Ce qu'ils méritent
Chapitre 8 : 8 - Une horrible conclusion
8068 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 15/05/2023 09:10
Ce chapitre a vraiment failli ne pas être écrit et a été super difficile à finir. Je suis super contente de l'avoir quand même terminé, il est très dense en infos et marque le dernier tournant de mon histoire. J'espère que vous passerez un bon moment en le lisant :)
.....
La tête encore lourde et écœuré par le goût amer dans ma bouche, je pense immédiatement à Bendy. J'ai vaguement conscience de l'avoir vu reculer dans l'autre pièce quand je me suis mis à hurler. La honte de lui fait subir ça me mord le ventre, et j'essaye de m'accrocher aussi vite que je le peux aux étagères de bois vidées par ma crise de terreur. Mais mes jambes sont encore faibles et refusent de m'obéir. Sammy se lève bien avant moi. Je ne l'entends pas me rejoindre et sa main pourtant légère dans mon dos me fait tressaillir. Sans un mot, il m'attrape sous les aisselles et passe mon bras autour de son cou, pour ensuite me relever sans efforts. Je le laisse m'aider à traverser la pièce au sol recouvert de livres avec reconnaissance.
- Ne lui mentez pas, chuchote-t-il soudain à travers ses dents serrées alors que nous allions passer dans l'antichambre.
Je ne réponds pas immédiatement, car je fouille l'obscurité des yeux en cherchant la petite silhouette de Bendy. Sammy nous arrête à l'entrée et me secoue brièvement pour me sortir de mes pensées.
- Je voulais le protéger, répondis-je doucement en tournant la tête vers lui, la voix cassée.
- Je sais. Mais vu à quelle vitesse à laquelle la corruption vous ronge, il va très vite comprendre que quelque chose ne va pas. Il a besoin de vous faire confiance.
Il a raison. Mais j'ai du mal à envisager d'avouer à mon Ben que je suis en train de devenir fou. Je voulais qu'il puisse compter sur moi, je voulais être solide et fort pour lui, mais aussi pour Sammy. Je dois crisper les mâchoires. J'essayais à tout prix de garder une façade pour les rassurer, mais après avoir perdu pied à ce point, je ne peux même pas continuer à me mentir à moi-même. Mes épaules s'arrondissent, mais je n'ai pas le temps de laisser le découragement m'envahir : Sammy me lâche brusquement avec un "Il vous attends" vaguement réprobateur. Et puis un bruit mouillé ressemblant assez à un sanglot pour me faire oublier tout le reste me jette en avant malgré l'obscurité qui continue à m'effrayer.
- Mon doux? appelais-je en fouillant des yeux les coins sombres dans lesquels un démon fait d'encre noire peut facilement disparaître.
Je traverse la pièce lentement, car ma jambe palpite toujours de douleur. Avec les rideaux arrachés, les étagères vides et la porte maladroitement barricadée par l'estrade, elle n'a jamais eu l'air aussi désolée. Une autre respiration précipitée attire mon regard vers la gauche et je m'y traîne aussi rapidement que je peux. Je le retrouve recroquevillé dans l'ombre d'une porte de l'un des larges coffres entrouverts, de grosses traînées noires sur la blancheur de son visage. Il faut qu'une autre larme d'encre coule de son œil pour que je réalise que mon petit diable si souriant est en train de pleurer.
- Ben...
Je n'ai pas besoin de notre lien pour avoir le cœur serré. Sans penser qu'il pourrait ne pas vouloir de mes bras, je m'agenouille pour le prendre contre moi. Je sais que je ne peux pas lui faire mal parce qu'il est souple comme une balle en caoutchouc, alors je me permets de le serrer aussi fort que je peux. Ses petites cornes arrondies, mais pointues qui s'enfoncent dans ma joue et mon épaule droite me font un peu mal, mais il m'agrippe aussi et je le sens se remettre à pleurer encore plus fort.
- Je... Je voulais... Pardon. Pardon, mon chéri. Pardon.
Je lui caresse le dos, le berçant comme je le faisais avec mes enfants quand ils faisaient des cauchemars. J'essaye de refouler l'angoisse et la culpabilité qui m'envahissent quand j'imagine ce que j'ai pu lui transmettre de mon éclat de folie.
- Je ne voulais pas réagir comme ça et t'effrayer autant, dis-je en posant mon menton sur le haut de sa tête.
Il se tend contre moi.
- Non, c'est pas ça. J'ai eu peur pour toi, Henry. Pas de toi. Toi, par contre...
- Je suis vraiment désolé. Je n'ai pas... Est-ce que tu as été affecté comme avec Sammy la dernière fois ?
Il secoue la tête.
- Un peu. Mais je te sens beaucoup moins qu'au début, alors ça allait. J'ai pu rester moi.
C'est vrai, je l'ai aussi remarqué. J'espère que c'est bon signe. Mais quelque chose se détend en moi, car si nous sommes liés moins étroitement et que l'encre finit par abîmer mon esprit, peut-être que mon Ben n'en sera pas affecté.
- C'est bien, chuchotais-je en le serrant encore plus.
Il a arrêté de pleurer, mais me tient toujours aussi fermement, alors je ne bouge pas. Le silence nous enveloppe pendant quelques minutes. Et puis Bendy, aussi curieux qu'un chat, finit évidemment par poser la seule question à laquelle j'aurais volontiers échappé.
- Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
Je tressaille alors que je m'y attendais.
- Je...
Ce serait tellement plus simple de lui cacher à nouveau ce qui se passe pour lui éviter l'inquiétude et la tristesse. Il a assez souffert. Mais je sais que ça va arriver, c'est inévitable maintenant. Sammy a raison, mentir serait bien plus néfaste que de lui dire la vérité. Je n'ai plus le choix.
