Ce qu'ils méritent

Chapitre 1 : 1- Une tragédie bien rodée

5490 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 31/12/2021 09:25

J'ai eu tout de suite envie de faire demi-tour dès que j'ai mis un pied dans le Studio.

Instinct, mauvais pressentiment ou prémonition, appelez ça comme vous voulez. Je ne crois pas à ces bêtises habituellement, mais là, c'était si intense que j'aurais immédiatement reculé si je n'avais pas pensé décevoir mon vieux pote Joey. Il a réussi à surmonter sa rancœur pour me montrer quelque chose d'important pour lui. Je ne peux pas encore lui tourner le dos. Et j'ai déjà affronté pire que des bureaux vides, tout de même ! J'ai donc redressé la tête et j'ai avancé dans le couloir, en ignorant résolument mon malaise quand la porte d'entrée claqua brutalement derrière moi.

Ça pue le renfermé et la pourriture. Tout résonne exagérément dans le silence, le moindre "ploc" ou le plus petit craquement de bois. Et il n'y a aucune fenêtre. Mon malaise augmente encore, je déteste les endroits aveugles, sombres et exigus. Trop de mauvais souvenirs. Pour ne rien arranger, la lumière jaune-orangé donne à tout ce qu'elle touche un aspect bizarrement irréel. Les objets les plus banals, des bureaux vides aux magnétophones, et même les planches du parquet ont l'air... Dessinés. Comme si j'étais dans un des films d'animation dont les affiches couvrent les murs. Il y a de l'encre qui coule partout, en créant des mouvements furtifs seulement aperçus du coin de l'œil, qui me donnent envie de me retourner sans arrêt. Je ne sais pas pourquoi, mais j'évite de la toucher. J'hésite même à marcher dessus. Pourtant, de l'encre, j'en avais eu jusqu'aux sourcils quand je travaillais ici. Mais celle-là semble être plus épaisse et comporter plus de reflets qu'une encre bêtement noire. Comme s'il y avait quelque chose de plus dedans. Quelque chose de mauvais.

Bien sûr, ce doit être mon imagination qui me joue des tours. Mais c'est tout ce fichu Studio qui baigne dans une drôle d'atmosphère ! Entre les gros tuyaux qui sortent des murs aux endroits les plus incongrus et qui seraient plus à leurs places dans une usine, les bureaux poussiéreux qui dégagent un halo de tristesse diffus et qui résonnent de tant de bruits étranges... Et cette sale impression d'être observé. Mais par quoi, bon sang ? Par ses effigies cartonnées de Bendy qui sont partout et que je déteste déjà ? Ridicule... Mais j'ai beau me raisonner, j'ai quand même les tripes nouées dès que j'en aperçois une. Je n'aurais jamais pensé que mon petit diable puisse devenir si effrayant.

Allez, je reste encore dix minutes et je m'en vais. J'aurais cherché et après tout, Joey n'avait qu'à me dire précisément ce qu'il voulait me montrer.

J'ai vraiment hâte de pouvoir quitter cet endroit.

..................................................................

QUELQUE CHOSE... Quelque chose me poursuit. JE DOIS SORTIR. Je l'entends patauger dans la rivière d'encre qui a soudain inondé les couloirs. COURIR, IL FAUT... Je ne sais pas ce que c'est, mais je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. C'est sorti de cette machine à encre, je crois. ÇA ARRIVE. Je ne sais même pas pourquoi je l'ai fait démarrer. C'était comme si quelque chose me poussait à le faire. UN DÉMON ? LES MURS... Les murs sont couverts de taches d'encre qui s'étendent dans l'obscurité. On dirait un cauchemar, le sol tremble, la lumière clignote, MAIS JE NE RÊVE PAS ! Je cours, j'ai les poumons qui vont éclater. La sortie est devant moi, je vois de la clarté sous la porte entrouverte.

Je vais quitter cet endroit et ça s'arrêtera. Forcément. Je vais revoir Linda, les petits, le ciel au-dessus de moi... LAISSER TOUT ÇA. Je ne suis qu'à deux pas de la porte... Quand le plancher cède sous mes pieds.

