Ce qu'ils méritent

Chapitre 5 : 5 - Une terrible confrontation

5988 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/03/2022 09:12

Quand Sammy revient, c'est avec une surprise inattendue : une vieille sacoche en cuir, grise de poussière, mais avec une belle contenance.

Il me la tend respectueusement et en l'ouvrant, je peux voir qu'il y a déjà mis quelques boîtes de soupe, ce qui ressemble à un costume bleu froissé qui lui appartient certainement, et un gros carnet aux feuilles gondolées. Entre autres.

Je lui souris en relevant la tête, Bendy pendu à mon bras.

- C'est une bonne chose d'avoir un sac. Et merci pour tout cela, Lawrence.

Il tressaille, visiblement surpris par mon remerciement. Aurait-il perdu jusqu'à l'habitude que l'on soit un peu aimable avec lui ?

Je donne un léger coup de coude à mon petit diable, qui comprends tout de suite.

- Ouais, merci vieux ! rajoute-t-il avec un large sourire.

On dirait que l'on a appuyé sur un interrupteur. Sammy s'illumine et hoche plusieurs fois la tête, les yeux fixés sur Bendy.

- Je... Je suis si heureux de vous plaire, seigneur ! J'aimerais faire plus pour vous. Vous êtes tellement... Gentil et bon avec moi, alors que je ne vous sers pas comme vous le méritez.

Il baisse le menton, puis tombe à genoux devant Bendy, qui saute en l'air comme un chat effrayé. Je pose la main sur son épaule pour le rassurer.

- Pardonnez-moi, je vous en supplie. Je ne voulais surtout pas vous heurter tout à l'heure.

Ben me lance un regard mi-inquiet, mi-déterminé, puis va s'accroupir devant Sammy.

- Ce n'était pas ta faute, alors pas besoin de te torturer pour ça, okay ? On a déjà assez de raisons de souffrir ici. Viens. Il faut partir.

Il se relève et tend sa petite main ganté au monstre d'encre en forme de Sammy Lawrence. Qui la regarde sans sembler y croire, et encore moins comprendre ce qu'il doit en faire. Bendy soupire, puis se penche pour le tirer par le bras et le faire se lever. Sammy frémit quand il le touche, mais n'ose pas le contrarier. Il déplie doucement son mètre quatre-vingts, manipulé comme une marionnette par un toon qui lui arrive à peine au niveau de la taille. Puis Ben lève les yeux et lui lance un nouveau sourire, avant de revenir en trottinant près de moi.

S'il ne l'adorait pas déjà, je dirais que Bendy a maintenant complètement gagné son cœur.

Je baisse la tête pour croiser le regard de Ben, le félicitant d'un sourire et d'une pensée douce. Puis je passe la lanière de la besace en travers de mon torse et m'avance vers Sammy, sortant la cravate de ma poche.

- Lawrence, si tu veux bien... dis-je en lui montrant la petite bande de tissu marron.

Il se tourne immédiatement. Il tend ensuite les bras dans son dos, croisant les poignets l'un sur l'autre. Je les lie plusieurs fois, en essayant de faire des nœuds à la fois solides mais pas trop serrés.

Ce faisant, j'effleure plusieurs fois du bout des doigts les bras de l'ex-musicien. Je suis un peu décontenancé par la sensation moite et froide de sa peau. À l'inverse de Bendy, qui est devenu "solide", Sammy semble fait d'encre liquide et toujours mouvante. C'est vraiment particulier. Les autres personnages sont des toons stables, qui semblent au pire, éclaboussés d'encre. Ils en sont faits, mais ça ne se voit pas, à l'inverse des chercheurs et des Perdus. J'imagine que Sammy est entre les deux.

Une fois de plus, je me demande ce qu'il lui ai arrivé.

Du temps où je travaillais ici, je ne le connaissais que vaguement. Nous nous croisons parfois sans échanger plus de quelques salutations d'usages, il était assez taciturne hors de son département. Mais je savais qu'il était doué et je me suis parfois demandé pourquoi il supportait la charge démentielle de travail que lui imposait Joey, alors qu'il pouvait sûrement trouver un meilleur poste ailleurs. Je suppose qu'il aimait tout de même ce qu'il faisait ici malgré la difficulté et que son travail avait fini, comme pour moi, par devenir plus important que tout le reste. Mais j'ai réussi à partir à temps pour vivre une vie saine. Lui non. Et maintenant il est plus mort que vivant, obsédé par Bendy et tout le monde a oublié la beauté de son talent.

