pense, et que la certitude sournoise qu'elle ne s'arrêtera pas pointe dans ma tête, je baisse le regard. Et le sol se couvre d'encre sous mes yeux. Le niveau monte immédiatement, agité comme une mer démontée, avalant les livres, les papiers, éclaboussant de noir le bois et le fer. Je dois enfoncer mes ongles dans mes paumes pour me retenir de hurler. Je sais que ce n'est pas réel, je sais que si je crie... Mais cela ressemble tellement à ce qui s'est passé dans l'escalier que je ne peux m'empêcher d'avoir un mouvement de recul, qui me plaque contre l'étagère circulaire. Je n'entends pas les livres tomber dans l'encre, ni la musique, et la douleur qui pulse soudain dans ma jambe me semble dérisoire par rapport à ce qui m'attend si Elle arrive à rentrer dans ma bouche...
Une main se pose sur mon épaule et je sursaute violemment, cherchant immédiatement la hache qui pends à ma ceinture. Et puis je reconnais Sammy.
- Vous allez bien ?
Non!
Je tremble encore un peu, mais je me force à me tourner vers lui et à baisser le bras.
- Oui, oui.
Je me frotte l'arrière du crâne comme si je pouvais en effacer la vision. Baissant furtivement les yeux, je me vérifie qu'il n'y a pas d'encre par terre, que nous sommes en sécurité. Mais il n'y a rien. Bien sûr qu'il n'y a rien. Mon cœur ralentit, mais j'ai besoin de m'asseoir et je marche aussi droit que je le peux vers la chaise qu'il a laissé libre. Arrivé devant, j'ai du mal à ne pas m'y effondrer, planter mes coudes sur le bois lisse et laisser tomber ma tête entre mes mains. Mais Sammy m'a suivi et Bendy a arrêté de se tortiller devant le gramophone pour me regarder anxieusement.
Et moi qui ne voulais pas les inquiéter...
Je m'assois en repoussant la hache sur le côté et je tends la main vers Bendy. Il vient, grimpant sur la chaise pour s'y mettre debout entre mes genoux et poser ses mains gantées sur mes épaules. Il pose son menton rond sur le sommet de ma tête et je referme mes bras sur lui avec un soupir. Je ne sais pas vraiment qui j'essaye de réconforter : moi ou lui. Mais le serrer contre moi m'apaise, comme le fait de serrer mes enfants le faisait toujours. J'entends vaguement les bottes de Sammy sonner sur le plancher alors qu'il s'éloigne pudiquement dans l'autre pièce. La musique joue toujours et achève de calmer les battements de mon cœur.
- J'ai senti ta peur, me chuchote-t-il doucement à travers les lamentations d'un solo de saxophone. Pourquoi tu étais effrayé comme ça ?
Je ne veux pas lui mentir, mais je ne peux pas lui avouer que l'encre est en train de me rendre fou. Je veux le protéger autant que possible.
Je ne le pourrais peut-être pas pendant très longtemps.
- Des mauvais souvenirs, Bendy. Des mauvaises pensées. J'ai peur de ce qu'a fait Joey et des conséquences. Tu comprends ?
Il hoche la tête, me cognant vigoureusement le crâne avec son menton.
- Oui ! C'était vraiment une ordure, ce type !
J'acquiesce lentement, perdu dans mes pensées.
Le Joey que je croyais connaître, l'homme si charismatique qui m'avait embauché à peine promu et sur la seule présentation de mon carnet à dessin n'était pas un monstre. Il voulait réussir, oui, il suintait l'ambition par tous les pores. C'était un patron dur et exigent, qui savait toujours quoi dire pour vous renvoyer travailler quelque soit vos récriminations. Comme tout le monde, je me suis laissé entortiller par ses manières chaleureuses, ses compliments et ses promesses, et je n'ai compris qu'après qu'il n'était qu'un salaud égoïste. Mais même si j'étais en colère qu'il m'ait évincé de la direction du Studio et tellement surchargé de travail que je n'ai rien vu jusqu'à ce qu'il soit trop tard, jamais, jamais je n'aurais cru qu'il puisse tuer pour continuer à "rêver en grand". Qu'est-ce qui s'est passé pour qu'il en arrive là ?
