Ce qu'ils méritent

Chapitre 4 : 4- Une collaboration absude

5457 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/01/2022 09:54

Bendy nous a ramenés au petit bureau que nous avons quitté, il n'y a pas plus de trois heures. Je n'ai même pas la force de me sentir découragé d'être revenu à notre point de départ. Je suis moulu comme si j'avais veillé plusieurs jours et je ne pense plus qu'à dormir.

J'imagine que je devrai être heureux de ressentir la fatigue, cela veut dire que je suis encore humain...

Honnêtement, je m'en serais passé.

Je récupère la veste noire d'encre que j'avais laissée dans un coin, pour essayer de m'installer plus confortablement par terre. Mon petit diable se calle contre mon ventre, face à la porte, en m'assurant qu'il montera la garde ( il ne sait pas s'il a besoin de dormir, mais il me promet qu'il n'est pas fatigué). Je ferme les yeux. Le sentir près de moi est agréable et je me laisse très vite emporter par le sommeil.

Je rêve d'un espace vide et blanchâtre, comme le ciel en montagne quand il va neiger. Il n'y a rien, absolument rien, à part une mer d'encre démontée. Les vagues se forment et se déforment dans le silence. Je tombe. Je passe du blanc au noir en une fraction de seconde. Tout est noir, je ne vois que cela. Je ne suis plus que ça. Au moment où je le pense, l'encre pénètre en moi par mes yeux ouvert, mon nez, ma bouche et la plaie béante dans ma cuisse. Elle me remplit, me dévore, me remplace. Je ne suis plus Henry, je ne suis plus personne. Je ne suis que de l'encre. Une goutte d'encre dans un océan déchaîné...

J'ouvre vraiment les yeux, crispé et baigné de sueur. En soufflant un gros juron dans l'obscurité, je me laisse retomber en arrière en mettant le dos de ma main sur mes yeux. J'essaye de chasser ce sale rêve de ma mémoire. Je n'ai pas besoin d'avoir peur de disparaître aussi quand je dors...

- Ah. Je ne le connaissais pas, celui-là.

La voix de Bendy me fait sursauter. Je me relève sur un coude pour le trouver à genoux près de moi. Gêné d'avoir juré devant lui, je ne trouve qu'à dire d'un ton bourru :

- Et bien... J'espère que tu ne le réutiliseras pas !

- Je ne promets rien, répondit-il en souriant largement.

Quand il fait ça, ses yeux ne sont plus que deux arcs de cercle noirs.

- Petit monstre...

- Tu-tut. Je suis un diable, moi. Nuance.

Je ne peux m'empêcher de rire. Une envie saugrenue mais joyeuse pétille dans ma tête, et sans plus y réfléchir, je lui tire soudain le bras pour le déséquilibrer. Il bascule sur moi. Je l'attrape, le plaque par terre et... Je le chatouille. Il se met à se tortiller dans tous les sens en me hurlant d'arrêter, mais sans faire beaucoup d'efforts pour s'échapper.

Il adore ça.

La peur, la fatigue, l'inquiétude et les cauchemars trop révélateurs, tout se dilue dans ses éclats de rire. Je ne pense qu'à son plaisir et sa joie que je sens dans ma poitrine. Je lève les mains un instant, juste pour qu'il croie que j'arrête, puis je recommence et il crie encore plus fort.

Quand je le lâche quelques minutes plus tard, il est à bout de souffle, allongé par terre et les bras en croix.

- Je te... Revaudrai... Ça, vieil homme.

Je me suis assis près de lui et je me frotte le visage en cherchant distraitement mes lunettes des yeux.

- Quand tu veux, le nain.

Il pouffe.

- Le nain ?

Je le regarde d'un air ironique par-dessus les verres que j'ai enfin trouvés.

- Tu rétrécis à vue d'œil.

Toujours allongé, Bendy soupire profondément de bien-être, les yeux fermés.

- Oui. Je suis vraiment moi maintenant. Je n'ai plus mal du tout, je n'ai plus peur... Et je ne suis plus seul. Je n'ai jamais été aussi bien.