Et une fois de plus, la rage me mord le cœur.

Qu'est-ce que tu t'es permis de faire à cet homme, Joey? Est-ce que tu l'as tellement épuisé qu'il est devenu fou ? Est-il une de tes expériences ratées? Ou l'as-tu lui aussi utilisé puis abandonné dans le noir?

Je me tends, la main serrée autour du manche de bois de ma hache à m'en blanchir les phalanges.

J'espère réellement que tu paieras. S'il existe une justice, de quelque nature qu'elle soit, alors tu souffriras. Et tu mériteras chaque seconde.

Je respire profondément pour ravaler ma colère, resserrant inutilement un nœud déjà correctement attaché. Puis je fais quelques pas en arrière et contourne un Sammy toujours immobile.

- Ce n'est pas trop serré ?

Il remue les bras et roule des épaules autant que les liens le lui permettent.

- Non. Merci, monsieur Stein.

La reconnaissance dans sa voix me noue la gorge. Je me détourne et grommelle :

- Ne me remercie pas pour ce genre de choses, voyons. Allons-y.

Ils m'emboîtent le pas en silence. Ce qui est maintenant habituel de la part de Sammy, mais plus surprenant venant de Ben. Je lui ai demandé de surveiller l'ex-musicien quand je lui tourne le dos. Je jette donc un coup d'œil par-dessus mon épaule... Pour voir mon Bendy garder les yeux sur Sammy avec une attention qui a l'air presque douloureuse. Je me retourne en me mordant la lèvre pour ne pas rire. Au moins, on peut dire qu'il prend sa "mission" vraiment au sérieux.


Alors que nous marchons vers les escaliers, je les entends se mettre à chuchoter derrière moi. Malgré la distance que j'ai mise involontairement entre nous, je tends l'oreille. Je me méfie encore de Sammy et de l'impact qu'il peut avoir sur Ben.

- Excusez-moi, seigneur, mais pourrais-je vous poser une question ? demande Sammy d'une voix basse et déférente.

- Hum ?

- Pourquoi... Pourquoi acceptez-vous que monsieur Stein se comporte aussi familièrement avec vous ?

Et Ben répond d'un ton serein qui me perce le coeur :

- Parce que c'est Henry et que je l'aime.

Je trébuche et évite de tomber de justesse en me retenant à l'encadrement d'une porte.

Ils accélérèrent le pas après m'avoir entendu jurer. Je me redresse aussi dignement que possible et quand ils sont près de moi, je me contente de balayer leurs questions en leur demandant de ne pas s'éloigner davantage. Faisant comme si je n'avais rien entendu, je reprends la tête de notre petite procession et ils me suivent de plus près.

Mais j'ai chaud au ventre tout le reste du chemin.


Quelques minutes plus tard, nous descendons - enfin - les escaliers et arrivons sur le palier du département de musique. L'obscurité tombe sur nous alors que la porte se referme. Je grogne à mi-voix. J'ai oublié de prendre quelque chose pour faire de la lumière, et je ne veux pas laisser Ben ou Sammy rester seuls près de la porte...

La voix de Sammy résonne dans la cage d'escalier, plus proche de moi que je ne le pensais.

- Il y a une lampe dans le sac, monsieur Stein.

J'y plonge immédiatement la main pour en ressortir une petite torche carrée aussi grosse qu'une brique. Je m'empresse de l'allumer, ravi. Elle fonctionne, à ma grande surprise, malgré la fêlure qui traverse le boîtier en diagonale. Je la lève vers eux. Ben est à ma gauche et ne semble gêné ni par les ténèbres, qu'il parcoure des yeux tranquillement, ni par la brusque lumière blanche qui nous éclabousse. Peut-être qu'il voit dans le noir ? Il faudra que je le lui demande. En la tournant à droite, j'aperçois Sammy en train de se pencher par-dessus la rambarde pour regarder les étages inférieurs. Il a un brusque mouvement de recul et mon cœur fait un bond dans ma poitrine.

- Tu a vu quelque chose ? demandais-je à voix basse en fourrant précipitamment la lampe entre les mains de Bendy.

Car je redoute - toujours- le pire, bien que je sois accompagné par deux des personnages les plus dangereux du Studio. J'empoigne donc la hache à deux mains au cas où je devrais nous défendre. Certes, je préférerais toujours éviter le combat, mais certaines choses ici ne sont plus en mesure de discuter : une horde de membres du gang du boucher qui monterait vers nous ou le protectionniste, par exemple.

