Ce qu'ils méritent

Chapitre 2 : 2- Une décision à prendre

5257 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/01/2022 16:29

Le temps est élastique dans le Studio. Certains instants semblent durer des heures, quand des demi-journées passent en un clignement de paupières. Nous sommes restés dans le bureau vide où il m'a emmené. J'ai cependant barré la porte soigneusement, car je sais combien Sammy aime les nouveaux venus.

Je ne fais que manger, réfléchir à m'en donner des migraines ou observer Bendy. Et lui parler le plus possible. Il n'avait pas de voix dans ses dessins animés et on peut supposer que, comme Boris et le Gang, c'est pour cela qu'il est sorti de la Machine à Encre muet. Mais maintenant qu'il peut parler, ça lui plaît visiblement beaucoup. D'ailleurs, il n'a plus cessé de faire des progrès depuis la première fois qu'il y est parvenu.

Doucement, en plusieurs fois, il a donc réussi à me raconter sa partie de l'histoire. Mais il n'a pas pu m'apprendre grand chose sur ce qui s'est passé ici. Tout simplement parce qu'il a été muré dans un réduit quelques heures à peine après avoir été créé.

Juste avant de l'enfermer, deux hommes se disputaient en le désignant, mais il n'arrivait pas à comprendre ce qu'ils disaient.

Et puis le noir.

Il entendait vivre le Studio autour de lui et parfois des cris dans le silence. Il a patienté sagement, attendant ceux qui l'avaient fabriqué. Mais personne n'est venu. Il a fini par comprendre qu'il pouvait se déplacer dans l'encre et est sorti du réduit où on l'avait oublié. Il n'a pas su me dire combien de temps il y était resté, mais le Studio était vide de ses employés quand il a pu s'échapper. Il sait qu'il marchait sans but dans les couloirs, heureux d'être libre mais seul et ne comprenant rien. Il trouvait parfois des choses nouvelles qui n'étaient pas là les fois précédentes, il voyait des ombres se déplacer ou fuir quand il approchait. Le temps passait. Il restait souvent dans l'encre. Et puis la Voix s'est mit à résonner dans sa tête et tout est devenu flou. Elle lui a permis de comprendre les mots pour ensuite pouvoir lui parler...

- Attends, quelle voix ? C'est vrai, tu l'as déjà évoqué, mais je n'ai pas compris ce que tu voulais dire.

- La Voix. Un jour, rien. Et juste après, quelque chose me parle. Presque sans arrêt. Dit que je suis raté. Que le créateur préfère les autres, mais que si je les détruits, il s'occupera de moi. Je ne veux pas. Mais la Voix me force. Avec la colère, la jalousie. Et de la douleur. Beaucoup. Ça m'attire dans l'encre et me tord. J'oublie. Je fais ce qu'elle dit. Je tue. Pas Joey, pas le droit. Tous ceux que j'attrape. Mais même quand je suis le seul, Joey ne m'aimes pas. Il a peur, il ne veut pas que j'approche. Un jour, je désobéis à la Voix. J'attaque Joey. Il part du Studio. Ne revient plus. La Voix enragée. Elle me punit. Elle reste toujours dans ma tête, elle crie et je ne pense pas. Je ne sais plus rien après. Jusqu'à toi. Maintenant, la Voix se tait.

Je le regarde sans savoir quoi dire. Des paroles de réconfort semblent trop légères pour ce qu'il a traversé. Alors je tends la main pour serrer fortement la sienne.

Mon petit diable n'est pas un monstre assassin. Non. C'est l'abandon, la solitude et la folie qui l'ont saccagé. Bendy était censé être une gentille petite fripouille toujours à l'affût d'une bêtise à faire, comme ses gosses impossibles qui ont pourtant un sourire adorable et qu'on ne peut qu'aimer.

- Je suis désolé, dis-je doucement.

Il hausse les épaules.

- Pas ta faute.

Je ne suis pas directement responsable de ce que Joey lui a fait. Mais je n'ai jamais essayé de l'aider, lui. Ni personne d'autre, d'ailleurs. Je ne pensais qu'à sauver ma peau.

Je ne lui dis pas. Je ne veux pas lui faire davantage de mal. Mais je me promets de lui donner tout ce que je peux à partir de maintenant.

Je le vois plisser les yeux.

- Tu es triste. Je n'aime pas ça ! Si je parle et que tu pleures, je ne parle plus !