Son aveu me touche. Je pose ma main sur la sienne pour la serrer doucement.

- C'est... Hurm. Tant mieux. Je suis heureux pour toi.

Ben et moi ne bougeons pas, nous ne disons rien. Nous restons simplement là et notre lien diffuse comme une onde de chaleur le bonheur que nous ressentons à être ensemble.

Comment aurais-je pu penser qu'un jour, je serai assis dans la pénombre avec Bendy, réchauffé par le simple fait de l'avoir entendu rire ?

Je me suis vraiment attaché à lui. Mais il est si facile à aimer. Aimer Bendy... Cela ne fait que quelques poignées d'heures et tant de choses ont changés. Je commence à vraiment croire que je vais parvenir à sortir d'ici.

Mais en regardant Ben, je réalise que je ne pourrais pas le laisser derrière moi. Je n'arriverai pas à vivre normalement en le sachant toujours ici. Je vais devoir trouver une solution pour qu'il puisse me suivre hors du Studio.

J'espère... J'espère seulement que ce sera possible.

Je ne peux m'empêcher de froncer les sourcils, soudain moins détendu.

Bendy n'appartient pas vraiment à cette réalité et Alice pense que les toons ne peuvent pas s'échapper d'ici.

D'ailleurs, à part les Perdus, tous ceux que j'ai croisés vivaient comme ils pouvaient sans chercher à quitter le Studio. Je ne sais pas si c'est parce que c'est impossible ou s'ils ont arrêtés d'y croire à force d'échecs. Le désespoir... Est presque aussi mortel que l'encre, ici. Mais au début, ils ont tous dû essayer de s'échapper. Ils ont eu des années pour faire des tentatives ou des théories et chercher une sortie avant de sombrer. Si nous savions ce qu'ils ont déjà tentés, nous pourrions éviter de perdre beaucoup de temps. Oui, il faudrait vraiment pouvoir parler à quelqu'un qui est là depuis longtemps. Comme je ne peux pas aller voir les autres personnages, je devrai peut-être essayer de nouveau de communiquer avec les Perdus. Il n'y a pas trop de risques tant qu'ils ne sont pas en groupe. Mais... Ils ne me répondent pas habituellement, alors ils accepteront encore moins avec Bendy à mes côtés. Et il est hors de question qu'il s'éloigne de moi à nouveau tant que l'on peut faire autrement : un enlèvement me suffit.

Donc...

Donc je ne sais pas.

Mais passer à côté de ses informations serait vraiment stupide. Alors... J'ai beau en détester l'idée, le seul qui a déjà vu Bendy, qui est à la fois accessible et assez cohérent et qui serait prêt à nous aider... C'est Lawrence.

Je soupire en resserrant les doigts autour de ceux de Bendy.

Moi qui voulais prendre le moins de risques possibles... On peut dire que Sammy en représente un de conséquent. Je ne sais pas l'étendue de sa folie, mais je connais trop bien sa force et son fanatisme. Je ne pourrai pas lui faire confiance, même s'il semble totalement soumis à Ben. Je reste persuadé que si l'on s'écarte, même à peine, de sa façon tordue de voir les choses, il se retournera contre nous. Alors j'ai du mal à m'imaginer marcher dans le noir avec cette menace potentielle mon dos, ou réussir à me concentrer sur le moindre livre tout en le surveillant du coin de l'œil. Pourtant, s'il peut nous donner une petite chance d'avancer plus vite et de réussir... Il faudra prendre le risque.

Nous allons devoir le rendre le plus inoffensif possible. Ah... Je n'aimais pas beaucoup l'idée de me servir de lui, mais ce que je vais peut-être lui demander me hérisse encore plus. Je lui en laisserai le choix. S'il accepte... Et bien... Il l'aura voulu. C'est ce que je me dirai quand ma conscience me titillera.

Je sens la main de Bendy échapper à la mienne, ce qui me ramène à l'instant présent. Il s'assoit en me jetant un regard interrogateur.