- Je ne voulais pas te dire que j'étais malade pour t'épargner, mais c'était une erreur. Excuse-moi. Quand je te regarde, je vois James et je...
- James ?
- Mon cadet. Il a... Il avait huit ans quand je suis parti.
Dieu merci, je me souviens encore de la lumière dans les yeux de mon fils, de son visage et sa façon de sourire. Je retrouve également des souvenirs de Nathan et d'Élisabeth, presque aussi facilement que ceux de Linda. C'est un soulagement, même si je ne peux m'empêcher de me demander pour combien de temps encore.
- Je suis un toon fait avec de l'encre magique, Henry. Y a rien de plus éloigné d'un enfant que moi, tu sais ?
Et comme souvent, Bendy balaye ma tristesse d'un mot ou d'un sourire qui me redonnent envie de continuer. Je ne sais pas s'il sait à quel point je lui suis reconnaissant pour ça.
Je ris brièvement en lui donnant une caresse sur la tête.
- Oui. Je vais essayer de ne plus l'oublier.
Mais mon sourire retombe rapidement.
- Ben, est-ce que tu te souviens d'avoir vu ce que fait vraiment l'encre aux humains ?
- Pas vraiment. Tu sais, la Voix ne me laissait pas tranquille. J'avais trop mal et elle hurlait trop fort pour que j'arrive à me rendre compte de ce qui se passait autour de moi.
- D'accord. Je ne suis pas sur de comment ça marche, mais je sais avec certitude que l'encre est mauvaise pour les gens. Elle abîme le corps. Et... Et l'esprit. Est-ce que tu comprends ?
Il s'échappe de mes bras pour poser les mains sur mes épaules en me regardant, ses grands yeux plissés.
- Comme Sam ?
"Petit bonhomme intelligent", pensais-je malgré le nœud d'anxiété qui me serre maintenant la poitrine. Je lui essuie les joues soigneusement avant de répondre.
- Oui.
- Tu... Tu vas devenir comme lui ?
- Et bien... Je ne peux pas le dire avec certitude, mais... Peut-être. Peut-être, oui.
- Et c'est pas bien ?
- Non, mon doux. Parce que l'encre va me faire voir et faire des choses... Des choses vraiment tristes. Je ne serais plus moi-même.
Je vois son éternel sourire se tordre dans l'autre sens, et lentement, il se remet à pleurer.
- Non... Je veux pas, Henry.
Merde. Je le reprends contre moi. Il continue à dire " Je veux pas" en boucle pendant quelques minutes, me nouant la gorge alors que je sens ses larmes commencer à mouiller ma chemise. Le silence est lourd autour de nous. Il faut que je trouve quelque chose pour le distraire, quelque chose à laquelle il pourrait s'accrocher. Je respire profondément pour essayer d'éloigner la tristesse qui m'enserre. En relevant la tête, je remarque que Sammy nous regarde, toujours debout dans l'encadrement plein de lumière des Archives. Il accroche mon regard un instant, signe discret de soutien, puis ses yeux glissent anxieusement vers Bendy qui sanglote en sourdine dans mes bras. Je ne peux que remarquer que son adoration fanatique s'est doucement changée en affection discrète. Je ne me suis pas vraiment rendu compte jusqu'à maintenant, ou je n'ai pas pu voir à quel point il redevient l'homme sérieux que l'on m'a parfois dépeint. C'est bien. Car moi, je m'éloigne de plus en plus de celui que j'étais.
Malgré la terreur que fait naître ce constat, elle me donne une idée. Je détourne les yeux de Sammy.
- T'as gagné, Ben. Je vais te mettre au boulot. Tu râlais parce que je te traitais comme un bébé ?
Le petit "quoi?" étouffé mais attentif qui monte de ma chemise arrive à m'arracher un sourire.
- Je vais avoir besoin d'être surveillé maintenant. Alors si je recommence à agir bizarrement, que je me mets à m'agiter ou à crier sans raison, je compte sur toi pour m'empêcher de faire des bêtises. Tu es capable de sentir la folie, non ?
Il acquiesce contre ma poitrine.
- Alors il va falloir la guetter chez moi en plus de Sammy. Tu crois que tu peux faire ça pour nous ? Ça nous rassurerait vraiment, tu sais.
Bendy se redresse comme un ressort, jaillissant de mes bras comme s'il n'y avait jamais été recroquevillé avec des larmes pleins les yeux. Son sourire est large et surtout, dieu merci, dans le bon sens.
- Oui ! Je peux le faire, Henry!
Je hoche la tête, en faisant des efforts pour continuer à sourire. Je déteste devoir lui demander ça, ce n'est pas son rôle. Je l'ai imaginé comme un enfant en le concevant, il en a la taille, les manières, jusqu'à la façon innocente de réfléchir, alors il restera toujours un enfant à mes yeux. Et les enfants ne devraient jamais avoir à protéger les adultes.
Bendy, visiblement inconscient de mon dilemme, s'agite devant moi, grandissant brusquement pour me montrer comment il m'aidera si besoin. Je l'écoute d'une oreille en fixant Sammy, qui acquiesce lentement. Mon regard revient sur Bendy. Je sais que l'ex-musicien a comprit que je compte sur lui aussi. Je ne suis plus entièrement fiable maintenant. Un frisson me remonte le long du dos et j'essaye de me lever. J'ai le corps engourdi de fatigue soudainement, comme si ma crise de terreur m'avait vidée de toute mon énergie, et la perspective de ma corruption prochaine pèse lourd sur mes épaules. J'avais fait une promesse, j'étais sûr d'y arriver. Et maintenant... Ce qui me noue doit se lire sur mon visage parce que mon petit diable s'arrête au milieu d'une phrase. Son ton enjoué me manque tout de suite. Je pose ma main sur sa petite épaule en essayant de repousser les pensées sombres.