- Les paliers sont inondés d'encre, me répond Sammy d'un ton que je jurerai légèrement angoissé.

Je baisse mon arme.

- C'est tout ?

Il opine et je me détends en soupirant de soulagement. Je cale la hache pour le moment inutile sur mon épaule.

- Oui, les escaliers menant aux deux derniers étages sont immergés. Il va falloir continuer à évacuer tout ça. Pourquoi, il y a un problème ?

- Je préfère éviter de toucher ce liquide noir. C'est néfaste pour moi.

Ah. Je peux donc dire au revoir à l'aide "musclée" qu'il était censé nous apporter. Dommage.

- Tu resteras avec Bendy dans ce cas, je me contente de répondre en espérant que ma déception ne s'entend pas.

Je fais signe à Ben de passer devant pour nous éclairer, et nous descendons jusqu'à l'étage 9. Eux s'installent sur les marches de fer noirâtres, Bendy assis au dessus de l'ex-musicien et je continue jusqu'à la porte du palier.

Je crois que je ne m'habituerai jamais à la sensation de l'encre qui entre à flots dans mes chaussures. C'est glacé, curieusement épais et ce fichu poison est assez redoutable pour que la peur me noue la gorge en sa simple présence. Alors devoir patauger dedans pendant des heures... Je préfère ne pas penser à ce que je risque.

Je n'ai pas le choix, de toute façon.

Mais je vais quand même éviter de m'immerger jusqu'à la taille afin d'épargner ma blessure. Je l'ai plus ou moins fait instinctivement la première fois, et je vais continuer. Autant être aussi prudent que cet endroit le permet.

En soufflant, je passe devant la porte marquée d'un grand "9" sans l'ouvrir - le risque que Susie voie quelque chose qui l'attire vers nous est trop grand - et je m'enfonce donc jusqu'à mi-cuisses pour pouvoir commencer à faire des trous dans la cloison de bois. Avant de donner mon premier coup de hache, je lance par-dessus mon épaule :

- Tu peux commencer, Lawrence.

Au moins, j'aurais quelque chose d'intéressant à écouter en travaillant.


Sammy bute sur les mots comme un homme qui ne parle pas souvent, en dehors des sermons qu'il a le temps de préparer. Sa voix est aussi mélodieuse qu'avant, mais il adopte très vite un ton monocorde et plat assez désagréable. Il est en train de parler de lui, de ce qu'il était et de ce qui lui est arrivé, mais il donne l'impression de prendre une grande distance avec ce qu'il raconte qui me fait redouter la suite.

Je me concentre sur lui, laissant mes mains s'occuper seules de mettre en morceaux ce fichu parement.

Il commence par revenir sur la première année du Studio que nous avons partagée. Il détaille surtout ce dont il peut ce souvenir, soit le développement du département de musique qui, je le comprends vite, reposait surtout sur lui et son talent. Il supervisait absolument tout. De la composition pure à la réalisation de ces chansons, en passant par l'embauche et la direction des artistes travaillant avec lui.

Il parle ensuite brièvement de mon départ, dont Joey n'as pas fait circuler l'information et qui, quand ils l'ont appris, a surpris beaucoup d'employés. Sammy a entendu les rumeurs de disputes et de trahisons diverses qui coururent ensuite sans s'y attarder. Il ne me connaissait pas et il lui suffisait que le Studio continue à tourner pour qu'il se désintéresse de l'affaire.

Malgré la simplicité presque pudique de son récit, je peux entendre le plaisir et la fierté que cela lui procurait. Sammy semblait adorer son job autant qu'il adorait la musique, même s'il croulait sous le travail. Il pensait que c'était la difficulté liée à la nouveauté de l'entreprise et que cela changerait quand le Studio aurait des bases sûres. Joey pourrait alors embaucher davantage de monde. Il avait confiance.