Je lui souris, un peu étonné, car mes yeux sont secs.

Il lève nos mains jointes et les secoue.

- Je sens ! Alors arrête. S'il te plaît.

C'est vrai. Le lien. J'ai tendance à l'oublier, mais il semble que nous puissions ressentir quelques-unes des émotions de l'autre et que ce partage est encore plus fort quand nous nous touchons. C'est... Vraiment spécial. J'ai l'impression d'avoir Bendy dans un coin de ma tête. Je ne m'y suis pas encore habitué et je ne sais pas trop si je dois espérer ou non que ce lien disparaisse. C'est assez pratique quand cela va viens de lui, je peux mieux le comprendre. Mais c'est difficile de lui cacher quoi que ce soit.

- Ce n'est rien de grave, mon doux. Ça va déjà mieux.

Je sens son plaisir à ce simple mot gentil, ce qui me réchauffe. Je lui lâche la main après une dernière pression.

- Peux-tu m'apporter une boîte de soupe, s'il te plaît ?

Ma petite diversion fonctionne et il s'éloigne sans y penser davantage. Je soupire discrètement en m'appuyant contre le mur. J'essaye de ne pas lui transmettre de mauvaises émotions, il n'en a pas besoin. Mais ce n'est pas évident. Je souris cependant en le voyant revenir vers moi. Il a ouvert la boîte et me la tend non sans une certaine fierté (c'est la première fois qu'il y arrive sans mettre du potage au bacon partout.). Je l'en félicite sans y penser, et il rayonne de contentement comme un gosse. Il me fait beaucoup penser à mon cadet, qui petit était toujours dans mes jambes et soucieux de me plaire.

Il a continué à changer au cours de ses dernières heures. C'est comme observer l'éclosion d'une fleur : à chaque fois que je le regardais après un moment, quelque chose avait bougé. Son comportement et sa diction se sont affinés et même son apparence se rapproche désormais du Bendy original.

Mais je pense qu'il peut évoluer encore. Je veux que cela continue et qu'il redevienne ce qu'il aurait dû être. Un gentil petit diable.

Il en a tellement besoin.

Peut-être une journée après m'être réveillé, je suis suffisamment reposé pour pouvoir faire autre chose que manger et dormir. Et comme être en sécurité est un luxe rare ici, j'en profite pour me mettre à l'aise avant de devoir partir. Car nous allons devoir partir. J'ai besoin d'informations et je ne les trouverai pas en restant caché dans un petit bureau perdu du département de musique.

J'ai encore mes lunettes plus ou moins intactes, seul le verre de droite est un peu fendillé dans le coin. C'est une chance, je ne vois pratiquement rien sans. Mon costume, par contre, est loin d'être en aussi bon état... La veste grise et le pull en laine que je portais dessous sont imbibés d'encre, surtout dans le dos. Je les ai donc enlevés pour les faire sécher sur une chaise. La veste est irrécupérable, il lui manque une manche et elle est presque déchirée en deux sur toute la longueur. Mais je pourrais remettre mon pull noir une fois sec. Ma cravate est tâchée, mais sèche, alors j'en ai refait le nœud plus par habitude qu'autre chose. Ma chemise, resté plus ou moins blanche, m'as fait la bonne surprise d'avoir un stylo à bille caché dans la poche de poitrine. Ça pourra toujours être utile. Par contre, je patauge dans mes chaussures, mais je me suis contenté de les vider sans vraiment essayer de les faire sécher. Dès que je mettrai un pied dehors, l'encre noiera de nouveau mes pauvres mocassins. Des bottes de pluie seraient plus utiles.

J'ai également essayé de me nettoyer aussi bien que possible avec un coin encore gris de ma veste. Mais sans eau, c'est difficile de bien faire partir l'encre. Mes cheveux, qui en sont encore pleins, tiennent en place tout seuls comme s'ils étaient gominés Je soupire et me contente de les peigner en arrière.

J'enlève mon alliance pour la mettre sur la chaîne en or que je porte encore sous mon tricot de peau. Je ne la perdrai pas. Ma montre s'est arrêtée. Le mécanisme est sûrement plein d'encre. Mais je suis heureux de l'avoir encore, c'était un cadeau de ma fille aînée. La petite monnaie qui me restait et mes clefs de voiture ont par contre disparus. Dommage. C'étaient de petites preuves que j'ai vécu dehors auparavant.