- Viens. On ne va pas rester ici, dans le noir.
Il acquiesce et nous retournons dans le cercle des Archives. Je sens son regard sur moi, plein d'une inquiétude que je ne voulais pas y voir. Pendant que je parlais à Bendy, Sammy a ramassé les livres que j'ai fait tomber, reformant les piles de livres lus, à lire et à vérifier que nous avions faites depuis que nous sommes là. Il a aussi éteint la musique, ce dont je lui suis reconnaissant. Je devrais leur parler, voir avec eux ce que nous allons faire maintenant, car nous n'allons pas pouvoir continuer les recherches ici. Elles avancent trop lentement et je n'aurais pas le temps de trouver quelque chose d'utile avant d'être dévoré par l'encre. Sauf par hasard, bien sûr, mais je n'ai pas vraiment été chanceux jusqu'ici alors je n'y compte pas. Mais pour l'instant, j'ai la tête vide et je n'arrive qu'à penser à l'encre dont je sens encore le goût. Je me racle la gorge, gêné.
- Vous avez soif ? demande Sammy, qui m'observe toujours attentivement.
Je me laisse tomber sur mon lit de rideaux, avant de comprendre que c'était une erreur. La fatigue est si écrasante que je n'arrive même pas à répondre à l'ex-musicien, qui fronce les sourcils en se rapprochant.
- Je vais vous ramener de l'eau.
- Non ! C'est moi ! s'exclame Bendy en se jetant sur ses pieds.
- Mais vous ne savez pas...
Bendy disparaît si vite dans l'antichambre que ses jambes ne sont que deux tourbillons circulaires.
- ... où est la tasse, termine Sammy alors que le bruit de course s'éloigne.
Malgré tout, j'ai envie de rire. Je me couvre la bouche de la main pour ne pas le vexer, mais c'est une toux rauque qui me sort du fond du ventre. Je me crispe, alors que les quintes redoublent. L'envie soudaine de vomir me redresse et me jette à quatre pattes alors que je tousse de plus en plus fort, jusqu'à ce que je sente à nouveau remonter dans ma gorge quelque chose de trop froid pour venir de mon estomac. Je le crache par terre, encore secoué par la toux quelques instants. Sammy, qui est tout prêt, attire mon attention en écarquillant soudainement ses orbites vides. La peur remplace l'inquiétude sur son visage alors qu'il regarde fixement un point entre mes mains encore crispées sur le bois. Je baisse les yeux... Et mon cœur s'emballe à nouveau comme une machine détraquée.
L'encre que je viens de tousser n'est plus répandue en éclaboussures. Elle se rassemble, s'amalgame rapidement en se tortillant comme un tas de gros asticots luisants et noirs. Le choc me fige. Des mots. Ça forme des mots. Je les lis à haute voix sans le vouloir, dans un silence si lourd qu'il donne l'impression terrifiante que quelque chose est à l'écoute.
- Assez joué. Il est temps que l'on se rencontre.
Et aussitôt, ma jambe infectée s'anime et me redresse, entraînant le reste de mon corps qui se lève gauchement. Je ne contrôle plus mon côté gauche qui me force à faire des pas lents, puis de plus en plus rapides vers la porte " privée " donnant sur le gouffre d'encre. J'aperçois à travers les étagères qu'elle est maintenant largement ouverte. J'ai du mal à réfléchir, passant trop vite d'une peur panique à une autre, mais je comprends que c'est la Voix qui vient de s'adresser à nous. Et qui m'amène à Elle comme une marionnette traînée par ses fils. C'est un flot de "Non!" terrifiés qui sortent de ma bouche alors que je cherche frénétiquement des yeux quelque chose à quoi m'accrocher. Mais mes mains ne font que se cogner contre le bois sans que mes doigts n'arrivent à le saisir. La douleur pulse dans ma cuisse, mon genou, mon pied, ma tête et ne cesse d'augmenter. Je suis déjà presque engagé dans l'étroit couloir d'étagères qui court le long des murs ronds. Je tourne la tête aussi loin que je le peux, tellement tendu dans la lutte contre mon propre corps que je n'arrive pas à desserrer les dents pour appeler à l'aide. Tout va trop vite. Elle m'entraîne vers les chutes d'encre, celles qui me faisaient si peur il y a à peine une poignée de minutes et je ne peux rien y faire. Elle va en finir avec cette version différente de la boucle. Avec moi. Nous n'avons pourtant pratiquement rien fait, nous commencions à peine et déjà...
Une traction soudaine sur mon col m'arrête violemment. Ça m'étrangle, mais je tourne quand même un regard reconnaissant vers Sammy qui, les muscles gonflés par l'effort et le visage crispé, m'as agrippé par la manche de ma chemise et le bras en se tenant comme il peut à une des étagères. Pendant quelques secondes, on n'entends que nos respirations saccadées dans le silence étrange qui plane sur les Archives. Lui et moi luttons de toutes nos forces pour me maintenir, sans parler, mais sans nous lâcher des yeux alors que ma jambe continue à me tirer dans l'autre sens avec une force qui n'est pas la mienne.
- Henry? Qu'est-ce qui se...
La voix de Bendy me surprend. Ça ne fait que quelques secondes que l'encre qui m'empoisonne s'est mise à essayer de me tuer plus vite que prévu et pourtant, ça a tout effacé. Sammy tourne la tête par-dessus son épaule et le coupe :
- Elle l'appelle!