Je suis avalé par un trou béant, noyé sous les trombes d'encre qui s'y déversent et martelé par les morceaux de planches brisées qui chutent avec moi. Je tombe dans le noir. EST-CE QUE ÇA ME SUIT ? Et puis soudain, la rencontre avec le sol et une douleur atroce explose dans ma jambe gauche. NE CRIE PAS. Je me mords la lèvre jusqu'au sang pour ne pas faire de bruit, pour me relever alors que tout tourne encore. Je me traîne loin du trou. J'ai de l'encre jusqu'aux genoux. J'en sens le goût âcre dans ma bouche. Mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que je regarde autour de moi, aux aguets. Mais je suis seul et je n'entends plus que le bruit de ma respiration précipitée. "Ça" n'est pas tombé avec moi. Merci mon dieu. Merci. Je m'appuie de l'épaule contre un mur alors que la peur me quitte lentement en me laissant tremblant. Je pense que j'ai au moins chuté de deux étages, mais je n'ose pas retourner vers le trou pour vérifier. Il va falloir trouver une autre sortie. Et vite. Rien que l'idée que "ça" pourrait me rattraper... Mais alors que je pose le pied gauche par terre, la souffrance qui monte de ma cuisse me fait gémir à haute voix. J'avais oublié. Je baisse les yeux.

Un morceau de bois, un rectangle déchiqueté d'une vingtaine de centimètres de long est fiché haut à l'intérieur de ma jambe.

Maintenant que j'en ai pris conscience, la douleur, intense à donner la nausée, pulse sourdement dans ma chair. Le sang coule à flots autour du bois au rythme des battements de mon cœur, en commençant à diluer l'encre qui poisse mon pantalon. Un vertige me fait vaciller et je retombe contre le mur que je venais de quitter. MERDE ! Merde, merde, merde ! Je sais que c'est grave, j'en ai vus crever de blessures bien plus petites à cet endroit-là pendant mon service militaire. J'ai l'impression qu'un autre gouffre s'ouvre sous mes pieds. Sans soins rapides, ça me sera fatal, je le sais. Mais pour espérer avoir de l'aide, il faudrait que je sorte d'ici. Je dois chercher une autre issue dans cet immense studio abandonné alors que je tiens à peine debout. Et si j'enlève le bois, l'hémorragie me videra de mon sang en une poignée de minutes. Sans oublier ce qui me poursuit et qui risque de revenir.

Je réalise que je vais sans doute mourir.

Malgré la douleur que le moindre mouvement me cause, je me laisse glisser le long du mur sans y penser. Mon regard court autour de moi alors que ma raison vacille.

Je vais mourir ici et maintenant.

Ici. Maintenant.

Maintenant.

Le mot se met à résonner sans fin dans ma tête, de plus en plus fort jusqu'à me faire crier de douleur. Et le son continue encore à augmenter. Alors que j'ai l'impression que mon cerveau va exploser, je suis soudain submergé de souvenirs. Des images, des sensations, des éclats de voix et des fragments de raisonnements qui explosent en flash jaune et noir dans mon esprit. Le passé ronge le présent et semble se démultiplier en de nombreuses versions qui se chevauchent, se contredisent, mais se ressemblent pourtant. Tout s'embrouille dans mon esprit, je ne comprends rien et à la souffrance se mêle maintenant à une tristesse insoutenable. Je lève les deux mains pour presser mes tempes aussi fort que je peux, mais... Mes bras retombent. L'inconscience à fondu sur moi comme un voile noir.

Quand je me réveille, j'ai affreusement soif, je me sens faible et je souffre. Putain, oui. Ma jambe blessée est étendue devant moi et par chance, cette position a fait bouger le bois, ce qui a plus ou moins bouché la plaie. Ça fait un mal de chien, mais je ne me suis pas complètement vidé de mon sang, ce qui me laisse un peu de temps avant de passer sur l'autre rive.