Dans l'ensemble, ce n'est pas trop mal. Et puis mon regard tombe sur mon pantalon de costume, et surtout sur le trou particulièrement gros ouvert près de l'entrejambe. Un peu honteux, je déchire précipitamment une bande de tissu dans ce qui reste de ma veste pour la nouer autour de ma cuisse. Et sans le vouloir, je regarde ma blessure.

Mon cœur remonte dans ma gorge.

Cela ne me lançait que vaguement, alors j'évitais plus ou moins d'y penser. La plaie est refermée, oui, mais la peau qui l'entoure, sur une surface grande comme mes deux mains est devenue... Noire. Et pas de ce violet moucheté de vert de la chair pourrie. Non, c'est noir comme l'encre. Quand je la touche, j'ai l'impression que la chair est plus molle et plus humide qu'elle ne le devrait. L'encre transforme mon corps et le dégrade. Rapidement. Cela ne fait que l'équivalent d'une journée que nous nous sommes réfugiés ici... Bien sûr, je peux me tromper, l'absence du soleil rend difficile la mesure du temps et toutes les horloges indiquent une heure différente. Mais c'est quelque chose que j'ai toujours plus ou moins bien évalué.

Je pensais que ce serait plus lent. À cette vitesse, il doit me rester un mois, peut-être un mois et demi. À cette vitesse. Mais allez savoir si ça ne se mettra pas à me manger plus vite pour je ne sais quelle raison.

Mon dieu.

Six semaines pour trouver une solution que je n'ai pas obtenue en plusieurs années.

En plus, je redoute la Voix dont parlait Ben. Je pense qu'elle peut influencer ceux qui se perdent dans l'encre. C'est certainement pour cela que tout le monde est plus ou moins fou ici. Peut-être que plus la corruption avancera, plus elle me parlera fort... Et plus je devrai l'écouter.

Une mauvaise pensée s'ajoute au concert qui rugit dans ma tête. Je suis lié à Ben, à un point que nous ignorons encore. Que lui arrivera-t-il si je ne parviens pas à nous sauver avant d'être complètement corrompu ? Est-ce qu'il redeviendra le démon de l'encre sans cœur qu'il était ?

La réponse est évidente.

Je me relève précipitamment. J'essaye d'étouffer la peur et le désespoir qui montent brusquement en moi. Je sais qu'il va les ressentir. Mais c'est plus fort que moi, mes mains tremblent. Je ne peux plus rester ici, à perdre du temps inutilement. Je n'ai pas encore de plan, je ne sais pas le quart de ce dont j'ai besoin, mais il faut que j'avance.

J'enroule le chiffon autour de ma cuisse en prenant soin de recouvrir complètement la peau noire. Puis je me rhabille avec des gestes raides, en ignorant le regard de Bendy qui cherche le mien.

Il y a une horloge, un de ses petit Bendy dansant, qui marche encore au-dessus du bureau.

J'ai l'impression d'entendre le bruit de sa trotteuse jusque dans mon corps.

- Henry ?

Je finis d'enfiler mon pull avant de lui répondre, gagnant ainsi quelques secondes de répit.

Du calme. Je dois me détendre ou je vais le faire paniquer. Je prends une profonde inspiration et je m'oblige à mettre la peur de côté. Puis j'arrange nerveusement ma cravate et je vérifie que je n'ai rien oublié. Non. Je suis aussi prêt que possible. Je me tourne vers lui et je parviens à lui sourire. Je lui fais signe de se lever.

- Viens, on y va.

- Où ? demande-il en me rejoignant en deux enjambées près de la porte.

Il est aussi grand que moi.

- On verra en route.

J'ai sûrement l'air bien plus assuré que je ne le suis réellement. Mais je me sens mieux dès que l'on sort du bureau. L'optimisme, stupide mais absolument salutaire, me reprend alors.

Tant que je ne renonce pas, il y a toujours de l'espoir.

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La première chose à faire étant de trouver une arme, je nous dirige vers l'endroit où il a y toujours une hache.

J'espère que l'on parviendra à éviter Sammy, ne serait-ce que le temps de traverser les deux premiers étages du Studio qui constituent son domaine. Il se déplace partout cela dit, mais il y est la plupart du temps et je n'ai aucune envie de l'affronter maintenant que Bendy est avec moi. En pensant à lui, je tourne la tête pour le regarder et soudain quelque chose m'interpelle. La lumière fonctionne parfaitement malgré sa présence. Je m'arrête et il fait de même.