- Ça va, Henry ?

- Oui, oui. Je réfléchis.

- Tu devrais arrêter. Ça n'a pas l'air agréable.

Je ricane malgré moi en me frottant la barbe.

- C'est le moins que l'on puisse dire.

Je me souviens alors que je ne lui ai pas demandé ce qui s'était passé.

- Ben... Que voulait Sammy ?

Mon petit diable soupire en croisant les jambes.

- En gros, savoir si j'étais vraiment Bendy et comment je m'étais débrouillé pour redevenir moi.

- Et?

- Et je lui ai dit que je n'entendais plus la Voix. C'est là qu'il m'a dit qu'Elle chuchote tout le temps dans ses oreilles et qu'habituellement, il n'arrive plus à lui résister. Il m'a demandé comment je m'en étais débarrassé. Je lui ai répondu que je n'en avais pas la moindre idée et que je m'en fichais lâche un petit rire.

- Tu sais, j'ai beau ne pas savoir grand chose, je ne vais pas dire à un type qui vient de m'enlever et qui porte un masque avec ma tête dessus que c'est ton sang qui m'as aidé.

Effectivement.

J'ai une image fugitive, mais très vivace de moi, attaché debout dans une bassine et la gorge tranchée, avec ce cher Sammy assis en dessous en train de prendre une "douche " en riant comme un maniaque.

Je tapote la main qu'il a posée par terre avec reconnaissance.

- Merci, tu as bien fait.

- Je pense aussi. Après, on a rien rien dit d'intéressant jusqu'à ce que tu arrives. Il a été plutôt rationnel pour un barjo. Et très poli. Un peu trop, même...

Cette fois, c'est moi qui ris.

- Il t'adore, Ben. Littéralement. Il t'a dressé des autels un peu partout dans le Studio et il te prie comme une divinité. Il est persuadé que tu vas tous les délivrer et que tu pourras lui rendre un corps normal.

- J'aimerai bien, moi ! Mais je suis juste un toon. On sert surtout à faire rire. Je ne peux pas... Je ne sais pas faire autre chose. Il attend vraiment que... Que je les sauve tous ? Comment.. ?

Il se recroqueville sur lui-même alors que je sens la panique le submerger. Sa réaction m'étonne car jusque-là, Ben était assez calme et semblait étanche au désespoir ambiant. Mais peut-être qu'il mûrit encore et se sent davantage responsable de ses actes. Je tends le bras pour l'inciter à se lever et à venir devant moi.

- Hé, doucement. Ce n'est pas parce qu'il veut quelque chose de toi que tu dois le lui donner.

- Mais... Il faut...

- Non. Tu n'as aucune obligation envers personne ici. Tu es une victime comme les autres.

Mais il reste pensif et refuse de se laisser aller contre moi.

- Comme les autres, je ne sais pas... Tu as dit l'autre fois que ceux que j'attrapais... Ils criaient parce qu'ils avaient mal. Alors ça veut dire que j'ai fait souffrir des gens.

À ce moment, la décision que j'ai prise de ne pas lui mentir me pèse comme jamais.

- Certains, oui, je lui réponds lentement.

Il me regarde, les yeux hantés. Et il s'effondre d'un coup dans mes bras. Je l'assois en travers de mes cuisses et le serre contre moi. J'arrive à garder mon calme malgré la colère qui gronde en moi. Je déteste ceux qui sont à l'origine de tout ça. Je les déteste pour le mal qu'ils lui ont fait, celui qu'ils l'ont forcés à faire et toute la souffrance que cela lui fera encore.

Après un moment et quand il ne tremble plus, je penche la tête pour lui parler doucement.

- Bendy... Est-ce que maintenant que tu as le choix, tu veux faire du mal à d'autres personnes ?

- Non ! crie-t-il, le visage contre mon épaule.

- C'est bien la Voix qui t'obligeait ? Si tu avais pu, tu n'aurais blessé personne, n'est-ce pas ?