Il n'a pas besoin d'en dire plus. Une brève expression de terreur, dont je sens l'écho dans mon ventre, passe brièvement sur le visage rond de mon petit diable, qui lâche la tasse et se précipite vers nous. Il change à chaque pas et son corps grossit sous mes yeux. Il devient énorme en traversant le cercle des bibliothèques, comme un ballon en forme de Bendy qu'on aurait gonflé au maximum. Il est aussi haut que la pièce le permet et a l'air très lourd. Arrivés près de nous, il cueille Sammy au creux de son bras, fait un pas en avant et enroule ses doigts en forme de traversin autour de ma taille pour me soulever à un mètre au-dessus du sol. Privée d'appui, la tension cesse dans ma jambe. Le soulagement déferle dans ma poitrine et je lève la tête vers lui, un large sourire aux lèvres. Je n'ai pas le temps de le remercier. Une pensée qui ne m'appartient pas me traverse, un " NON! CE NE SERA PAS SI FACILE DE M'ÉCHAPPER CETTE FOIS!" tonitruant, qui me fait fermer les yeux de douleur. Bendy me secoue. Son visage inquiet remplit tout mon champ de vision quand j'arrive à rouvrir les yeux.
Pour voir alors de l'encre couler abondamment du haut de sa tête sur son visage blanc.
Bendy change devant moi, inondant mes vêtements d'encre, redevenant squelettique et tordu. Mais cette fois, je sais, je ne peux pas ignorer qu'il ne le fait pas volontairement. Il rapetisse et simultanément, Sammy se met à crier des suppliques comme un homme torturé, se débattant si fort qu'il me lance un coup de pied dans les reins. Je ne réagis même pas à la douleur qui pulse dans mon dos déjà meurtri. C'est Elle. Elle est en train de les reprendre, et si facilement, mon dieu...
- Ben, je suis là. Tu dois lutter, mon doux. Tu peux y arriver, murmurais-je en essayant vainement d'essuyer l'encre sur ses yeux.
Le lien qui nous unit est saturé, comme une ligne submergée par un bruit trop intense, je ne lis rien sur son pauvre visage et il reste muet. Maintenant, il est à nouveau à peine plus grand que moi, sa main presque humaine enroulée autour de mon biceps.
- Tout va bien aller, tu vas voir, on va...
Il serre brusquement les doigts et me tord le bras dans l'autre sens, me coupant. Je crie et l'appelle de plus en plus douloureusement, mais il ne réagit pas autrement qu'en resserrant sa prise. Je tombe à genoux et il arrête enfin. Je me suis tu, et je comprends que c'est ce qu'il voulait. Quelque chose se glace en moi. Le noir s'est répandu partout sur les murs comme une moisissure. Dans la lumière de plus en plus faible du plafonnier, je regarde mon Ben avec l'impression qu'un trou béant s'est ouvert dans ma poitrine. Mon petit diable n'est plus là. Il a été pris par le démon et la volonté de la Voix. Elle a effacé tous ses changements si vite, à le voir, on ne pourrait pas imaginer qu'il a un jour été lui-même. Sammy s'est s'effondré à côté de nous, les mains plaquées sur sa tête et je l'entends marmonner sans savoir s'il supplie encore ou s'il délire. Elle l'a eu aussi.
Bendy tire durement sur mon bras pour me relever et je lui emboîte le pas lourdement avec l'impression d'avoir été assommé. Je ne ressens plus rien à part la douleur qui rendrait presque supportable ce qui m'attend.
À la périphérie de mon regard, Sammy se lève aussi et suit son Seigneur. Il est agité de tics, prie d'un ton exalté et sa voix monte et descends par à-coups, résonnant trop fort dans la pièce ronde. Mes pensées se diluent dans les battements de mon cœur, alors que ma jambe infectée me force à accélérer. Le désespoir affleure soudain sous mon apathie et me noue si fort la gorge que je ne respire que par saccades. Ça y est. C'est vraiment la fin de ma pauvre tentative de nous sortir de cet enfer. La seule chose qui peut encore me consoler, c'est de savoir que je vais oublier comme à chaque fois que le cycle classique recommence. Je n'aurais que ces quelques secondes-là avant d'être à nouveau réinitialisé par l'encre.
Devant moi, Bendy s'arrête et s'écarte à gauche. Sammy fait pareil à droite. Ils encadrent le passage secret vers la chute, sans me regarder passer alors que je suis tiré sur le côté par mon propre corps. Je ne comprends pas tout de suite, il faut que la porte que j'avais effleuré du doigt, celle qui était solidement verrouillée tout à l'heure s'ouvre soudain en claquant contre le mur pour que je réalise que nous n'allons pas être noyés tout de suite. Le soulagement est fugace, car mes pas s'accélèrent et je suis entraîné à l'intérieur. J'ai mal, mes hanches et ma cuisse gauche semblent en feu. La lumière ne provient que du gouffre dans mon dos et mon ombre est immense. Devant moi, je vois une pièce carrée, un bureau typique, si ce ne sont les nombreuses étagères en fer bourrées de dossiers dont beaucoup se sont répandus par terre. La pièce en est pleine à craquer, comme si tout ce que contenaient les coffres-forts du Studio avaient été rassemblés ici. Les murs sont recouverts d'affiches de papier manuscrites aux dessins bizarres. Le bureau de bois, et même la chaise sont parsemés de bouteilles d'encre, de stylos, de bougies, de craies et de boîtes en carton débordantes d'un fatras poussiéreux. Alors que je baisse les yeux, je vois les lignes par terre, les nombreux cercles à demi effacés qui se chevauchent les uns les autres, les symboles et les mots tracés dedans. Des mots étranges, d'un rouge sombre comme écrits avec autre chose que de l'encre. Il y a des coulures de cire et des cendres entre chaque cercle, mais les traces de craie sont toujours visibles. L'un des cercles est nettement plus grand, son tracé épais et sûr donne l'impression que tous les autres n'étaient que des essais. Sous mes yeux, toutes les bougies qui le bordent s'allument spontanément en me faisant tressaillir. Je voudrais reculer, mais je ne peux même pas bouger la tête alors que l'encre dans mon corps me force à avancer vers l'intérieur du cercle. Les éclaboussures noirâtres qui se répandent au-dessus de ma tête et le murmure ininterrompu de Sammy m'apprennent qu'ils m'ont suivi dans la pièce. La porte claque derrière eux, mais au moment où je pose le pied dans le cercle et qu'il s'illumine d'une lueur jaunâtre, plus rien ne compte. J'oublie ma peur et mes questions, tout ce je suis, car je sens une présence s'introduire dans ma tête, dans le fond de mon âme, si puissante que j'ai l'impression de couler dans l'obscurité. Ça ne dure qu'une seconde, mais je sais à présent que je ne suis rien face à ça. Ça peut m'écraser et me noyer sans le moindre effort. Je frisonne alors que cela se retire de moi en me laissant endolori et terrifié.