Et le Studio grossissait. Des projets naissaient chaque année, on construisait de nouveaux départements, des personnages étaient créés, et avec eux des cartoons et comics inédits... Tout semblait en bonne voie et promit à un avenir radieux. Mais cela demandait énormément de travail, d'amour et de sacrifices. Il passe rapidement sur l'augmentation constante de sa charge de travail sans que les conditions de son emploi ne soient modifiées, ce qui l'amenait de plus en plus souvent à passer plusieurs jours de suite à son bureau sans rentrer chez lui. Car Joey embauchait, oui, mais pas pour le soulager. Il lui dit un jour qu'il n'avait confiance qu'en lui, et Sammy cessa de réclamer de l'aide. Il faisait son travail. Et il ne faisait que cela : composer, jouer lui-même ou superviser, enregistrer, proposer, faire les changements exigés, recommencer jusqu'à ce que Joey soit satisfait, mettre sur bande, vérifier avec la maquette du cartoon, valider le film... Et recommencer.

Pendant quinze ans.

Il n'avait pas de vieux parents à rejoindre, pas de femme ou d'enfants à s'occuper, pas d'amis avec qui sortir. Il était venu seul en Amérique et était bien trop occupé pour penser à autre chose. Seuls comptait à ses yeux la musique, le Studio... Et Joey.

Car Sammy parle beaucoup de Joey.

Joey qui a été le seul à lui faire confiance, à remarquer son talent et à lui offrir une chance de se réaliser, lui l'immigré auto-didacte sans la moindre formation officielle qui n'avait que son sourire comme recommandation.

Joey, le patron dynamique et entreprenant qui savait toujours quoi dire pour vous faire adhérer à son rêve, en ayant un véritable don pour se faire aimer quoi qu'il fasse. Joey qui, après mon départ, a cherché auprès de lui une aide et un soutien, mais en exigeant une indéfectible loyauté que Sammy lui a accordée les yeux fermés, trop reconnaissant et trop heureux pour remettre en question quoi que ce soit.

Joey l'ami, qui s'excusait de lui en demander autant sans jamais alléger ses plannings, qui lui parlait de ses projets, mais n'écoutait pas ses timides mises en garde et qui avait toujours besoin de plus: plus d'idées, plus d'argent, plus de succès...

Je n'ai pas besoin d'être fin psychologue pour entendre l'admiration et l'affection que lui portait Sammy, même s'il ne l'exprime pas ainsi. Je découvre aussi leur relation déséquilibrée, bien trop semblable à celle que j'ai eu avec Joey : il prend tout ce que l'on donne et plus encore, sans que l'on puisse dire quoi que ce soit. Mais j'ai osé m'opposer à lui alors que Sammy, lui, ne le faisait jamais.

Jusqu'à la machine à encre et ses tuyaux courants partout dans le département de musique.

Ils avaient été jusqu'à installer un gros réservoir d'encre au-dessus de son bureau, en lui disant qu'il était indissociable de la pompe pour les escaliers et qu'il n'y avait, bien sûr, aucun risque. Le va-et-vient lui avait mis les nerfs à vif, il avait dû ensuite faire avec cette saleté glougloutant en permanence dans ses oreilles. Joey, obnubilé par son nouveau projet, n'avait pas voulu entendre son avis ni changer quoi que ce soit. Sammy ne pouvait plus travailler correctement. Il avait beau faire, il ne parvenait pas à être aussi productif qu'il le devait. Joey étant de plus en plus secret, inaccessible et agacé par ses protestations, il ne parvint pas à lui faire entendre ses difficultés qui allaient croissantes. Les délais étant toujours là, il se mit à se terrer dans le petit sanctuaire qu'il s'était attribué, rattrapant la nuit le retard accumulé la journée, mangeant peu et dormant encore moins.

Et évidemment, il y finit par avoir un accident. Le fameux réservoir éclata à cause d'une pression mal réglée, noyant à demi Sammy qui était trop épuisé pour réagir à temps à ses grincements de plus en plus menaçants.

Ce fut le dernier jour où il fut véritablement lui-même.

Arrivé à ce point-là, Sammy arrête de parler. Le silence retombe et l'obscurité semble tout de suite plus dense.

J'ai réussi à assécher un étage supplémentaire, en quittant avec un certain soulagement le palier du 9. L'inquiétante mer d'encre n'est plus qu'un lac noir qui clapote méchamment et je me retrouve donc pratiquement au niveau des Archives. J'ai presque fini. Mais mes bras tremblent de fatigue et j'ai l'esprit plein de ce que nous a raconté Sammy, alors que ma hache vient d'avoir la bonne idée de se ficher dans le béton. Tout en tirant comme un forcené sur le manche pour la dégager, je me fais soudain la réflexion qu'à la fin de son récit, sa voix était de plus en plus hésitante. Hachée, presque douloureuse.