Il opine vigoureusement. Je lève la main droite pour lui caresser la tête.

- Ce n'est pas toi qui tuais. C'était la Voix qui utilisait tes mains. Tu comprends ? Tu étais comme son outil. Et on ne peut pas en vouloir aux outils, seulement à ceux qui les utilisent.

Il ne dit rien. Quelques minutes passent silencieusement. J'ai l'impression qu'il se calme petit à petit, car je ressens moins ce mauvais mélange de peine et de culpabilité émaner de lui. Mais alors que je pensais le sujet clos, sa voix résonne, étouffée par la laine.

- Je ne vais pas oublier ?

- Non, mon chéri. Mais au bout d'un moment, ce sera moins dur.

Il se détache de moi et je baisse les yeux pour croiser son regard.

- J'aimerais faire quelque chose de bien... Pour contrebalancer un peu, tu vois ?

Je lui souris.

- Oui. Je vois exactement. Tu es gentil, Ben.

Il grimace et détourne les yeux.

- Nan. C'est normal, je trouve.

- Pas pour tout le monde, crois-moi.

Non, pas pour tout le monde...

Je le serre un peu plus fort contre moi pour qu'il sente que je suis fier de lui. Puis j'ouvre les bras et je lui frotte vigoureusement le haut du crâne, pour le distraire et faire disparaître les dernières marques de tristesse sur son petit visage rond. Et ça marche. Il se met à piailler en se tordant pour essayer d'attraper mon poignet.

- Arrête, Henry ! Ça gratte ! Hey ! Qu'est-ce qui te prends ?

- Tu devenais trop sérieux !

- Ça te va bien de dire ça, toi.

Je ris franchement en le relâchant et je lève les mains de chaque côté de ma tête, comme si je me rendais.

- Oui, justement. Je préfère que tu me laisses ça.

- Et bien, avec plaisir !

Je le sens plus détendu. Tant mieux. Il s'écarte de moi et va se rallonger, la tête sur ma veste. Peut-être qu'il se fatigue, finalement. Un silence plus serein s'installe.

Mes pensées reviennent vers Sammy. Et surtout vers les Archives, avec ses étagères rondes et emplies de livres du sol au plafond. Des centaines et des centaines de livres à parcourir...

- Ben ?

- Hummm ?

- Est-ce que tu sais lire ?

- Nan.

C'est bien ce que je craignais.

Je ne vais pas avoir le choix, finalement. Sammy doit venir avec nous.


Quand nous entrons dans la salle de répétition, je m'attendais presque à retrouver l'ex-musicien encore à genoux. Mais la pièce est vide. Par contre, la porte qui mène à l'émetteur radio est ouverte et on entend un bruit de raclement s'en échapper. En nous approchant, nous surprenons Sammy renversé sur une chaise, en train de sculpter au couteau ce qui ressemble à un ancien pied de table.

Une planche grince sous mon pied avant que je ne puisse dire un mot. Sammy tourne brusquement la tête vers nous. Il se lève aussitôt, le couteau à la main. Je recule d'un pas en mettant un bras devant Ben, les sourcils froncés.

- Du calme, Lawrence. Ce n'est que nous. Pose ça, s'il te plaît.

Il regarde le couteau. Puis relève la tête vers nous sans lâcher son arme. Je resserre nerveusement la main autour du manche de la mienne.

- Tu voulais nous aider, tu te souviens ? On vient seulement en parler avec toi. Si tu ne le souhaites plus, on s'en va. Il n'y a aucune raison d'en venir aux mains.

Au bout d'un instant qui me semble interminable, il finit par hocher la tête. Il replie son couteau et le jette sur la table, à côté de son bout de bois. Les yeux toujours baissés, il contourne sa chaise et traverse la petite pièce pour sortir par la porte face à la nôtre. Sans un mot.

Ben et moi nous regardons.

- Okaaaay... J'imagine qu'il veut qu'on le suive ? demande mon petit diable.