Un mouvement attire mon regard et je baisse les yeux, le ventre encore contracté. Mon cœur fait un bond douloureux quand je remarque les minces, mais nombreux filets d'encre qui coulent sur le plancher. Ils s'épaississent, serpentent entre les papiers, contournent les bougies, passent entre mes pieds pour venir se rejoindre au centre du cercle de plus en plus vite. La lumière dansante des petites flammes jaunes se reflète sur la masse de l'encre qui grossit en accéléré devant moi, formant rapidement une masse bouillonnante comme de l'eau jaillissant d'un geyser. Mais au lieu de rester sans forme, comme dans les escaliers, l'encre se rassemble en une boule soudain figée. Quelques instants de silence et d'immobilité tombent alors, instants où l'espoir se dispute à la terreur dans mon esprit épuisé. Lentement, j'esquisse un mouvement de recul. Mais aussitôt, la masse noire en suspension s'agite et je vois deux longues choses en émerger. J'imagine des tentacules pour me saisir, mais cela prends la forme de deux bras. Ils se plient et semblent pousser sur l'encre, puis une forme ronde en sort, vite suivie par deux plus étroites qui ressemblent à des épaules. Je regarde, figé, le reste d'un corps noir s'extraire de la masse d'encre. Les pieds se posent délicatement par terre et le reste de l'encre s'écrase entre les planches du parquet. Le corps se remplit ensuite et s'allonge, dépassant les deux mètres. Il est complètement androgyne, la posture assurée, souple, presque arrogante. Sur la tête poussent deux très grandes cornes pointant vers l'arrière, alors que la face reste lisse, mais s'ouvre d'une large bouche au sourire menaçant, pleine de longues dents aiguës. L'ensemble n'est pas solide, constamment agité de soubresauts et hérissé de volutes d'encre qui ondulent comme des lambeaux de tissu sombres pris dans le vent. Les traits et les membres changent parfois le temps d'un battement de cœur. Sous mes yeux, de larges agraphes rouillées apparaissent sur les lèvres, les percent et les referment, et disparaissent l'instant suivant. Une autre paire de bras poussent, se croisent devant le torse puissant, puis s'évanouissent. Je crois même apercevoir deux ailes noires, déchirées et tordues, qui perdent leurs formes presque aussitôt. Et cela change encore, comme de nombreuses images qui se succèdent en palpitant sur la même silhouette inquiétante.
Je me rends compte que mon cœur bats si fort que j'en tremble. Je ne sais pas ce qui se passe, ni ce que peut bien être la chose qui se tient devant moi. Pourtant, un mot palpite à la lisière de ma conscience, un qualificatif qu'on a souvent donné à Bendy et que j'associais avant aux histoires pour enfants et à Halloween. Je n'ose pas le penser seulement, mais je sais que c'est ça, comme un animal reconnaît instinctivement le danger devant un prédateur.
Et je sais aussi qui c'est.
La Voix roule des épaules comme une personne qui se réveille, puis soupire, et lève l'une de ses longues mains grêles pour l'examiner un instant. Debout à peine à un mètre d'Elle et la langue collée au palais, je n'ose ni la regarder en face, ni la quitter des yeux. Tout ce qu'Elle a fait à ceux qui sont ici défile dans ma tête, brouillant mes pensées. Je ne peux ni fuir, ni me battre, seulement rester aussi immobile que je le peux malgré la douleur dans ma jambe, avec la peur instinctive que le moindre mouvement pourrait entraîner une mort immédiate.
Elle parle soudain, me faisant tressaillir. Ça ne vient pas de l'être qui se dresse devant moi, mais de partout.
- Et je peux même m'incarner dans cette boucle... Grâce à toi, Henry.
Elle penche la tête et semble m'examiner pensivement.
- Le dernier donneur, comme Joseph aimait vous appeler. Ses expériences ridicules avec la Machine à encre n'ont jamais fait ce qu'il voulait, évidemment, mais il avait quand même compris que plus le sujet était pur, plus ça avait de chance de ressembler à quelque chose une fois sorti de l'encre. Alors à quoi pourrait bien lui servir une âme ternie comme la tienne, puisqu'il avait déjà sacrifié des humains bien meilleurs à son rêve stupide? Non, toi, il ne t'avait pas destiné à être un personnage de dessin animé ou un tas d'encre gémissant...
Je l'écoute, je serais fou de ne pas le faire, mais j'ai du mal à saisir l'entière portée de ce qu'Elle dit. Mon esprit est trop saturé par l'adrénaline et l'envie de survivre, même si certaines phrases percent le brouillard du stress et s'inscrivent au fer rouge dans ma mémoire. Je pourrais peut-être y revenir après si je suis encore vivant. Là, tout de suite, j'essaye de réfléchir comme je le peux tout en restant désespérément aux aguets. Elle m'a fait venir. Elle veut quelque chose, sinon Elle m'aurais déjà tué. Oui. Mais loin de me rassurer, cette idée me terrifie encore davantage. Qu'est-ce qu'Elle peut avoir à me demander qui ne me coûtera pas tout ce qui me reste?