Lentement, je comprends surtout que je n'aurais probablement pas le temps de le découvrir. L'horloge tourne sans pitié. Le cœur contracté, je lâche mon petit diable et frotte nerveusement mes paumes moites sur le tissu plein de poussière de mon pantalon. Chaque jour et chaque heure qu'il me reste doivent être utilisés pour nous sortir d'ici. Je ne peux pas perdre la moindre chance de trouver une solution pour découvrir l'histoire du Studio, qui sera sans le moindre doute aussi horrible que triste. Mes questions resterons donc sans réponses, mais si j'arrive à revoir le ciel un jour, je suis sûr que j'arriverai à vivre avec.
Et ce, sans le moindre regret.
L'exclamation de surprise de Sammy résonne au moment où la chanson qui nous berçait décroît puis s'arrête, me sortant sans ménagement de mes souvenirs. Ben et moi tournons ensemble la tête vers lui, pour le trouver planté devant la porte que j'ai ouverte sans le vouloir vraiment. Il la passe devant nous. Sans que je n'ai besoin de lui demander, Bendy saute de ma chaise et suit l'ex-musicien en trottinant. Je crois qu'il a décidé de le surveiller et de le protéger pour ne pas qu'il nous refasse un plongeon tête la première dans l'encre.
Je me lève pour les rejoindre sans pouvoir m'empêcher de soupirer de fatigue. Je décroche la hache de ma ceinture. Je ne crois pas qu'elle me sera d'une quelconque aide contre Elle, mais même cette pensée déprimante ne parvient pas à me faire laisser mon arme dans les Archives car je suis bien décidé à ne pas mourir pas sans lutter.
Je grimace tout seul en passant le linteau aux ampoules allumées.
Tu deviens morbide, Henry.
Comme toujours, quand on sort des Archives, la vision du gouffre qui s'ouvre immédiatement devant nous obscurcit tout le reste. On ne peut que le fixer des yeux en avançant, pour aller au bord des planches et regarder ses profondeurs noyées d'ombres. Quand on recule vers le mur, parce que la peur finie toujours par nous faire faire un pas en arrière, on peut enfin remarquer l'immensité de ce que je ne peux appeler une pièce, les plates-formes en bois qui longent les parois, les cages en fer qui pendent d'un plafond invisible et les gros tuyaux. Tant de choses qui auraient plus leur place dans une grotte ou une exploitation minière que dans des bureaux abandonnés. J'avais oublié qu'il y avait autant d'encre ici et je ne peux m'empêcher de regarder anxieusement les filets de liquide noir chuter dans le vide en m'attendant à moitié à ce que l'un deux s'anime pour nous attraper.
Bendy et Sammy sont déjà à quelques mètres de moi, en train de monter en longeant le mur, prudent, mais pas plus inquiets que ça. Je marche vers eux pour les empêcher d'aller plus loin, la main refermée nerveusement sur le manche de ma hache. Je ne pense qu'à m'éloigner de toute cette encre le plus vite possible.
Je l'ai jamais redoutée à ce point, mais je sais maintenant de quoi Elle est capable.
- Pas par là ! Je m'exclame aussi fort que je l'ose dans le silence humide qui n'est troublé que par le bruit nos pas.
- Pourquoi ? demande Bendy.
J'ouvre les bras, désignant l'encre omniprésente en espérant qu'il comprenne le danger. Je n'ai aucune envie de le dire à voix haute, ce serait comme parler d'être dévoré devant la tanière d'une bête. J'ai peur de La réveiller ou de faire quoi que ce soit qui puisse La provoquer. Non, pas seulement peur, réalisais-je alors que mon front se couvre de sueur à cette simple idée. Je suis absolument terrifié.
- Je ne fais pas confiance aux planches, dis-je en faisant une grimace devant la bêtise du seul mensonge que j'arrive à trouver. Qui sait si elles supporteront nos poids combinés longtemps. Et il n'y a qu'un couloir sans issues, avec juste des coffres vides et une cuve que je préfère laisser fermée. Rien d'intéressant ou d'utile. Retournons aux Archives.
Ils acquiescent. Sammy revient en regardant toujours autour de lui, mais mon petit diable curieux tends quand même un doigt blanc pour désigner la porte de l'autre côté du gouffre, et la passerelle qui oscille par-dessus.
- Et par là ?