Je hausse les épaules.. De cette façon, il pourrait tout aussi bien nous dire d'aller nous faire f...

- Je ne sais pas, mais je passe devant.

Je ne suis jamais allé par là, car c'est verrouillée habituellement. Nous traversons la pièce en passant devant l'émetteur radio et son micro sur pied, pour arriver dans l'encadrement de la porte que Sammy a laissée entrouverte.

Au début, je ne vois pas grand-chose. La pièce est très sombre et la seule lumière provient de quelques bougies dégoulinantes de cire disposées sur le plus gros et le plus "décoré" des autels que je n'ai jamais vu. Mais quand mes yeux s'habituent et que je parviens à détacher mon regard de l'autel, je le regrette presque.

Sur le sol s'étale un épais fatras de partitions, de papiers couverts d'une écriture serrée et de morceaux d'instruments de musique. Entre autres. On retrouve sur chaque surface, le plafond compris, et même le sol à certains endroits, le visage de Bendy et les slogans quasi-religieux que Sammy écrit partout dans le Studio. Il n'y a pas de meubles, uniquement quatre ou cinq chaises posées contre le mur opposé. Tout est plus ou moins sale et éclaboussé d'encre. Sammy nous tourne le dos et fouille fiévreusement dans ce qui ressemble à un tas de vêtements et de feuilles jaunâtres près de l'autel, toujours sans regarder si nous l'avons suivis.

La pièce renvoie un sentiment de folie et de solitude irrespirable. Je n'ai aucune envie d'entrer davantage, alors je me racle la gorge aussi fort que possible pour attirer son attention.

- Hum, Lawrence ? On va t'attendre dans la salle de répétition.

Il secoue vaguement la main et continue à chercher je ne sais pas quoi. Je recule en tenant la porte, car je voudrais éviter que Ben, resté derrière moi, ne voie l'autel qui lui est consacré. J'y parviens tant bien que mal en le poussant du plat de la main pour l'empêcher d'entrer malgré ses chuchotements de protestation. Une fois mon petit diable écarté, je peux refermer la porte, non sans soulagement.

- Hey! Je voulais voir, moi ! s'exclame Bendy en me fusillant du regard

- Crois-moi, tu n'as rien manqué.

Il croise les bras en soufflant fortement.

- Je n'aime pas que tu décides à ma place !

Malgré ma nervosité, je prends une seconde pour m'agenouiller devant lui.

- Ben... Hé.

Il tourne la tête vers moi de mauvaise grâce.

- Tu me fais confiance ?

Il abandonne son attitude fermée et me regarde avec franchise.

- Oui, Henry. Bien sûr que oui.

- Alors laisse-moi t'épargner tant que c'est possible. Tu n'as vraiment pas besoin de cela, mon doux.

Il retrouve le sourire et lève les yeux au ciel.

- C'est impossible de bouder si tu dis les choses comme ça ! Tu n'es pas drôle !

Je reste interloqué une seconde, puis me relève en souriant un peu.

- Navré.

Mais je redeviens rapidement grave.

- Il va falloir être prudent.

Il hoche la tête sans que je n'aie besoin d'en dire plus.

Nous en avons déjà parlé et il sent certainement la tension qui m'habite.

Nous allons devoir faire bien les choses pour que rien ne dégénère. Sammy est comme un champ de mines : le danger est présent à chaque pas malgré les efforts déployés pour l'éviter.

Et dieu, que je déteste ça.

Nous retraversons la pièce de la radio et j'en profite pour prendre la chaise qui s'y trouve, mais aussi le couteau de Sammy. Inutile de laisser une arme facilement dissimulable traîner ainsi.

J'ai à peine le temps de disposer les chaises à une distance raisonnable l'une de l'autre que Sammy revient. Je ne peux pas m'empêcher de me raidir de méfiance derrière le dossier de bois, mais il ramène seulement deux boîtes de soupes au bacon. Il s'approche et nous les présente, une dans chaque main et en baissant un peu la tête. Comme une offrande.