Mourir ne m'effraie plus. Je sais que je vais revenir, car les souvenirs de toutes les boucles temporelles que j'ai déjà vécues m'ont été rendus. Je sais que j'ai été perdu à la seconde où j'ai mis un pied dans le Studio. Je sais que je suis prisonnier ici, condamné a rejouer toujours la même histoire, sans rien comprendre et au final, sans réussir a changer quoi que ce soit. J'ai eu le temps d'être torturé par les regrets, la haine, et même la folie. Alors malgré la souffrance et la peur, je ne perds pas la tête. Je ne suis pas heureux d'être blessé à mort non plus, mais j'ai une petite lueur d'espoir. Cette fois, sur cette boucle, il y a eu une petite erreur dans le script habituel. On vient donc de commencer une version différente. Alors même si je n'ai qu'un peu de temps, je veux profiter de cette opportunité avant de mourir à nouveau. Je peux au moins l'apaiser. Essayer. Ce sera la première fois que je m'occupe de lui.

Je me redresse comme je peux, en me retenant de crier. Je veux être debout, il doit voir que je ne me cache pas, que je ne le fuis plus. Mais il me faut quand même poser la main sur le mur pour ne pas retomber, mes jambes tremblent. Je ne sais pas ensuite où je trouve la force, mais je parviens à crier plus fort que jamais :

- Bendy ! Je t'attends !

Je sais qu'il viendra. Il entend toujours quand on l'appelle.

- BENDY!

J'espère simplement que ce sera lui qui viendra et non Lawrence ou des Chercheurs. Dans l'état où je suis, je ne pourrai tout simplement pas me défendre et je mourrai bêtement sans rien pouvoir faire.

Une mauvaise sensation de faiblesse commence lentement à me gagner. J'ai dû perdre beaucoup de sang pendant que j'étais inconscient. Le temps m'est compté. Je vais pour crier de nouveau quand j'entends enfin le frottement de ses pieds sur le plancher.

Alors qu'il approche, la réalité semble se tordre lentement : les ampoules s'éteignent et le niveau de l'encre monte.

- Je suis là, dis-je calmement.

Les traînées noires se répandent sur le plafond et les murs. Il apparaît au fond du couloir, avançant vers moi en tendant la main. Je dois me dépêcher et trouver les bons mots, alors que je n'ai jamais été doué pour ça.

- Je ne savais pas ce que Joey vous avait fait, Bendy. Après mon départ, il ne m'adressait plus la parole et je n'avais aucune nouvelle du Studio. Je n'aurai jamais pu me douter qu'il serait assez fou pour vous donner vie.

Bendy s'arrête brusquement et penche la tête sur le côté. Il n'a pas l'habitude qu'on ne parte pas en courant en le voyant. Ou qu'on lui parle sans hurler.

Je suis heureux de pouvoir le faire. J'espère seulement qu'il est capable d'entendre.

- Je te jure que je ne l'aurais pas autorisé à vous faire du mal. Je ne vous aurais pas enfermés seuls ici pendant trente ans.

Je sens que l'hémorragie à repris de plus belle: le sang chaud dégouline le long de ma jambe. La tête me tourne de plus en plus et j'ai du mal à y voir clair.

- Je suis désolé.

Je l'entends se remettre à marcher dans l'encre. Mon cœur s'affole.

- Je sais que ce n'est pas assez, mais quelqu'un te l'aura dit au moins une fois.

Il approche et il me tuera dès qu'il sera assez près. C'est ce qu'il fait toujours.

- Je suis surtout désolé de t'avoir rejeté moi aussi.

J'essaye de dire tout ce que je dois aussi vite que possible, mais mes pensées se mélangent dans ma tête.

- Et maintenant, je vais mourir sans être parvenu à rien. Mais même en plus de quatre cent essais, je n'ai pas pu nous sauver. Je ne casse pas la boucle, je n'y arrive jamais. Tout recommence encore, encore, encore, encore... Je suis désolé. Désolé. Je... S'il te plaît, Bendy, tu dois... Tu es le seul qui n'as pas d'âme, tu n'es pas corrompu par les... Les horreurs ou les faiblesses humaines, alors peut-être que si tu te souviens... C'est toi... C'est toi qui pourras...