- Ben ?

- Quoi ?

- Pourquoi il n'y a plus ces... Euh... Éclaboussures d'encre géantes sur les murs ?

Il regarde autour de lui et à l'air aussi surpris que moi de ne plus les voir.

- Ce n'est pas moi qui les faisais.

Il sourit (un peu plus largement que d'habitude).

- Je suis content qu'elles soient parties !

Comme à chaque fois, sa joie me fait plaisir et je tends la main pour lui effleurer brièvement le bras.

- Oui, moi aussi. Allez, continuons.

Il est tellement heureux qu'il accélère le pas et me dépasse allègrement.

Mon regard se fixe sur son dos. Bendy est maintenant comme une version étirée du petit diable que je dessinais. Son corps est toujours mince mais bien plus harmonieux. Son nœud papillon est maintenant bien rebondi, sa "peau" est lisse comme du papier noir et identique des deux côtés, avec deux gants bien blancs et deux jolies bottes noires.

C'est bien, oui.

Mais il ne ressemble plus du tout au démon de l'encre.

Les chercheurs ont l'air de se laisser berner, car nous ne sommes pas faits attaquer une seule fois depuis notre départ. Mais ils seront certainement les seuls. Je pense que nous allons devoir absolument éviter les autres personnes/personnages du Studio. Je ne sais pas comment ils pourraient réagir en le voyant si changé. Pas en bien, j'imagine. Bendy les terrorise depuis des années. Je les comprends. Mais je ne veux pas que Ben coure le moindre risque d'être à nouveau blessé par qui que ce soit. Il a bien assez souffert et maintenant qu'il redevient ce qu'il est vraiment, il est gentil, doux et vulnérable comme un jeune enfant. Hors de question qu'on l'abîme encore.

Si nous ne parlons à personne, cela veut dire que je ne pourrais pas demander la moindre information sur ce qui s'est passé ici. C'est regrettable. Mais il est vrai qu'Alice (celle qui est saine d'esprit) et Tom sont amnésiques, les membres du gang et Boris, muets. Piedmont, Sammy et surtout le projectionniste sont beaucoup trop corrompus pour être interrogés sans qu'ils ne tentent de me tuer. Susie a l'air d'avoir conservé quelques souvenirs et un fond de lucidité, mais elle refusera de me parler si je ne fais pas ses corvées et je ne peux pas me permettre de gaspiller du temps, certainement en vain. Je préfère garder cela en dernier recours. Les Perdus peuvent aussi parler, mais ils n'ont jamais réagi à mes tentatives d'approches.

Que me reste-t-il alors ? Les dessins inachevés ou raturés et les partitions sont les principaux documents qui traînent encore dans les tiroirs. Les quelques journaux audio qui ont été oubliés un peu partout ne m'apprennent rien non plus de vraiment utilisable. Je sais seulement que vers la fin de la période d'activité du Studio, Joey avait commencé à s'adonner à des pratiques douteuses. Il essayait d'apaiser des divinités, proposa à Susie une cérémonie pour donner vie à Alice Angel... Et il voulait, selon Connors, que les petites machines de la GENT - qui servaient à fabriquer de simples objets à partir de l'encre - se mettent à donner vie aux toons par comme par... Magie.

La magie.

Je n'y avais jamais vraiment pensé comme ca mais... C'est idiot... Ca ne peut pas exister...

Je revois brusquement les cercles d'invocations et les pentagrammes inversés présents dans les niveaux supérieurs du Studio, ses dessins sacrilèges qu'on ne retrouve normalement que dans les nanars effrayants dont ma femme raffole.

Que font-ils ici, dans la réalité ? Et pourquoi il y a des cercueils près des plus gros ? La voix de Joey résonne alors dans mon oreille, comme s'il était derrière moi et s'était penché pour chuchoter : 《 Et en réponse à ton dernier mémo : si tu affirmes que tes échecs viennent du fait que ses choses n'ont pas d'âmes, alors bon sang, nous allons leur en procurer une ! Après tout, j'en possède un millier ! 》.

Mon dieu.

Une idée se forme dans ma tête, si hideuse que je commence par la repousser.

Mais je suis forcé d'y revenir quand je me remémore la traînée noire qu'à Susie en travers de la gorge. Cela ressemble à une blessure, et je me suis parfois dit qu'elle avait l'air d'avoir été égorgée.