Les boîtes sont sales et noires d'encre, si je les avais trouvées dans un coin, je les y auraient certainement laissé. Mais je prends celle qu'il me tend et je fais signe à Bendy d'accepter la sienne, même s'il ne mange pas. Autant ne pas froisser Sammy alors que l'on a à peine commencé.

- Merci. Nous n'allons pas manger tout de suite, je préfère que nous parlions d'abord. Si tu veux bien t'installer...

Je m'assois en suis en face de lui, la hache en travers des genoux. Bendy vient se placer debout à ma droite, une main sur le dossier de ma chaise. Il reste debout, car il a besoin de bouger et ne parvient pas à rester tranquille qu'un temps - assez - limité. Il passe d'ailleurs presque tout de suite derrière moi pour venir à ma gauche, tendant la tête derrière mon bras.

Sammy regarde la chaise près de lui, mais ne s'assoit pas. Il la prend et la tire vers nous en raclant le plancher pour la mettre à côté de la mienne. Mais alors que je cherchais à me reculer sans paraître insultant, il fait quelques pas en arrière et s'assoit par terre en face de nous. Puis regarde Bendy avec intensité.

D'accord...

- Ben... S'il te plaît ? Je crois qu'il veut que tu t'asseyes aussi, je souffle doucement.

Mon gentil petit diable va s'asseoir sur la chaise sans protester, ce dont je le remercie intérieurement... Pour se mettre immédiatement debout dessus. Mais Sammy ne bronche pas, alors ce doit lui convenir quand même. J'attaque donc sans plus attendre. Nous avons déjà laissé passer beaucoup de temps.

- Bon. Tu voulais nous aider et je pense que nous allons en avoir besoin. Cela dit, il va falloir prendre des précautions pour que tout se passe bien. Je ne veux pas être offensant, mais tu es...

Il penche la tête sur le côté, l'air très attentif et j'ai soudain du mal à trouver un mot qui ne soit pas vexant.

- Herm. Changeant ?

- J'aurai dit détraqué, intervint Ben d'une voix pensive.

- Bendy! je chuchote furieusement en me penchant vers lui. Évite ce genre de précisions, d'accord ? Je t'avais demandé d'être diplomate !

- J'suis pas fait pour ça, moi! grogne mon petit diable en croisant les bras.

- Si tu ne sais pas, ne dis rien!

Je regrette tout de suite ma sécheresse et je jette un regard inquiet à Sammy en redoutant un coup de nerfs.

Mais l'ex-musicien n'a pas fait un geste. Soit il n'a rien entendu - ce qui m'étonnerais beaucoup, le silence est complet - soit il est subitement devenu plus tolérant envers moi et ce que je peux dire à Bendy sans devoir être "puni". C'est... Surprenant, mais heureux car j'ai encore mal dans le ventre.

- Bref, je suis désolé, mais je ne peux pas avoir totalement confiance en toi. Si tu veux toujours venir avec nous...

Je mets la main dans ma poche et en ressort ma cravate marron.

- Ce sera les mains liées.

Il ne répond pas. Et avec le masque qu'il porte, je ne peux pas savoir s'il me fixe ou s'il regarde ailleurs. Je dois dire que ce Sammy subitement silencieux est déstabilisant. Il m'a habitué a davantage d'exubérance. Mais le Sammy Lawrence dont je me souviens, le vrai, était un homme réservé. Peut-être qu'il reste encore un peu de lui, caché sous la surface de l'illuminé...

- Est-ce que c'est ce que vous voulez ?

- Oui, puisque...

- Pas vous, monsieur Stein.

Sammy tourne la tête vers Ben. Je referme la bouche et je le regarde aussi. Il était en train de grimper sur le dossier de sa chaise pour se percher dessus. Il s'immobilise, un pied en l'air, quand il se rend compte que Sammy lui parle.- Qui, moi?

- Oui, acquiesce Sammy.

Ben se laisse retomber assis. Il hausse ensuite les épaules.

- C'est pas génial comme solution, mais si Henry le juge nécessaire...