Ma voix s'étrangle, je n'ai plus de souffle, mon cœur se contracte douloureusement dans ma poitrine et j'oublie les mots qui étaient si importants il y a une seconde. Je me sens basculer en avant... Mais quelque chose coule sur moi et j'entends une respiration heurtée. Bendy, qui est parvenu jusqu'à moi, me repousse d'une main contre le mur et m'y retient. Sans grande douceur, mais sans violence non plus. Ce qui me reste de conscience se réjouit, car il n'essaye pas de me tuer. Peut-être qu'il m'as entendu... Alors que tout s'éteint lentement en moi, je veux faire une encore une chose pour lui.

J'écarte sa main et je me laisse tomber sur lui en ouvrant les bras. Je parviens à le serrer maladroitement, puis mes muscles ne me répondent plus et je glisse sur le côté. Je ne sens même pas l'encre qui entre à flots dans mon nez et dans ma bouche quand j'y tombe lourdement. Je ne sens pas le froid. Je ne sens plus rien.

..................................................................

Le néant.

Et puis...

L'odeur forte de l'encre. Le son d'un goutte-à-goutte. La rugosité du bois. La raideur de mon corps allongé sur le sol. Je frisonne et j'ouvre lentement les yeux. Je ne vois qu'un plafond étroit de bois baigné d'ombres, mais je n'ai pas la force de tourner la tête pour découvrir où je suis précisément. Mon esprit est lent, j'ai la bouche pâteuse et le corps glacé. Mais je ne suis pas mort, même si je suis toujours blessé. Je sens la douleur battre sourdement dans ma jambe comme un cœur. Je referme les yeux.

Je crois qu'au fond, j'espérai vraiment échapper au Studio. Ça n'était jamais arrivé, j'y croyais vraiment cette fois. Comme je n'avais pas pénétré dans le premier pentacle... Malgré moi, le désespoir me gagne et des larmes débordent de mes paupières crispées.

Mon dieu, combien de temps encore je vais rester ici? Qu'ai-je fait, qu'avons nous tous pu faire pour mériter d'être enfermé dans cet enfer? Je me rends compte que je murmure "Mon dieu, oh, mon dieu..." en boucle et je me tais brusquement.

De lourds sanglots soulèvent ma poitrine. Je suis épuisé. Je ne sais pas combien de temps je suis resté évanoui, mais c'était trop peu. Les souvenirs de toutes mes précédentes tentatives me déchirent. Tout se répète, mon dieu, pourquoi... Pourquoi rien ne change jamais ?

- As... Mal ?

Je tressaille de peur et rouvre les yeux. L'ampoule qui brille maintenant au-dessus de moi me blesse la rétine, mais un vieux reste d'instinct de survie me fait cligner des paupières frénétiquement pour chasser les larmes et repérer l'origine de cette voix inconnue.

Bendy est ramassé sur lui-même contre le mur à ma gauche, la tête tournée vers moi et je distingue surtout son grand sourire blanc dans l'obscurité qu'il produit autour de lui. Mais je n'ai même pas un geste pour me lever et le fuir. Je suis à la fois trop meurtri, mais aussi bien trop étonné pour ça.

- Tu peux parler ?

Il secoue la tête négativement. C'est la première fois que je le vois réagir à une interaction et j'en reste saisi. Il me désigne d'un long doigt noir.

- Pou... Vais. Pas. Av... vant.

Sa voix est très rauque, cassée et grave, comme quelque chose qui n'a jamais servi. Mais cela reste compréhensible. Et surtout... Il parle, bon sang !

- Avant quoi ? demandais-je, incrédule.

- Ton... Sang. Mé... Lan...gé. Avec. Mon... En... Cre. Me Ch... Chan. Ge. Peux... Peux pen... Ser. Pas que... Haine. Ou dou... Leur.

Ça n'est jamais arrivé.