Oui. Comme lors des sacrifices.

Est-ce que c'est ce qui s'est passé lors du rituel auquel ce gros porc de Drew l'a conviée ? Il aurait profité de sa détresse d'avoir été remplacée, mais aussi de sa fragilité mentale pour la convaincre de prendre part à ses maudites expériences, pour ensuite la tuer en la saignant comme un mouton? Mais comment a-t-il pu ensuite transférer son âme dans l'Alice Angel fabriquée par la machine à encre ? Parce que je sais, c'est certain qu'il y a Susie dans le monstre qui pense être un ange. J'ai reconnu sa voix. Et je sais aussi que son corps, lui, est dans un cercueil...

Il a vraiment pris son âme.

Mais... Ce n'est pas naturel, ce n'est pas normal. Ce n'est même pas possible pour les humains ! Comment a-t-il fait ?

Et il ne s'est pas arrêté à Susie. Il y a eu les Boris. Et les membres du gang du boucher. Combien de gens ont donné leurs vies, leurs âmes pour les fabriquer ?

Je dois arrêter d'avancer. Je n'arrive même pas à appeler Bendy pour qu'il m'attende.

Si des âmes sont nécessaires pour animer l'encre et avoir un résultat probant... Alors les Perdus et les chercheurs étaient aussi des personnes. Peut-être les hommes et les femmes qui travaillaient ici. Joey Drew's Studio était une grande entreprise. Il a dit lui-même qu'il "possédait" un millier d'employés. Combien sont maintenant prisonniers ici ?

Par dieu, combien en a t-il tués ?

Je sens les larmes couler sur mon visage et je m'entends respirer fort dans le silence. Mais cette fois, la peine ne me jette pas par terre. J'ai le corps tendu à craquer et la bouche comme une ligne amère.

Je dois savoir ce qu'il a fait.

J'ai déjà l'impression que ce sera abject et monstrueux, mais il FAUT que je le découvre pour pouvoir tout arrêter.

Je m'appuie contre le mur et ferme les yeux une minute pour m'aider à réfléchir calmement.

Le Joey Drew que j'ai connu était capable de tout pour arriver à ces fins (et je ne pas penses pas savoir à quel point), mais il ne prenait jamais le risque d'être découvert ou accusé. Je suis sûr qu'il doit y avoir des traces écrites de ce qu'il a fait. On ne garde pas presque quinze ans d'expérimentations seulement en mémoire. Et il n'aurait jamais fait l'erreur de garder ça chez lui alors que la police pourrait chercher à comprendre pourquoi autant de personnes disparaissent après lui avoir rendu visite.

Elles doivent donc être encore cachées ici.

Je connais cet endroit par cœur. J'ai fouillé chaque bureau, chaque cagibi, même chaque putain de caisse à outils et, évidemment, je me suis particulièrement intéressé au bureau de Joey. Certes, je cherchais davantage des fournitures, des armes et des tuyaux ou autres engrenages que des documents compromettants, mais je serais forcément tombé dessus depuis le temps. Cependant, il y a une partie que j'ai plus ou moins négligée : les Archives. Pas vraiment le temps de m'arrêter pour tout lire. Et si le " sanctuaire" secret de Joey qu'évoque Sammy sur un de ces enregistrements est bien la pièce "privée" qui y est accolée... Je devrais trouver des réponses là-bas.

Je m'essuie le visage, me redresse et me remets en marche rapidement pour rattraper Bendy. J'ai un petit moment d'inquiétude en ne le voyant pas quand je tourne dans le couloir, mais je l'entends rebrousser chemin.

- Je suis là.

Il court vers moi quand il m'aperçoit.

- Je ne te voyais plus, dit-il d'un ton où perce clairement le reproche, une fois arrivé à mes côtés.

- Pardon, mon doux. Je réfléchissais.

- Tu ne peux pas marcher en même temps ?

Malgré moi, un éclat de rire m'échappe. Mon petit diable a de la répartie.

- Il faut croire que non !

Nous repartons et Bendy reste près de moi, avec l'air décidé à ne plus me laisser m'éloigner. Je ne peux pas m'empêcher de sourire un peu devant son air farouche et j'ai tout de suite le cœur moins lourd.

Grâce à lui.