- Vous êtes d'accord avec lui.

- Voilà.

Ben tourne la tête pour me sourire et je le lui rends avec plaisir. Mais je sens encore le regard insistant de Sammy sur nous et je ne peux m'empêcher de reporter mon attention sur lui.

- J'accepte d'avoir les mains attachées aussi longtemps que vous le souhaiterez, nous dit-il quand nous nous tournons vers lui.

Je sens instantanément un poids s'envoler de mes épaules.

- Ah... Très bien. Je ferai attention à ce que ce ne soit pas trop désagréable, cela va sans dire. Et pour dormir, on se relaiera avec Ben pour te surveiller...

- Mon confort est sans importance, me coupe-t-il d'une voix creuse. J'ai l'habitude de la douleur.

L'indifférence avec laquelle il affirme cela fait froid dans le dos. Un peu nauséeux, je me demande ce qu'il a pu endurer pendant toutes ses années pour en arriver à dire ce genre de chose.

- On fera tout de même le nécessaire, dis-je fermement.

Il reste du marbre une nouvelle fois. Je passe donc à la suite, pressé d'en finir.

- J'ai aussi quelques demandes à te faire. Premièrement : j'aimerais que tu nous expliques ce qui s'est passé ici. Tout ce que tu sais pourrait être utile.

Il ouvre la bouche, prêt à obéir immédiatement.

- Pas maintenant. J'aimerais pouvoir enfin quitter le département de musique. En chemin, ce serait bien. Ça me fera une distraction pendant que je casse du bois dans les escaliers principaux.

Sammy hoche la tête.

- Deuxièmement : ne m'attaque plus. Si quelque chose te déplaît, dis-le. Vraiment.

- Oui, monsieur.

- Ni moi, ni personne d'ailleurs. Je veux éviter les autres "résidents" du Studio. Mais si on croise quand même quelqu'un, Bendy et toi, vous cacherez et me laisserez parler. Le combat doit être notre dernier recours. D'accord ?

Et en disant cela, je regarde surtout Bendy. Qui opine de mauvaise grâce. Je sais qu'il n'aime pas cette consigne.

Je me tourne ensuite vers Sammy pour avoir sa réponse.

- J'ai promis à mon seigneur de vous obéir, monsieur Stein, me dit-il avec ferveur.

Je me passe la main sur le visage, soudainement las. Je pense qu'il est encore trop tôt pour négocier le "monsieur Stein". Mais je le ferais dès que possible.

- Une dernière question avant de partir, et j'aimerai que tu sois sincère. Pourquoi est-ce que tu veux nous aider ?

Sammy répond immédiatement.

- Je sens que près de vous, je peux résister à la Voix. C'est un signe ! Maintenant que vous avez votre forme parfaite, seigneur, nous allons enfin être sauvés. Et je veux vous servir de mon mieux, car je suis...

Son ton monte en intensité.

- ... Votre plus fervent croyant... Votre prophète ! Nous vous attendions tous, et si nous avons péchés, nous nous sommes repentis... Dans notre âme et dans notre corps...

Il continue, la voix vibrante, mais je n'écoute plus. Passé la surprise, j'ai tout de suite eu peur pour Bendy et je me suis tourné vers lui. Je le trouve statufié sur sa chaise et les yeux agrandis. Il transpire la peur et l'angoisse. Je me lève immédiatement pour le prendre dans mes bras.

- Lawrence... Arrête, s'il te plaît, je demande d'une voix forte.

Il ne m'entend pas. Bendy enfoui son visage dans mon pull... Et commence à trembler. Je perds soudainement toute patience.

- La ferme, Sammy! LA FERME! je hurle brusquement sans penser au danger.

Lawrence s'arrête au milieu d'une phrase et le silence retombe. Je ne jette même pas un œil sur lui, car je ne suis préoccupé que par Ben. De toute façon, je l'entendrai s'il s'approche. Je me rassois sur ma chaise et essaye d'écarter un peu Bendy de moi pour pouvoir croiser son regard, mais il s'agrippe à moi de toutes ses forces.