Ça, ce moment précis. Depuis les longues années que j'erre ici, je n'ai jamais parlé avec Bendy. C'est nouveau. Nouveau ! Et si ça, ça change, si Bendy peut changer... Qu'est-ce qui pourrait être changé d'autres ?

L'espoir renaît presque douloureusement dans ma poitrine. Je m'assois, oubliant la fatigue et mon corps qui me lance, les yeux braqués sur lui.

- Je ne comprends pas. J'ai sûrement déjà saigné sur toi et ça ne t'as jamais rien fait.

- Pas... Pa. Reil. Beaucoup plus... Cette. Fois. Et mo... Mots. J'écoute. Je. Vvvv... Viens. Plus. Près. Encre. Cou...Le. Dans. Le sang... Et. Lueur. En. Moi. Qu... Quand... se mél...lent. Je.. Ver... Se mon. Encre. Dans le... Trou de... Ta...Jambe. Tu Respi...Re. De nou... Veau. Tu... Reviens. Sang... Et encre. Par...reils. Pour toi. Et. Moi.

Si je comprends bien - et je n'en suis pas vraiment sûr - quand Bendy s'est approché, attiré par le calme de ma voix, son encre et mon sang se sont mélangés et ont créé en lui un éclair de conscience. Il a ensuite remplacé le sang qui me manquait par l'encre qui le compose et m'a sauvé... Du diable si je sais pourquoi ça a marché. Et maintenant que nos deux "liquides" vitaux se sont combinés, il arrive à penser et à parler.

C'est... Complètement fou. Aberrant. Impossible. Mais techniquement, donner vie à des personnages de dessins animés devrait l'être aussi, alors...

Des tas de théories et de questions naissent dans mon esprit. Une me ronge plus que les autres.

- Mais pourquoi me ramener ?

- Je... Veux pas... Que. Que tu... Dissss... Pa. Raisse. Cetttttt...te fois. Pas... Si... Tu... n'as... N'as plus. Peur... De moi... Henry.

Il dit 《 HEn - rYy》 avec un plaisir manifeste.

- Tu ne me détestes pas pour... Pour tout ça ? Je pensais que tu me tuais par vengeance.

- Non... Pas moi... La...Voix. De. L'en... Cre. Tttrop... Forte. Mais... Mainte... Nant. Je. réfle... Chis. Je... Choi... Choisis.

Il lève ses mains ouvertes devant lui et baisse la tête comme s'il les examinait.

- Je... Suis... Mi... Ieux. Plus... Moi. Ça... Fait. Du. Bien.

Il relève la tête et j'ai l'impression de sentir le poids de son regard malgré l'encre qui lui mange la moitié du visage.

- Grâ... Grâce... À toi.

Je n'arrive qu'à lui sourire un peu de travers, la gorge nouée.

Je me rappelle combien j'aimais travailler sur ses dessins animés. Bendy a toujours été mon préféré. Quand je suis parti, Joey a gardé les droits sur son personnage-phare, bien sûr. J'étais tellement déterminé à ne plus me laisser dévorer par le travail que je me suis interdit de dessiner ce qui me plaisait vraiment. Je suis resté un bon faiseur, mais je ne créais plus rien. J'ai quand même continué à griffonner Bendy dans les coins de mes carnets ou sur les enveloppes vides. Il me manquait. Alors le retrouver dans cet état me... Je n'ai pas les mots. Trop grand, étiré et squelettique, mon petit diable est complètement défiguré. Son corps est composé d'encre, mais Bendy est plus instable que les autres. Plus " coulant". Et de toutes les créatures qu'il y a ici, il est celui qui a l'air le plus endommagé. Torturé, presque.

Maintenant que je n'ai plus peur qu'il me tue tout de suite, je peux imaginer ce qu'ont été toutes ces années pour lui. Je sais qu'il est la première tentative de Joey pour donner vie à un personnage de cartoon. Et je sais que comme il n'était pas parfait, il a été gardé loin des regards. Je me demande ce qu'ils lui ont fait après pour qu'il devienne un monstre. Et, en général, qu'est-ce qui a bien pu se passer pour que tout dégénère à ce point. Ce n'était qu'un Studio de cartoons, merde ! Comment-a-t-il pu se transformer en ce cauchemar sans issues ?