Visiblement indifférente, Elle continue à parler, me jetant au visage toutes les informations que je cherchais et qui maintenant ne me servent à rien.
- Je sais très bien qu'il veut m'échapper. Ce n'est pas sa première tentative. Il est assez sénile pour croire qu'il va y arriver et avec le Livre, il a tout ce qu'il lui faut. Il a dû trouver le moyen de t'obliger à faire quelque chose dans le Studio pour sauver ses fesses. Peut-être qu'il espérait que je te prenne à sa place. Ou que tu arrives à le débarrasser de moi. Mais il a foiré et je me suis retrouvé à regarder jouer encore et encore ton petit scénario merdique sans que RIEN ne puisse être changé. Jusqu'à maintenant. Quelle coïncidence que tu te révèles en même temps capable d'en arracher certains à la corruption de l'encre... Provisoirement.
Un lent sourire cruel étire un peu plus sa trop grande bouche.
- C'était aussi très amusant de te regarder essayer de partir d'ici. Mais tu vois, ce cher Joseph a mis une condition quand il m'a demandé son petit espace d'expérimentation : on ne peut pas en sortir sans son accord.
Sa permission. Il faut la permission de celui qui nous a laissé pourrir ici. Sinon, on ne peut pas... Non. Non, c'est impossible...
La Voix me dévisage avidement, comme si le désespoir qui m'envahissait la ravissait.
- Quel dommage. Tu étais son dernier espoir et celui des deux pathétiques répliques derrière toi, mais tu es incapable de remplir les missions qu'on t'a données. Tu ne pourras jamais...
Soudain, sa voix s'éteint et son corps se fige. L'encre qui la compose cesse alors d'être dense et commence à couler le long de ses membres en les déformant. Je la vois grimacer de colère ou de concentration. Presque simultanément, le lien entre Bendy et moi, interrompu par sa possession, se réactive brutalement. Je ressens comme un seau d'eau froide sur la tête l'écho de sa confusion et de sa peur. Je tourne à peine la tête pour regarder en arrière du coin de l'œil, apercevant Sammy, le visage ravagé de tensions et les bras serrés contre lui, appuyé contre mon Ben qui tremble et ressemble toujours à un cauchemar. Je ramène tout de suite le regard devant moi. Connaissant la Voix, ils n'osent pas bouger ou parler, mais je sens, je sais qu'ils sont redevenus conscients.
Et moi aussi. La Voix a dû avoir eu un moment de faiblesse, un problème, je ne sais pas, mais Elle a été obligée de relâcher son emprise sur nous. La chape de détresse irrespirable qui m'étouffait depuis des jours s'est allégée et je parviens enfin m'en détacher. Je suis toujours terrifié, mais je me sens moi-même pour la première fois depuis longtemps. J'ai l'esprit clair maintenant, et je peux me souvenir d'une chose très importante : il ne faut pas croire tout ce que dit la Voix. Elle m'a déjà soufflé dans la tête, j'ai vu les ravages qu'elle a faits dans l'esprit de ceux qui sont ici.
Et Elle n'est pas toute-puissante. Je dois faire des efforts pour ne pas montrer l'espoir qui m'envahit à cette pensée, de peur d'attirer son attention. Sur mes gardes, je me redresse discrètement, mais Elle est à nouveau solide et ne trahit aucun signe qu'Elle a accorde de l'importance à ce qui vient de se passer. C'est étrange, mais je ne peux pas m'y attarder maintenant. Nous ne sommes pas tirés d'affaire, et si je ne me concentre pas sur ce qui se passe, si je fais la moindre erreur, je n'aurais plus jamais l'occasion d'y réfléchir. Comme pour me faire écho, la Voix se plie agressivement vers moi et lâche d'un ton lourd de menaces:
- J'espérais que tu m'apportes des réponses, mais ton absence de réaction est désolante. J'ai presque envie de finir te dévorer. Je pourrais chercher dans le moindre recoin de ta petite tête ce qui semble t'échapper...
C'est de l'intimidation, peut-être pour que je ne pense plus à ce que je viens de voir, mais je ne peux pas m'empêcher de m'imaginer complètement corrompu et hurlant, alors qu'Elle fouille en moi comme on vide un poisson. Je frissonne violemment.
-.... mais tu serais ensuite inutilisable et c'est hors de question que je rate cette occasion. Je n'ai plus besoin de son autorisation si le monde qui m'enferme n'existe plus, hein ? Alors finalement, peu importe ce qui te rend spécial ou à quoi tu servais à Joseph. Ça a échoué. Ça ne pouvait qu'échouer.
Elle durcit encore le ton et sa colère irradie dans toute la pièce.
- Qu'est-ce qui croyait, cet imbécile prétentieux ? Qu'un humain parviendrait vraiment à m'emprisonner ici indéfiniment avec une astuce aussi ridicule ? JE lui ai donné le peu de pouvoir qu'il manipule et cet endroit est MIEN. On ne peut pas signer un contrat avec moi et espérer s'en tirer, surtout pas une petite merde presque inculte comme M. Drew. Il me la doit et je l'aurais. Je l'ai déjà trop attendue.
Elle continue beaucoup plus calmement.
- Cela dit... Je trouve assez savoureux que ce soit sa toute dernière tentative qui cause finalement sa perte. J'ai hâte de voir son regard quand il s'en rendra compte.
Ses changements de sujets brutaux sont aussi déstabilisant qu'angoissant. Confus, je m'entends demander :
- Sa..?
- Sa perte, sa fin, sa disparition, ce que tu veux.
La Voix eut l'air agacée que je ne saisisse pas tout de suite l'ironie et expliqua impatiemment :
- S'il ne t'avait pas coincé ici, à donner inutilement la chasse à Bendy, tu aurais fini par être corrumpu totalement et tu m'aurais appartenu comme les autres. Mais à cause du contrat, je ne peux PAS causer la mort de celui qui m'a invoqué, donc je n'aurai pas pu me servir de toi. Tu peux comprendre ça, j'espère ?