- Il y a un grand escalier, et ça mène aux environ de Bendyland. Mais on ne peut pas y aller sans être remarqué par Alice Angel et c'est un trop grand risque. On ira par là que si on n'a pas d'autres choix.
Du coin de l'œil, je vois l'ex-musicien tressaillir au nom d'Alice, mais je suis trop tendu et occupé à surveiller Bendy qui nous rejoint avec une mauvaise grâce évidente que je ne relève pas. Je commence à me détendre uniquement quand il se plante à côté de moi. Avec un dernier regard pour l'encre, je les laisse passer devant moi en me retenant de les pousser pour qu'ils aillent plus vite. Bendy rentre le premier, puis Sammy, et j'allais moi-même passer la porte avec soulagement quand je remarque que quelque chose lance un éclat métallique à ma gauche, dans l'ombre du petit sas en bois. Le cœur battant, je m'arrête brusquement et me tourne en tendant la main. Je trouve une surface dure et lisse cachée dans l'obscurité, différente des murs de planches grossières qui m'entourent. Je l'effleure du bout des doigts pendant quelques interminables secondes pour ensuite saisir sur ce qui est indiscutablement une poignée. Il y a une porte ici. Une porte fermée à clef que je n'avais jamais vue, puisque je ne retourne jamais en arrière après avoir ouvert le passage "privé". Je me demande ce qu'elle fait là, et surtout ce qu'il y a derrière. Un clapotement plus fort que les autres me fait tressaillir et je recule précipitamment. Les interrogations qui m'occupaient l'esprit se diluent subitement dans la peur qui m'envahit à nouveau et je rentre sans attendre. Je pense à retirer un des livres noirs et la porte se referme, alors que l'une des ampoules s'éteint. Tant mieux. Le nœud dans mon ventre se desserre sans disparaître, car j'ai maintenant conscience qu'une simple porte de bois nous sépare des cascades d'encre de l'autre côté. J'ai besoin de lumière, alors je les rejoint au centre de la pièce ronde. Le plafonnier et la musique sont réconfortants, et je m'efforce de dissimuler les restes de peur qui s'accrochent à moi. Je me laisse tomber sur le tas de rideaux, mais je garde la hache à portée de main, le cœur encore battant. Je ferme les yeux et m'efforce de penser à autre chose.
Le silence retombe. J'entends le bruit des pages que l'on tourne. Sammy a dû retourner s'asseoir. Et en provenance de la pièce d'à côté, je peux percevoir par-dessus la musique des petits chocs sourds, comme des livres que l'on déplace et des portes de bois ouvertes sans ménagement. Mon petit diable n'a visiblement pas envie de reprendre sa tâche tout de suite, et je le comprends. Mes pensées vagabondent un moment, puis une question se fait plus insistante que les autres et j'ouvre à nouveau les yeux.
- Sammy?
Il se tourne vers moi, le visage lisse et indéchiffrable.
- La pièce que l'on vient de visiter... Elle n'a pas toujours été comme ça, j'imagine ?
- Non. Il y avait bien cette porte marquée "privé", mais pour le reste...
- Donc il y a eu des travaux dans le Studio, à un moment donné ?
- Seulement pour y installer la machine à encre et les tuyaux. Le bâtiment n'a jamais été modifié après l'ouverture officielle.
Je fronce les sourcils.
- Mais... Et les niveaux les plus bas ? Ou le prototype de Bendyland ? Ils ont forcément été rajoutés après.
- Non, Henry. Ils n'existaient pas dans le vrai Studio.
Doucement, je lève les yeux vers lui.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Et bien... Vous savez, j'y pense depuis que je ne suis plus sous Son emprise et... Je doute que cet endroit soit vraiment réel.
Soudain, je n'entends plus les piétinements de Bendy dans la pièce d'à côté, ni le gémissement qui monte du gramophone. Toute mon attention se focalise sur la voix horriblement calme de Sammy.