Et qu'il ne nous a pas dit comment il a été transformé.

Tout en tirant comme un forcené sur le manche pour la dégager, je me fais soudain la réflexion qu'à la fin de son récit, sa voix était de plus en plus hésitante.

- Ben, tu peux te rapprocher avec la lumière, s'il te plaît ?

Je l'entends se lever et la flaque jaune s'élargit à mesure qu'il se rapproche. Quand il est près de moi, il lève la torche pour éclairer le parement. Je me retiens de jurer en voyant que le fil de la hache s'est glissé sous un des piliers en métal renforçant la tenue du mur.

Comment vais-je reprendre cette saleté ?

À ce moment-là, je me rends compte sans y prendre garde que Sammy c'est levé aussi et que Bendy a tourné la tête pour le regarder. Je suis surtout occupé à essayer de retirer ma hache sans la briser. Je n'ai aucune envie de devoir repartir dans le Studio pour en trouver une autre.

Curieusement, je vois d'abord la lumière tressauter avant que le cri de Bendy ne retentisse près de moi.

- Sammy, attention ! Tu risques de...

J'entends distinctement le "splach" d'un corps qui pénètre dans un liquide, mais quand je détache enfin les yeux du mur, Bendy lâche la torche qui s'éteint en s'écrasant au sol. Je suis brutalement plongé dans le noir, avec une similitude si vive avec le cauchemar de ce matin que je sens mon corps se couvrir de chair de poule. Et surtout, je suis complétement aveugle.

Impuissant.

Je me baisse précipitamment pour chercher la torche à tâtons parmi les morceaux de bois, le bruit de mon cœur battant à mes oreilles.

- BEN! Qu'est-ce que... Tu vas bien ? Qu'est-ce qui se passe, bordel ?

Je n'arrive pas à retrouver la torche et je n'entends que des bruits ténus de lutte qui me terrifient.

-Bendy, pour l'amour du ciel, rép...

- Je suis là, Henry, me dit-il enfin d'une voix tendue par l'effort. Il... Il est tombé dans l'encre et je n'arrive pas à le remonter...

Enfin, ma main touche quelque chose de lisse et froid qui n'est pas du bois. Je referme les doigts dessus et la tourne dans tous les sens. Je suis si nerveux que je ne parviens pas tout de suite à retrouver l'interrupteur.

- J'arrive ! Surtout, ne touche pas l'encre!

- 'Suis presque au bord...

Merde, merde, merde, merde...

J'allume la torche et la cale contre le mur en me levant dans le même mouvement. Je me précipite ensuite vers eux, alors que la lumière revenue fait exploser des taches blanches dans mes yeux écarquillés. La scène que je viens d'éclairer est un cauchemar, mais bien réel cette fois: Bendy est arc-bouté sur la dernière marche sèche, retenant à deux mains ce qui ressemble à un bras, alors que l'encre autour du corps de Lawrence, qui disparaît entièrement dedans, ondule et bouillonne comme la mer par gros temps.

Pourquoi est-ce qu'elle bouge comme ça ?

Je n'ai pas le temps de me laisser envahir par la peur. À peine suis-je arrivé près de lui que je vois se former une vague plus grosse que les autres. Elle se déplace rapidement pour venir s'écraser sur le bras de Sammy. Et l'encre se met ensuite à escalader la peau noire. Droit vers les petites mains de Ben. Alors que je les fixe, je peux distinguer avec horreur que plus l'encre monte, plus les membres de Ben et de Sammy perdent leur solidité. Je retrouve ma voix alors que le blanc des gants de Bendy commence à baver sur les doigts de l'ex-musicien.

- LACHE-LE! Je hurle.

- Mais.. Il va...

Je l'attrape par la taille et le tire de toutes mes forces en arrière.

- Lâche ! Par pitié, Ben !

Il relâche Sammy et nous tombons à la renverse, alors que l'encre allait l'atteindre. Je me redresse d'un coup de rein en ignorant les douleurs dans mon dos et mes cuisses, où les marches de fer se sont enfoncées cruellement. Je ne pense qu'à nous éloigner de cette encre maudite, soudain persuadé qu'elle va se mettre à grimper les marches pour nous suivre et nous noyer. Je le serre étroitement contre moi en montant à reculons, sourd à ce qu'il me hurle dans les oreilles, le regard braqué sur le liquide noir dans lequel s'enfonce le bras de Sammy.