Bendy ne méritait pas ça. Rien ni personne ne devrait subir le calvaire dans lequel nous a tous plongé la folie mégalo de monsieur Joey Drew. Malgré la fatigue, la fureur me brûle le corps. Je serre les poings.

Non. Non, il ne vivra pas tranquillement alors qu'il nous a tous laissé pourrir ici.

Mais mon cœur s'est mis à battre trop vite, et je me sens si mal que je dois me rallonger doucement. J'ai la sensation que je vais perdre connaissance de nouveau. Je lutte pour rester conscient quelques instants de plus et pouvoir lui demander :

- On va rester ensemble maintenant. D'accord ?

Il ne tarde pas à répondre.

- Oui.

J'emporte sa réponse dans l'obscurité qui fond sur moi.

................................................................

Je me réveille dans le noir, la tête douloureuse et complètement désorienté. Je ne sais pas combien de temps je suis resté inconscient. Comme j'ai moins mal partout, j'essaye de me redresser presque tout de suite. Je n'aime pas être aussi vulnérable. Je dois lutter un peu, mais je parviens tant bien que mal à m'asseoir. Je cligne des yeux, en tirant sur ma cravate pour la desserrer. Et puis mon esprit s'éclaircit enfin et les souvenirs me reviennent. Spontanément, je souris en cherchant Bendy des yeux. J'ai hâte de lui parler encore et pouvoir le connaître davantage.

Mais je suis seul.

Pas la moindre trace de Bendy et quand je tends l'oreille, je ne perçois pas le moindre bruit aux alentours. Je ne veux pas abandonner l'espoir si vite. Je vais attendre, il va forcément être là rapidement. Le département de musique n'est pas si grand.

Mais il ne revient pas et le silence perdure. Plus le temps passe et plus ma conviction d'avoir réellement vécu ce moment avec lui s'effrite. Ce n'était peut-être qu'un rêve, un délire causé par l'encre ? C'est possible. Cela m'est déjà arrivé...

Au bout de presque deux heures à tressauter au moindre craquement de bois, je me fais une raison. Évidement, c'était trop extraordinaire. Trop... "Nouveau". J'ai été fou de croire que quoi que ce soit pouvait changer. Ce n'était qu'un rêve. Pourtant, j'ai bien la jambe de pantalon déchirée, avec en dessous une longue cicatrice noire et douloureuse au creux de la cuisse. J'ai été blessé et de l'encre est rentré dans la plaie, mais ce n'est pas le démon qui m'as sauvé, bien sûr. Elle y a tout simplement pénétré quand j'y été allongé, après ma chute. Voilà. Juste un rêve. Un rêve terminé.

Mes vêtements sont encore humides, à cause, de l'encre qui suinte des murs. Ma jambe me lance comme une plaie infectée, mais je pense être capable de marcher. Je ne suis pas en si mauvais état et il faudrait que je parte rapidement avant de me faire surprendre sans armes.

Mais je n'arrive pas à me lever, à sortir du petit bureau sombre où je suis caché pour reprendre le cours classique de l'histoire. Je ne peux tout simplement pas bouger.

Tout le courage et l'espoir que le changement de Bendy avait fait naître en moi m'ont abandonnés.

Assis, les bras noués autour des genoux, je n'arrive qu'à penser à la première chose que j'ai apprise ici : l'encre est un poison. Elle ronge le corps et détruit l'esprit lentement, en effaçant les souvenirs et la personnalité pour ne laisser que le pire. C'est le seul véritable monstre dans le Studio, on ne peut pas lutter contre elle, on ne peut pas s'en préserver et il n'y a aucun remède. Il est seulement possible, en évitant d'y toucher, de repousser le moment d'y succomber.

J'en ai plein les veines maintenant.

Je vais être corrompu plus rapidement que cela ne m'est jamais arrivé. Les visions seront très puissantes et très intenses. C'est sûrement pour ça que la rencontre avec Bendy avait l'air si réelle. L'encre me rongeait déjà.