- Je... ne sais pas. Quel contr...
- Peu importe, me coupe-t-Elle en agitant une main. Je n'ai plus de temps à perdre. Écoute-moi bien. Je veux que tu descendes tout en bas, jusqu'à la grande Machine à Encre. Il y a l'intérieur un endroit où personne ne peut entrer. Une fois que tu y seras, je te l'indiquerai et t'ouvrirai la porte. Il contient le grand cercle d'invocation dont on s'est servi pour cet endroit, il est presque identique à celui-ci. Tu devras le briser. Il faut seulement que tu coupes une ou deux des grosses lignes principales avec la hache, mais tu dois le faire avec l'intention de le détruire, c'est très important. Et malheureusement, il faut que tu le fasses volontairement, je ne peux pas ne serait ce qu'utiliser ta main. Sinon ça ne fonctionnera pas et le Studio continuera à exister. Il n'y aura pas d'autres essais possibles : je n'ai aucune assurance que l'erreur sur ce cycle ne se reproduise et que tu jouisses à nouveau de ton libre arbitre, ni que ce cher Joseph ne finisse pas par se rendre compte que ta saloperie de malédiction perd en puissance. S'il la modifie, même à peine, je pourrai en reprendre pour quinze ans. Alors déçois-moi, et tu apprendras très vite que ce que je t'ai fait jusqu'à présent n'était que de douces caresses.
Entre tout ce que je dois retenir et la peur, il me faut quelques instants pour comprendre que la Voix veut sortir aussi. Elle veut me faire détruire tout le Studio pour ça. La joie, brusque, qui monte en moi à l'idée de trouver quand même une voie de secours, s'éteint presque tout de suite.
- Qu'est-ce qui va se passer quand le Studio disparaîtra ? demandai-je en forçant sur ma voix, la poitrine serrée par un mauvais pressentiment.
- Je te ramènerai dans ta réalité pour que tues Joseph à ma place.
Ce n'est pas ce que cherchais à savoir, mais la stupeur me distrait quelques instants et me fait balbutier un "Pourquoi ?" un peu trop fort.
- Il faut qu'il me donne ce qu'il m'a promis pour que notre pacte se termine enfin.
Elle a l'air ennuyée, comme si mes questions la dérangeaient, alors je n'insiste pas avant qu'Elle ne s'agace et ne me réponde plus. J'ai besoin de savoir quelque chose de beaucoup plus important que le sort de Joey. Ce qu'il a fait ici a éteint toute compassion en moi, au point que si je dois en arriver à le tuer pour mettre fin à cet enfer, je le ferai. Sans plaisir, mais sans aucune hésitation.
Chassant cette pensée, je me redresse pour lui demander ce qui me tient le plus à cœur.
- Et ceux qui vivent dans le Studio? Que...
- Ils mourront tous à la seconde où tu briseras le cercle et que mon pouvoir cessera de générer ce petit monde. Toi, je te garderai en un seul morceau le temps de récupérer mon dû, mais tu les rejoindras dès que je quitterai votre dimension.
C'est comme si je tombais soudain dans de l'eau froide. J'ai l'impression de suffoquer, immobile, les pensées figées. Je l'entends rajouter de très loin :
- Tu es un cadavre en sursis depuis la première fois que tu as été tué ici, Henry. Comme tous les autres. Il n'y a que ma volonté qui vous maintient en vie.
Alors ce n'était pas une hallucination ou un cauchemar cruel. Je suis mort. Je suis vraiment mort.
Depuis cinq ans.
Les ténèbres se referment sur moi et m'engloutissent.
Mort.
Tout était déjà joué depuis longtemps quand je suis revenu au Studio. Je me suis retrouvé broyé par quelque chose qui n'était pas à moi, qui ne m'a jamais concerné.
C'est fini. Ou plutôt, c'est sur le point de se terminer.
Étrangement, cette pensée me libère, et je repousse au fond de moi les certitudes horribles, celles qui menacent de me briser. Je serre les poings à me faire mal. Si je suis mort pour les miens, je ne le suis pas encore pour tous ceux qui sont emprisonnés dans le Studio.
- Je suis d'accord, mais à une condition, dis-je d'une voix raffermie.
- Ce n'était pas une demande. Tu n'es PAS en train de négocier quoi que ce soit, sale petit...
- Si j'ai bien compris, je suis le seul ici encore en état de vous libérer. Vous ne savez pas s'il y aura une autre occasion. Et vous ne pouvez pas m'y obliger physiquement.
Soudainement, l'obscurité se fait plus profonde autour de nous et Elle se fond à l'intérieur. Toute la lumière disparaît, je ne la vois plus mais sa présence est oppressante, comme si Elle m'avait avalé. Ma main se déplace vers ma taille lentement sans la quitter des yeux, même si je ne me fais aucune illusion : si Elle m'attaque, je suis complètement démuni.
Mais je peux être plus rapide pour une chose.
- Je sais ce que tu redoutes le plus, Henry, dit-Elle d'une voix qui enfle au fur et à mesure. J'ai déjà joué avec tes peurs, et je pourrais le faire encore jusqu'à te rendre fou. Et si te faire halluciner ne suffit pas...
Un long hurlement de douleur éclate subitement dans mon dos. Bendy. C'est Bendy qu'Elle est en train de faire souffrir, et très vite, la voix de Sammy, rauque et hachée, se mêle aux plaintes de mon petit diable.
- Je pourrais les torturer en t'obligeant à regarder, et ce, chaque putain de seconde de chaque putain de jour en plus que je passerai ici À CAUSE DE TOI!