Ca ondule toujours. Mais ça ne monte pas. Merci mon dieu, ça n'essaye pas de nous rejoindre.

Je me laisse tomber sur la plus haute marche que mon corps fatigué est parvenu à atteindre. Je relâche Bendy, redevenu silencieux, qui reste assis entre mes genoux. Mon cœur se calme doucement.

Nous regardons ensemble le bout des doigts de Sammy disparaître dans l'encre. La tristesse qui émane de Bendy m'effleure comme le souffle du vent.

- J'ai eu peur que tu y tombes aussi.

Il ne dit rien.

- Je ne veux pas prendre le risque de te perdre, Ben.

Je n'arrive pas à détacher mes yeux des ténèbres liquides qui bougent doucement à quelques mètres de mes pieds.

Nous venons de perdre Sammy Lawrence.

Je me sens glacé. Par la surprise, la terreur... Mais curieusement, je n'ai pas honte. Je ne suis pas touché par sa disparition. Pourtant un homme vient d'être emporté devant moi. Non, j'ai laissé volontairement un homme mourir et tout ce que je ressens, c'est un grand soulagement. Sammy était une bombe à retardement, qui se révélait finalement bien plus dangereux qu'utile. Alors je suis... Content qu'il ne puisse plus nous nuire.

Content.. ?

Non. Cela ne me ressemble pas. Devoir tuer me déchire. Voir mourir quelqu'un, même le pire qui soit, m'emplis toujours de remords et de chagrin.

J'ai alors l'impression d'être relâché, comme si quelque chose s'était enroulé à la fois autour de ma cage thoracique et de mon cerveau, et venait soudain de renoncer à son emprise sur moi.

Je bondis sur mes pieds et attrape un Ben surpris sous les aisselles pour le remonter de quelques marches. Puis je me débarrasse de mon pull et de ma chemise aussi vite que je peux, en lui donnant quelques instructions d'une voix précipitée.

- Méfie-toi, ça pourrait essayer encore de t'attraper. Ne t'approche pas, quoi qu'il se passe. Remonte chercher la torche et éclaire l'encre aussi bien que possible. Ne t'inquiète pas, je fais vite. Tiens.

Je lui tends mes vêtements et il les prend lentement.

- Henry ? appelle-t-il alors que je me suis déjà retourné.

J'entends la question qu'il est trop éberlué pour poser.

- Je vais le chercher.

Et je m'immerge volontairement dans le poison.


Je ne pense pas à ma blessure, à la corruption, au risque idiot que je prends. Les chances que j'en sorte vivant et intact sont aussi maigres que celles de revoir le soleil un jour. Je me couvre pourtant la bouche et le nez d'une main, tout en cherchant le corps de Lawrence de l'autre, enfoncé jusqu'au cou dans l'encre poisseuse. La terreur me vrille le ventre et je n'ai jamais eu aussi froid de ma vie. À chaque mouvement que je fais pour essayer de tâter de la main le plus d'espace possible, j'ai la sensation que l'encre s'épaissit autour de moi. Mais heureusement, au bout de secondes qui semblent s'étirer indéfiniment, je touche quelque chose de solide. L'arrondi d'une épaule. Je m'en saisis et tire de toutes mes forces pour l'extirper suffisamment de l'encre et pouvoir utiliser mes deux mains. Mais il ne se passe rien. J'essaye encore sans plus de succès. Je m'arrête, immobilisé par une idée bizarre.

L'encre le retient.

Il n'y a pas d'autres raisons. Je devrais pouvoir le remonter, au moins le faire bouger. Je n'y arrive pas. Le doute, la peur et l'envie de retourner auprès de Ben m'envahissent.

Je devrais me mettre en sécurité et le laisser.

Il ne mérite pas que je prenne autant de risques.

Il n'est rien qu'une charge supplémentaire.

Je vais échouer à cause de lui.

Il me tuera, Ben sera seul et tout recommencera...

J'entends la Voix me parler pour la première fois. Elle utilise mes pensées et souffle sur mes angoisses pour les enflammer. C'est terriblement insidieux, je pourrais si facilement croire que ce raisonnement est le mien... Si je ne connaissais pas son existence. Alors au lieu de céder, je me raidis et tire plus fort sur le bras de Sammy. Je mobilise toute ma volonté pour résister à cette présence mauvaise qui utilise ma propre voix pour me parler.