Je vais finir en Perdu, devenant l'une de ses ombres noires aux yeux oranges qui ne peuvent plus que pleurer en tournant en rond. Et cela, éternellement, car ils ne peuvent pas mourir, alors les boucles temporelles ne se reproduiront plus.

Il n'y aura qu'un désespoir sans fin.

Je ne peux pas y échapper. La peur me submerge et me noie. J'ai les yeux ouvert, mais je ne vois plus le fatras qui m'entoure. Je ne pense plus à mon envie de vengeance, à l'énigme que représente Bendy ou même à ma famille que je ne reverrai jamais. Il n'y a que de l'obscurité qui pulse dans ma tête.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté immobile dans la pénombre quand j'entends tourner la poignée de la porte. Je n'ai même pas envie de me retourner malgré le danger, car soudain, le fait de repartir dans une nouvelle boucle me tente beaucoup. Je préfère mourir et tout recommencer que devenir un Perdu. Et de toute façon, rien n'avait vraiment changé, alors à quoi bon ?

Je ne bouge pas, alors que la lumière baisse encore et que les tentacules d'encre rampent autour de moi. C'est Bendy. Il est venu, finalement. Je sais qu'avec lui au moins, ma mort sera rapide. C'est bien. J'attends le choc et la douleur, le regard braqué sur le mur d'en face.

Mais rien ne vient.

Je... Je veux seulement que cela finisse. Pourquoi est-ce que même ce pauvre soulagement m'est refusé ? Les poings serrés, je me crispe douloureusement alors la rage remplace soudain l'apathie. Je me lève comme je peux, retombant presque quand je prends appui sur ma jambe blessée. Je ne pense qu'à me jeter sur lui pour le forcer à faire cesser tout ça. Quand je parviens à me mettre debout, j'ai déjà le poing levé, prêt à frapper...

Mais ce que je vois me fige sur place.

Le démon se tient devant moi, tordu, long et efflanqué, dégoulinant d'encre, comme d'habitude. Mais il a maintenant deux grands yeux en forme de pierres tombales là où il n'y avait que de l'encre. Son visage est devenu plus rond, plus lisse aussi. Il n'y a plus de coulures noires, et même son rictus s'est adouci. Et il a les bras pleins de boîtes de soupe au bacons.

Je n'ose pas y croire tout de suite.

- Bendy ?

Ma voix tremble.

- Sen... Ti. Peur. Pro... Blême ? Tu vas... Bien ?

Je ne comprends pas ce qu'il dit. Non parce qu'il est incompréhensible, mais parceque je suis incapable de penser autre chose que "Oh, mon dieu, merci. Je n'ai pas rêvé. Merci. Merci, merci..."

Je fais quelques pas en avant, la joie qui m'a envahi balaye tout le reste. Sans penser que je pourrai l'effrayer, je pose la main sur son épaule et la serre. Bendy sursaute. Mais quand je vais pour retirer ma main, inquiet, il fait "non" frénétiquement de la tête. Il hésite un peu, puis lève le bras et effleure timidement mon poignet de son gant.

- Je suis tellement heureux que tu sois ici, dis-je sincèrement en lui souriant.

Il se tend de tout son corps comme si je l'avais frappé. Je réalise qu'on ne lui a probablement jamais dit ça auparavant. J'entends ensuite vaguement le son de boîtes en métal lâchées sur le sol, avant qu'il ne me tires pour m'enlacer gauchement. Son encre coule sur mon front et imprègne ma chemise, c'est glacé, j'ai la tête coincée contre un torse maigre curieusement silencieux, mais passé le premier moment de surprise, je ne bouge pas. Au moment où il m'a touché, j'ai senti son besoin de chaleur.