Dix minutes plus tard, nous arrivons sains et saufs dans le petit débarras où il y a encore quelques outils, pièce que je soupçonne d'avoir été à Wally Franks. Si je comprends l'utilité des clefs à molette et autres tournevis, je me demande quand même à quoi pouvait bien lui servir une hache dans un studio de dessins animés pour enfants...

Une fois ladite hache en main, je fais signe à Bendy de s'arrêter. J'ai besoin de souffler une minute et nous sommes plus ou moins en sécurité ici. Il se cale contre le grand plan de travail dans l'angle gauche de la pièce, alors que je reste debout et que mon regard dérive vers le grand " Le créateur nous a menti" badigeonné à l'encre sur le mur d'à côté.

Il y a ce genre de messages dans tout le Studio et c'est, pour tous ceux coincés ici, la dernière façon de se faire entendre. Mais je ne pense pas que ce soit Wally qui ait écrit ça. Ce vieux renard était trop futé pour se laisser avoir, il a dû sentir les ennuis arriver à dix kilomètres et poser enfin la démission dont il nous menaçait sans arrêt. Je le lui souhaite, en tout cas.

Je me tourne vers Bendy. Il faut que nous parlions de la suite des événements. Je tire vers moi un tabouret de bois oublié dans un coin et m'y laisse tomber avec reconnaissance. Ma jambe blessée n'aime visiblement pas que je marche.

- Nous devons descendre au niveau S, Ben, en évitant les autres "résidents" du Studio. Il faut aller aux archives. Je ne veux pas passer par l'ascenseur, Susie ne nous laissera pas descendre tranquillement...

- Qui est Susie ? me coupe-t-il d'un ton curieux.

- La première Alice Angel. Tu ne la connais pas ?

Il fait non de la tête.

- Et les autres ?

- Je ne sais pas de qui tu parles. J'ai déjà entendu des pas, des bouts de chansons et des portes qui claquent, mais je ne connaissais personne. Tout était gris pour moi. Quand j'attrapais quelque chose, je ne savais pas ce que c'était. Ou qui. Je devais juste la tuer.

Mon cœur se serre pour lui.

- Tu n'es pas le seul à avoir été fabriqué par Joey, expliquai-je d'une voix douce. Il y a deux Alice Angel, mais elles ne sont pas comme leur modèle. Par contre, il y a eu beaucoup de Boris parfaits, dont au moins deux sont encore en vie. Je crois qu'il y a davantage de copies des trois membres du Gang du boucher. On en rencontre tellement. Il y a également ce pauvre Sammy Lawrence et tous ceux qui ont été corrompus par l'encre. Eux ne sont pas des toons, par contre. Ce sont plus des ombres de personnes.

Il a l'air étonné.

- Ça fait beaucoup de monde.

- Oui, malheureusement.

- Ce n'est pas bien ?

Je me passe la main sur ma nuque. Bendy est comme une page blanche, il doit tout apprendre. Mais je n'avais pas pensé avoir maintenant cette conversation avec lui.

- Parce que Joey leur a fait du mal, mon doux. Tous ses gens ne voulaient pas devenir ce qu'ils sont et ils en souffrent beaucoup.

- C'est quoi, souffrir ?

Merde !

- Et bien... Quand tu tuais des choses... Elles pleuraient ou criaient parfois ?

- Oui.

- C'était pour te dire qu'elles avaient mal. Souffrir, c'est avoir mal. On peut avoir mal dans le corps et dans la tête. C'est ce qui arrive aux gens ici. Ils sont très malheureux et ça leur fait mal dans la tête comme si on leur faisait du mal dans le corps. Tu comprends ?

- Oui. J'ai déjà eu mal dans le corps à cause de la Voix.

Il réfléchit un instant.

- Tu as souvent mal dans la tête, Henry.

Ce n'est pas une question.

- Euh... Ça m'arrive, oui. Mais ça va aller, ne t'inquiète...

- Je ne veux pas que tu deviennes comme eux.

Ah.

Bendy commence visiblement à ressentir des sentiments de plus en plus fins, ce qui est très bien. Cela prouve qu'il continue à changer.

J'aurais seulement aimé lui épargner la peur et la tristesse.

- Et bien... Moi aussi. Mais j'ai plus de chance qu'eux, tu sais. La souffrance ne m'as pas détruit. Il faut aussi dire que suis là depuis moins longtemps et que j'ai moins perdu que toutes ces personnes.

Je lui souris doucement.