- Je... Ne... Veux plus... abandonner... Qui que ce soit...

Instinctivement, j'ai parlé à voix haute, crachant les mots malgré les efforts que je continue à faire pour sortir Sammy de l'encre.

Même si je dois en mourir ? Même si c'est un choix stupide ?

- Oui... Il y aura... Une autre fois. Une autre façon. Veux plus... Veux plus penser qu'à moi. Je suis là... Maintenant... Pour eux.

Et en le disant, je me rends compte que c'est vrai. Je ne veux plus seulement sortir du Studio ou même trouver une solution pour ne pas laisser Bendy derrière moi. Je veux les sortir tous de cet enfer. Je suis prêt à payer le prix qu'il faudra pour ça.

Cette certitude s'inscrit en moi et efface alors la peur, le désespoir, les idées noires. J'ai l'impression de retrouver des forces et je tire brusquement. Au même moment, l'encre cesse de retenir Lawrence et j'arrive à sortir le haut de son corps. Je patauge maladroitement, mais aussi vite que je peux en arrière, essayant de trouver la rambarde pour m'y agripper. J'ai passé le bras en travers de la poitrine de Sammy. Je ne sens plus la Voix dans mon esprit, mais je suis conscient d'être toujours enfoncé dans l'encre jusqu'aux épaules. Je sens le poids de Sammy m'entraîner vers le bas et je me débats pour continuer à garder la tête hors de l'encre. Péniblement, je grimpe les marches tout en tractant l'ex-musicien. Je dois me tourner et basculer son corps sur mon dos en lui tenant les bras par-devant quand je parviens à sortir de l'encre suffisamment pour qu'elle ne soutienne plus son poids. L'effort me coupe le souffle. Je vacille une seconde, le liquide noir clapotant autour de mes cuisses. J'ai peur que si nous y tombions de nouveau, Elle ne nous relâche pas. Mais mes jambes sont lourdes comme du plomb, les muscles de mon dos sont en feu. Je perds l'équilibre une autre fois. Sans parvenir à me redresser. Je me sens partir en arrière... Quand une chose ressemblant à un tuyau souple et noir aussi épais que ma jambe surgit devant moi pour me retenir par la taille. Ca me remet debout. Je baisse les yeux, le cœur déjà à cent à l'heure... Pour voir une main gantée blanche que je connais très bien, quoi qu'en version plus petite. Je me détends et me laisse faire. Une deuxième apparaît et elles m'attrapent sous les aisselles comme une poupée, pour me soulever visiblement sans problème et me ramener au sec. Je n'ai eu qu'à tenir Lawrence avec ce qui me restait de force jusqu'à ce qu'il nous pose. Nous sommes maintenant à plusieurs mètres de distance de l'encre. Je tourne brièvement la tête pour voir mon petit diable, le corps entortillé autour de la rambarde de fer pour s'y retenir, laisser ses bras retrouver une taille normale. Il se déroule ensuite et me rejoint, alors que je suis toujours à moitié allongé en travers des marches et que j'essaye de reprendre mon souffle. Sammy, toujours inconscient, a roulé sur le côté. Je tends le bras et caresse la tête de Bendy.

- Merci, mon doux. Mais je t'avais dit de ne pas prendre de risques...

- La ferme. Vous alliez tomber. Tu voulais que je reste là à regarder ?

Sa voix est amère et je cesse de le toucher pour chercher ses yeux.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Il y a que tu me traites comme un enfant et que ça commence à m'agacer, Henry! Je peux t'aider, tu le sais, et tu ne me laisses pas...

Son regard dévie du mien et sa voix s'éteint. Il se met à fixer quelque chose par-dessus mon épaule avec des yeux agrandis. Je me crispe instantanément et me retourne.

Ce que je vois me glace le sang dans les veines.

L'encre est en train de reculer. Pas de se vider lentement comme si le ferait un liquide normal. Elle se retire en filets épais ressemblant à des tentacules noirs, très vite, comme un film passé en accéléré.

Ma première pensée est qu'elle se rassemble sur elle-même pour former une énorme vague et nous noyer. Je cueille Ben du bras gauche pour le plaquer contre moi et j'attrape Sammy de l'autre en m'accrochant à ses bretelles. Je ne peux pas me lever pour nous reculer, je suis trop épuisé. Mais de toute façon, aurais-je eu la moindre chance, même dans les meilleures conditions, d'échapper à un liquide conscient capable de bouger par lui-même ?