C'est dur, mais je me retiens de réagir. Je ne veux pas risquer de perdre l'avantage maintenant. Je ne peux pas. Ma main, serrée autour du manche lisse en bois, remonte rapidement en tenant la lame contre mon avant-bras. J'espère l'avoir suffisamment énervé pour qu'Elle ne le remarque pas.
- Oui, je n'en doutes pas. Mais dans ce cas...
Je plaque le couteau de Sammy contre ma gorge.
- Je me tuerai. Le cycle recommencera et vous perdrez définitivement votre chance de sortir.
Le silence qui tombe soudain est écrasant. J'entends à peine haleter Sammy derrière moi. Je reste à l'affût, pressant si fort la lame qu'elle entaille ma peau et qu'un peu de sang coule dans ma barbe mal taillée. Je sais que je tente le tout pour le tout. Mais je n'ai pas le choix. J'insiste.
- Je veux qu'ils sortent d'ici avec nous. Tous.
- Quelle importance ? Ils ne resteront quand même en vie que quelques minutes !
- Mais ils mourront hors de cette prison, à l'air libre. Je pense que c'est ce qu'ils souhaiteraient. Et c'est tout ce que je demande en échange. Est-ce possible ?
- Oui. Bien sûr que je peux le faire... Mais avec ceux que tu pourras rassembler.
Je sens qu'il y a quelque chose qui cloche. Pourtant...
- J'accepte.
Aussitôt, les bougies se rallument autour de nous. J'ai à peine le temps de voir la silhouette d'encre rapetisser puis s'effondrer en avant, s'écrasant par terre pour disparaître dans le plancher comme si Elle n'avait jamais été là. Autour de nous, sa voix résonne une dernière fois.
- Ne perds pas de temps. Ma bonne volonté à ses limites.
Je la sens ensuite partir, car la lumière redevient naturelle et que l'atmosphère s'allège immédiatement. La main toujours crispée sur le couteau, je reste debout quelques instants, comme absent, jusqu'à ce que je sente quelque chose me toucher le bras. Je me retourne brutalement, le cœur cognant encore, mais c'est seulement Bendy qui s'est rapproché. Je me retourne, remarquant à peine qu'il est redevenu parfait tant je me baisse vite pour le prendre dans mes bras. Il se cramponne à moi et je sens mon visage se crisper, la tête encore pleine de ses cris. Je suis incapable de lâcher le couteau qui vient de nous sauver même en tenant Ben, et quand jessaye de lui demander s'il va bien, s'il n'as plus mal, rien ne sort. Alors je le serre plus fort en posant la joue contre son front à nouveau lisse et blanc.
Et j'éclate en sanglots.
L'épuisement et la tension ont raison de moi. Je ne peux pas m'arrêter, même quand je sens Sammy poser sa main sur mon épaule.
Je pleure ma vie, ma femme, mes enfants, ma mère, mes frères, mes amis. Toutes ces choses et ces moments que je ne vivrai pas avec eux. Tout ce que je ne ferai pas, ses endroits où je n'irai jamais, et même cette histoire idiote dont je repousse l'écriture depuis des années et que je ne pourrais pas finir.
Je pleure ceux qui vont disparaître bientôt alors que je voulais tellement les sauver. Je pensais vraiment que je pourrais les sortir d'ici vivants, que cette toute cette horreur finirait bien... Mais je ne vais leur apporter que la mort.
Ben bouge un peu sans que je ne m'en aperçoive, et pose ses mains gantées sur mes joues alors qu'il colle nos fronts. Il veut me réconforter en chuchotant des mots d'encouragements de sa voix flûtée, mais je ressere mes bras autour de lui sans pouvoir me calmer. Maintenant que je peux vraiment saisir ce qu'il vient de se passer et ce que cela implique, je sais qu'il ne survivra pas au départ de la Voix.
Ce sont beaucoup de deuils à faire en trop peu de temps.
- C'est pour le mieux, Henry, dit Sammy après un moment en me pressant l'épaule très fort. Vous savez... Je me doutais que nous ne pourrions pas survivre en dehors du Studio. Mais vous avez eu raison. Nous voulons tous sortir d'ici, même si ça veut dire que nous allons disparaître. Il faut que ça s'arrête enfin.
J'aurais besoin de quelques minutes de plus pour arrêter de pleurer comme un enfant. Pendant ce temps, ils ne s'écartent pas et leur présence me donne peu à peu le courage de me reprendre. Je dépose mon petit diable par terre et lui prends fermement la main, la gardant dans la mienne même après l'avoir aidé à se mettre debout. De l'autre, je serre brièvement le bras de l'ex-musicien. Son regard est lourd de sens, je n'ai pas besoin de voir ses yeux pour savoir qu'il me soutient.
Nous sortons ensuite, sans un regard pour la masse de notes et de papiers sur lesquels j'ai pourtant reconnu l'écriture de Joey. Cette pièce était sûrement son bureau privé, et si nous avions eu le temps, nous aurions sans doute pu y trouver les résultats de ses recherches, ses secrets et tous ses espoirs. Mais c'est trop tard maintenant, et inutile. Je sais ce que j'ai à faire, même si j'en ai le cœur si lourd que le risque de m'effondrer à nouveau n'est pas loin. Pourtant, je sais aussi que toutes les fins ne sont pas tristes ou cruelles. Il y en a qui, malgré la douleur, restent des soulagements.
La nôtre le sera certainement.
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ANNONCE :
Malgré l'envie que j'en ai, je suis encore trop épuisée moralement pour parvenir à ne serait-ce qu'avoir envie d'écrire.
Je mets cette histoire en pause, dans l'espoir de la terminer quand j'irai mieux. Je ne sais pas combien de temps cela prendra, mais je suis sûre que je la terminerai en temps et en heure.
Bonne continuation et surtout, prenez soin de vous!