- Et nous avons décidé de rester toujours ensemble, non ? On veillera l'un sur l'autre.

- Vrai ?

- Oui, Ben. Je suis là maintenant. Je ne te laisserai pas.

Il hoche la tête, l'air plus rassuré.

- Bon, dis-je après un dernier sourire afin de clore le sujet.

Je reviens au problème qui me préoccupe. En réfléchissant à voix haute, je frotte le début barbe qui me démange d'une main distraite.

- Je n'ai jamais su si les escaliers se vident totalement lorsque j'enclenche la pompe dans le bureau de Sammy, puisque qu'il ne me laisse pas aller jusque-là. Maintenant qu'on a changé le scénario, on va aller voir. Peut-être qu'il faudra quand même trouver un moyen pour abaisser le niveau de l'encre. En faisant un trou dans une ou deux cloisons, histoire de drainer un peu ? Mais ça va faire beaucoup de bruit. Il ne faudrait pas que Boris et Sammy viennent voir ce que l'on trafique.

Je regarde de nouveau le message sur le mur près de moi. Et surtout l'espèce de grosse marmite laissée en dessous par son auteur. Marmite dans laquelle baigne encore un gros pinceau et un fond d'encre... Une idée commence à germer dans ma tête.

Si je pouvais éviter à Boris une mort affreuse, cette fois, ce serait merveilleux... M'épargner le grand coup de pelle sur la tête me ferait aussi bien plaisir.

- J'ai peut-être une solution. Ce n'est pas le plan du siècle, c'est vrai... Mais on avisera.

Je me passe vigoureusement les mains sur le visage pour chasser la lassitude et j'amorce lentement un mouvement pour me lever, lorsque je me rappelle la dernière chose à clarifier ensemble.

- Ben, si jamais quelqu'un approche, je veux que tu te caches.

- Pourquoi ? J'aimerais rencontrer les autres !

- Ce n'est pas une bonne idée. Ils ne seront pas amicaux avec nous.

- Mais...

- Non. C'est important que tu le fasses. Maintenant que tu es davantage toi-même, cet endroit et ceux qui y vivent sont devenu dangereux pour toi. Ils essayeront de te faire du mal ou de te tuer. Parce qu'ils ont peur, parce qu'ils sont en colère... Ou pour obtenir quelque chose. Je te protégerais, mais je ne veux pas me battre si je peux l'éviter.

Je n'ai jamais aimé me battre. Et maintenant, je commence à penser que ceux qui m'attaquent ne sont pas tout fait responsables de leurs actes... Ce qui m'ôte définitivement l'envie de les frapper à coups de hache.

Bendy ne me répond pas et je n'ai pas besoin d'être relié à lui pour voir qu'il est déçu. Je soupire.

- Bon... Si nous remontons des Archives avec une solution et s'il est encore là... Nous pourrons aller voir le Boris qui vit ici. Il est plutôt gentil.

- Oui ! me répondit-il en se levant énergiquement comme si on y allait de tout de suite.

- D'accord, mais après, Bendy! Il faut d'abord que l'on finisse ce qu'on a à faire.

Ben s'arrête et revient vers moi en traînant les pieds.

- Ne fais pas cette tête. Je te promets qu'on ira. Mais pas maintenant, sinon Boris voudra nous suivre et si Susie le voit, il mourra.

Il ouvre la bouche pour poser une question, mais je le coupe.

- Je t'expliquerai plus tard. Il ne faut pas qu'on reste trop longtemps au même endroit. En attendant, écoute. Plus on va descendre et plus il faudra être prudent. Au moindre bruit, on se cache et on attend. D'accord ?

- Oui, Henry.

À son intonation, j'ai l'impression d'entendre ma fille quand je l'agace. Ce souvenir me fait sourire intérieurement.

- Prends ça s'il te plaît, lui dis-je en lui montrant la marmite.

Je me lève ensuite en aillant l'impression d'avoir des épines dans la cuisse. Je grimace et passe devant lui pour ouvrir la voie.

Quand nous terminons, nous avons pu, sans nous faire prendre, écrire sur le sol en aussi grand que possible :

《 Le loup qui reste chez lui, reste en vie.》

《 Prophète, garde espoir. Continue à prier. Continue à croire.》

《 Seule la mort vous attends en bas.》

Je ne sais pas si ce sera suffisant pour les écarter. Espérons-le. Espérons-le vraiment.


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