Bendy est comme une terre craquelée par la soif qui n'a jamais goûté l'eau. Il est dévoré par ce manque, tellement en demande qu'un petit contact amical l'emplit d'une joie nouvelle. Alors je referme mes bras sur son corps osseux, la boule au ventre. J'ai envie de lui demander pardon pour ce qu'ils lui ont fait, de lui jurer que tout ira bien maintenant et qu'il ne souffrira plus. Je préfère me taire, parce que je ne sais pas si les choses iront bien. Il y a même de fortes chances que ce soit tout le contraire, il y a si peu de beauté et de lumière ici. Et je ne veux surtout pas mentir.

- Je... Je suis là, je lui souffle bêtement en voulant être réconfortant.

Il soupire profondément contre moi, visiblement à l'aise. Je dois dire que moi aussi, je me sens mieux.

Il a vraiment changé. Ce n'était pas une hallucination. C'est évident - je suis quand même en train de l'enlacer ! - mais le fait de me le répéter me fait tellement de bien.

Pourtant, ce n'est pas comme si une grande porte "sortie" venait de s'ouvrir devant moi... Mais c'est quelque chose. Alors même si je ne sais pas combien de temps il me reste avant d'être complétement corrompu, ni s'il ne va pas redevenir un monstre dans une minute et me tuer, ou si j'arriverai ne serait-ce qu'à trouver une véritable solution... Mais je veux utiliser chaque minute à ma disposition pour essayer de sortir de cet enfer. Je suis tellement heureux d'avoir de nouveau une raison d'avancer et un espoir de réussite, même minime.

Je frissonne en repensant fugitivement au désespoir auquel j'ai succombé si facilement. Ça me guette encore, je le sais.

Il va pourtant falloir que je sois fort encore un peu, aussi difficile que ce soit ici.

Mais ce serait bien d'éviter les secousses inutiles...

- Bendy, la prochaine fois que tu vas chercher du ravitaillement... Réveille-moi avant, d'accord ?

J'entends sa voix résonner jusque dans mon corps. Son ton, déterminé comme celui d'un petit gars qui prête serment à la vie à la mort, me fais sourire.

- Pro... mis!

Je lui tapote le dos deux-trois fois, puis je l'écarte gentiment.

- Super. Bon.

Je lève les yeux vers lui et cette fois, je sens un large sourire étirer mes joues. Ça fait si longtemps que ça ne m'est pas arrivé que je dois avoir l'air un peu fou.

- T'as de beaux yeux, tu sais ?

Il a l'air surpris. Et vaguement déconcerté. Mais je peux maintenant voir des émotions sur son visage !

- Com...ment?

Même sa voix est moins cassée. Je m'assois en face de lui et il m'imite lentement.

- Je ne sais pas. Je ne comprends pas grand chose à ce qui se passe ici.

Ce qui est le problème, j'imagine.

J'erre dans ses couloirs depuis si longtemps qu'ils me sont maintenant plus familiers que ma propre maison. Je connais chaque enregistrement et chaque mot inscrit sur les murs absolument par cœur. Je me souviens de toutes les paroles échangées et je pense avoir plus ou moins cernés chaque ... Personnage qui vit ici.

Le premier crétin venu le pourrait aussi, au bout de quatre cents fois.

Oui, mais finalement, tout ce que je fais ne sers absolument à rien. J'avance toujours tête baissée, en tuant tout ce qui m'attaque dans le noir et en étant la plupart du temps beaucoup trop terrifié pour penser à quoi que ce soit d'autre que survivre un jour de plus.

Je ne sais pas comment nous avons tous été piégés ici.

Je ne sais pas pourquoi le temps revient en arrière à chaque fois que je tue Bendy.

Je ne sais pas comment fonctionne la machine à encre.

Et mon dieu, je ne sais pas ce qu'a vraiment fait Joey à toutes ses personnes, ni par quelle... Sorcellerie, il y est parvenu.

Je ne sais pas du tout ce qui s'est vraiment passé au Studio. Alors comment je peux espérer en sortir ?

Bendy me regarde. Il représente maintenant tout l'espoir et le courage qui me reste. Il est aussi le point de départ de toute cette folie.

- Dis-moi tout ce que tu sais, s'il te plaît.



Laisser un commentaire ?