- En fait, je suis même certain que nous ne sommes pas au Joey Drew Studio de Brooklyn. Je vous l'ai dit, les dernières années de ma vie, j'y vivais pratiquement : le Studio était toute ma vie, ce qui s'approchait le plus d'une maison et d'une famille pour moi. Je connaissais les couloirs par cœur, chaque pièce, chaque coin. J'avais tout visité. J'aime... J'aimais marcher quand je ne trouvais pas l'inspiration. Et depuis le temps que je suis enfermé ici, j'ai assez parcouru cet endroit pour vous affirmer que ce n'est pas le vrai Studio. C'est plus comme si tous les endroits reliés à l'activité et à la production des dessins animés avaient été entassés dans un même espace. Il y a ici des départements, des studios d'enregistrement, des loges et des machines qui n'ont jamais été regroupés. Tenez, par exemple, les Archives où nous sommes n'étaient pas en dessous du département de musique, mais au même étage de l'autre côté du bâtiment. Il n'y avait absolument rien de plus bas que les égouts de Jack... Et le parc-test de Bendyland dont vous avez parlé était à des kilomètres d'ici, près du bureau de M. Bertrum, qui avait refusé de venir travailler au Studio.
- Tu es sûr de toi ? Tes souvenirs n'auraient pas été abîmés par l'encre ? dis-je laborieusement alors que mon cœur s'accélère.
Il secoue la tête.
- Je suis sûr qu'ils sont exacts, je me souviens de trop de petits détails pour qu'ils ne le soient pas. Croyez-moi, je préférerais avoir oublié certaines choses, finit-il d'une voix nouée, les épaules contractées.
Je reste muet, trop sonné pour répondre. Évidemment. Évidement que ce qu'il y a ici, les pièces inondées, les précipices, les rivières d'encres ne peuvent être "vrais". C'est tellement évident mais aussi tellement invraisemblable que je n'y avais pas pensé... Je crois que je ne voulais pas le comprendre. Comment garder l'espoir de sortir d'ici si j'admets que cet endroit n'est pas réel ?
Je me lève brusquement, le corps baigné de sueur, avec l'impression d'étouffer. J'ai besoin d'espace qui ne soit pas délimité par des planches. Je veux voir le ciel, la lumière jouer dans les feuilles des arbres et la mer. Je veux revoir le sourire de ma femme... Je veux...
- Henry ?
La panique me submerge et souffle trop facilement sur ma raison malmenée. Je ne vois plus que celui a si souvent essayé de me sacrifier. Je recule précipitamment alors qu'il tend la main vers moi. La musique me perce les tympans, mon cœur résonne dans ma tête. Mes mains tremblent. Un choc sourd me fait tressaillir, je me retourne vers l'entrée des Archives, la hache levée. Les lumières vacillent brusquement, et les taches d'encre si connues s'étendent lentement sur les murs. Il arrive. Un gros gant blanc se pose sur l'encadrement de la porte et je hurle de terreur. Je hurle sans m'arrêter, à m'écorcher les poumons, un son de plus en plus aigu qui noie tout ce qui m'entoure. Je me jette contre une étagère, étranger à la cascade de livres qui me tombe cruellement sur la tête, les épaules et le dos. Je n'ai plus de souffle. Je gratte le bois comme pour m'y enfoncer, alors que la lumière diminue de plus en plus. IL ARRIVE! Toutes mes morts me reviennent, je ne peux plus crier, mais j'essaye, j'essaye de toutes mes forces. Je sens la douleur dans ma cuisse se réveiller et irradier dans tout mon bassin par vagues brûlantes. Affaibli, je tombe à genoux, l'estomac contracté, et je me mets à vomir un liquide noir au goût âcre.
De l'encre.
C'est de l'encre qui éclabousse mes mains, qui coule sur mon menton et qui me tapisse la bouche.
Le choc calme brutalement la peur panique qui m'as saisi. Quand je relève lentement la tête, épuisé et endolori, je croise le regard de Sammy. Et je devine ce qu'il pense, même si ses yeux ont disparu depuis longtemps. L'horreur et l'inquiétude sur son visage me suffisent. Il sait ce qui m'arrive. Il l'a certainement vécu lui-même.
D'abord les cauchemars, la déprime et les hallucinations qui gagnent en force et maintenant cette panique à la limite de la folie... La corruption avance rapidement et elle est déjà en train de s'attaquer à mon esprit.
Bêtement, je pensais que si on ne passait pas par la machine, l'encre contaminait d'abord le corps avant de rogner les facultés mentales et la mémoire. Je croyais que j'avais un peu de temps devant moi, que j'aurais vraiment une chance de trouver une solution ici avant de perdre la tête.
Je me suis peut-être lourdement trompé.