- Ben ?

Il ne répond pas, mais je sens qu'il a arrêté de trembler.

- Mon doux, s'il te plaît, dis-moi si ça va...

Il hoche la tête vaguement et je respire de nouveau. Je le caresse pour l'apaiser en attendant qu'il se calme un peu. En soupirant, je relève la tête... Pour trouver Lawrence à un mètre de nous en train de nous manger des yeux.

Si je ne crie pas, c'est uniquement un réflexe pour ne pas effrayer Bendy davantage.

- Il faudrait mieux que tu restes à distance, Lawrence. Il n'est pas bien.

Il recule immédiatement.

- C'est à cause de ce que j'ai.. ?

- Oui.

Je fais de mon mieux pour ne pas laisser transparaître mon ressentiment dans ma voix. Il n'est pas responsable de sa folie, je le sais. Je sais aussi que si notre association se passe mal et qu'il met à nouveau Ben dans cet état de stress, il finira ficelé à un pilier jusqu'à ce qu'on trouve une sortie, souvenirs ou pas.

- Je ne faisais qu'exprimer mon adoration, répond Lawrence d'un ton nettement moins exalté.

- Et c'est fait. Nous en sommes parfaitement informés, merci. Mais à présent, tu la garderas pour toi. Comme tu peux le voir, les démonstrations de foi excessives mettent Bendy mal à l'aise. Maintenant... Est-ce que tu pourrais... Aller voir dans tes affaires si tu aurais quoi que ce soit d'utile pour le voyage ?

Je le vois hésiter une seconde, puis se souvenir qu'il doit m'obéir et se retourner pour disparaître dans la pénombre de la pièce d'émission de radio.

Je peux reporter toute mon attention sur mon petit diable, qui arrive quand même à ricaner une fois l'ex-musicien parti :

- On dirait que tu l'as puni dans sa chambre...

- Tu te sens mieux ? je demande.

Il soupire lourdement, toujours serré contre moi.

- C'était pas très glorieux, hein ?

- Ce n'est pas grave, Ben. J'aimerais surtout savoir ce qui s'est passé.

Il desserre ses bras, mais garde les mains sur mes épaules en relevant les yeux.

- Je ne sais pas trop... Je sentais... Son amour immense. Tu avais raison, il est... Fou de moi. C'est le cas de le dire. Et en même temps, tout ce qui est noir et triste en lui me brûlait et... Ca m'a appelé presque comme la Voix. J'ai paniqué. J'avais peur de ne pas résister et de redevenir un monstre. Définitivement.

Je le reprends contre moi sans rien dire.

Je n'avais pas pensé qu'il puisse être "contaminé" par la folie de Sammy. Il dit qu'il la sentait, mais comment ? Parce qu'ils sont tous les deux faits d'encre ? Parce qu'ils ont été soumis à la Voix ? Ou parce que Bendy est un toon, fait pour plaire et qu'il est contraint de faire ce qu'on attends de lui?

Je ne sais pas, une fois de plus, et l'inquiétude me noue la gorge.

- On peut encore changer d'avis. Il suffit de lui dire qu'il t'a déplu, ou quelque chose dans le même genre et on part sans lui. Ce serait peut-être plus prudent...

- Non, non, c'est bon. Tout se passe bien quand il est calme. Il faut juste qu'il le reste, c'est tout.

- Tu es sûr ?

- Oui. Et puis c'est ma faute. Je me suis effrayé comme un gosse, sans raisons en plus. Ça ira mieux la prochaine fois, tu verras. Je serai plus fort.

Je lui souris.

- Je n'en doute pas.

Ma confiance semble achever de le rasséréner et il saute de mes genoux. Je le regarde pensivement faire le tour de la pièce en attendant le retour de Sammy.

Je m'étais promis de ne pas lui mentir. Mais ce n'est rien. Ca ne peut pas faire de mal...

Oui, c'est sûrement ce que tous les menteurs se disent.

Joey en tête.


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