Je ne ferme pas les yeux, terrorisé par le noir qui va me dévorer plus tôt que prévu. J'attends.

Mais rien ne vient.

L'encre est seulement partie. Par les fissures du béton, derrière le parement, ou peut-être qu'elle constitue la matière même de ce putain de Studio et qu'elle s'est coulée dans les marches en fer, je ne sais pas, mais quand je tends le cou sans vouloir y croire, je peux constater qu'il n'en reste pas une goutte sur l'escalier qui mène aux Archives. Comme s'il n'y avait rien jamais eu de "piscine" noire et que j'avais rêvé.

Je croise le regard de Bendy, que j'ai cessé d'étouffer contre moi et qui a relevé la tête aussi.

- Je l'avais jamais vue bouger comme ça, murmure mon petit diable.

- Moi non plus. Je pensais vraiment que ce n'était que de l'encre. Mais maintenant...

Je sais qu'il y a quelque chose dedans.

Je serre Bendy brièvement contre moi, car je sens sa peur comme il doit percevoir la mienne. Je me force ensuite à me lever. Quoi que ce soit, ça nous a laissé le passage dégagé. Je n'ai pas envie de tarder et que ça change d'avis. Mes jambes tremblent un peu quand je remonte pour aller chercher le sac, la lampe et la hache.

Hache que je retrouve soigneusement disposée près de la lampe, le fil intact.

Je ne peux m'empêcher de jeter un regard nerveux en direction des parements, que je sais pleins de cette encre maudite. Je récupère ce que j'étais venu prendre et je me dépêche de retourner près de Ben. Je ne pense plus qu'aux Archives et à la relative sécurité de leur épaisse porte... Bien que je doute fortement que le bois ou l'acier puisse La retenir.

En descendant, je marche sur mes affaires, que Bendy a visiblement jeté rageusement par terre. J'imagine que je le mérite un peu. Je les ramasse sans les enfiler et je franchis rapidement la courte distance qui me reste. Ben m'attends debout sur les marches, dans une version agrandie de lui-même qui me dépasse d'une bonne tête. Il a chargé Sammy sur son dos et il me défie du regard d'essayer de protester. Mais je suis trop fatigué pour le porter moi-même. Je me contente de le remercier en lui tapotant le bras et lui fait signe de me suivre. Nous franchissons enfin la porte qui mène au niveau S.

Là-bas, je me laisse absorber par mes pensées et j'avance à l'instinct, seul le bruit de nos pas claquant sur le plancher pénètre le brouillard qui m'aveugle. J'ai pourtant la hache à la main et je nous ai déjà fait stopper deux fois pour laisser passer un membre claudiquant du Gang et une troupe de chercheurs. Mais je n'arrive à penser qu'à l'encre. À cette présence intelligente et mauvaise que j'ai ressentie pour la première fois. La Voix, comme la nomme Bendy, qui est capable de communiquer et d'influencer ceux qui la touchent. Elle voulait que j'abandonne Lawrence. Mais pourquoi ? Pourquoi se manifester pour la première fois afin de me pousser à le regarder mourir ? Pourquoi le relâcher et se retirer pour nous laisser passer quand j'ai résisté ? Ca aurait été bien plus logique qu'Elle le noie, puisqu'elle voulait qu'il meure... D'ailleurs, Elle avait tout le temps qu'il lui fallait pour le tuer avant... Pourquoi passer par moi ? Je ne comprends pas. Les ébauches de réponses que je trouve sont à la fois ridicules et terrifiantes. Honnêtement, si je n'étais pas plongé jusqu'au cou dans ce cauchemar, je me moquerais sans doute de mon imagination.

Mais je n'ai absolument aucune envie de rire maintenant.

Elle obligeait mon Bendy à tuer et a murmuré dans la tête de Lawrence jusqu'à le rendre fou... Alors qu'a-t-Elle pu faire aux autres ? À quel point a-t-Elle dévoré Susie, le projectionniste ou toutes ses pauvres créatures qui ne se souviennent de rien à par de leur souffrance ?

Tout ici renvoie une sensation de désolation terrible. Ça vous serre la gorge comme un nœud coulant. Mais on perçoit très vite que sous la surface du Studio abandonné, il y a également quelque chose de malsain, de dénaturé... De cruel. Mais aussi de presque... De presque diabolique.

Mon dieu...

Qu'est-Elle vraiment?


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